Albin Michel (p. 205-218).


XVII

BAHREIN !




C’est là. Cette fois nous y sommes. Elle est devant nous. Plus qu’une heure. Voici Bahrein.

Nous avons eu du mal depuis Doubai !

L’intraitable Allemand nous avait arrêtés à Bushire, comme il l’avait promis ; mais en pleine mer, à quinze kilomètres de la côte, et cela ne se fait pas !

C’est un voilier persan qui nous recueillit.

Sans la Perse, où serais-je à cette heure ? Sur un banc, dans le fond du golfe, avec les huîtres ?

Il est vrai que l’on n’est jamais mieux que chez soi !

Tout ne fut pas fini à Bushire. Les mauvais jours sont longs. Nous bourlinguâmes encore un sacré moment. Sur un côtier persan nous gagnâmes Linga, Linga, en face de Doubai ! Nous retombions presque sur la côte des Pirates ! C’était à s’enrouler dans la voile et à se pendre au sommet du grand mât. Savez-vous que je crois bien avoir rencontré le bateau-fantôme ?

Le bateau-fantôme voyage dans le golfe Persique, jamais ailleurs, tout le monde le sait. Il navigue à rebours du vent, par les nuits de brume et d’effroi, voile noire déchirée, ses marins morts, sa cloche sonnant le glas, filant à toute vitesse. Il va du golfe d’Oman a Bassorah. On ne le voit jamais redescendre, mais toujours remonter. Les pêcheurs pourraient vous raconter de longues histoires sur son compte. Il est bien connu dans ces parages. La pêche est mauvaise où il est passé. On ne ramène que des perles noires, le lendemain. Et c’est alors qu’il faut craindre le requin.

La nuit était comme elle doit être quand le bateau-fantôme fendit la mer devant nous. Les Arabes du bord eurent à peine le temps de le montrer du doigt. Je n’ai pas bien entendu la cloche. C’était tout de même rudement impressionnant !

Le cargo anglo-indien pris au vol à Linga, jeta enfin l’ancre devant Bahrein.

Si les Anglais ne nous laissent pas débarquer, je me suicide sous leurs yeux !

Le décor change d’aspect. La mer écume sous des sambouks à moteur. Nous avons quitté les pays de misère. Nous abordons à l’île de la Fortune. Ya-Mal !


Femmes de Zeïla en Somalie anglaise.


« Voici Bahrein. »

Montent des Persans, montent des Indiens, montent des Arabes, monte un Anglais. C’est le docteur. Il porte une boîte à la main. Qu’il prenne mes deux bras, mes deux jambes et me revaccine s’il le veut, mais, au nom de mes malheurs passés, que le gentleman me laisse descendre, par pitié ! D’ailleurs j’ai le visa. Qui veut le voir ? Vous ? Non ! cela n’intéresse pas le docteur. Vous, monsieur l’Arabe ? Lui non plus. Vous, peut-être, qui vous asseyez à cette table et sortez des tampons ? Lui-même. Alors, regardez, c’est écrit sur mon passeport : « Délivré à la légation britannique de Djeddah ; bon pour la TransJordanie, l’Inde, l’Irak, Bahrein. » Bahrein est ajouté par faveur, je le sais. Les Anglais de Djeddah n’avaient pas le droit de m’envoyer à Bahrein. Enfin, c’est signé et le sceau de l’Empire couvre la gentillesse. Vous me laissez descendre ? Ah ! merci ! Salut au cheikh ! Salut à l’Intelligence Service ! Salut à l’Empire britannique !

Vite un sambouk à moteur. Le plus rapide. Hep ! passez les bagages, ne ménagez pas votre peine. J’ai du flouss ! Qui veut tâter mes sacs d’or ? Écrasez les autres humains. Tant pis ! Je suis pressé.

