Albin Michel (p. 229-241).


XIX

PAUVRES PÊCHEURS




Pauvres pêcheurs !

Dupes d’abord, infirmes ensuite, tel est leur lot.

Quant à Ya-Mal… à la Fortune, eux la chantent, d’autres l’encaissent.

Leur vie est celle des esclaves.

Un plongeur ne reçoit jamais, au cours d’une année, à titre de gain, une somme lui permettant d’éteindre sa dette.

Le mauvais plongeur a une petite dette, le plongeur moyen une dette moyenne, le bon plongeur une grosse dette.

Aucun compte régulier n’étant tenu, aucun plongeur ne sait exactement ce qu’il doit.

Non seulement la dette ne s’éteint pas, mais les intérêts s’accumulant, la dette grossit.

Ainsi, pour eux, tourne la roue de la vie.

Des hommes qui, pour la seule année 1929, ont remonté trois cent quatre-vingts millions de francs du fond du golfe en sont là.

Vous allez comprendre.

Les plongeurs ne touchent pas de salaire. Ils sont supposés participer aux bénéfices.

Le système s’appelle salafiat

Voici son fonctionnement.

Le nakuda (patron de bateau) reçoit des fonds d’un négociant. Le négociant prête à intérêts : 20 pour cent pour la morte-saison (sept mois d’hiver) ; 10 pour cent pour les cinq mois de plongée. Le nakuda équipe le bateau, achète les provisions, fait les avances aux plongeurs.

Le prêt à intérêt étant interdit par le Coran, le prêteur, au lieu de sacs de roupies, donne des sacs de riz. Le nakuda négocie le riz. L'argent, paraît-il, est ainsi purifié. Dieu n’aura jamais raison avec Mercure.

Le nakuda ne perd pas au marché. Il applique aux plongeurs le taux d’intérêt que le négociant exige de lui. Et il l’ajoute au débit de leur compte.

La pêche est terminée. La vente des perles a lieu. Supposons qu’un boom de cinquante pêcheurs rapporte 500.000 francs de perles. Sur ces 500.000 francs, le nakuda retire ses dépenses : amortissement du bateau, frais de nourriture, etc. : 50.000 francs. Le bénéfice : 450.000 francs. Sur ces 450.000 francs, le nakuda prend un dixième, soit 45.000 francs. Les hommes du bateau un cinquième, soit 90.000 francs. Le reste va aux affréteurs Les voilà donc cinquante à se partager 90.000 francs. Le Jeudi (patron en second) a trois parts, soit 5.400 francs. Au total 84.600 francs vont aux plongeurs, aux hisseurs, aux radifs (apprentis). Les plongeurs touchent plus que les hisseurs, les hisseurs plus que les radifs. 2.500, 3.000 francs au plus pour les plongeurs.

Encore s’ils les encaissaient ! Ils doivent 3, 4, 5.000 francs au nakuda. Leur dette diminuera d’autant.

La saison de pêche va de la moitié de mai à la moitié d’octobre.

Elle se divise en cinq périodes :

Amieneh : sortie quotidienne des pêcheurs, sans plongée, de l'eau à mi-corps ; petite affaire ;

Rhanchiyah : équipage volontaire. Les booms vont au petit bonheur ; bénéfices partagés entre participants ;

Rôss (grande, saison) : juin, juillet, août. Tous sur les bancs suivant le système salariat et le règlement du pays ;

Radda, comme rhanchiyah ;

R’deidah : fiche de consolation, dix journées de pêche libre en fin de saison, dernier coup de dés en faveur des joueurs malheureux.

Pour le rôss, le cheikh de Bahrein lance un appel : manchour, fixant date d’ouverture et date de fermeture, ordonnant à tous les plongeurs de se présenter à leur nakudas. C’est la mobilisation.

À la fin de la saison les esclaves rentrent à leur gourbi.

On leur prêtera du riz à 10 pour cent d’intérêt, pour subsister jusqu’à la pêche prochaine.

Mais 380 millions courront par le monde !

