attribué à
Mâcon, Protat frères, imprimeurs (p. 21-28).

II

SAINT-PIERRE-DE-TERRE-NEUVE


Dès le point du jour nous fûmes accostés par un bateau pilote et je vis monter à notre bord un homme qui m’impressionna vivement. Vous décrire cette impression est assez difficile ; elle fut toute morale. Cet homme avait un costume comme il en faut un pour battre la mer de nuit et de jour, par tous les temps, sous ce rude climat : casquette de peau de mouton, rabattue sur le cou et sur les oreilles, caban épais à fourrures grossières et solides qui, relevées, vont rejoindre celles de la casquette et vous donnent tout de suite, surtout avec les grosses mitaines, je ne sais quel aspect d’ours polaire ou d’Esquimau. Je ne voyais qu’une très petite partie de son visage ; ce ne fut pas par là qu’il me frappa d’abord, ce fut par l’absence vaguement sentie plutôt que clairement aperçue de toutes les inutilités de la parole et du geste. Je me sentais attiré vers lui sans savoir pourquoi. Le temps devint clair environ une demi-heure après sa montée à bord ; il releva les oreillons et le derrière de son bonnet, et sa figure halée par les âpres souffles de la mer, que je vis mieux, confirma mon pressentiment en me révélant comme une âme qui aurait façonné ce corps.


Nous avons tous rencontré de ces hommes dont la physionomie, le geste et toute l’attitude révèlent une âme et une âme qui sait ce qu’elle veut. Pour ma part j’en ai beaucoup plus rencontré dans ce qu’on appelle le monde des travailleurs que dans celui où c’est une profession que d’avoir une âme. Comme il faut que nous soyons malades pour aller chercher dans des philosophies abstruses ou dans des poésies tourmentées ce divin langage si clair et si manifeste dans tout homme qui fait bien ce qu’il fait, dans un vigoureux coup de marteau qui porte, dans tout triomphe, si humble qu’il soit, de l’esprit sur la matière, auquel se ramène en définitive tout travail manuel ! Voilà bien la première lecture divine, la première épellation qu’il faut faire si l’on veut comprendre les œuvres d’art, celles dignes de ce nom. Et je me demande vraiment de quel droit l’artiste pourrait prétendre m’émouvoir si la plus humble chose n’était supportée et comme enveloppée par ce qu’elle contient de divin.

Soit dit en passant, c’est à l’école de tels hommes que je voudrais voir tous nos intellectuels. Alors peut-être comprendraient-ils de quel prix est une vraie royauté comparée aux faciles triomphes de nos mannequins de villes. Dans les milieux dont je parle, on ne s’abuse guère sur les gens et, — s’il arrive qu’un hasard heureux ait surfait votre réputation, — comme la preuve de votre valeur est à refaire chaque jour et à toute heure, cette réputation ne tient pas. Telle est bien l’impression que, malgré mes tristesses, j’ai rapportée de la partie de ma vie vécue dans ce monde-là. Pourquoi l’ai-je quitté pour entrer dans un autre certainement moins sain et moins réel sous ses raffinements ? Je peux bien vous la confesser ici, cette idée qui m’a souvent hanté : c’est que j’ai vaguement pressenti que je n’étais pas capable de la valeur continuelle qu’il y faut, de la constante clairvoyance, de la constante maîtrise de soi qu’exigent de pareils métiers pour y être « quelqu’un ».

Et ce dut être la sourde conscience de cette haute valeur que je sentais me manquer et que quelque chose me faisait deviner dans ce pilote, qui m’attirait vers lui. Je crois avoir vu un homme ce jour-là, en un moment où mon âme repliée sur elle-même et comme racornie n’était nullement prédisposée à s’illusionner en bien, où rien d’extérieur ne l’y préparait.

Ce pilote, je ne le sus que plus tard, était, suivant une expression courante de la marine, « un fameux homme », et, dans toute la colonie de Saint-Pierre, il était regardé comme une autorité, une grandeur. C’était l’aîné et le plus distingué de trois frères, les Le Dret, (je ne vous garantis pas l’orthographe du nom) dont on raconte dans le pays maints hauts faits, maints exploits maritimes.

C’est à peine si j’avais eu conscience du rôle qu’il avait joué lorsqu’il nous quitta après nous avoir mis sur rade au milieu d’une forêt de navires. Je fus seulement frappé du peu de temps qu’on mit à faire sous ses ordres un travail assez compliqué pourtant, car il s’agissait de nous « afourcher » sur deux ancres selon les règlements du port. Je ne l’ai apprécié que plus tard et par comparaison avec d’autres pilotes que j’ai vu crier et se remuer beaucoup pour faire la même chose. Je le vis partir avec regret, et malgré le désir que j’avais de la terre, après plus de trente jours de mer qui m’avaient paru un siècle, je ne pensai à la bien regarder qu’après son départ.


Regarder la terre, quand il s’agit de Saint-Pierre, aux premiers jours d’avril, est une façon de parler : c’est regarder la neige qu’il faut dire. Et lorsque celle-ci s’est enfin fondue sous le soleil de juin, on n’aperçoit plus que des pierres arides. Çà et là sur la montagne, au fond des creux, quelques poignées de terre végétale, produit de la désagrégation des rochers par la fonte des neiges et sur lesquelles s’alimentent de maigres sapins et bouleaux. Un certain nombre de riches habitants ont pu, à grand travail, réaliser de minuscules jardins en couvrant de quelques décimètres de cette terre des enclos préparés : on ne trouve pas d’autres spécimens de culture dans l’île. En fait de légumes comme de viandes, tout ce qu’on y voit de frais est apporté soit par les Anglais de Terre-Neuve, soit par les Américains du Labrador et du Canada.