Le moteur ronfle. Nous voilà partis. Mais, mais il y a des arbres à Bahrein ? En existe-t-il donc encore sur la terre ? Je sais bien que ce ne sont que des dattiers, mais en arrivant d’Arabie, un dattier semble un chêne ! C’est magnifique. Si l’eau potable n’est pas salée, je m’installe ici. La mer est turquoise, transparente. En regardant mieux, je suis sûr qu’au fond je verrais bâiller les huîtres. Il ne me resterait qu’à enfoncer le bras pour chiper leur perle. Je ferai cela plus tard. Chaque chose en son temps. Embrasse-moi, vieux Cherif, nous touchons au but. Voilà l’escalier, il a six marches. Je bondis sur la troisième. J’enjambe le reste. Pas de doute. C’est Bahrein ! Ouf !

Qu’importe que Vasco de Gama, Albuquerque soient passés ici avant moi ? Ève et Adam y étaient bien avant eux ! On me l’a dit. Il est vrai qu’en Mésopotamie, sur le Tigre, à Gourma, on m’a montré un tronc de figuier qui serait le pommier du bien et du mal. Cela prouverait que le paradis terrestre était immense et que les arbres, à cette époque, ne produisaient pas toujours ce qu’ils promettaient. Pas autre chose. Et puis tout cela est en dehors de mes compétences. Si je suis dans le berceau du genre humain, tant mieux ! Allons à la douane c’est d’avantage mon affaire.

Il existe certainement une école internationale de douaniers dans un lieu secret du monde. On ne dit pas où elle est parce que les voyageurs iraient y mettre le feu. Voici ces messieurs de Bahrein. Mi-Arabe mi-Persans, ils ne sont cependant pas des moitiés de douanier.

Ils veulent voir le fond de tout, même des poches. Je suis de bonne humeur. Qu’ils regardent le fond de ma gorge s’ils le veulent. Et j’ouvris la bouche.

— Avez-vous des goumach ? (des étoffes).

Ils fouillaient dans les plus petits coins, cherchant des étoffes jusque dans mon flacon de quinine ! Étaient-ils fous ? Et toujours revenait ce mot de goumach. Ils me firent retourner la petite poche intérieure de ma veste. C’était hilarant. Où tenaient à peine trois cure-dents, voilà que je cachais des coupons d’étoffe ! On rigolait pour notre argent.

Goumach veut bien dire étoffe, mais étoffe, ici, est prononcé pour perle, les perles comme vous le savez, étant toujours dans un calicot rouge. Les douaniers métis nous prenaient pour des introducteurs de perles japonaises, abominables courtiers, qui chambardent le marché du golfe.

— Des courtiers ? Nous ? On est des types qui écrivent dans les journaux… Vous pensez bien, messieurs, que nous ne pouvons pas nous offrir des perles, même japonaises !

— D’où venez-vous ?

— De Paris.

— Paris ? Ah ! oui, en Angleterre ?

C’était la première fois, ô Paris ! que l’on faisait devant moi pareil affront à ta renommée !

Bahrein, d’abord, n’est pas une île, mais deux îles. Elle en compte encore six autres, toutes petites, celles-là on ne les voit pas. Entre les deux îles, les gens traversent, de l’eau jusqu’à la ceinture. On dirait des sirènes. Des mulets traversent aussi. Et l’on dirait… des mulets. Tout à fait mer du Sud. Les femmes sont de deux confréries : la confrérie du voile-cagoule, avec deux fenêtres en face des yeux, et la confrérie du masque nasal, une espèce d’aile noire battant sur le nez et tenue par deux liens noués derrière la tête. Elles doivent s’arranger ainsi par amour conjugal. Les pêcheurs de perles ont le nez déformé par la pince. Ces femmes sont leurs épouses. Elles ne veulent pas être en reste avec eux !