Les plongeurs ont à lutter :

Contre la scie : abou seyaf. C’est un poisson menuisier qui porte au bout du museau une double scie de quinze à vingt dents. Blessures béantes, Trois bras coupés en 1930.

Contre la raie : lor-ma. La lor-ma a le dos hérissé d’une épine venimeuse. Les plongeurs mettent parfois le pied dessus, ou la main. Le membre piqué enfle sans mesure. Il faut l’amputer. Cette année, le plongeur Fakro a refusé l’opération. Il voulait conserver sa main, la droite, celle qui décolle les huîtres. Il est mort.

Contre les poissons électriques, les mêmes que ceux de la mer Rouge, le dol et le loethi Leur décharge, au contact de la chair, produit une brûlure profonde.

Contre le requin : your-your. Sur les bancs où les requins sont signalés, les hommes plongent revêtus d’une longue chemise noire : la descente aux enfers.

La profondeur moyenne des plongées est de huit mètres. Selon les circonstances, les nécessités et la valeur animale du sujet, certaines plongées atteignent jusqu’à vingt-cinq et trente mètres. J’ai vu des hommes… Mais ce sera pour tout à l’heure. Le temps de la plongée tourne autour d’une minute et demie. Quelques-unes durent deux minutes et demie.

Aucun engin mécanique.

Les Persans, voilà quelques années, ont tenté d’utiliser des scaphandres. L’esprit des quinze mille pêcheurs de Bahrein n’a fait qu’un tour. Le spectre de la ruine leur est apparu. Ils se sont levés au nom de leur femme, de leurs enfants et de la tradition.

En voulant les sauver de la mort, on leur prenait la vie. Pas de pitié, mais du riz ! Le cheikh interdit les scaphandres.

Le métier de plongeur détruit l’homme. Les mieux faits ne vivent pas longtemps.

Entassés sur des booms toujours trop petits, ils dorment côte à côte pendant trois mois, ne tenant pas plus de place qu’un mort. Ils mangent des dattes, du vermicelle, du poisson.

Ils ont la teigne.

Tous souffrent de maux d’oreilles. La perforation du tympan est générale, presque générale. D’ailleurs, ils attendent l’accident avec impatience. Tant que les plongeurs ne sont pas sourds, on ne les considère pas comme étant de classe.

Sous la pression de l’eau, les vaisseaux de leurs poumons se rompent. Beaucoup remontent, du sang leur sortant par le nez, par les oreilles. La bronchite aiguë est leur lot commun.

Les troubles cardiaques sont nombreux.

Les aveugles… vous savez déjà ! Il est vrai que la cécité, on peut bien le rappeler, n’est pas un empêchement au métier de plongeur.

Leur santé, leur avenir, leur malheur n’intéressent personne. Les nakudas sont indifférents à l’hécatombe. Pendant le rôss, les hommes qui saignent n’ont pas droit au repos. La mer est un peu rouge autour du boom, c’est tout.

J’ai couru Bahrein, sur ses deux îles. Je ne cherchais pas les jeunes, ceux qui tiennent encore — ils étaient en mer, sur les bancs — mais les vieux seulement, ceux de vingt-huit, vingt-neuf ans. J’en ai trouvé dans les souks, assis parmi les mouches, et toussant.


La galère aux perles
Ils changent de bancs : Ya mal ! Ya mal !

— Bonjour, ami, prends cette petite roupie. Ses yeux s’éclairaient.

— Alors, tu n’as pas une perle à me vendre, une toute petite ?

Il n’en avait pas.

— Quel âge as-tu ?

Il avait trente ans.

— Et tu as plongé longtemps ?

— Treize ans.

— Et maintenant, tu ne peux plus ?

Il montrait sa poitrine qui lui faisait mal. Il nous expliqua qu’il était tombé malade un peu tôt. Son fils, trop jeune, ne plongeait pas. Alors, il mendiait. Son père avait vécu beaucoup plus longtemps que lui : jusqu’à quarante ans.

— Mais tu n’es pas mort encore, lui dîmes-nous !

