attribué à
Mâcon, Protat frères, imprimeurs (p. 81-87).

VI

CONCLUSION


Si les hommes qui font le métier que j’ai essayé de dépeindre sont dignes de secours, j’espère que mon récit l’aura suffisamment prouvé. J’ai cependant peur d’avoir trop présenté comme des brutes mes anciens compagnons, alors que mon but était d’appeler sur eux la sympathie des gens heureux et fortunés. Que voulez-vous ? ceci est une histoire qui n’a rien de composé et tout mon effort a porté sur l’éclaircissement de mes souvenirs. J’aurais d’ailleurs cru trahir ma cause en substituant l’avocat au simple narrateur et je suis convaincu que tout bien qu’on obtient, même pour autrui, au prix d’une altération de la vérité, est en définitive un mal. Et puis, je vous l’ai dit à plusieurs reprises, la campagne fut exceptionnelle ; si j’avais à vous raconter celle que je fis l’année suivante, je vous présenterais, dans un cadre tout à fait semblable, des hommes encore capables de rudesse et de dureté de cœur, mais capables aussi d’humanité et de pitié ; et je vous assure que cette pitié et cette humanité avaient du prix. Pourquoi ne vous ai-je guère parlé de ceux-ci ? Tout simplement parce qu’il m’a paru naturel de décrire mes impressions les plus vives, celles du début, celles qui marquent le plus dans la mémoire. J’aurais pu les fondre avec les autres, me direz-vous ? mais, outre que je n’en suis pas capable, il m’a semblé que vous n’échapperiez pas plus que moi à l’attraction sympathique que ces brutes franches et droites exercent sur moi, depuis que je connais la brutalité polie. Si vous ajoutez encore que cette extrême brutalité, elle est le fruit de l’extrême misère, vous penserez qu’avant de condamner, il est bon que chacun se demande ce qu’il serait capable de faire en situation pareille.

Je ne veux pas insister sur l’importance commerciale très grande de la pêche de la morue. La morue salée est un mets de riches et de pauvres, et c’est par huit ou dix millions de francs que se chiffre chaque année le produit de la seule pêche française. Mais demandez aux chirurgiens de la marine de l’État ou aux officiers de l’inscription maritime ce qu’il faut penser de cette école, de cette pépinière de marins ? Ils vous répondraient tous que sa disparition serait un coup funeste pour nos flottes militaires.

Passons sur ces raisons utilitaires ; glissons encore, quoiqu’il en coûte, sur le caractère éminemment français de ces pêcheries du Grand Banc et de tous les Bancs qui avoisinent les maigres rochers de Saint-Pierre de Miquelon[1]. Car c’est là, sur ces âpres îlots, vénérables reliques de notre ancienne domination dans ces parages, que j’ai vu flotter en maître notre pavillon, que je l’ai vu couvrir véritablement un esprit français, même chez ceux qui, comme les Canadiens, Acadiens, Labradoriens, ne sont plus Français de par la politique ou l’histoire. Ailleurs, dans d’autres ports de l’Atlantique ou du Pacifique, j’ai souffert de la rareté de ce même pavillon et surtout de son peu de signification réelle. C’est à Saint-Pierre que j’ai dû de comprendre l’amour qu’on peut éprouver pour la patrie dans ses prolongements coloniaux, à Saint-Pierre que j’avais maudit dans mon égoïsme de malheureux.

Ce qu’il importe plus particulièrement d’apercevoir et de sentir, c’est quelle école d’hommes et quel puissant laminoir de caractères est un pareil milieu. Pères et mères de famille qui êtes assez forts pour préférer au besoin la mort de vos fils à leur conservation pour le mal, envoyez-les là, afin qu’en même temps qu’ils y apprendront le prix du pain, ils y soient témoins d’un héroïsme qui s’ignore d’autant mieux qu’il est la loi de tous les jours. Un pays qui aurait beaucoup de sources de vitalité comme celle-là ne serait pas près de périr. Pour moi, tout en reconnaissant que mon caractère et mon imagination m’auraient toujours conduit à me plonger en des épreuves douloureuses, — car je n’étais pas fait pour croire que le feu brûle avant de m’y être brûlé, — je ne puis me demander sans frémir ce que je serais devenu si je n’étais passé par cette rude école. Car celle-là est à peu près la seule, à ma connaissance, qui vous assure le bénéfice de la douleur sans vous offrir les possibilités de compensations malsaines qui entourent presque toutes les autres.

Il y a l’alcool, pourrait-on objecter. — Oui, mais quoique j’aie dit sur ce point, il ne faut pas s’exagérer le danger. Qu’est-ce qu’un litre de cidre, un demi-litre de vin et un quart d’eau-de-vie répartis sur un dur travail de quinze à vingt heures, au beau milieu de l’Océan ? L’homme qui se livre à un travail sédentaire et qui, sous une forme ou sous une autre absorbe chaque jour cinq ou six centilitres d’alcool, s’alcoolise beaucoup plus sûrement qu’aucun de nos matelots pêcheurs. Pour eux, les verres d’absinthe, de vermouth ou de bitter est chose inconnue. Si quelques capitaines et quelques cambusiers deviennent alcooliques, cela n’arrive jamais aux matelots, du moins dans les navires qui pêchent au large. Et quant aux quantités de liquide, vraiment excessives, que l’on peut boire dans les journées de pêche miraculeuse, il faut les regarder comme sortant de l’ordinaire, comme une sorte d’équivalent de l’eau-de-vie versée aux soldats qui montent à l’assaut. Le moyen de s’en dispenser ?

