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PÉRI EN MER !



PREMIÈRE PARTIE

I

Toc-toc, toc-toc, toc-toc, toc-toc…

Le lourd balancier battait, monotone, régulier, à demi étouffé, sourd et mystérieux comme un cœur vivant au creux d’une poitrine humaine.

Toc-toc, toc-toc, toc-toc, toc-toc…

Son épais disque de cuivre allait impassible, toujours égal, au bout de la mince tige de fer, sans dévier de son inflexible chemin, image de l’implacabilité des choses, des événements.

Le bois de la longue et vieille gaine sculptée, enfermant le coucou, craqua ; un volant ronfla plusieurs secondes avec un étrange bruit enroué, un lent grincement de mécanique antique ; un poids frôla les parois intérieures, dégringolant de quelques millimètres, et, remuant toute une vieille ferraille énigmatique, le marteau frappa longuement sur le timbre très sonore :

— Dinn !… Dinn !… Dinn !…

Trois coups qui vibrèrent, traînant sans fin, comme alourdis par la poussière des siècles, par la gravité de leur mission de mesureurs d’existences, par l’importance, pour certains d’ici-bas, de l’heure tintant en cet instant.

La sonnerie avait cessé ; il se fit un nouveau bruit au fond de la chambre noyée de l’encre épaisse de la nuit ; une voix jeta tout à coup :

— Trois heures !… houp là !…

Deux pieds tombèrent d’aplomb sur le plancher, accompagnant un bruyant bâillement :

— Ouâh âh âh âh !…

La bougie allumée éclaira un visage tanné, cuit et recuit au soleil, desséché par le vent, durci par une longue exposition à toutes les intempéries, un visage rasé, presque momifié, taillé en proue de navire, l’ossature luisante d’un nez courbé en bec, des lèvres disparues, mangées par l’absence des dents, ce qui les faisait rentrer dans la bouche, un menton carré, des oreilles légèrement rabattues en cornet comme pour mieux recevoir tous les bruits même les plus subtils, de petits yeux bleu clair sous le poil gris des sourcils, très vifs encore, malgré la fatigue des paupières plissées par l’âge, à tout petits plis serrés, et la teinte un peu jaunissante des conjonctives zébrées de veinules rouges.

La chemise de grosse toile collait à des épaules maigres mais très larges, trahissant une charpente osseuse particulièrement développée, tandis que des mains aux noueuses phalanges, sillonnées de grosses veines en relief, achevaient de boucler une courroie de cuir autour de la ceinture du pantalon vivement enfilé. La taille était moyenne, la poitrine proéminente, les jambes robustes et sèches.

Un air de grand oiseau de mer, ce Pierre Guivarcʼh, avec sa petite tête, aux cheveux blancs, en brosse, hérissés à la manière de plumes ; ses longs bras ballants de chaque côté du corps figuraient assez exactement le maladroit ballottement des ailes du goéland posé en terre, qu’accentuait encore le dandinement marin de sa marche.

Rien qu’à le voir on pensait tout de suite qu’il avait dû venir au monde dans quelque creux de falaise, au milieu de l’embrun des vagues, sous le sauvage baptême de l'écume marine, et que, suivant l’énergique métaphore du pays, il était né avec de l’eau de mer autour du cœur (Dour vor èn dro è halon).

C’était vrai, car il venait du Raz, de cette pointe farouche qui fait face à la fameuse île de Sein, de ce rude morceau de Cornouailles, enfoncé comme un coin de fer en plein océan et bravant l’immense lame de l’Atlantique de ses granits déchiquetés, de ses roches sombres où hurlent continuellement les vents du grand large.

La plus longue partie de sa vie, comme celle de la plupart de ses compatriotes, s’était passée sur mer, avant qu’il fût venu prendre un repos bien gagné dans ce petit port de Camaret, où il était fixé depuis une dizaine d’années.

Mais auparavant, quelle dure existence, que de luttes, d’aventures !

Né en 1827, à Lescoff, à deux pas de la pointe du Raz et de la baie des Trépassés, d’une famille de pêcheurs originaire d’Audierne, il partait comme mousse à seize ans, restait vingt-deux ans sur mer, faisant les campagnes de Grèce, du Sénégal, de Crimée, de Chine, du Mexique, d’Italie, atteignant le grade de maître et recevant la croix en récompense de ses exploits, services et faits d’armes ; puis prenait sa retraite en 1868, passait comme garde maritime d’Audierne à l’Aber-Vracʼh, avant d’obtenir enfin le poste de maître de port à Camaret, vers 1878. Il n’en avait plus bougé.

Aussi leste, aussi robuste que s'il ne dépassait pas la soixantaine, il s’habillait rapidement et silencieusement pour ne réveiller personne dans la maison, ayant conservé de ses années de service cette habitude de se lever tôt, mais respectant le sommeil de sa fille Mariannik et de sa nièce Yvonne, qui couchaient dans une pièce voisine.

— Oh ! diable ! s’exclama-t-il à mi-voix en entendant la rafale bousculer les volets, — ce gueux de suroît !

Il prit la bougie, allant et venant par la chambre, mais ses pensées n’étaient point à ce qu’il faisait, car il monologuait tout en rodant de-ci de-là :

— Ça ne ventait pas plus dur aux Bermudes, quand nous ramenâmes les 2.500 hommes embarqués à la Vera-Cruz et que nous avons si bien failli y laisser notre peau !… La peau et les os !…

Sa petite tête d’oiseau roulait de droite à gauche sur le cou mince, tandis qu’il continuait à se raconter :

— Pour un beau transport, pourtant un fameux transport que ce bateau-là ! Mais, quoi ! on ne gouvernait plus. Le bâtiment s’abandonnait, ne pouvant résister à la poussée de la tempête, et on savait que la terre était par là, pas loin, quelque part qu’on ne voyait pas. Oh ! dame, on allait droit dessus, à la mort !… Bon sang ! si une coquine de saute de vent n’avait pas repris le navire par derrière avec la même violence et la même vitesse que celle qui l’avait pris par l’avant, tout y passait, corps et biens !… Ça a été terrible, bien sûr !…

Il écouta un moment :

— Ça en a été une affaire !… Hein ! quand on marche ainsi au naufrage !… au naufrage !…

Arrêté devant la cheminée, il contemplait sans la voir une photographie, au-dessus de laquelle s’accrochait un rameau de buis desséché.

Peu à peu ses regards se fixèrent sur les traits d’enfant qu’on distinguait encore, bien que le daguerréotype fût terriblement pâli ; une figure ronde, des prunelles bleues qui étaient venues blanches, un grand col rabattu découvrant le cou, la tenue classique du mousse, et, sous le verre du cadre, ces mots tracés à la plume, d’une encre jaunie, bue par la pâte du carton :

JEAN-MARIE HERVÉ GUIVARCʼH
né le cinq juin 1854
Péri en mer !
Naufrage de la Proserpine (1867)

Un certain attendrissement amollissait la face parcheminée du maître de port qui soupira :

— Pauvre petiot ! Tout de même, ça ferait un homme au jour d’aujord’hui, et un crâne !… Il ressemblait tant à mon défunt frère !

Dix-neuf ans déjà de cela ! Dix-neuf ans ! C’était au moment où lui, Pierre Guivarcʼh, son temps de service terminé, quittait définitivement la mer, passait aux retraités.

Il se le rappelait très nettement, maintenant que, dans ce gros silence battu par la bourrasque du dehors, ses souvenirs remontaient comme du fond d’un abîme plein de choses terribles, bouleversé soudain par un tourbillon inattendu : il revoyait la scène, la nouvelle tombant en foudre à Audierne, où il se trouvait pour attendre sa nomination de garde maritime.

Dans le pays, de bouche en bouche, la mauvaise chose avait couru, chuchotée d’abord très bas, puis gonflée en tempête qui balaie tout sur son passage : la Proserpine, perdue corps et biens, dans le voisinage de l’Australie, là-bas très loin, en des parages que peu, même parmi cette population d’anciens matelots, connaissaient.

Perdue corps et biens ! Plus rien, pas un homme, pas un tonneau, pas une épave ! Vite on s’informait si quelqu’un d’Audierne en était, et devant l’hôtel de Batifoulier, le fameux aubergiste, une voix avait crié :

— Y a le neveu à maître Guivarcʼh qu’est parti mousse !…

On ne le connaissait pas, ce gamin, car il y avait longtemps que le frère du maître de la marine, un nommé Thomas Guivarcʼh, avait quitté Audierne pour aller s’établir à Camaret, où il pêchait la sardine ; on savait seulement que c’était le propre neveu du futur garde maritime. Il n’en est pas moins vrai que le petit port fut en émoi : il y en avait un du pays dans la catastrophe, dans le malheur.

D’abord l’ancien marin, avec l’incrédulité de métier que finit par donner l’abus des fausses nouvelles de ce genre, se refusa à admettre ce bruit sinistre ; mais au commissariat la chose lui fut confirmée. Une dépêche sûre annonçait que la Proserpine avait péri corps et biens dans la dernière tempête qui avait eu lieu en octobre sur les côtes australiennes.

Pierre Guivarcʼh, profitant d’un bateau qui aillait à Brest, avait pu gagner Camaret sans plus tarder ; il avait trouvé son frère et sa belle-sœur plongés dans un désespoir d’autant plus épouvantable que, sur dix enfants, il ne leur restait maintenant qu’une fille, la petite Yvonne, alors âgée de six ans.

Après les avoir tant bien que mal consolés, avoir tenté de leur laisser encore quelque espoir, avoir raconté mainte et mainte histoire de bâtiment ainsi cru disparu et reparaissant après de longues et incroyables aventures, il avait été forcé de rejoindre, à Audierne, sa famille et son poste.

Jamais plus on n’entendit parler de la Proserpine.

Les mois, les années coulèrent ; les Guivarcʼh s’ensevelirent vivants dans leur deuil ; on les vit reprendre leurs habitudes, aller, venir, sans grosses marques extérieures de chagrin, dans l’espèce d’insensibilité apparente de ces races rudes ; le cœur secrètement troué, les veines taries du meilleur de leur sang, ils s’éteignirent à quelques jours de distance en 1878, onze ans après l’événement, l’année même où Pierre Guivarcʼh, étant nommé maître de port, venait s’installer près d’eux.

Une autre photographie, juste à côté de celle du petit mousse, les montrait tous deux, le mari et la femme, Thomas et Périne Guivarcʼh : lui, en costume de second maître, la lèvre et le menton rasés, le collier de barbe épanoui en favoris jusque sous le cou, une face de vrai mathurin, aux épaules de bœuf, à la carrure massive ; elle, jolie sous l’ancienne coiffe à larges ailes des Camaretoises, le grand bonnet qu’on ne porte plus, le châle et le tablier de soie à bavette épinglée sur la poitrine.

Pierre soupira, secoué par cette vue, par cette crise d’attendrissement dont il n’avait pas l’habitude, songeant à tous ces morts laissés derrière lui, avec un peu de ce frisson de superstition qui traverse le cerveau des Bretons, quand ils évoquent ceux qui ne sont plus, ce frisson d’où sont sorties toutes les légendes de la terre de Bretagne.

Il écoutait le sifflement du vent, y retrouvant des plaintes de défunts, les voix aimées, les intonations connues, qui, à présent, revenues ainsi, l’emplissaient d’une sorte de crainte naïve et invincible, lui qui avait vu tant de choses, lui qui n’avait jamais eu peur de rien.

Peu à peu ces doux et lamentables fantômes s’évanouirent, ceux qui dormaient sous l’herbe grasse du cimetière, à Audierne, à Lescoff, à l’Aber-Vracʼh, à Camaret, sa mère, sa femme, plusieurs enfants, son frère, sa belle-sœur, ses neveux et nièces, aussi bien que ceux qui roulaient, éternellement ballottés, au fond de la mer, son propre père noyé au Raz de Sein en voulant sauver un navire en perdition, Jean-Marie Hervé dans l’océan Indien, un fils dans les mers de Chine, d’autres encore, des amis, des camarades, des compagnons de pêche ou de combat, un peu partout, en Islande, dans le Pacifique, la mer Noire, la Méditerranée, dans toutes les mers du globe !

Sa pensée se concentra sur les deux seuls êtres qui le rattachassent à la vie, uniques rejetons de cette race de mâles et de lutteurs de la mer, sa fille Mariannik et sa pauvre nièce Yvonne.

Maigre lui il souriait, s’étonnant de ne pouvoir songer à Mariannik, une des plus jolies filles de Camaret avec sa chevelure noire et ses yeux brillants, sans évoquer en même temps la physionomie sympathique du patron du canot de sauvetage, Jean-Vincent-Corentin Garrec. Il le soupçonnait depuis quelque temps de n’être pas indifférent à sa fille, et, pour lui, il eût volontiers fait son gendre de ce modeste pécheur. Il marmotta :

— On ne sait pas, voilà !

Ce rêve s’effaçant, ce fut l’orpheline qui accapara son souvenir.

Une belle fille également, Yvonne Guivarcʼh, aussi blonde que sa cousine Mariannik était brune, ouvrant dans une figure d’un ovale étonnamment délicat et affiné des yeux clairs d’un bleu transparent de myosotis. De taille mignonne et ronde, elle avait une santé inaltérable, ne redoutant ni le froid, ni le chaud, ni le soleil, ni la pluie.

Si ce n’avait été par moments la fixité gênante de ses regards, à l’entendre rire, chanter, même causer sur certains sujets, nul n’aurait pu croire qu’elle était dépourvue de raison.

Ce n’était qu’à la mort successive de son père et de sa mère qu’elle était devenue complètement folle, sans espoir de jamais guérir ; mais cela avait commencé plus tôt, alors qu’elle était encore toute petite, lorsque la nouvelle du naufrage de la Proserpine était venue planer sur Camaret, comme un oiseau funèbre.

Elle adorait ce frère qui ne la quittait jamais, l’emmenant gaminer des journées entières, la protégeant contre les autres enfants, se battant pour elle, la gâtant de mille façons ; aussi, déjà au moment de son départ, bien qu’elle eût à peine six ans lorsqu’il s’embarqua pour ce long voyage, dont il ne devait jamais revenir, ce fut un désespoir terrible, plus durable dans sa petite âme tendre que dans celle des autres enfants, et il fallut des promesses de prompt retour, de beaux cadeaux qu’il rapporterait, pour adoucir un peu ce premier gros chagrin.

Elle était assise à table entre ses parents, quand la catastrophe fut annoncée par des voisins, avec cette sorte de brutalité naturelle qui existe dans les mœurs de ces gens durs, habitués à recevoir les plus grosses émotions comme ils supportent les chocs physiques, comme ils entament les luttes féroces avec la mer, et à ne jamais mettre de préparations dans l’annonce d’un malheur.

Ce fut une consternation presque silencieuse, un morne écrasement ; de la bouche des pauvres affligés, un seul et même cri douloureux :

— Mon pauv’ petit gars !

L’enfant avait écouté cela avec une sorte de stupeur muette, sans un geste, sans un mot, sans une larme, et on put croire un instant qu’elle n’avait pas compris.

Puis, sa pensée avait travaillé toute la nuit, remuant cette douleur dans son petit cerveau malléable, dans son cœur, et elle était sortie de cette mystérieuse lutte intime, entièrement changée, devenue tout à coup sauvage, renfermée, fuyant les autres enfants, qui l’abordaient avec ces mots innocemment cruels :

— C’est-y vrai que ton frère est péri !