— C’est vrai ! fit-il bien étonné.

À cent mètres de celui-là, un autre, le dos à une boutique de tabac.

— Le bonheur, ce matin ! lui dîmes-nous.

Il renvoya Sobah al rheir : le bonheur ce matin.

— Alors, tu ne pêches plus ?

— Dieu l’a décidé.

— Tu es vieux.

— Je suis bien vieux.

— Quel âge as-tu ?

— Trente-six ans.

— Que fais-tu ?

Il était porteur d’eau.

Il avait mal au-dessus du cœur ; même quand il travaillait de la main droite, il souffrait du côté gauche. Il se palpait entre le cœur et l’épaule et disait que sa chair était gâtée entre ces deux endroits. Il leva son bras gauche et nous vîmes sur sa figure combien ce mouvement agissait sur sa meurtrissure.

— Et tu as plongé longtemps ?

— Seize ans.

Ses yeux brillèrent.

— J’ai même, un jour, tiré le canon !

Pendant le rôss, les booms ont un petit canon à bord. Peut-être est-ce pour cela qu’on les appelle booms ? Trouve-t-on une belle lou-lou, une vraie de vraie, dans les vingt mille roupies (cent quatre-vingt mille francs), l’équipage fait parler la poudre. Tout le Chati se réjouit (la mer profonde porte seule le nom de golfe Persique, les bancs se nomment Chati). Et tous les plongeurs replongent à perdre haleine.

— Et comment était la perle ?

Le souvenir de ce beau jour le ranima.

— Blanche comme le lait caillé et ronde comme la bouche du petit canon. Nous l’avons bien aimée !

— Alors, tu as connu la Fortune ?

Il répondit :

— Je l’ai vue !

— Prends cette roupie, ami.

Il serra la pièce dans sa main.

— Dieu est grand, Dieu est bon, Dieu est généreux, fit-il.

— Et toi ? dîmes-nous à un troisième.

Les blessés de la perle ne manquent pas. On vous en montre à chaque instant. On n’a qu’à s’arrêter.

L’homme était sourd. Les deux précédents l’étaient aussi, mais comme c’est la règle, on ne pense pas à le signaler chaque fois. Celui-ci toussait. Il vendait des joujoux en carton dont il était l’inventeur, des petits chameaux, des petits lièvres, des petits éléphants, des petits mulets, des petits bateaux : un anna ! Onze sous.

— Et toi ? comment vas-tu ?

— Grâce à Dieu, j’irai mieux pour le prochain rôss et je retournerai au Chati.

— Mais tu es vieux ! (trente-trois ans).

— Mon frère est plus âgé ; grâce à Dieu, il y est encore.

— Pourquoi n’y es-tu pas cette année ?

— J’ai trop toussé de sang.

— Donne-nous tes jouets, on te les achète.

— Tous ?

— Tous !

Il était assis, il se mit sur les genoux et nous baisa les mains.

Des aveugles passaient, les uns tâtonnant du bâton, les autres guidés par des enfants. Ces enfants iront tous au Chati un jour, et dans vingt-cinq ans, eux aussi peut-être !…

Deux boutiques du souk vendent des phonographes. Ces phonographes hurlent quatre chansons, toute la journée, des chansons de pêcheurs de perles. Un des leurs, Abdallah Fadhali, vingt-cinq ans, aveugle, les a chantées pour les disques : Barira, le lever de l’ancre ; Ratfa, quand on hisse la voile ; Chati, la nuit sur les bancs ; Y a-Mal, Ô Fortune !

Les passants s’arrêtaient et accompagnaient l’aiguille. Ces chants, tous orientaux, atteignent à des tons où la voix tourne au cri. Vous joueriez ces airs, une nuit, dans votre appartement que les voisins trembleraient dans leur lit, croyant à un assassinat. Alors un couple s’avança, se mêla au groupe et, avec les autres, chanta Y a-Mal !

C’était un aveugle et un enfant.

Une pensée pour eux tous, mesdames, en accrochant votre collier.