Bientôt canot et chaloupes furent débarqués, et les passagers conduits à terre avec leurs bagages. On déchargea les quelques marchandises apportées, on « fit » l’eau et le sel nécessaires pour la première partie de la pêche, qui durait alors généralement jusqu’à la fin de mai pour les navires qui allaient sur le Grand Banc, et comme la boitte (hareng dont on se servait pour amorcer les hameçons pendant cette pêche) était à très haut prix par suite de sa rareté, les matelots eurent quelques jours de loisir, dont je ne connus guère les douceurs, en ma qualité de novice. Il est entendu que les novices sont les domestiques de tous. Ils veillent pendant que les matelots dorment ou réparent leurs vêtements. Sur un navire, alors même que le travail est arrêté, il y a toujours quelque coin à balayer ou à laver, quelque amarre à jeter aux embarcations qui accostent, quelques ordres à transmettre : tous ces soins incombent aux novices dans les moments de repos général, et gare à eux s’ils s’oublient. Mais tout matelot est passé par là, et après tout ce serait une bonne école si les leçons n’étaient trop souvent accompagnées de sanctions injustes et exagérées.

Pendant ces jours de farniente j’eus deux fois le bonheur d’aller à terre. La première fois ce fut avec toute ma bordée, pour aller laver notre linge. Quiconque n’a pas navigué ne peut comprendre le plaisir du marin à laver son linge dans de belle eau douce. Depuis le départ, j’avais comme tout le monde piétiné avec mes bottes sur quelques vêtements de laine, les jours où le mauvais temps amenait la mer sur le pont : on ne connaît ou plutôt on ne pratique guère d’autre lavage à bord des Terre-Neuviers ; vous devinez le nettoyage qu’on peut obtenir par un tel procédé. Mais l’eau de mer ne prend pas le savon, et il n’y a guère que les navires à vapeur qui puissent vous fournir de l’eau douce avec assez d’abondance pour laver. Le navire à voiles, sauf quelques long-courriers munis d’une machine à distiller, n’en fabrique pas ; il n’a que celle dont il a fait provision au départ, et il l’économise avec soin. Nous étions donc descendus à terre, à l’embouchure d’un ruisseau qui tombait de la montagne par cascades et venait se perdre au milieu de quartiers de roche dont chacun de nous eut bientôt choisi le sien pour y frotter et savonner à son aise. Mais le froid rendait l’opération difficile. Il fallait laisser les vêtements mouillés en plein ruisseau, sous l’eau courante, ou sinon les changer de place à toute minute parce que la gelée les faisait prendre très vite aux pierres. Plus d’un morceau ne put être arraché qu’en coupant la glace avec un couteau. Aussi j’ose à peine vous dire ce qui fut bu d’eau-de-vie, sous prétexte de se réchauffer. Il faut croire qu’il ne s’agissait pas d’alcool de haut degré : il en fut consommé une moyenne de trois quarts de litre à l’homme dans l’espace d’une matinée. Le cabaret était là à côté, et ce fut moi qui allai chercher les bouteilles. Inutile d’ajouter que ces libations en mirent plus d’un hors d’état de ramer pour revenir à bord.

La seconde fois, ce fut pour aller dans les magasins de la ville faire les provisions dont tout matelot se munissait alors avant de partir pour le Banc, provisions de quelques objets utiles, mais provisions de liquides surtout. Je regardai avec un œil de curiosité et d’envie toutes ces maisons de bois dans lesquelles il me semblait qu’on devait être si bien : les traitements dont je vous ai parlé ne m’avaient pas précisément acclimaté avec mon métier. Comme j’eusse été heureux si, d’une façon ou d’une autre, j’avais pu changer de situation avec l’un de ces hommes que je voyais travailler dans les ateliers ou chantiers, voire même avec l’un des petits pêcheurs de l’île, qui ont une vie dure, eux aussi, mais qui ont au moins le bonheur de dormir à terre chaque soir après le labeur du jour ! J’eus même un vif mouvement d’aspiration vers le sort des hommes d’une compagnie de discipline que je vis travailler à l’une des cales du port, sous la surveillance des gardes-chiourmes. La justice devait régner là, où se tenaient des hommes galonnés ! Car, à part mes heures d’oubli dans le travail ou le sommeil, remarquez que je vis toujours dans la conviction que je suis le plus malheureux de la terre.

Enfin, les Anglais apportèrent bientôt assez de harengs pour qu’on pût faire la « boitte » à des prix raisonnables. La nôtre fut embarquée et salée le même jour. Je n’avais jamais vu tant de poissons à la fois. Car vous pouvez penser qu’il en faut une provision pour renouveler chaque jour, pendant six ou huit semaines, l’appât d’environ dix mille hameçons. Il faut compter, sur chaque hameçon, la moitié d’un petit hareng ou le tiers d’un gros. Mais sous peu je devais en voir de bien autres tas.