Sa grande distraction fut d’apprendre des chansons, des contes, des légendes, comme si elle eût espéré se créer ainsi une espèce de pays merveilleux qui la rapprochât de celui qui était parti, et où elle pût s’isoler avec lui. On la voyait constamment comme pendue aux lèvres des mendiants, des pillaouers, ces vieux marchands de chiffons, qui content et composent des chansons : tous les Tam Pillous, ainsi qu’on les nomme à Camaret, la connaissaient, lui apprenaient leurs histoires.

Avec le temps ses manières bizarres diminuèrent, puis finirent par disparaître complètement à mesure qu’elle grandissait ; seulement on constata qu’elle avait gardé de son frère un souvenir ineffaçable, soigneusement, pieusement entretenu.

Elle avait recueilli dans une boîte tous les objets qui lui avaient appartenu, tous les souvenirs qu’il lui avait autrefois donnés, des bêtises d’enfant, un coquillage curieux, une pierre de forme étrange, des objets trouvés ensemble dans les rochers, dans les grottes, son portrait fait un jour de Pardon par un photographe ambulant, un autre fait à Brest avant son embarquement. C’étaient ses reliques.

À part certains accès de bizarrerie éclatant çà et là, surtout quand revenait l’anniversaire d’octobre, elle était presque semblable à ses compagnes, et l’on pouvait espérer qu’elle finirait par guérir radicalement.

Malheureusement son deuil la frappa dans l’un de ces moments d’égarement, et quand, à quinze jours de distance, après avoir enterré d’abord son père, elle revint du cimetière pour la seconde fois, les yeux sans larmes, la lèvre bourdonnante de chansons, il fallut bien reconnaître que la raison l’avait absolument quitté.

Il fut d’abord question de l’envoyer dans une maison de santé ; mais elle était si douce, si paisible, si peu gênante, que Pierre Guivarcʼh s’y opposa énergiquement, la recueillit et déclara qu’il ne s'en séparerait jamais.

Depuis elle vivait chez lui, allant et venant selon son humour, à son idée, ayant une liberté d’innocent animal lâché à travers les êtres et les choses, sans faire de mal à personne, se plaisant surtout avec les enfants, qui ne la martyrisaient pas, séduits par tout ce qu'elle leur racontait ou leur chantait. Seulement, dans ce calme, dans cette nuit déjà si profonde de ce joli cerveau d'oiselle battue des vents, sensible aux moindres variations atmosphériques, les jours noirs, c’étaient ceux où la mer devenait mauvaise, où soufflait le suroît, où les grosses vagues méchantes déferlaient jusque dans le Coréjou, balayant la jetée, jetant leur écume dans le port, et que, là-bas, au Toulinguet, grondait la mer immense et sans limites, la mer sauvage de l’Ouest, l’Atlantique.

Guivarcʼh, qui achevait de faire sa barbe, en sa méticuleuse propreté d’ancien matelot, resta une seconde, le rasoir levé, le menton barbouillé de mousse savonneuse, en entendant la bourrasque rugir plus dur et traîner sa plainte en miaulement aigre d’oiseau de tempête.

— Ça se gâte, ma Doué ! Un temps qui promet !

Vivement il gratta son raboteux épiderme, sabrant les poils blancs hérissés le long de ses mâchoires, et, la figure au fond de la cuvette, souffla sous la fraîcheur de l’eau ; puis, tout en s’épongeant à tour de bras, jusqu’à ce que son cuir tanné rougît sous le frottement de la toile et devint brillant comme un pont de navire passé au grès, il examina le baromètre placé entre les deux fenêtres :

— Humph ! Il a encore baissé ; avec ça l’équinoxe, fichue affaire pour ceux qui sont dehors ! Heureusement que ça a pris de bonne heure et que personne de Camaret n’a dû se risquer, pas même cet enragé de Corentin !

Il ouvrit la fenêtre et poussa les volets ; mais un tel tourbillon de vent se jeta sur lui qu’il recula, saisi, et que sa bougie s'éteignit.

Il revint s’accouder à la barre d’appui. Son œil, habitué à sonder les ténèbres, fouilla à droite, à gauche, aussi loin qu’il put regarder.

Entre le phare, qui se dresse à la pointe extrême de la petite jetée en maçonnerie pour indiquer l’entrée du port, et la côte dangereuse à la crête de laquelle serpente le chemin conduisant de Camaret à Quelern, des feux dansaient, indiquant qu’une dizaine de grands bâtiments étaient venus se réfugier là, s’amarrer aux corps-morts, fuyant la tempête qui menaçait. La marée étant pleine, l’eau battait le quai, grondait en bouillonnant sur le plan incliné des cales, et l’on entendait s’entrechoquer les barques de pêche entassées les unes près des autres, chacune à leur mouillage habituel.

Déjà, ça et là, le long du quai, sous les ténèbres finissantes, claquaient les sabots des pêcheurs, causant par groupes en attendant le lever de l’aube, et des bribes de conversations passaient, emportées par la rafale dans ses gémissements :

— Diable de suroît !

— Hé ! Jean-Pierre, t’as-t-y rentré les pâgniers ?

— Le ciel se dégraisse pas au contraire !…

— Espère voir un peu que ça se lève !…

Des voix se croisant, coupées d’arrêts brusques, de mots qui n’arrivaient pas, des voix rauques à la prononciation précipitée, rocailleuse, voletant à travers ces mille tapages de la nature, comme des voix d’ombres, d’êtres surnaturels, roulées par la rafale en un grondement de cailloux entre-choqués.

Insensiblement, les heures passant, une modification s’opérait. Une transparence jaunâtre commença à monter dans le ciel sombre, découpant vaguement une côte très élevée juste en face du bureau du port, et Guivarcʼh distinguait déjà la presqu’île de Roscanvel, dont les falaises barraient la vue, courant toujours plus hautes vers le Goulet, où se dressait, énorme, la pointe formidable des Capucins.

Des objets émergeaient les uns après les autres de la nuit, secouant le cendre épaisse des ténèbres, dessinant des formes connues : la longue jetée naturelle, en terre et en galets abrités par un épais mur bas, fermant complètement le petit port, en le protégeant contre les lames du large ; la chapelle de Notre-Dame de Roc-Amadour ; le retranchement gazonné braquant trois canons sur la mer ; le fortin rouge construit par Vauban ; le phare ; cette sorte de mince et étroite presqu’île s’étendant parallèlement au quai, de l’autre côté du port. Déjà on apercevait mieux la petite flotte des barques, dont tes mâts se balançaient, dont les avants s’enchevêtraient, sous le clapotis furieux des vagues.

À gauche les toits rouges d’une usine à sardines, du bâtiment enfermant le canot de sauvetage, se montraient vaguement à leur tour, et le rugissement sourd et continu, venant de ce côté, faisait prévoir la fureur grossissante des vagues battant rageusement les galets de la plage du Coréjou, enfermée dans le demi-cercle immense étendu entre le phare, la jetée et la côte élevée se terminant à la pointe du Grand-Gouin.

Sa vareuse bien boutonnée, Guivarcʼh enfonça sa casquette à ancre d’or et descendit sans bruit ; mais en arrivant en bas, il trouva la porte d’entrée simplement fermée au loquet.

— Oh ! diable ! fit-il.

Il remonta vivement l’escalier, ouvrit doucement la porte de la chambre des jeunes filles et il lui suffit d’y jeter un coup d’œil. Mariannik, derrière ses rideaux, dormait profondément ; le lit d’Yvonne était vide.

Il remua mélancoliquement la tête à plusieurs reprises, et soupira, après avoir refermé la porte ;

— J’aurais dû m’en douter !… Pauvre enfant, avec ce temps-là, elle doit être là-bas, à Pen-hat, à l’attendre !… Toujours !… Toujours !…

II

Le petit jour venait, un drôle de jour, jaune, cuivré, de couleur maladive et inquiétante, tenant tout le pays sous une nappe blafarde, ainsi que des objets vus à travers l’épaisseur glauque et brouillée d’un aquarium.

Au-dessus des maisons, comme une nuit nouvelle montant du sud et de l’ouest pour aller éteindre cette faible lueur naissante, de grands nuages sombres, très bas, accouraient, s’épaississant sans cesse derrière le sémaphore de Pen-hat, superposant des voiles de vapeurs noires qui endeuillaient toujours un peu plus cette aube lugubre. Ils semblaient fuir vers le nord, vers l’est, au-delà de la côte de Léon, s’échevelant peureusement devant quelque chose de menaçant qui venait, se rapprochait.

Composée de bruits formidables, de grondements lointains, de clameurs mystérieuses, une rumeur sourde s’élevait de cette terrifiante force, brusquement soulevée, l’Océan.

Peu à peu, sur le quai, à l’abri des maisons, des groupes se formaient, plus compacts, des conversations s’engageaient, tandis qu’au ras des vagues, autour des mâts, des vols de goélands, de mouettes, de gwilous se poursuivaient, poussant des cris aigus. Camaret tout entier s’éveillait.

Un nid d’oiseau de mer, tapi au creux d’un énorme écueil battu des vents et des flots, un nid savamment placé dans une anfractuosité garantie des vents d’ouest et de sud-ouest, les plus redoutables en cet endroit, c’est le petit port de Camaret.

Une surprise et un ravissement, ce pays à l’extrémité la plus inconnue de la Cornouailles, presque ignoré, tout près de Brest cependant, mais séparé de tout par la mer, par les roches, par les falaises, par les landes sauvages, par la difficulté des communications, un riant et original port de mer par le beau temps, un refuge tout voisin de la grosse houle, par les mauvais temps de sud et d’ouest, pour les bâtiments n’osant affronter les violences du large ou les dangers du Goulet.

C’est dans un profond renfoncement de la côte, au-delà de la rade de Brest, entre la presqu’île de Roscanvel qui ferme et enclot cette immense rade à l’ouest, et le bec du Grand-Gouin, la dernière pointe avant celle du Toulinguet, que Camaret adosse à la montagne ses maisons avec leurs façades orientées à l’est-nord-est. Au-dessus, dominant les toits, des champs de blé, des moulins à vent, des tapis inclinés de bruyères roses, d’ajoncs d’or, de landes vertes, qui montent, pour finir en solitudes sablonneuses, en blocs de granit battus par les éternelles tempêtes, à mesure que le terrain se rapproche des géants escarpements à pic qui reçoivent le choc de l’Atlantique.

Qui n’a pas entendu, par un jour de tempête, le long hurlement du vent sur cette côte, la rage des lames, le sanglot monstrueux de l’Océan, ne sait rien des forces de la nature, ne connaît rien de la gigantesque et brutale beauté de la Bretagne, de cette fin de monde ouverte sur de béants abîmes !

Avec la pointe du Raz et la baie des Trépassés, mais les dépassant peut-être en grandiose, il n’y a pas en France de côtes plus merveilleusement sauvages, plus déchiquetées, plus impressionnantes, que celles qui forment l’extrémité de la presqu’île de Crozon, figurant sur la carte comme la patte palmée de quelque fabuleux oiseau de mers antédiluviennes.

Ainsi que des monstres de granit, elle projette, dans l’Atlantique, le cap de la Chèvre, fermant la baie de Douarnenez au nord, comme les becs du Raz et du Van la ferment au sud ; la pointe de Pen-Tir, qu’on devrait appeler Pen-hir, plus connue sous le nom de pointe des Pois ; la pointe de Pen-hat ou du Toulinguet, position fortifiée, faisant face à la pointe Saint-Mathieu et commandant le Goulet, la rade de Brest.

Tout semble s’être réuni là pour séduire et effrayer, pour étonner, pour frapper l’imagination, pour jeter l’esprit aux vertiges de l’immensité et du mystère, pour faire comprendre ce que c’est que la fin d’un monde, le Finistère (Finis Terræ) du monde ancien.

Les plages de galets succèdent aux plages de sable fin, les petites anses étroites, intimes, aux lieues de grève, les sables rouges aux sable sblancs, les falaises de marne aux falaises granitiques, les dunes aux terrains plutoniens, aux roches escarpées surplombant la mer de quatre-vingts ou cent mètres, les pentes vertes et douces aux aiguilles de rocs noirs : c’est le Chaos, c’est l’Infini, c’est la Poésie embaumée, c’est le Rêve, c’est la Légende, c’est la hurlante Épouvante !

De-ci, de-là, sonnait quelque syllabe rocailleuse, dénonçant une remarque, une comparaison, l’émoi d’un moment mis dans la bouche et dans le cœur de quelque pêcheur philosophant naïvement sous le coup de cette tourmente s’abattant dans ce petit coin âpre de la rude Bretagne.

— Il pleûra pas aussi vrai qu’il vente grand largue ! affirma un pécheur, la joue gonflée par sa chique, s’abritant les sourcils de sa main pour examiner le ciel qui fonçait de plus en plus.

— Pas une mer de vent non plus celle-là ! mais de la lame de fond ! remarqua un solide camarade, dont le bras tendu montrait l’écume voletante au-dessus du large mur qui conduit à la chapelle et au fortin.

Toute l’étendue visible entre le port et la côte de Léon était sombre, d’un vert noir, profond, rayé de distance en distance de franges blanches, et, à la base du Grand-Gouin, une barre neigeuse roulait, s’éparpillant en panaches énormes, n’arrêtant pas un moment et trahissant la grossissante fureur du flot.

Hommes et femmes, tous vivant de la pêche, leur préoccupation, leur souci, c’était ce vent furieux qui labourait l’Océan comme le soc monstrueux d’une invisible charrue, creusant le gouffre des vagues, se lançant sur le pays, en bête sauvage et vorace, avec son lugubre hurlement de mort, sa grosse voix de tempête.

Sur une des assises les plus élevées de l’espèce d’escalier naturel taillé dans le morceau de falaise rocheuse, à laquelle s’appuie la dernière maison de Camaret vers l’ouest, au-dessus de la partie du quai rejoignant la route du Toulinguet, des pécheurs se tenaient debout, assis ou étendus, dominant ainsi la rade et pouvant voir, par-dessus la jetée, l’entrée du Goulet, le phare du Petit-Minou et la sombre côte de Léon.

— Ça force encore ! dit l’un, l’œil au loin.

— En 1863, j’ai vu dix-sept bâtiments à la fois à la côte, par un temps qui valait celui-ci ; ils sont tous allés à Trez-Rouz, à la Mort Anglaise, dans ces damnées roches de la route de Quelern : il y en a eu, du massacre !…

C’était un ancien du pays, un homme de petite taille, aux reins cambrés, aux épaules puissantes, des cheveux blancs bouclant dans le cou sous une casquette entrée jusqu’aux yeux ; il parlait, une main enfoncée dans la poche de sa jaquette de toile bleue, l’autre balançant une longue-vue dont il venait de se servir pour surveiller la tenue des bâtiments ancrés aux environs du phare, et ses viviers à homards placés entre la jetée et la dangereuse falaise.

Retraité après des années de service, ancien garde de phares et de sémaphores, il faisait le commerce du poisson et passait pour l’un des plus riches mareyeurs de Camaret.

— Oh ! ce père Balanec, c’est comme maître Guivarcʼh, il a tout vu !… ricana amicalement une face rouge, une bonne boule de loustic aux yeux malins, un bout d’homme bien proportionné, campé sur des jambes nerveuses, le torse carré, les bras à moitié nus, une mine sympathique et plaisante.