Un vieil Arabe chante derrière un diorama à une place. L’un après l’autre, des enfants regardent par les lunettes. Faisons l’enfant. Ce sont des vues de bateaux à voiles, de plongeurs, Il faut bien aider les vocations ! Toute la ville sent très mauvais. Elle pue le corail. Des troupeaux de chèvres. Un Persan avec sa belle casquette en carton ! Un aveugle. Les enfants parlent de perles.

Les hommes parlent de perles. Dans ce café champêtre, à la mode turque, on parle de perles. On en parle dans le bazar. Ce mendiant nous offre des coquilles avec kystes. Encore un aveugle ! Des essaims de mouches vont et viennent. L’essaim, parfois, éclate : alors, il faut courir. Une belle fille noire, une esclave sans doute. Des vaches qui mangent. Que mangent-elles ? Oui, vraiment ? Elles mangent du poisson et des dattes ! Bahrein !

Si nous pensions maintenant aux choses sérieuses. Où coucher ? Pas d’hôtel, bien entendu. Il va falloir de nouveau se faire nourrir par quelque magnifique Arabe. Cette fois, personne ne nous attend. Aucune lettre d’introduction. Des noms seulement, des noms sans adresse. Nous mettons la main sur l’épaule d’un futur plongeur : « Tu connais la famille Nacri ? Bien ! Conduis-nous. » C’est loin. Nous suivons. Ce n’est pas pauvre, Bahrein, mais que d’aveugles ! Une cour. Nous sommes chez les Nacri. Cherif Ibrahim s’explique. Avant, il salue, cela va de soi, mais il s’explique tout de suite après. Il a l’air pressé d’avoir un toit sur la tête. Cela ne va pas. Ces Nacri ne sont pas les bons. Ils ne connaissent aucun des noms que leur cite mon compagnon. Il est préférable de s’en aller. D’ailleurs, la baraque a des relents de poissons et je commence à mieux aimer une autre odeur. En route vers de nouveaux Nacri. Quelle soif ! Des liquides multicolores sont à vendre, au bazar. On débouche une bouteille. Épouvantable ! On demande de l’eau : salée ! Il ne nous reste plus qu’à sucer nos vêtements, ils sont suffisamment humides pour nous désaltérer.

Le second Nacri n’était pas encore le bon. S’ils s’appellent tous Nacri, à Bahrein, nous ne sommes pas encore couchés !

Écoutez, Cherif, votre Nacri est certainement une perle, mais il faut ouvrir trop d’huîtres avant de le trouver. J’y renonce. Puisque vous avez du courage, ayez-en pour deux. Je m’assois ici. Repérez bien l’endroit, je ne bouge plus.

Le compagnon alla seul.

Le soleil couchant déposait un manteau de vingt kilos sur les épaules des pauvres hommes. Autour de moi, les murs des maisons suintaient. Les cigarettes étaient molles. Des aveugles passaient toujours. Ce serait bientôt l’heure du soir, l’heure où, voulant donner à leur perle un teint d’ambre et de lait, les huîtres s’ouvrent pour boire aux eaux douces du golfe.

Chérif Ibrahim revint. Il avait trouvé un papier par terre.

— Du courage ! Nous ne sommes pas les seuls Français à Bahrein. Regardez ce que je viens de ramasser.

C’était un poème. Le voici :

 
       L’île de Bahrein est bien loin,
Elle n’est pas au milieu de la Seine,
Elle est tout au bout d’une longue peine,
       Dans un mauvais coin.

 
       Passe la mer Rouge, après file,
File, voyageur, file où tu voudras,
File vers le Cap ou vers Sumatra,
       Mais jamais vers l’île.

 
      Retiens bien ce que je te dis :
L’île est sur la gauche, alors prends à droite.
Le chemin est dur, la porte est étroite,
      Le climat maudit.

 
      Femme, ici, la vie est cruelle.
Mais la perle est douce autour de ton cou.
Pêcheurs de Bahrein, pêchez-en beaucoup.
      N’est-ce pas, ma belle ?