Cela veut-il dire que tout soit pour le mieux et qu’on ne doive rien tenter pour améliorer le sort des pêcheurs de Terre-Neuve ? Mon récit a fait ressortir ce qu’il y a tout de même d’excessif dans l’épreuve imposée là. Le moyen de les pénétrer d’humanité, ces hommes, et de leur inculquer le respect de la vie, c’est de leur montrer qu’on attache du prix à la leur. Je ressens leur étonnement lorsqu’ils verront ce « navire sauveur » parcourir le Banc sans autre objet que de s’enquérir de leurs besoins matériels et moraux, en même temps que d’y porter secours. Ces gens endurcis par les circonstances, et non réellement durs, douteront d’abord que l’on puisse s’intéresser à eux sans autres mobiles : ils n’y sont pas habitués. À nous de leur prouver que cela se peut.

Que faut-il donc faire ? Quelque chose de très simple. Envoyer soit directement, soit par notre Union[2], son obole à la Société des Œuvres de mer pour lui faciliter l’organisation des secours qu’elle a projetés. Point n’est besoin d’avoir été pêcheur à Terre-Neuve, ni même simplement marin, pour comprendre que la besogne ne manquera pas à un navire qui aura pour mission de parcourir les lieux de pêche et de secourir les quatre ou cinq mille hommes qui vivent là, isolés, pendant six ou sept mois[3]. Car aujourd’hui — lourde aggravation du métier ! — on ne va plus, ou ne va guère à Saint-Pierre pour se ravitailler et prendre de la boitte, comme de mon temps. Depuis les contestations qui se sont élevées entre les Français et les Anglais de Terre-Neuve au sujet des droits de pêche, ceux-ci ont refusé de vendre à ceux-là les caplans et les harengs qu’ils pêchaient sur leurs côtes. Il est devenu par suite inutile d’aller à Saint-Pierre ; on boitte avec des amorces pêchées sur le Banc ; et c’est ainsi qu’il arrive que des navires partis de Dieppe, de Fécamp, de Saint-Valéry, de Granville, de Saint-Malo et d’autres ports au mois de mars, reviennent à la fin de septembre ou en octobre sans avoir, pendant ces longs mois, rafraîchi leurs vivres ni vu aucune terre[4].

Le rôle du médecin est donc bien indiqué, sur un navire qui, bien gréé pour la marche, aura certainement chaque jour l’occasion d’interroger plusieurs navires à l’ancre, de visiter leurs malades et quelquefois de les décharger de leurs mourants. Je ne veux pas insister sur des moyens qu’il me serait difficile de faire entendre à ceux qui ne connaîtront toutes ces choses que par mon récit : qu’il me suffise de dire au nom de mon expérience que l’entreprise n’est pas seulement louable, mais qu’elle est très pratique. Le martyrologe serait long de ceux qui sont morts dans cette dure profession, faute des soins les plus élémentaires.

Pour être délicat, le rôle d’un aumônier ne paraît pas moins essentiel. D’abord les marins bretons qui là, comme dans toute la marine française, sont le nombre et qui sont gens de foi simple, écouteront sans difficulté ses exhortations. Il n’en sera peut-être pas tout à fait de même avec les marins des autres pays ; mais chacun sait que l’homme qui a le don de faire entendre des paroles élevées dans des milieux de douleur peut rester sûr d’être toujours compris. Ce qui importe après tout, c’est moins de conserver une misérable vie que d’en rester maître jusque dans la souffrance, et de mourir avec un esprit qui domine la mort.


FIN
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  1. À côté du Grand Banc et plus rapprochés de Saint-Pierre, on distingue encore le Banquereau, le Banc-à-Vert et le Banc de Saint-Pierre où pêchent plus particulièrement les goélettes, qui arment et désarment généralement à Saint-Pierre. Les navires de deux à quatre cents tonneaux qui arment en France vont surtout sur le Grand Banc.
  2. L’Union pour l’Action morale, v. p. 88.
  3. Ce chiffre, approximatif, comprendrait non seulement les pêcheurs du Grand Banc, mais aussi ceux du Banquereau, du Banc-à-Vert et du Banc de Saint-Pierre. Ce sont évidemment ceux du Grand Banc, les plus éloignés de terre, qui ont le plus souvent besoin de secours.
  4. Autre modification : au lieu de chaloupes, on n’emploie plus que des « doris », embarcations très légères dans lesquelles on va deux par deux, au lieu de sept ou huit, comme dans les chaloupes. Mais le métier n’en est ni moins pénible ni moins dangereux.