— Toi, Marhadour, faut croire que tu t’entends mieux maintenant à saigner tes veaux ou tes moutons qu’à causer choses de la mer !… Pas moins que tu devrais t’en souvenir car tu faisais déjà un fier galopin quand c’est arrivé, même que le pays était plein de naufragés, à preuve qu’il y en avait jusque chez ton père, ainsi ! Demande plutôt à tante Rosalie ?

— Et Tonton Corentin, qu’est-ce qu’il en pense ? interrogea l’interpellé frappant sur l’épaule de son plus proche voisin.

Celui-ci secoua la tête :

— Je pense qu’il se pourrait bien qu’il y ait bientôt du brave monde dans l’embarras !

Les conversations tombèrent, tous les regards se fixant de nouveau sur la mer, et Lagadec, un maigre entre deux âges, la cervelle embuée de superstition, protesta sourdement :

— Il a tort de parler comme ça, le patron, les malheurs arrivent assez tôt tout seuls sans qu’on les appelle par de mauvais mots !

D’autres songeaient aux avaries possibles dans les barques follement secouées et dont la membrure craquait parfois, dominant le tapage de l’ouragan ; ils pensaient à la pêche rendue impossible peut-être pour plusieurs jours, à la misère des temps actuels, au chômage forcé et à tout ce qui semblait s’attaquer avec une si désolante persistance à leur unique gagne-pain, la sardine.

Cependant une tendresse les réunissait là autour de ce colosse qu’on venait d’appeler d’un nom connu de toute la côte, d’un nom fameux déjà dans les annales du sauvetage, d’un nom respecté et béni, Tonton Corentin.

Tout jeune encore, il n’avait pas plus de trente-trois ans, celui qui portait ce surnom d’ancêtre, cette adjonctive épithète de Tonton, qui veut dire oncle presque partout en Bretagne, et qui s’applique familièrement à Camaret à tous les vieillards, comme celle de tante à toutes les vieilles femmes.

D’une stature herculéenne, près de six pieds de haut, les bras comme des poutres chevillées dans des épaules d’une largeur et d’une épaisseur formidables, les pectoraux bombés en relief sous le tricot de laine, les reins solidement assis sur des jambes pareilles à des piliers, les mains à broyer les cailloux, il semblait quelqu’un de ces colosses de granit que la fantaisie des vagues, l’usure des siècles ont sculptés ça et là en pleine falaise, le long de ces terribles côtes de Bretagne.

Avec cela une beauté mâle, une physionomie d’une douceur extrême, décelée par l’expression de bonté naïve, presque timide, de ces yeux bleus, de ce clair bleu particulier aux pêcheurs bretons, et que troublent les orages du cœur et de l’âme comme la tempête trouble la transparence de l’Océan sur les grèves de sable.

De courts cheveux châtains presque blonds roulaient leurs anneaux serrés sur sa tête forte, proportionnée à sa haute taille, et bouclaient autour du béret bleu, laissant voir un cou brun, musculeux, un peu court entre les larges omoplates. Il portait toute la barbe, courte, touffue, quasi crépue, la moustache laissant à découvert les lèvres rouges et les dents blanches, qui se montraient dans le rire.

Celui-là est du pays, il est né à Camaret comme ses parents y sont nés : les Garrec, c’est connu, sont une des vieilles familles de l’endroit. De quinze frères et sœurs qu’il a eus, il est le seul qui soit resté fidèle au petit port, le seul qui y fasse comme les camarades la pêche de la sardine. De ses frères, les uns sont à l’étranger, les autres sur mer, dans le service ou le cabotage ; il y en a de morts. Ses sœurs sont mariées aux environs, à Audierne, à Pont-l’Abbé, au Guilvinec, à Lesneven, un peu partout.

Enfant, Jean-Vincent-Corentin Garrec a barboté dans les flaques vaseuses que la marée basse laisse à découvert ; il a joué le long du quai sans garde-fou au risque de se tuer ou de se noyer cent fois, il a harponné les petites plies au trident ou à la fourchette, il a conduit les canots à la godille, il a pêché la crevette, il a couru les plages et les falaises. Mousse, il a été de jour, de nuit, à la pêche, avec son père, avec ses oncles, s’endurcissant au rude et périlleux métier, apprenant à nager, à manœuvrer les voiles ; puis il n’a plus quitté la mer. Il a servi sur elle comme marin de l’État, il a lutté contre elle : il l’aime passionnément, farouchement, exclusivement, et lui revient toujours.

Elle lui a pris son père, ses oncles, des frères, des parents, des amis ; elle lui a, à plusieurs reprises, habillé de noir tous les siens ; elle lui a percé le cœur, torturé le corps, broyé l’âme. Il l’a injuriée, traitée de chienne enragée, de maudite, de sans-cœur ; il l’a combattue de ses rudes poings, il s’est empoigné corps à corps avec elle, et il l’adore comme au premier jour, toujours prêt quand même à tout quitter quand elle l’appelle de sa voix caressante et grondeuse. C’est la vieille amante, plus puissante que tout. Elle d’abord, et puis, adieu va !

Malgré sa jeunesse, à cause de son adresse, de son expérience, surtout de sa force, cette force qui est, comme aux anciens temps, pour les simples qui l’entourent, le vrai signe de la puissance et du commandement, on l’a choisi comme patron du canot de sauvetage, et déjà ses exploits, ses actes de dévouement ne se comptent plus. Son équipage est dans sa main, dévoué, souple, docile à le suivre partout, à toute heure, tant la confiance en lui est complète, absolue.

Qu’il y ait une contestation, une bataille, un arbitrage, un péril, un malheur, c’est à lui que l’on accourt comme à la suprême ressource, au bon conseil, au sauveteur.

C’est aussi en raison de cette sagesse précoce, de son jugement toujours sûr, de même que parce qu’il est le meilleur, le plus fin pêcheur de Camaret, qu’on lui a, dès l’enfance, entre gamins, donné pour la première fois ce surnom de Tonton Corentin, qui jure encore à présent avec sa figure jeune, sa barbe sans fil d’argent, sa vigueur.

Il est en quelque sorte devenu la personnification du pêcheur breton dans sa perfection, dans sa rude franchise, dans sa bonté, dans son cœur hospitalier, désintéressé et simple, dans sa fierté native, enfin dans son mépris complet de la mort, dans son dévouement.

Jusqu’à ce jour, en dehors de la mer et de sa barque la Corentine, il n’a eu aucune passion violente au fond du cœur ; il a vécu seul et libre, toujours garçon, très doux avec les enfants, aimant la société des bons camarades, des joyeux amis, mais laissant autour de lui rire et coqueter les filles attirées par sa fière mine, sans prêter attention à leurs jeux de coquetterie, à leurs avances. Dans Camaret, on disait en parlant de Tonton Corentin :

— Oh ! celui-là, son amoureuse, c’est Corentine ! Sa barque !

Puis, peu à peu, une sorte de révolution parut s’être faite dans son cœur ; il avait semblé, parmi les jeunes Camaretoises, en remarquer une.

D’abord cela fut très mystérieux, très enveloppé de choses déconcertantes ; on le vit s’occuper sans cesse d’Yvonne Guivarcʼh, de la pauvre innocente. Comme il adorait les enfants, les faibles, qu’il s’appliquait à protéger ceux qui souffraient, ceux qui ne pouvaient se défendre, on crut à une sorte d’affection paternelle, bien dans son caractère.

On ne tarda pas à remarquer que la folle n’était qu’un prétexte ; il fut bientôt clair pour tous que Jean-Vincent-Corentin aimait Mariannik, la fille du maître de port, la cousine d’Yvonne : sa subite et visible tendresse pour la malheureuse affligée masquait mal sa réelle passion pour l’autre.

Comme il était très aimé de tous, on ne lui garda pas rancune du mystère qu’il mettait dans cette soudaine transformation ; on vit bien là une nouvelle preuve de la timidité naturelle de ce brave et hardi compagnon. Il n’hésitait pas une seconde à risquer sa vie, mais il n’eût jamais osé adresser la parole à la jeune fille qui, pour la première fois, remuait délicieusement son cœur, ce cœur qu’il avait pu croire de pierre comme ses muscles et qui, tout à coup, s’éveillait au moment où il s’y attendait le moins.

Maître Guivarcʼh, mis au courant du grand événement par les allusions risquées devant lui, par les racontars, se disait qu’il n’hésiterait pas à ouvrir ses bras à ce gendre, le jour où il se déclarerait ouvertement ; il trouvait que ce serait pour sa Mariannik le mari qu’il lui eût choisi entre tous, mais il n’avait pas encore osé interroger la jeune fille, ne voulant rien brusquer.

Corentin vit dans sa secrète passion comme dans un beau rêve ; il s’est endormi la veille, le cœur en joie, l’âme embaumé de cette fleur d’amour subitement éclose en lui, car il a rencontré Mariannik sur le quai, et les yeux ont échangé un regard semblable à un aveu, un regard qui lui a paru aller puiser dans le cœur de la jeune fille le secret qu’il voudrait y trouver.

Ce matin, il s’est réveillé radieux, croyant vivre d’une vie nouvelle. Un grondement sourd, un souffle bien connu l’ont fait bondir de son lit, courir à la fenêtre ; il a reconnu la voix terrible de la mer, le rugissement de défi de sa vieille ennemie si longtemps adorée exclusivement.

En quelques minutes il s’est trouvé habillé, prêt à la lutte, tout au devoir, ne songeant plus au rêve d’or, aux joies amoureuses.

Autour de lui les bons compagnons se sont groupés, inquiets, tout à coup sombres, mais résolus, sans peur, levant ta tête devant la menace qui vient du large, des profondeurs ténébreuses.

Balanec s’étant machinalement retourné, regardait le sémaphore de Pen-hat, au mât duquel se balançait le cône, la pointe en bas, indiquant un coup de vent du sud. Brusquement il poussa une exclamation, gronda :

— Oh ! diable !… du nouveau !…

Lagadec eut un murmure :

— Ça devait arriver !

Tonton Corentin se leva, jeta un coup d'œil aux signaux qui manœuvraient et fit, très calme :

— C’est bon, on y va !

Au même instant arrivait le commissaire de la marine venant donner ordre de mettre le canot de sauvetage à la mer.

Durant quelques minutes, sur le quai, claquèrent éperdument les sabots des pêcheurs, rapidement prévenus, et un rauque mugissement tonna du côté du Coréjou, l’appel funèbre de la trompe appelant l’équipage du canot de sauvetage et la population.

Tout Camaret fut debout, les femmes, vaillantes malgré l’involontaire affolement qui les secouait à la pensée du danger prochain pour ceux qu’elles aimaient, les enfants criant et se bousculant dans l’émoi grandissant, tandis que les conversations roulaient, heurtées, fiévreuses :

— Navire en perdition !

— Où cela, ma Doué ?

— Jésus, Marie, nos pauvres hommes !

— Que sainte Anne les protège !

La plainte de mort traînait, emplissant le port de son impressionnant rauquement, de sa voix terrible sonnant le malheur, conviant les pêcheurs à la lutte effrayante avec l'Océan.

Pas une hésitation pas un frisson de peur dans ces cœurs courageux et simples. Hommes, femmes, enfants une fois les portes de la maison au toit rouge ouvertes, s’étaient attelés aux câbles et halaient le bateau reposant sur le lourd chariot aidant à l’amener jusqu’à la mer.

Depuis la création de cette station de sauvetage, en 1866, les services rendus par ce canot, l’Edouard Hollandre, ne se comptent plus, et les Camaretois considéraient avec fierté la médaille de bronze fixée à son avant, décernée pour un sauvetage de deux jours en décembre 1874.

On le lança à l’eau, et les hommes de l’équipage, ceinturés de liège, couverts du suroît et de leurs cirés, empoignaient les avirons, tandis que Tonton Corentin, debout à l’arrière, le porte-voix d’une main, saisissait la barre de l’autre.

Le bâtiment en détresse se trouvait par le travers des Pierres-Noires, à environ dix milles dans l’ouest, dans les parages de la Basse-Large, l’un des dangereux écueils situés entre l’Iroise et le chenal du Four.

C’était tout là-bas, en plein Océan, à la mort presque certaine !

Tonton Corentin, sans un tressaillement, très calme, regarda si tous ses hommes étaient prêts, fit un grand signe de croix, et, ce geste répété par l’équipage, commanda :

— Démarrez !

Puis :

— Avant partout.

Le canot plongea, glissa à travers les eaux relativement paisibles du port, et, rapidement, contournant la cale qui avoisine le fortin, la cale des basses mers, gagna la jetée. Là se tenait une partie de la population, entassée entre les parapets, et, les plus près du phare, Guivarcʼh et Mariannik.

Au passage, Corentin les reconnut, les salua de son bras libre, et montrant la mer blanche d’écume qui déferlait rageusement, piqua droit dedans, criant :

— Adieu va !

III

Entre la pointe escarpée du Toulinguet et la falaise géante qui, découpée en véritables fjords scandinaves, se prolonge pendant plus d’une demi-lieue avant d’aller finir à la pointe de Pen-Tir, la côte s’échancre profondément sur un espace de six à sept cents mètres pour former une des plus admirables plages de sable que l’on puisse voir, une plage adossée à des dunes montueuses, remuées comme des vagues, la plage de Pen-hat.

Là, sur cette grève dorée, vient s’écrouler en nappe de neige, en tourbillons d’écume, en vagues folles, l’immense lame de l’Atlantique, que la tempête apporte de l’horizon sans rencontrer d’obstacles, mugissante et furieuse : les épaves y abondent, sinistre témoignage des naufrages qui ont lieu dans ces dangereuses régions. Aussi, lorsqu’une barque a péri, c’est en ce lien funèbre que viennent errer les veuves, les mères, les orphelins, toutes celles qui ont perdu un mari, un fils, un père. Pendant neuf jours consécutifs, il est d’usage dans le pays de venir attendre là que l’Océan veuille bien rendre le corps inanimé de ceux qui ont succombé ; si, au bout de neuf jours, la mer n’a rien rendu, elles se décident seulement à prendre le deuil et à faire mettre une croix au cimetière : jamais plus elles ne reverront celui qu’elles attendaient.

Au pied des dunes, vers le milieu, à l’endroit même où s’étalent les derniers flocons des vagues, avant de s’envoler en impalpable poussière de pluie jusqu’au sémaphore perché à quelque mille mètres plus loin, une forme humaine va et vient, parfois se baissant pour fouiller les paquets d’algues jetés par la mer, tantôt les bras tendus vers l’étendue mouvante et bouleversée de l’Océan.

L’aube livide, qui commence à éclairer Camaret, n’arrive pas encore jusqu’ici et ne dissipe qu’à demi la pénombre grisâtre, laissant comme un fantôme de nuit dans cette excavation, où rugissent et se déchaînent toutes les furies de l’ouragan.

Des bandes de mouettes, de cormorans, de perroquets de mer, de goélands tournoient en poussant d’aigres cris et volent entre les rochers, se baignent dans l’écume de ces monstrueuses vagues projetées par une mer d’encre vers un ciel de plomb.

C'est un gouffre vertigineux, un bruit de milliers de chaudières en ébullition, des détonations terribles dans les profondes cavernes s’ouvrant sous le Toulinguet, une folie des éléments en fureur.

Cependant parfois, dans une seconde d'accalmie entre deux chocs grondants, une voix perce ce fauve hurlement de la Nature, une mince chanson s’élève, souple, gracieuse, d’un doux bercement monotone, et des paroles gémissent :

Ha glevaz-te, ha glevaz-te
Pez a lavaraz den Doue
Dʼar roue Gradlon enn Is be?

. . . . . . . . . . . .

Boum ! boum ! fait la mer, mugissant son infernal accompagnement à ce chant de Bretagne qui déroule sur la grève la tragique légende de la submersion de la ville d’Is.

Puis, de nouveau, le chant, les rudes syllabes gaéliques qui bourdonnent :

As-tu entendu, as-tu entendu
Ce qu’a dit l’homme de Dieu
Au roi Gradlon qui est à Is ?

. . . . . . . . . . . .

et que la base profonde de l’Océan étouffe encore.

Le jour se lève, des teintes de cuivre glissent au loin sur les flots, comme pour mieux éclairer cette scène de désolation et d’horreur ; pas une voile en vue, partout des tourbillons, une rage de destruction, une poussée de toute l’Atlantique contre cette côte bretonne qui tremble, s’émiette, mais résiste de ses rocs déchiquetés à cet assaut sans fin.

Tout semble devoir s’engloutir sous ces longues rangées de lames formidables ; elles s’enflent, montent les unes par-dessus les autres, puis roulent sur elles-mêmes et viennent abattre d’incessantes nappes de neige jusqu’aux pieds de la chanteuse.

Une grêle et mignonne créature au milieu de cette immensité. Petite, les cheveux blonds arrachés de la coiffe blanche par la rafale et répandus sur les épaules en mèches éparses un peu partout, fouettant les yeux, les joues, une chevelure d’un blond déteint, décoloré. Là-dessous des yeux vifs, clairs, brillants ainsi que de purs miroirs, éclatant en merveilleuses fleurs bleues dans cette face de pauvrette, dévorée de taches de rousseur, mangée de rouille comme une lame d’acier vierge, constamment exposée au vent humide et poisseux de la mer ; mais sous cette croûte de hâle, une peau très blanche, dont on aperçoit un coin par un entre-bâillement du col.

C’est Yvonne Guivarcʼh.

Pauvre et charmante épave, on la croirait jetée là par la tempête !

Partout, toujours, on la retrouvait ainsi. Roulée de la lande à la grève, des sables fins de Pen-hat aux roches cyclopéennes de Pen-Tir, du village à la plage, elle allait, sans cesse par les chemins, par les sentiers, par les rochers, égrenant au vent sa folie, jetant autour d’elle sa chanson tantôt triste, tantôt gaie, froissant du pied les herbes des grandes landes sauvages, d’où montait un arôme délicieux, errant à travers les chardons bleus de ces dunes, semblables à des vagues bousculées jusque-là par le souffle de l’Atlantique et soudain pétrifiées.

En elle semblait s’être réfugiée l’âme superstitieuse de la vieille Bretagne, l’antique Armorique avec ses légendes, ses contes, ses croyances fantastiques. De ses lèvres coulaient, comme d’une mystérieuse source intarissable, les récits étranges, les vieux chants de bravoure ou d’amour, qui prenaient une allure plus frémissante, jaillissant de ses lèvres inconscientes, tandis que ses yeux fixes luisaient d’un éclat de cauchemar.

Lorsqu’il fut près de six heures, au moment même où tant de signaux inquiétants se balancèrent au mât du sémaphore, portant l’inquiétude à Camaret, voilà que la mer se mit à commencer à descendre et cessa de lécher la base des dunes de ses vagues les plus avancées.

Une première ligne d’écumes sèches, de varechs, dessina comme un feston géant tout le long de l’immense plage, et l’eau venait mourir plus loin, s’étalant en nappes de plus en plus reculées, ne ramenant plus dans son mouvant rouleau les débris de toute sorte qu’elle crachait devant elle, les oursins gris ou violets, les morceaux de bois, les transparentes méduses, tout ce que la colère de l’Océan mâchait depuis de lentes heures d’agonie.

Yvonne suivit cette mer, qui semblait maintenant la fuir, après avoir paru vouloir l’envelopper de son formidable et mouvant linceul ; ses pieds nus s’imprimèrent dans le sable mou, où l’eau montait tout à coup, après chaque pas, dans les traces moulant la forme des doigts et du talon.

Au loin, sous l’encre de l’horizon, entre le noir du ciel et le noir de la mer, c’était toujours la même fureur, la même lutte, les mêmes combats farouches ; au bord, par cette marée descendante, les vagues s’élevaient moins haut, revenaient parfois avec le renflement d’une colère momentanée pour s’enfuir un peu plus loin ; et l’innocente marchait toujours, sa chanson aux lèvres, versant sur cette irritation le baume apaisant de sa voix de caresse, l’huile fascinante de ses mélodiques tendresses.

Elle ne vit rien, ni le bâtiment en détresse, que l’on avait aperçu, dès les premières lueurs frisantes du jour, se débattant tout là-bas, entre les écueils du Toulinguet et les premiers des Pierres-Noires, ni le canot de sauvetage bondissant entre les montagnes liquides, qui semblaient à chaque moment vouloir l’engloutir. Ses yeux bleus ne fouillaient avidement que la nappe d’écume roulant sur la grève de Pen-hat, son attention ne se portait que sur les épaves de toute nature noyées dans le remous qui venait battre la base des falaises.

À chaque instant son esprit partait pour des pays radieux, enchantés, lui faisant oublier pourquoi elle était venue là sur cette grève aux funèbres souvenirs, sur cette grève des Trépassés, elle aussi.

Puis, à d’autres moments, elle se jetait à genoux, fouillant le sable de ses ongles, avec un lamentable cri de douleur :

— Ho ! ho !… mon petit… mon cher petit frère !… Est-ce bien toi, cette fois ?… Ho !…

Ce sont les flots du Pacifique qui roulent sans doute le corps du pauvre Hervé, entre les récifs de corail et les grèves inconnues d’îles maudites, à moins qu’il ne soit devenu la proie des requins et des monstres marins ; qu’importe à Yvonne, c’est ici qu’elle l’attend depuis des années, sans se lasser.

Parfois elle prêtait l’oreille, séduite, comme attirée par un son de cloche venant de la haute mer, et le chant jaillissait aussitôt de sa gorge, formant l’accompagnement de cette musique mystérieuse, pleurant à intervalles inégaux, montant de l’abîme, un tocsin énigmatique, un glas surnaturel sonnant les derniers moments de ceux qui luttaient là-bas, dans le vent et dans les vagues, contre la mort.

Ha glevaz-te, ha glevaz-te

. . . . . . . . . . . .

As-tu entendu, as-tu entendu

. . . . . . . . . . . .

Des inflexions souples, une modulation qui tâchait de se marier avec cette cloche résonnante et si impressionnante, cloche d’une bouée immergée à plus de sept milles au large de Pen-hat pour signaler la perfide chaussée de la Vandrée.

Au loin des hommes se débattaient contre l’enlaçante caresse de l’Atlantique, tentaient de fuir ses mortels baisers ; ici traînait, au ras des dernières baves de la géante altérée de vies humaines, la plaintive mélopée bretonne, suivant pas à pas le flot qui fuit, qui fuit toujours, contournant les rocs noirs et roux de l’énorme masse du Toulinguet, rebondissant sous l’écho des hautes grottes, où elles viennent remplacer le vacarme de tempête qui y grondait quelque temps auparavant.

Des heures passèrent sans que la jeune fille se lassât d’errer sur la grève humide, oubliant la faim, le froid, le temps, ne s’apercevant de rien, toute à son idée fixe qui lui faisait explorer les cachettes de la falaise, les creux d’eau, le fond des grottes.

Parfois sur ses lèvres, au milieu de la chanson, éclatait sans raison un rire terrible, un rire sans fin, à pétrifier le cœur dans la poitrine, à glacer le sang dans les veines, un rire qui bondissait, et, entre deux accès, un nom, toujours le même, lancé en appel :

— Jean-Marie-Hervé ?…

Ensuite d’autres chansons, des mots sans suite, des choses que voyaient seuls ses yeux fixes, flambeaux étranges éclairant des scènes que nul ne pouvait apercevoir, des visions se dessinant pour elle seule dans le jeu fou des nuées, dans l’enlacement compliqué des vagues se croisant devant elle, dans les teintes changeantes de la mer.

Elle parle, de sa voix coupée de brusques rires :

— Ils sont jolis, ils sont beaux !… Des amours, de vrais amours, je vous dis !… Ils sortent de leur maison, là-bas, tu sais bien, près du boulanger ! Ils se rendent à l’église !… Ah! ah! ah! C’est à mourir de rire ! Ah! ah! ah!… Ils ont dressé une chapelle ! Oh ! c’est splendide !… Tu dis la Proserpine, hein ?… Un beau bateau ! Il ira loin, au bout du monde !… On le recevra dans des palais, et il me rapportera des bijoux, des belles robes, tu verras !… La Vierge !… Tous les saints !… Ce sont eux qui font un bel accueil à mon Jean-Marie-Hervé !… Quelle belle cérémonie !… Ah! ah! ah! comme tu es drôle !… Ah! ah! ah!…

Maintenant le flot remonte, moins violent, moins grondant, et pourtant tout est noir, toujours noir. Pas à pas, Yvonne recommence sa promenade, laissant parfois la vague baiser ses pieds nus. Elle a retrouvé dans la salle l’empreinte de ses pas, elle se baisse pour les examiner, étonnée, ravie, murmurant :

— Il est venu, vous voyez !… Il a profité de ce que je n’étais pas là !… Oh ! comme je lui aurais fait un beau lit au fond de la grotte, un lit avec des goémons très épais, un doux lit de marine !… Il est venu !…

Peu à peu, les lames, plus longues, plus menaçantes, la chassent, et elle se tourne vers la mer, la main levée :

— Fi, la jalouse !… Tu veux me le reprendre ; tu ne l’auras pas !… Ce n’est pas bien, non !…

Son rire recommence, plus éclatant dans le rugissement moins fort de l’Océan :

— Ah ! ah ! ah ! ah !… à mourir de rire !… Ah ! ah ! ah ! ah !…

Elle interpelle de nouveau l’Océan :

— Il ne t’écoutera pas, va ! Tu as beau faire !… Je sais de belles chansons que tu ne sais pas, moi !…

Sa voix module, moitié caresse, moitié défi :

Ha glevaz-te, ha glevaz-te

. . . . . . . . . . . .

— Hein ?… Fais-en autant ?… ⠀

Elle prête l’oreille, semble écouter et rit bruyamment :

— Ce n’est pas ça, pas ça du tout !… Ah ! ah ! ah ! ah !… Tu as une trop grosse voix ; tu fais… hou ! hou ! hou ! hou !… Ça fait peur, cela !… Non, il ne t’écoutera pas !…

Le jour baisse, le temps s’assombrit rapidement, les nuées pèsent sur les flots moins secoués, bien que le vent continue.

Traquée par la marée montante, Yvonne est, comme le matin, au pied des dunes.

— Tu me chasses, mais je reviendrai !… Il est à mol, d’abord, à moi seule !…

Elle jette son appel :

— Hervé !… Jean-Marie-Hervé !…

— Yvonne !… Est-ce possible ?…

Un homme est près d’elle, un homme l’enlace de ses bras :

— Yvonne, ma chérie, me voilà !…

IV

Longtemps, on a pu suivre des yeux le canot de sauvetage : de temps en temps il apparaissait entre deux vagues, enveloppé de la neige des embruns, luttant de ses avirons qui battaient souvent à vide. Avant de tourner la pointe du Grand-Gouin, il a pu mettre à la voile ; il a dépassé les récifs du Toulinguet et s’est enfoncé en plein Atlantique, diminuant peu à peu, tout à l’heure coquille de noix, à présent point perdu dans l’espace, puis des brumes l’ont saisi, encotonné, et plus rien.

Le drame se passe là-bas, derrière un rideau de nuées épaisses, qui sont tombées du ciel, envahissant l’Iroise, traînant leurs voiles de crêpe entre la terre et la chaussée des Pierres-Noires ; rien que ce tapage énorme, incessant, des lames se brisant tout le long des côtes, rien que ce continu mugissement du vent soufflant en foudre.

De temps en temps une trouée se fait dans les brouillards, mais si courte, si passagère, qu’on distingue à peine quelques secondes le bâtiment en détresse et que nul ne saurait dire si les sauveteurs ont pu le rejoindre.

Une à une les heures glissent, sans que la tempête diminue de violence, d’intensité, et, malgré le grand jour qui est tout à fait venu, le temps reste aussi sombre, aussi lugubre, si bien que cette tristesse de la nature semble, à plus d’un, présage de mort, et glace les cœurs les plus énergiques.

La journée s’avance ; la mer, après s’être retirée très loin, laissant tout le port à sec, reculant jusqu’à la cale voisine du phare, revient, remonte plus rapide, avec son même grondement de furie, son même échevèlement des vagues.

Au large, toujours rien, une nuit anticipée de mauvais augure, quelque chose de fatidique et de mystérieux, comme une barrière dressée, séparant ceux qui sont restés de ceux qui sont partis, sans marchander leur vie, pour sauver ces autres vies en péril. Il semble que tout soit fini.

Un deuil immense écrase le petit port ; la stupeur des grandes catastrophes pèse sur chacun ; tout travail est suspendu. Les plus faibles restent dans les maisons, sans force, anéantis d’un tel désastre ; les autres vont et viennent sur le quai, parcourent la jetée, grimpent sur les falaises à pic du Grand-Gouin, atteignent le sémaphore de Pen-hat, poussent même jusqu’aux escarpements avancés du Toulinguet, cherchant à voir, se refusant à perdre tout espoir.

Dans les bouches un seul cri :

— Le canot est perdu !

Il y en a qui énumèrent les noms de ceux qui le montent, des dix canotiers de Corentin, accompagnant chaque nom de celui de la femme, du nombre d’enfants : des veuves, des orphelins, des foyers déserts !

Ces pitiés montent, grossissantes autour de celles qui ont là-bas un mari, un frère ou un père. Seul, Jean-Vincent-Corentin Garrec est célibataire ; une voix le fait remarquer :

— Il ne laisse personne derrière lui, au moins !

Mais une femme objecte, révélant pour la première fois le secret d’un amour qui commence à transsuder dans Camaret :

— Et Mariannik Guivarcʼh !

Héroïque, le visage pâle, les yeux rouges, retenant les larmes qui lui gonflent le cœur et soulèvent convulsivement sa poitrine, Mariannik, depuis le matin est sur pied, ne quittant la base du phare, où elle l’a aperçu pour la dernière fois, que pour aller s’asseoir sur les blocs énormes du Grand-Gouin, les mains jointes en une pose de prière, ses prunelles sombres fouillant le mystère du lointain.

Quand tous, autour d’elle, sanglotent et poussent des gémissements de désespoir, elle seule, résistant, espère encore, espère toujours. Elle songe, l’âme assombrie, vaillante quand même, se disant qu’il est revenu constamment victorieux de cette lutte avec la mer, que, cette fois aussi, il reviendra.

Il l’aime trop pour ne pas vaincre, pour ne pas s’arracher à ce dévorant Océan, pour ne pas accourir au-devant de celle qui voudrait enfin avouer sa tendresse pour lui !

Vainement son père a voulu la faire rentrer à la maison pour qu’elle prît un peu de nourriture, pour qu’elle se reposât ; elle a répondu, un sourire voulu sur ses lèvres blêmies :

— Est-ce qu’ils se reposent, eux ? Est-ce qu’ils songent à manger, eux ?

N’osant pas dire que, parmi ceux-là, un surtout la préoccupe, un seul l’attire vraiment.

Son énergie a redonné une sorte de courage au troupeau de femmes affolées qui l’entourent, qui la suivent, qui l’admirent et s’attachent à elle comme à la consolation suprême.

Des paroles d’espérance flottent maintenant dans la bouche de ces désespérées :

— Peut-être ont-ils attendu le retour de la marée ?

— Ils auront gagné le Conquet !

— Béniguet est plus près que Camaret !

— Ils sont à Molènes ou abrités dans l’anse de Bertheaume.

Mots de soulagement, croyances réconfortantes, baume adoucissant qui vient calmer un moment toutes ces plaies vives du cœur et de l’âme. Il semble à ces infortunées que cela doive porter bonheur de parler ainsi, et des invocations se mêlent à ces remarques, des appels à la Vierge, des vœux, des promesses d’aller en pèlerinage à Sainte-Anne-la Palud, à Notre-Dame-du-Folgoët, à Auray.

Tout à coup, Mariannik, penchée sur l’abîme, le bras droit étendu, désigne un point presque invisible, vers la pointe Saint-Mathieu, entre le Coq et la Basse-Beuzec.

— Regardez !

Balanec, la lunette au poing, déclare :

— Le canot !

— Sauvés !

Ce sont eux. Peu à peu le point se rapproche, grossit, bondit entre les montagnes d’eau où s’engouffrent ses voiles et bientôt on peut distinguer parfaitement la tête des sauveteurs. La mer consent à lâcher sa proie.

Pierre Guivarcʼh se frotte vigoureusement les mains :

— C’est pourtant sur ces mauvaises pierres que, dans la nuit du 18 décembre 1869, s’est perdue la Gorgone, corps et biens, avec le lieutenant Mage et 80 hommes d’équipage !… Des chiens de cailloux, tout de même !…

Il est quatre heures, la tempête commence à diminuer ; les canotiers, en deux sur leurs avirons, nagent vigoureusement pour aider à l’action de la voile, et déjà on peut exactement fixer le moment où ils entreront dans le port. Il y a plus de dix heures qu’ils sont en mer, et une émotion puissante emplit toutes les poitrines, en les voyant de retour après les avoir crus perdus.

Maintenant, tous sont à la joie du triomphe remporté, du nouvel acte sublime qui honore Camaret ; orgueilleux du bel orgueil des dévoués, en face de ces compagnons qui viennent ainsi de risquer leur vie, il leur semble que tous en soient, qu’eux aussi aient pris part à l’acte de dévouement, tellement ce sentiment est profondément ancré dans leur cœur, tant leur paraît naturel ce fait merveilleux, donner sa vie pour la vie d’un semblable, pour celle de l’inconnu, pour celle même de l’ennemi.

Type de la bravoure simple et sans emphase, fameux par ses nombreux sauvetages qui lui ont valu tous les diplômes et toutes les médailles, Tonton Corentin est là, debout à l’arrière, tenant toujours la barre de la même main infatigable et dirigeant adroitement le canot à travers les vagues bondissantes.

Au moment où il double le phare, avant de longer la jetée et de rentrer dans le port, il a le temps d’apercevoir, au premier rang, penchés sur le parapet, maître Guivarcʼh et sa fille ; il agite à bout de bras son suroît, jetant d’un cri qu’on devine plus qu’on ne l’entend distinctement dans la grosse colère continuante du vent et de la mer :

— Mariannik !

Suffoquée de joie, elle murmure tout bas :

— Corentin !

Le premier aveu au grand jour, à la face de tous, du tendre secret enfermé au fond de son cœur !

Déjà le canot, ses voiles carguées, file sous les bras robustes qui pèsent sur les avirons, et l’on constate qu’il ramène des naufragés, dont les uns aident à la manœuvre, les autres sont étendus inertes au fond du bateau.

Il coupe droit à travers le port, passant entre les barques de pêche sans les toucher, et vient ranger le quai, à la hauteur de l’hôtel de la Marine, celui que tient la veuve de l’ancien maire, la bienfaitrice et la doyenne de Camaret, Mme Dorso.

— Tante Rosalie ! crie Garrec de sa voix joyeuse, je vous amène du monde !

Prévenue, prête comme toujours au devoir, elle s’est avancée jusque sur la cale, suivie de sa fille et de ses bonnes. Elle joint les mains, apitoyée :

— Oh ! mes pauvres gens, comme vous voilà faits !… Entrez vite vous sécher et vous chauffer ; il y a grand feu dans la cuisine ! Allons, Périne, ma fille, conduis-les !…

Puis elle se tourne vers les canotiers ruisselants d’eau de mer, transis de froid :

— Et vous, mes enfants, la goutte vous attend ; Marie-Ange va vous servir. Ne flânez pas !

Certes non, ils ne flâneront pas ; il leur tarde trop de se débarrasser de leur attirail et d’aller se reposer un peu du rude labeur qui les a broyés durant tant de longues et mortelles heures.

Sur le quai, c’est à qui se disputera les naufragés, pour les vêtir, leur donner à manger, les loger ; le boulanger offre son four. Mais tante Rosalie ne veut entendre parler de rien de pareil ; c’est à elle que Corentin Garrec les a confiés, c’est elle qui veut les héberger, les nourrir, les réchauffer : tout est prêt pour cela et son hôtel contient assez de chambres et de lits pour eux tous. Si on veut apporter des vêtements de rechange, elle accepte de grand cœur, c’est la seule chose qui lui fasse défaut.

Ils sont une douzaine, tous matelots ou paraissant tels, parmi eux un petit mousse qui grelotte et dont les dents claquent.

— Dieu ! quelle pitié ! Pauvre gars !

Son cœur saigne, elle pense immédiatement à l’autre, à celui qui a disparu là-bas, en Australie, sans savoir pourquoi ce rapprochement lui vient à l’idée, et, le faisant passer le premier :

— Toi d’abord !

Elle lui fait avaler une tasse de vin chaud que sa fille apporte de la cuisine, et s’affaire autour de lui comme si elle était sa mère.

Ce sont les seuls survivants du vapeur brisé sur les Pierres-Noires, la Perle, un bâtiment de commerce arrivant du Brésil, à destination du Havre. Pris par la tempête en pleine mer de brume, il avait été saisi par un courant au moment où son capitaine, n’osant affronter le terrible chenal du Four par un pareil temps, essayait de se diriger sur Brest afin de relâcher, et, porté par la tourmente, était venu s’ouvrir en deux sur la Basse-Large. Quand le canot de sauvetage arriva, la Perle était en partie engloutie, et les douze hommes qui restaient avaient vu périr, sous leurs yeux, tous leurs compagnons, y compris le capitaine et le second, emportés par la même vague. On avait pu recueillir ces malheureux cramponnés dans les vergues et à bout de forces. Quelques heures plus tard, on n’aurait rien retrouvé.

Ils se pressaient autour de la cheminée, à demi perclus, presque inconscients, hébétés par l’atrocité des souffrances supportées, tendant aux flammes des mains rougies et des visages violacés, affreux à voir, avec des yeux où restait comme une persistante vision de cette mort qui les tenait déjà, quand Tonton Corentin et les hommes les avaient sauvés.

Ils écoutaient sans entendre ce qu’on leur disait, riaient d’un rire machinal, frottant béatement leurs doigts encore raides avec des gestes de bêtes heureuses, l’oreille inquiétée parfois par ce gros bruit râlant au dehors, et qui semblait les appeler, les réclamer, hurlement fauve de la mer, furieuse d’avoir laissé échapper cette proie.

Le premier qui s’arracha à cette torpeur était un homme robuste, les épaules larges, une face creusée par la fatigue, le vice ou la souffrance, avec de clairs yeux bleus et une barbe blonde très épaisse de la même couleur que la chevelure.

Il jetait autour de lui des regards étranges, examinant les objets, les figures des gens du pays avec une sorte de persistance gênante. Il écoutait tout ce que l’on disait sans en perdre une syllabe, semblant boire avidement les paroles sur les lèvres des Camaretois et des Camaretoises s’empressaient autour des naufragés : mais, par instants, une lueur furtive, quelque chose d’amer, de dur, d’acéré, allumait dans son œil une méchante expression.

Dès qu’il eut revêtu une vareuse épaisse, un pantalon bien sec et se fut coiffé d’un béret apporté par un voisin, il manifesta l’intention de sortir, grommelant entre ses dents qu’il voulait voir un peu le damné trou où cette sale mer l’avait jeté.

Cela ne fit pas bonne impression ; les gens du pays se regardèrent, ayant l’air de se demander quel bizarre personnage c’était là : sans doute quelque étranger, bien qu’il s’exprimât parfaitement en français.

Au moment où il allait passer le seuil de la porte, Corentin entrait ; leurs yeux se croisèrent.

— Hé ! l’ami, fit Garrec, la goutte ensemble, ça vous dit-il ?

L’autre avait eu un mouvement pour refuser, mais il se ravisa :

— Tout de même, et merci !… Je vous remets maintenant, c’est à vous que je dois la vie.

— Oh ! oh ! À moi et aux autres, allez !

Il insista :

— Si, si, je sais bien ce que je dis ; je me laissais aller, j’en avais assez !…

El dans un grommellement confus ce demi-aveu :

— Pour ce que ça va me servir, maintenant, la vie !…

Le verre vide, le personnage salua, fit quelques pas au hasard sur le quai, puis, semblant prendre une décision subite, fila du côté du bourg.

— Drôle de figure ! remarqua Marhadour.

— Bah ! expliqua Balanec, ça donne un coup, une aventure comme celle-là ! Il a l’air un peu toqué, le camarade, mais demain il n’y paraîtra plus.

De temps en temps, l’inconnu s’arrêtait devant une maison, lisait un nom tracé sur une boutique, à haute voix, comme pour l’enfoncer dans sa mémoire :

— Bozannec !… Le Goff !… Provost !…

Il semblait s’orienter, creuser des souvenirs, reprenant :

— Lehir, boucher !… Ah ! ah ! Jego, boulanger !… Tiens, Meilard, voilier !… Tous, tous !…

D’autres mots étaient mâchonnés entre ses dents serrées.

De loin des enfants le regardaient, le suivaient, attirés par ses allures, leur curiosité flambant, sous les cils blonds, dans les grands yeux éveillés, les yeux couleur de mer des Bretons de l’Océan. Une jacasserie criarde montait de cette marmaille, avec un tel entre-choquement des syllabes dures, qu’on eût dit les croassements précipités d’un vol de corbeaux.

Arrivé à la rue principale qui débouche sur le quai, entre la boutique du voilier et celle du marchand de tabac, en face même du fortin de Vauban, il s’y engagea sans hésiter, le remonta lentement, dépassa la Mairie, traversa la place abritée de grands arbres, atteignit l’église, à l’entrée même du bourg, et gravissant d’un pied nerveux, élastique, la route qui monte fortement, arriva, à mi-côte, au cimetière, dont il poussa la porte.

Une sorte d’hésitation soudaine sembla lui clouer les pieds dans le gravier fin qui formait une petite allée centrale au milieu des tombes semées régulièrement des deux côtés.

Machinalement il avait enlevé son béret, et sa main droite s’était levée à demi comme pour aller toucher son front, esquissant le premier geste d’un signe de croix ; puis elle retomba et une amère crispation plissa ses traits. Il examina d’un coup d’œil investigateur l’ensemble des croix, des monuments, croix de bois peintes en noir, ou en blanc, dalles de granit, plaques de marbre, simples tertres couverts de gazon, de fleurs.

Le cimetière de Camaret se dresse le long de la route qui sort du bourg pour aller à Crozon, avec embranchement vers le Fret. Ses croix, ses tombes, se détachent sur la mer et dominent le petit port, dont les barques s’aperçoivent de là, toutes minuscules et charmantes, sous la protection de la pittoresque jetée, avec sa chapelle, son fortin et son phare.

La vue est merveilleuse.

Ce jour-là, la mer blanche d’écume, le ciel noir, l’eau sombre, le jour baissant de plus en plus, tout prenait un aspect désolé, funèbre.

Le visiteur parut en subir l’impression ; il réprima un court frisson, en apercevant les vagues qui avaient failli si récemment l’engloutir, l’Océan qui lui aurait servi de tombe. Il avança à petits pas, lisant autour de lui les inscriptions ; brusquement il s’arrêta, tout le sang porté au cœur ; des croix noires entourées de couronnes, de souvenirs pieux, étaient devant lui, il lisait :

CI-GIT
THOMAS GUIVARCʼH
époux de Mme Périne Kérivel
décédé le 3 septembre 1878
âgé de 50 ans.

Puis, tout près :

CI-GIT
Mme PÉRINE KÉRIVEL
épouse de Thomas Guivarcʼh
décédée le 18 septembre 1878
âgée de 46 ans.

Il bégaya d’une voix sourde :

— Tous les deux ! Tous les deux !… La même année ! Le même mois !… Tous les deux !

Une larme glissa sur l’émail si dur de ses yeux bleus, une grosse larme, qui, roulant le long de sa joue, vint se perdre dans sa barbe blonde.

Ses fortes dents blanches mordaient ses lèvres, pendant qu’il restait, tête basse, comme pétrifié, lisant et relisant ces noms :

THOMAS GUIVARCʼH
PÉRINE KÉRIVEL

Puis, peu à peu, il parut se remettre, se débattre contre l’étouffement qui le prenait à la gorge ; il murmura :

— Si longtemps !… Il y a si longtemps !… Ils ont attendu, des années !… Et rien, toujours rien !… La mort !… Las d’attendre, d’espérer !… Oh ! la mort… Et moi !…

Son poing crispé se tendit, par-dessus les tombes, et menaça, là-bas, la mer, dont le grondement sourd arrivait jusqu’à lui ; il rugit :

— Gueuse !…

Son regard, plus avide, fouilla à côté ; une croix blanche s’y dressait, sur un mince et court tumulus d’enfant, tout parsemé de fleurs fraîches. Il eut une exclamation, un cri de terreur :

— Encore !… Est-ce que ?…

Mais il s’interrompit, épelant au fur et à mesure que les lettres frappaient ses yeux :

À la Mémoire
de
JEAN-MARIE-HERVÉ GUIVARCʼH
âgé de 13 ans
péri en mer
le 13 octobre 1867
Priez pour lui !
!!!

Il répéta, pensif :

— Péri en mer !…

Puis, enveloppant les tombes d’un dernier regard, fit résolument demi-tour et regagna la route ; mais, au lieu de rentrer dans Camaret, il se perdit à travers la campagne, allant droit devant lui, gravissant les landes, côtoyant des moulins, des enclos, des champs.

V


Ha glevaz-te, ha glevaz-te

. . . . . . . . . . . .

À travers les dunes, la chanson bretonne est venue jusqu’à lui, tandis que, sombre, l’œil sec, le cœur serré, pris à la gorge comme par des doigts crispés, il regardait autour de lui, reconnaissant les uns après les autres les objets qui l’entouraient ; là-bas, à gauche, le sémaphore de la pointe des Pois, les formidables montagnes rocheuses, cerclées d’écume, les Tas de Pois, dont il prononçait le nom breton avec une sorte de jouissance rétrospective :

Ar berniou pez !

Derrière lui, le sémaphore de Pen-hat ; à droite le Phare du Toulinguet, et il cherchait devant, à l’horizon, la ligne blanche trahissant les Pierres-Noires, où, sans doute, achevait de disparaître, à chaque nouveau choc, la dernière parcelle du bâtiment qui l’avait amené.

De nouveau ses poings se tendaient, menaçants, et sa voix grondait :

— Elle m’a tout pris, tout !…

Comme s’il eût perdu dans ce naufrage quelque fortune rapportée des pays lointains.

Doucement un murmure montait, derrière le capricieux vallonnement des dunes, comme venant de la plage, avec le grand bruit effrayant du choc des lames dans les cavernes de granit et le bris des vagues sur le sable fin ; il écouta attentivement, croyant se tromper, puis distingua des syllabes que tout son être sembla boire ainsi qu’une chose exquise.

La voix inconnue chantait, arrivant aux dernières phrases de la fameuse légende :

J’ai vu la blanche fille de la mer,
Je l’ai même entendue chanter.

. . . . . . . . . . . .

De ses lèvres, presque malgré lui, glissèrent les paroles finales :

Ses chants étaient plaintifs comme les flots !

. . . . . . . . . . . .

Klemvanuz tonn ha Kanaouen

. . . . . . . . . . . .

Et il songea, dominant une émotion étrange :

— La chanson de la ville d’Is, celle que je chantais toujours à Yvonne !… Se pourrait-il ?… Non, je suis fou : elle était trop jeune !… Une enfant !…

Mais, tout à coup, cet appel perçant le brouhaha des flots et des vents :

— Jean-Marie-Hervé !…

Tout de suite il l’a reconnue, il a deviné que ce devait être elle, la petite autrefois portée dans ses bras, la blonde mignonne dont il était l’esclave, le préféré, le jouet favori, et qui avait eu si gros chagrin au cœur, si lourdes larmes aux yeux, quand il était parti.

Que fait-elle là, seule sur cette plage déserte que balaie la tempête ? La pieuse superstition du pays lui revient ; il croit comprendre, il devine : lorsque tous ont désespéré, lorsque les autres sont morts, las d’attendre, elle seule a conservé la foi, quelque mystérieuse influence, traversant les mondes a gravé dans son cœur l’inébranlable espoir !

Alors, courant à travers les épineux chardons bleus, broyant sous ses pieds pressés les liserons, les grêles touffes d’herbes des sables, il avait marché devant lui, tout droit, et apercevant, bien que le jour tombât, cette forme de jeune fille, il avait répondu d’instinct, devinant qui elle était :

— C’est moi !… Me voilà !…

Il l’avait prise par les deux mains, essayant de retrouver dans ce visage de jeune fille les traits délicats, inoubliés, de l’enfant, et peu à peu, tandis que des larmes emplissaient enfin la cavité de ses yeux, adoucissant la dureté de son regard, il faisait :

— Oui, oui, c’est elle, c’est mon Yvonne, ma chère petite sœur adorée !

Il répétait ce nom, comme si ses lèvres eussent voulu savourer un fruit délicieux, s’accoutumer de nouveau à une saveur autrefois goûtée :

— Yvonne !… Yvonne !… Yvonne Guivarcʼh !…

La jeune fille approuvait silencieusement d’une inclinaison de la tête, regardant celui qui l’examinait ainsi et ne ressentant aucune frayeur de l’apparition si brusque de cet inconnu.

— Que te voilà devenue grande, ma chérie ! Que tu es jolie ! Alors, tu n’as pas oublié, toi, tu t’es souvenue toujours du pauvre exilé, du petit frère que tu aimais et qui t’aimait tant ! L’absence, les longues années sans nouvelles de lui, rien n’a pu effacer de ton cœur ton petit Jean-Marie-Hervé, n’est-ce pas, Yvonne ?…

Un sourire jouait sur les traits de la jeune fille, tandis que ses yeux fixes semblaient pénétrer dans les prunelles bleues de celui qui lui parlait, et y chercher très loin quelque vision chère ; la chanson, comme une abeille ivre de parfums, avait cessé de bourdonner sur sa bouche ; elle écoutait, remuée au plus profond de l’âme, toute la physionomie immobilisée dans une attention joyeuse.

— Tu ne me réponds pas, mignonne ?… Tu m’as pourtant reconnu, tu m’appelais tout à l’heure ; tu vois, je suis venu !… Il y a si longtemps, si longtemps !…

Sa main se portait, pesante, à son front comme pour en chasser des choses douloureuses ; mais il dompta son émotion, affermit sa voix :

— J’ai si souvent pensé à toi !… Oui, j’ai été coupable, oublieux ; mais j’ai été si puni, j’ai tant souffert, si tu savais !… Non, non, je ne puis pas raconter. À quoi bon revenir sur ce qui est passé ; à quoi bon remuer les boues malsaines qui m’ont pris, perdu dans ces pays de sauvages, dans ces régions de malheur !… À toi, à toi surtout, je ne peux pas dire !…

Une honte pesait sur ses yeux qui se baissèrent, sur ses épaules qui plièrent ; mais une énergie nouvelle le redressa ; il releva la tête, semblant défier le sort, il continua :

— On m’a cru mort, tout le monde !… Oh ! cette Proserpine, ça a été épouvantable !… Pas un homme n’a pu s’en tirer, pas un de ces rudes et durs matelots, qui riaient de moi et me battaient !… Seul, le mousse, le faible, a été épargné par les vagues, par les requins, et a été jeté sur la côte !… Puis, des aventures, sans nom, des souffrances, des entraînements !…

Il se tut encore, pour reprendre, mâchant les mots :

— J’étais si jeune !… Les mauvais exemples, l’or, la misère, les compagnons de tous les pays !… Oui, c’est tout cela qui m’a enveloppé, étourdi, un gouffre plus profond, plus terrible encore que celui où a disparu la Proserpine !… Alors, à quoi bon démentir ma mort, écrire, me souvenir que quelque chose me rattachait encore à la France !… Non, plutôt me tuer pour de bon, cette fois !… Et des ambitions, aussi ; la pensée de revenir très riche, pour toi, pour les vieux !… Les vieux, ils dorment au cimetière !… ils ne sont même pas devenus les vieux !… Et cela vaut mieux, puisque…

Son regard sombre chercha encore les Pierres-Noires.

— Au cimetière, il y a une croix blanche, toute blanche, c’est celle de Jean-Marie-Hervé, mon petit frère !… Il a péri en mer ; alors je l’attends, n’est-ce pas ?…

Interrompu ainsi, l’autre s’était arrêté, comme arraché à d’écrasantes pensées, et ses yeux examinèrent avec inquiétude la jeune fille ; il fit, étonné :

— Hein ! que dis-tu donc ?

Elle poursuivit :

— Tu ne l’as pas connu, mon petit Hervé, il était si doux, si joli, si bon !… Tous les jours je porte des fleurs au cimetière, mais je sais bien qu’il n’y est pas, va !… Il est sur la Proserpine, un beau bateau !… C’est lui qui me rapportera des cadeaux, des robes, des bijoux, tu verras !… Mais, voilà, tu ne sais pas ; c’est la mer qui le garde et il doit revenir à Pen-hat pour retrouver sa petite Yvonne !…

— Ah ça ! que signifie ?… Voyons, tu ne m’as donc pas reconnu ?… Tu me dis des choses que je ne comprends pas… Yvonne, mais c’est moi, ton Jean-Marie-Hervé !… Je t’ai effrayée peut-être !… Écoute, rassure-toi, c’est toute une histoire !… Je ne suis pas mort dans le naufrage de cette Proserpine, j’ai été sauvé, recueilli par les indigènes, prisonnier même chez eux ; puis j’ai pu gagner les villes, j’ai couru le monde, et me voilà, je reviens ; un vrai miracle !… J’étais sur ce bâtiment qui vient de périr dans l’Iroise, et j’ai été encore sauvé, mais cette fois par le canot de sauvetage de Camaret !… Personne, entends-tu, personne ne sait que c’est moi ! Toi seule, ma chérie, et je suis si heureux que ce soit toi la première !… Avoue-le, je t’ai fait peur, avec ma grosse voix, ma grande barbe !… Je suis un homme maintenant comme tu es une jeune fille ; nous allons si bien vivre ensemble !… Es-tu remise ? Réponds !… Tu m’effraies ! Qu’est-ce que tu as ? Pourquoi me regarder ainsi ?…

Hervé avait reculé d’un pas. À présent sa sœur lui paraissait toute changée, avec son perpétuel sourire dans sa figure calme, ses grands yeux impitoyablement fixes, qui semblaient ne pas le voir, mais regarder au-delà, avec une insistance qui le troublait.

Elle poussa une sorte de hurlement :

— Ho ! ho !… mon petit frère !… Jean-Marie-Hervé, ho !…

Le naufragé porta les deux mains à sa figure, le cœur sautant dans la poitrine, oppressé par une horrible angoisse, et murmura :

— Est-ce que ?… Oh ! mon Dieu ! Ces yeux luisants, cette insensibilité !… Elle ne m’entend pas !… Elle ne me voit pas !…

Yvonne posa ses doigts sur la rude main :

— Chut ! ne dis rien !… Une nuit il est venu me voir ; il était vêtu comme sur son portrait, avec le grand col bleu, tu sais, un joli, si joli petit mousse !… J’ai bien compris que c’était lui, va !… Il m’a parlé doux, d’une voix d’oiseau ; puis il est parti en faisant un geste de la main : « Au revoir ! au revoir !… » Tu vois, c’est qu’il reviendra !… Ah ! ah ! ah ! ah ! Qu’il était drôle, et gai ! gai… Ah ! ah ! ah ! ah !… C’est à mourir de rire !…

Un rire à donner le frisson, un rire qui fit perler des gouttes de sueur à la racine des cheveux d’Hervé ; il s’écria, épouvanté :

— Elle est folle !

Autour, la nuit tombait ; c’était comme une succession ininterrompue de voiles de deuil s’épaississant toujours, venant du large s’ajouter les uns aux autres pour ensevelir sous les mêmes ténèbres l’Océan et la Terre ; les bruits de la vague, bien qu’un peu apaisés, restaient rauques, et un râle sinistre traînait le long de la grève.

Devant eux, la masse chaotique de la mer ; sur eux la solitude impressionnante des dunes, où les trous pleins d’ombre s’enfonçaient en immenses cavernes : derrière eux, le mystère opaque de la lande.

Bien qu’endurci par ses nombreux voyages, par toutes les aventures qu’il avait eues, par les innombrables périls courus, Jean-Marie-Hervé sentit malgré lui une secrète terreur l’envahir, grimper le long de ses jambes avec une sournoise lenteur, comme si elle fût sortie de cette terre prédestinée, venir hérisser son épiderme, et lui entrer violemment au fond du cœur, au fond du cerveau.

Pour un moment il redevint le véritable Breton, superstitieux, tremblant, toujours si brave devant un danger visible, courant en héros à la mort, mais ayant la crainte innée des êtres surnaturels qui peuplent pour lui la lande, le marais, la dune, les bords de la mer, les ravins, l’obscurité.

Le rire de la folle sonnait plus âpre près de lui, et il avait instinctivement fait plusieurs pas en arrière, quand, sur la hauteur, vers le sémaphore, des feux brillèrent.

— Des feux follets !… Regarde, ils vont danser sur la bruyère !… Moi, je les connais !…

Yvonne semblait ravie.

Son compagnon secoua la terreur absurde qui l’accablait, et ricana, se moquant de lui-même :

— Ce sont des falots.

En effet, un groupe se dessinait sur la route, à présent éclairée ; Pierre Guivarcʼh, Tonton Corentin, Marhadour, atteignaient le commencement des dunes ; de loin ils aperçurent la jeune fille.

— La voilà ! fit le maître de port.

Marhadour ajouta :

— Elle n’est pas seule ; que diable ?… Celui-là ?…

Une seconde l’inconnu sembla hésiter ; puis, venant présenter son visage au falot de Garrec

— Celui-là, c’est moi, celui qui revient de l’autre monde !

— Hein ! le naufragé !… fit Corentin.

— Personne ne m’a donc reconnu ? demanda l’homme, qui ajouta aussitôt : Je suis Jean-Marie-Hervé Guivarcʼh, le petit mousse de la Proserpine !

VI

Quel événement dans Camaret ce retour de Jean-Marie-Hervé Guivarcʼh ! Dix-neuf ans qu’on le croyait mort, roulé par les vagues lointaines du Pacifique, la proie des poissons voraces, des requins, ces cercueils vivants ! Dix-neuf ans que nul n’avait plus entendu parler de lui ! Et ses parents étaient morts, minés peu à peu par le désespoir, par la conviction affreuse de son horrible fin dans ce naufrage de la Proserpine ! Et sa sœur Yvonne était devenue folle, sous l’assaut répété de ces grosses douleurs, dangereuses comme des lames de fond !

Puis, voilà que, tout à coup, au moment où personne ne songeait plus à lui, où son souvenir même, s’effaçait peu à peu, émietté par l’usure du temps, ne revenant plus qu’à de rares intervalles, il surgissait, solide, enforci, vivant.

— Garçon, j’ai pensé à toi ce matin, à mon réveil, en entendant le suroît souffler et la mer gronder, ce devait être un signe ! — remarqua Pierre Guivarcʼh les yeux pleins de larmes joyeuses, lorsque l’inconnu avait brusquement révélé son nom.

Quand le groupe, émergeant de la nuit, arriva devant l’hôtel de la Marine, le maître de port, poussant la porte et faisant passer Hervé le premier, cria à la patronne :

— Tante Rosalie, regarde-le bien, cet homme-là !

Un instant, la doyenne du pays resta hésitante, très émue, la lèvre tremblante ; puis, après l’avoir dévisagé sous la lumière tombante de la petite lampe accrochée au plafond, ses mains battant l’air, elle s’exclama :

— Sainte Vierge ! On dirait défunt ton frère Thomas !… Est-ce que les morts…

Elle se rapprocha, remarqua les émotions qui l’entouraient, devina tout, et ajouta, les bras ouverts pour une maternelle étreinte :

— C’est toi, mon fi !…

Malgré sa rudesse, le naufragé se sentit touché ; il alla à elle :

— C’est moi, tante Rosalie.

Chacun, ensuite, de se rapprocher du jeune homme, de scruter ses traits, de chercher à y retrouver une physionomie autrefois familière.

— C’est toujours ses yeux ! appuya Corentin. Hein ! nous avons assez joué ensemble pour que je le reconnaisse, pas vrai ?

D’autres s’en prenaient au nez, au front, aux mâchoires.

— Une fameuse barbe ! objecta Balanec.

— Oh ! pour ça, c’est plus un menton de demoiselle, comme du temps qu’il est parti pour son tour du monde ! dit en riant ce farceur de Marhadour.

Des femmes s’extasiaient autour de lui, et déjà on réclamait le récit de ses aventures ; mais il fut très bref, donnant en gros la narration de ce qui lui était arrivé, ne s’attardant pas aux détails et affirmant que cela n’avait rien d’intéressant.

Une opinion se forma, derrière son dos, qu’il avait dû en voir de toutes les couleurs dans ces sacrés pays de là-bas, où personne ne peut trop aller vérifier, et qui sont pleins d’aventuriers.

Il avoua n’être pas resté en Australie, avoir fait beaucoup de métiers : gardien de troupeaux, chercheur d’or, avoir voyagé dans l’Amérique du Sud.

— Hum ! hum ! Il ne dit pas tout, opina tout bas Balanec, en clignant narquoisement de l’œil.

Mais la nuit avançait, les épanchements, les curiosités se calmaient, et la faim venait, impérieuse : on ne songea plus qu’à souper.

Immédiatement Pierre Guivarcʼh réclama son neveu ; désormais il lui appartenait, rentrait dans la famille :

— Tante Rosalie, ce naufragé-là est pour moi !

Il l’emmena, tout remué de ce grand gaillard accroché à son bras, de cette vivante image de son frère, qui lui revenait de si loin, après tant d’années, pour ainsi dire d’au-delà de la tombe.

L’impression qu’il en ressentait était fort étrange, un peu complexe, inexplicable pour son cerveau resté naïf malgré l’âge et encore facile aux pensées superstitieuses. Peut-être, s’il avait eu une intelligence plus développée, s’il avait possédé cette faculté d’analyse sur soi-même que finissent par acquérir certains êtres cultivés, eût-il cherché à établir quelque corrélation magnétique entre son réveil vers la fin de la nuit, vers l’heure de la catastrophe, l’instantanéité avec laquelle son souvenir s’était alors porté sur ceux des siens qui n’étaient plus, et cette sorte de miracle du neveu tout à coup sauvé d’un nouveau naufrage, presque au port, à quelques milles de la patrie.

Mais, tombant sur lui sans explication possible, le fait le troublait. Il ne se sentait pas très à l’aise, doutant encore de ce prodigieux événement, voyant danser devant ses yeux la croix blanche du cimetière, la photographie surmontée d’un rameau de buis, et marmonnant en lui-même les inoubliables mots :

Péri en mer !

Était-ce bien un être réel qu’il avait là près de lui ? Au pays breton, on est défiant ; il y a de ces figures surnaturelles que l’on nomme des intersignes, en Cornouailles, et qui prennent exactement la physionomie, les allures, le costume du parent défunt, tel qu’il est au moment de sa mort !

À la dérobée, quand ils passaient devant la devanture éclairée d’un café, le vieillard examinait ce camarade, dont le mutisme ne contribuait pas peu à augmenter son trouble.

N’eût-il pas mieux fait de le laisser chez tante Rosalie, d’attendre encore avant de se jeter ainsi à sa tête, de le reconnaître avec tant de précipitation ! Alors il se fût assuré, au grand jour. Les intersignes n’ont pas la réputation de se montrer longtemps de suite ; ils arrivent, passent, disent quelques mots, puis s’en vont, disparaissent, — et c’est la preuve palpable que celui dont ils ne sont que l’image fidèle, vient de mourir, c’est comme l’annonce de sa mort.

Un combat se livrait dans le cœur et l’âme du maître de port. Sous son bras il trouvait bien réellement un bras de chair et d’os, un bras solide dont le biceps herculéen bosselait la manche de la vareuse ; il poussa un soupir d’angoisse lorsqu’il pénétra chez lui : qu’allait-il se passer ?

Mariannik était là, sur le seuil, déjà mise au courant de l’événement ; elle n’eut pas une hésitation, pas une crainte ; allant au jeune homme elle lui tendit ses joues :

— Ah ! cousin Hervé, quelle joie pour nous !

Les lèvres du naufragé se posèrent sur la peau satinée de la jeune fille, et une lueur de plaisir éclaira ses traits sombres, quand il dit :

— Mariannik !

Jamais il n’eût reconnu dans cette belle et robuste fille la petite bambine qui jouait autrefois avec lui et avec Yvonne : ses yeux se reposèrent sur elle avec une sensation de satisfaction et d’étonnement ; une exclamation jaillit, malgré lui, de son gosier contracté jusque-là :

— Comme tu es jolie !

— Ah ! dame ! Elle a poussé durant ton absence ! La voilà tantôt sur ses vingt-quatre ans.

Peu à peu, à mesure qu’il le voyait mieux aux lumières, Pierre Guivarcʼh secouait le frisson qui avait un moment traversé sa vieille chair bretonne ; il s’apprivoisait avec ce grand diable revenu de si loin, en le détaillant à l’aise, en constatant les changements opérés dans son visage tanné par les vents et les soleils de tous les pays, hâlé par les embruns de toutes les mers.

Il était bien de la famille, lui aussi, avec sa carrure, sa tête petite plantée dans de solides épaules, le nez en bec des Guivarcʼh, leur œil bleu clair ; lui aussi était oiseau de mer, mais avec quelque chose de moins épais, de moins empâté dans les allures. Seulement sa physionomie était aussi moins ouverte, moins franche, et la prunelle avait parfois de mauvais éclairs, comme des restes de tempête, une trace de la vie accidentée menée là-bas.

Autour d’eux Yvonne allait, venait, prenant parfois part à la conversation, l’air de comprendre, d’être au courant des choses ; puis s’oubliant dans un commencement de chanson qui montait tout à coup du fond de sa gorge pour rouler, monotone et berceuse, à travers les causeries.

Elle semblait avoir immédiatement pris en affection le nouveau venu, dont la présence ne paraissait pas la surprendre ; elle allait de temps en temps à lui, afin de lui conter mystérieusement quelque chose qui n’était qu’un composé de phrases décousues, sans suite, où il était surtout question du petit Jean-Marie Hervé, des mousses, de paroles entendues sur la grève ou dans la lande :

— Tu sais, disait-elle, je cause beaucoup avec les coquillages, moi, et ils me répondent !… Par eux je sais tout ce qui se passe au fond de la mer !… Tu ne le diras pas, jamais, jamais !… Chut ! tais-toi, tu as sa voix ?… Mon petit frère a parlé ; il est dans un beau palais de coquilles, où vont les poissons !… Ah ! ah ! ah ! que c’est amusant !… Tu es drôle, drôle !… Ah ! ah ! ah !…

Son rire reprenait, brisant le semblant d’ enchaînement de la pensée, et ce n’étaient plus que des phrases incohérentes, ou bien un récit fantastique, une belle légende sérieusement débitée, avec des : « Crois-tu ? » « Tu m’écoutes, au moins ? »

Hervé, encore inhabitué, tressaillait à la secousse sur ses nerfs de cette convulsion de gaieté ; mais Mariannik et son père étaient maintenant trop accoutumés au genre de folie de la pauvre petite pour y prêter attention : on la laissait errer à travers la maison, sans même s’occuper d’elle.

Ce fut d’elle enfin qu’il fut question entre les deux hommes, quand Yvonne, brisée de fatigue après cette rude journée, eût regagné son lit et se fût profondément endormie.

Alors Pierre Guivarcʼh raconta à son neveu les événements passés depuis son départ, depuis l’heure néfaste où l’on avait appris, en France, la perte de la Proserpine, corps et biens, la mort de son père et de sa mère, la folie de sa sœur.

La tête dans ses mains, les coudes plantés dans le bois de la table, Hervé écouta sans dire un mot, sans faire une observation ; à plusieurs reprises des larmes vinrent emplir ses paupières, mais il les écrasa du poing, rageusement, murmurant :

— Le malheur, toujours le malheur !… Ah ! je n’en ai pas encore fini avec lui !…

— Hein ! que veux-tu dire ? — interrogea le maître de port.

L’autre redressa sa face coléreuse :

— Je veux dire que je revenais en France relativement riche, que je voulais aller à Paris, que je voulais jouir un peu de ce que je rapportais, après tant d’années d’exil, et que ce damné naufrage m’a tout pris !… Je n’ai pu sauver que les quelques milliers de francs enfermés dans ma ceinture, le reste, une fortune, est là-bas, aux Pierres-Noires, au fond de la mer, où j’aurais dû rester !…

— Mon pauvre gars…

— Oui, sans Corentin, je ne revenais pas !… Mais j’ai pensé aux vieux, à Yvonne ; alors la soif de les revoir, de les embrasser, quand même !… J’ai été lâche, lâche !… Et… Et… Voilà !… Oh ! je suis trop malheureux, à la fin, c’est trop de misère !…

Cette fois, des larmes, un torrent de larmes, et ce cri : — Des tombes !… Une folle !… C’est fait pour moi !

— Allons, allons ! reprit Pierre, essayant de le calmer. Tu peux encore te tirer d’affaire, tout n’est pas désespéré. Reste ici, puisque le sort t’y a rejeté, tu achèteras un bateau, tu feras la pêche comme les camarades ; tu es jeune, fort, ça peut aller !…

Il ne disait toujours rien ; cependant, peu à peu, le calme sembla renaître en lui. Une sorte de sourire détendit ses lèvres ; l’image de Mariannik se dressa devant lui, séduisante, consolante, et quand son oncle l’eut conduit dans la chambre où il allait pouvoir reposer, il fit presque gaiement :

— Merci !

Quelque espérance lui rentrait au cœur, portée par cette jolie fille, dont la silhouette se fixa dans son cerveau, pleine de charme, chassant les sombres idées, et il s’endormit en rêvant au bonheur enfin retrouvé dans son pays natal, l’arrivée au port après une vie si terrible et si houleuse.

VII

Deux jours plus tard, à l’aube, Pierre Guivarcʼh et son neveu flânaient le long du quai, assistant au départ de la petite flottille camaretoise pour la pêche.

La tempête complètement disparue, la mer clapotait légèrement sous une jolie brise d’est-nord-est. Derrière la presqu’île de Roscanvel, le ciel débarrassé de nuages rougissait peu à peu ; des reflets d’une délicatesse exquise miroitaient dans les eaux du port, gagnaient plus loin la rade, découpant nettement l’originale silhouette de la vieille chapelle gothique et du fortin rouge, si curieusement plantés à quelque distance l’un de l’autre sur la jetée naturelle fermant le port, et qui donnent sa physionomie spéciale, tout à fait unique, à Camaret.

Une à une les barques s’envolaient, comme de grands oiseaux aux ailes sombres ou éclatantes ; on entendait un choc de chaînes remuées, d’avirons rangés le long des bordages, puis, la voile blanche, brune ou rouge orangé montait le long des mâts avec un gracieux mouvement flottant de quelques secondes, jetant un cri aigu et musical ; après quelques bordées, elle prenait le vent, s’enflait, et la barque noire, à la coque luisante de coaltar, filait, penchée sur le côté, coupant l’eau de son avant, au milieu d’un floconnement mousseux.

Toutes, une fois la jetée dépassée, le phare tourné presque au ras des pierres, piquaient droit vers la pointe du Grand-Gouin, se suivant régulièrement, allant souvent deux par deux, de conserve, et disparaissaient soudain derrière l’énorme falaise, comme si elles se fussent englouties, coulant à pic.

Insensiblement le port se vidait ; il ne restait plus qu’une dizaine de barques semées çà et là, barques de retardataires, de négligents, d’absents ou de pêcheurs ne comptant pas sur la sardine ce jour-là, malgré les pronostics favorables, et ne voulant pas se mettre en frais inutilement.

— Hé ! garçon, ce sera bientôt ton tour !

Sans doute le naufragé avait fait de plus beaux rêves, était revenu avec des ambitions plus hautes que de se mettre pêcheur comme ses anciens camarades, ayant aussi le désavantage de venir après eux, de ne pas connaître le métier depuis si longtemps oublié ; il fit contre fortune bon cœur :

— Il le faut bien !

— Oh ! dame ! tu aurais pu avoir mieux avec tout cet argent dont tu me parlais, faire le commerce de l’écrevisse ou du homard avec l’Espagne, l’Angleterre ; même prendre à ton compte une friture, devenir usinier ; mais, que veux-tu, il faut savoir se contenter de moins ! On arrive tout de même, malgré que les temps soient diablement durs et que la sardine trompe beaucoup au jour d’aujord'hui !

Le vieux secoua la tête, souriant à des souvenirs rétrospectifs, à des époques d’abondance où le poisson venait en quantité, du poisson de belle taille, où les usines le payaient gros et où la concurrence était moins forte.

— On en a vu de rudes, depuis que tu as quitté le pays. Quand on pense qu’en 1879, en 1880, encore, la sardine se vendait 60 et 70 francs le mille. C’était un prix cela, et on trouvait à gagner sa vie ; tandis que, maintenant, c’est la misère, en comparaison, et il y en a qui renoncent à mettre les filets dehors !

Comme le jeune homme devenait plus maussade, semblant se dire qu’alors il était bien inutile de tenter un métier aussi peu productif, l’oncle reprit :

— Bah ! il y en a qui trouvent tout de même leur vie ; demande plutôt à Tonton Corentin, un fameux celui-là ; fameux en tout, aussi fin pêcheur que fin marin !

— Tonton Corentin !

Il y eut quelque amertume dans l’intonation dont Hervé accentua ce nom, et il souligna à demi sa secrète pensée jalouse :

— On a toujours dit « Tonton Corentin », même du temps que nous étions gamins !

— Il le mérite ! déclara maître Guivarcʼh.

Cette affirmation augmenta la moue mauvaise qui plissait les lèvres du naufragé ; mais il se tut, l’esprit plein de défiance et de sourde rancune, sentant cependant la nécessité de ne pas trop se découvrir avant d’avoir repris pied dans le pays, beaucoup de choses ne lui étant pas encore connues sur la situation et les amitiés de chacun.

Une diversion se fit. Un petit homme trapu s’avançait, les jambes arquées, bouquet de poils grisonnants au menton, lèvres et joues rasées, la casquette enfoncée jusqu’aux oreilles, un mètre sortant à demi de sa poche :

— Bonjour, capitaine ! fit-il en abordant le maître de port.

— Bonjour, môssieur Le Gall ! Ma Doué, bonne rencontre, nous avons affaire justement à vous, mon neveu et moi !

Tout de suite il lui montra son compagnon :

— Le petit Hervé, hein ! Le reconnaissez pas !… Il a changé !…

Le nouveau venu tendit sa main calleuse de constructeur de barques, ses doigts couturés de cicatrices par le contact des outils tranchants comme des rasoirs :

— J’avais entendu raconter !… Oui, oui, c’est lui !…

— Il a besoin d’un bateau, d’un solide bateau pour la sardine.

— J’ai la chose ! assura Le Gall. Une occasion, tout prêt à mettre à l’eau ; ça sort du chantier ! Vous voyez là-bas sur le galet !

Il montrait une embarcation neuve, à laquelle les ouvriers mettaient la dernière main, devant l’usine du Styvel.

Aussitôt ils s’y rendirent tous trois, et le marché se débattit sans plus tarder ; il entra dans les détails techniques, vantant sa marchandise, en énumérant les avantages. C’était une excellente barque, commandée par un pêcheur de Morgat, qui, tout à coup, s’était trouvé dans l’impossibilité de la payer ; construite dans le genre de celles de Douarnenez, elle mesurait vingt-sept pieds au lieu de vingt-trois comme à Camaret. Finalement la chose fut conclue pour 1,550 francs.

Une fois cette décision absolument prise, il sembla à Hervé Guivarcʼh que sa situation était définitivement arrêtée, irrévocable ; c’en était fini de l’être errant, vagabond, qu’il avait été jusqu’à ce jour, sa vie aventureuse se terminait pour toujours.

Ce fut avec une sorte de gaieté tout à fait extraordinaire chez lui que, guidé par son oncle, il s’occupa immédiatement de compléter l’armement de son bateau, d’acheter, de commander les paniers, les voiles, les cordages, les barils, les filets, tout ce qui constitue l’arsenal varié du pêcheur : filets à mailles invisibles, de différents calibres, pour toutes les grosseurs de sardines ; filets à larges mailles pour la raie, le turbot, les anges, les postoques ; lignes pour le maquereau, la vieille, le lieu ; paniers à homards.

Une assez gentille maisonnette était à louer au Styvel, ce prolongement de Camaret, entre l’usine et le chantier du constructeur Le Gall, il la visita, et, la trouvant à son gré, la loua.

Désormais il redevenait Camaretois ; il lui sembla qu’il commençait une existence nouvelle, où tout paraissait lui sourire, et quand il rentra au bureau du port avec maître Pierre, il était transfiguré. Avec une explosion de joie sincère, il s’écria, en apercevant sa jolie cousine :

— Ah ! ma chère Mariannik, tu dois être mon bon ange, car tout me réussit ici ; j’ai dû laisser le mauvais là-bas, au fond de la mer !

Avant huit jours il serait installé, propriétaire d’une des meilleures embarcations, en possession de meubles que l’on commandait le jour même à Brest, et que l’un des bateaux faisant les commissions entre la ville et Camaret rapporterait à son prochain voyage. Il avait même décidé que sa sœur Yvonne continuerait à habiter avec sa cousine, afin de ne rien changer aux habitudes de la pauvrette, qui ne le reconnaissait toujours pas.

Le déjeuner fut presque gai, malgré l’attristante présence de la malheureuse inconsciente, dont les prunelles suivaient tous les mouvements d’Hervé avec une curiosité étrange :

— Peut-être qu’elle te devine ! fit Pierre.

Mariannik ajouta :

— Elle est si charmante, si douce, notre Yvonne ; son cerveau ne te retrouve pas, mais certainement, d’instinct, quelque chose en toi l’attire, son cœur te pressent, car jamais elle ne se préoccupe ainsi des nouveaux visages qu’elle peut voir !

Lorsque, dans l’après-midi, vers trois heures, on signala au loin le retour des premières voiles, Hervé, impatient, nerveux, attendait sur la jetée, à la base du phare ; au passage, il interrogea avidement le pêcheur qui rentra avant les autres, cherchant un présage dans sa réponse, demandant :

— Bonne pêche ?

— Six mille ! cria une voix joyeuse.

Il se sentit tout réconforté, plein de confiance neuve dans l’avenir.

Il y avait une abondance de sardines, telle qu’on n’en avait pas vu de pareilles depuis un mois. La bonne nouvelle courut rapidement à travers le pays, et le quai fut envahi gaiement par les femmes, les enfants, tandis que les agents des différentes usines se tenaient aux aguets jetant de loin des prix aux barques, au fur et à mesure qu’elles arrivaient.

Une femme surtout se montrait ardente, les mains en porte-voix, s’écriant :

— Trente-cinq francs et la goutte !…

— Dire qu’en 1871 ça se payait 75 francs ! grommela Balanec.

— Faut pas se plaindre, ça pourrait encore baisser, reprit un autre. Et du moment qu’on n’en est pas pour sa rogue, faut s’estimer heureux.

Les barques accourent en foule, sortant, tout à coup, par deux, par trois, de derrière le Grand-Gouin, comme si elles jaillissaient du rocher ; c’est une course rapide de grandes ailes de couleur, allant du blanc de la toile non teinte, au brun noir du goudron, au rouge du cachou.

Il y en a de plus rapides, qui gagnent sur les autres, les dépassent, glissent avec une vitesse prodigieuse vers la jetée ; beaucoup de celles-là appartiennent à des gens de Douarnenez qui ont profité, eux aussi, de ce passage de sardines et qui apportent, au plus près, à Camaret, leur pêche qui ne pourrait se conserver assez longtemps pour leur permettre de regagner leur port.

On les reconnaît à leur longueur, à la manière dont elles sont taillées pour la course, pour résister aux grosses mers, car, tandis que les Camaretois ne passent généralement que quelques heures en mer, il arrive aux Douarnenéziens d’y rester trois ou quatre jours sans rentrer. On les distingue aussi à leur mâture, les deux mâts un peu inclinés vers l’arrière, ainsi qu’à leur gréement plus compliqué, nécessitant d’amener les voiles chaque fois qu’ils veulent virer de bord. Les Camaretois ont des mâts tout droits et peuvent passer d’un bord à l’autre sans amener la toile.

Pressées, ardentes, elles viennent tour à tour déposer au quai les paniers ronds, dans lesquels on entasse les sardines, deux cents par panier.

Toute la cale est pleine du poisson d’argent, d’azur et d’émeraude, qui forme un merveilleux entassement d’écailles splendides et envahit tout le fond de la barque ; les pêcheurs prennent à deux mains, à même dans le tas, et comptent rapidement en les jetant dans le panier en forme de boule ; puis le panier est plongé dans la mer, égoutté et passé à ceux qui, sur le quai, les saisissent pour aller aux usines.

Parmi les plus favorisés, Tonton Corentin est rentré l’un des premiers, avec un chargement de 10.000, une journée de 350 francs.

Avidement, Hervé Guivarcʼh, penché sur le bord extrême du quai, plonge ses regards dans le ventre du bateau, analysant de l’œil cette richesse et se disant que bientôt ce sera son tour, que lui aussi ramènera ses filets emplis à craquer, et qu’il reconstituera cette fortune que l’Océan lui a volée, que l’Océan lui doit. Sa pensée ne s’arrête plus seulement à cette étroite idée de richesse ; un espoir a peu à peu grandi on lui et s’affermit à mesure que le calme renaît dans son cerveau troublé par la succession des événements.

Il a songé que cette maisonnette qu’il va meubler serait bien triste à habiter tout seul ; déjà un peu grisé par le bon accueil de sa cousine, se figurant qu’un sentiment plus doux que la pitié, plus tendre que l’affection naturelle pour un parent, la conduit vers lui, il sent son cœur battre à l’évocation du bonheur possible et se promet :

— Mariannik sera ma femme !

Justement il l’aperçoit, qui sort de chez elle et semble chercher quelqu’un sur le quai. Il va pour se diriger au-devant d’elle, quand, soudain, il s’arrête, pâlissant, la gorge serrée d’une affreuse angoisse ; ce n’est pas lui qu’elle voit, c’est à un autre que s’adresse son sourire, à Corentin Garrec.

— Lui ! fait-il d’une voix étouffée.

Toute sa joie a disparu ; un mauvais remous de colère, de jalousie, de haine, roule au fond de son être bouleversé ; c’est à dents serrées, les yeux brillants et durs d’une flamme féroce, qu’il gronde :

— Lui !…

DEUXIÈME PARTIE

I

Octobre est le moment du retour de la sardine, qui, après avoir, depuis mai, remonté vers le nord, pour y chercher des eaux plus fraîches, commence à fuir l’intensité grandissante du froid pour retourner à la chaleur. Aussi, les pêcheurs sortaient chaque jour pour aller tendre leurs filets et pouvaient espérer rentrer avec un chargement fructueux.

Hervé Guivarcʼh termina rapidement son installation, pressé d’aller prendre sa part de la bonne aubaine qui se présentait et de débuter dans une période avantageuse.

Quelques jours lui suffirent pour aménager sommairement sa maisonnette et achever l’appareillage de sa barque. Maintenant elle flottait en face de l’hôtel de la Marine, ses voiles neuves passées à la teinture et prenant l’air, peinte à neuf, reluisante de propreté. À l’arrière un nom se détachant en blanc sur le noir des planches vernies : Marie-Anne, un hommage à sa cousine Mariannik, sous le patronage de laquelle il la plaçait, et, comme numéro d’ordre, également répété sur les voiles, celui que le sort de l’inscription lui avait donné : 888, trois chiffres semblables, dont l’originalité ne lui déplaisait pas.

Il avait fallu peu de temps pour qu’il se remît ou, plutôt, parût se remettre au courant des habitudes, de la vie simple et peu mouvementée des pêcheurs ; les uns après les autres, ceux qui l’avaient connu autrefois étaient venus renouer connaissance avec lui, ayant une certaine fierté naïve à se montrer le camarade de celui que, dans tout le pays, on n’appelait plus que le Revenant.

Quelques-uns avaient d’abord résisté, ne voulant pas croire à la possibilité d’un pareil événement ; mais, peu à peu, ils avaient bien dû se rendre à toutes les bonnes raisons données, aux souvenirs d’enfance rappelés par Hervé, à l’évidence.

Pierre Guivarcʼh avait formellement reconnu son neveu ; d’autres retrouvaient en lui les traits de la famille, Balanec, entre autres, qui avait juré, sa chique poussée d’un coup de langue dans sa joue gauche :

— Ma main à couper, c’est Thomas Guivarcʼh tout craché, ce gars-là !

Enfin le naufragé avait pu raconter des particularités d’autrefois que lui seul pouvait connaître, prouver que le pays lui était familier, citer des noms, et si on n’avait pas fait disparaître la croix portant son nom au cimetière, c’est que lui-même avait insisté pour qu’on l’y laissât, par pitié pour sa sœur Yvonne, qui allait presque chaque jour porter là des fleurs ou des verdures.

— Ça pourrait bien te porter malheur, cette croix ! fit un pêcheur, tout frissonnant à l’idée de ce vivant, porté là-bas comme mort.

— Bah ! riposta Hervé, à cette insinuation du craintif Breton. — Je n’en suis pas moins bien portant pour cela, et solide, je te prie de le croire, Lagadec, d’autant que ça dure depuis des années et que je m’en suis pas plus mal trouvé, comme tu vois !

Quelque temps après, il lui arriva, en suivant Yvonne, d’entrer avec elle au cimetière et de s’arrêter en face de cette croix dont la vue l’avait légèrement impressionné, quoi qu’il en dit, la première fois qu’il l’avait aperçue. Cette fois encore, il eut un léger tressaillement, surtout en se souvenant de la phrase récente de Lagadec.

La jeune fille semait sur ce tertre, sous lequel rien ne reposait, des bruyères roses et rouges, des ajoncs d’or, toute une moisson parfumée cueillie dans la lande ; elle chantait le « Chant des Trépassés » :

Quand la mort frappe à la porte,
Tous les cœurs sont frappés d’effroi ;
Quand à la porte se présente la mort,
Qui la mort doit-elle emporter ?

. . . . . . . . . . . .

Son frère se mordit les lèvres, l’épiderme subitement caressé comme par un vent de mort, en écoutant cet air lugubre, dont les paroles sonnaient si sauvages et si rudes :

Pa sko ar Maro war ann nor,
Stock or c’halonou . . . .


Il tenta une épreuve, et, tout bas, insinua :

— Il n’est pas là, ma petite Yvonne, ton Jean-Marie-Hervé !

Elle sourit mélancoliquement, secouant la tête, et répondit, poursuivant la funèbre chanson :

Un drap blanc et cinq planches,
Un bourrelet de paille sous la tête
Et cinq pieds de terre par-dessus,
Voilà les seuls biens de ce monde qu’on emporte au tombeau !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hervé, malgré son endurcissement, son mépris de la mort, sentit un froid de glace couler par tous ses membres, et un juron gronda au fond de sa gorge :

— Le diable soit de…

Il n’osa achever, mordu par la superstition originelle, son sang de Breton de nouveau remué secrètement, comme le premier soir dans les dunes, en dépit du cynisme dont l’avaient cuirassé les années mystérieuses de son existence à l’étranger.

Les sinistres mots lui entraient syllabe à syllabe en plein crâne, roulant leurs rocailles armoricaines :

Eul linser wenn ha pemp planken.

. . . . . . . . . . . .

comme si le cercueil se fût dressé là, prêt à le saisir entre ses cinq planches.

N’osant rien dire, il était parti, se sauvant presque, poursuivi par le bourdonnement de deuil.

Du reste, la pauvre folle lui faisait pitié et le tenait sous une sorte de suggestion, dont il n’aurait pu au juste s’expliquer l’origine ; il eût tout fait pour lui épargner une souffrance, un chagrin. C’était là comme un lien du sang, plus fort que sa volonté, un souvenir lointain qui renaissait, le reprenait, redevenait en lui puissant et doux comme aux années d’enfance, lorsqu’il promenait la petite, la portait dans ses bras et ne trouvait jamais assez de gâteries, d’affection, de tendresse fraternelle pour elle.

Tout cela, depuis son retour, remontait sourdement en lui, l’étreignait à la gorge, l’arrêtait brusquement en plein cours d’une mauvaise pensée, d’un mot impie, d’une action méchante.

Quelques Jours seulement s’étaient passés et il avait senti grandir cette étrange domination de l’innocente sur lui, l’enveloppant comme un étroit filet aux mailles serrées ; il se soumettait, lui qui, depuis près de vingt ans, ne connaissait plus d’autre maître que lui-même.

Il eut d’abord quelque peine à recruter l’équipage qui lui était indispensable pour manœuvrer sa barque, trois hommes et un mousse. On se méfiait de lui ; on redoutait le regard dur de son œil si clair, que des nuages semblaient souvent troubler, et dans la limpidité duquel flottaient tout à coup des choses troubles, comme la lie de son âme, comme la demi-révélation de vilains actes, d’un passé lourd, incertain.

Mais la race camaretoise est si bonne, la population si foncièrement honnête et franche, que l’on attribua tout cela à l’influence des longues années passées en exil, dans l’amertume des terres étrangères, dans la souffrance des désespoirs ignorés. On revint à lui, avec la honte et le remords de cet instinctif mouvement de recul, on lui redonna la confiance, comme si, enfant du pays, il n’avait jamais quitté Camaret.

Trois des plus pauvres pécheurs, Lagadec, Tréboul et Kerbonn, acceptèrent de faire partie de la Marie-Anne et il choisit comme mousse un filleul de Garrec, Pierrik, un petit gars bien râblé, dur d’échine, souple, malin comme un singe et que, dans le pays, ses camarades appelaient par manière de plaisanterie le Macaque, en raison de ses grimaces, de ses yeux rapprochés, tout petits, de son agilité et de ses farces.

Alors il prit à son tour la mer. Au début il ne fut pas heureux ; on eût dit que, subitement, le poisson avait disparu. On avait beau jeter de la rogue, varier les appâts, c’est à peine si les barques revenaient avec quelques centaines de sardines.

Quelques-uns grognaient sourdement, faisant remarquer que cela avait justement coïncidé avec la première sortie de la Marie-Anne, et accusaient tout bas le Revenant de leur porter malheur.

Une certaine jalousie était venue de lui voir prendre la mer, lui, ce naufragé, avec un bateau flambant neuf, taillé à la manière de Douarnenez, meilleur marcheur que ceux de Camaret, plus rapide à se porter aux bons endroits et coupant en quelque sorte l’herbe sous le pied aux amis, leur volant leur pêche. Tonton Corentin, en présence de cette sourde hostilité, prit résolument parti pour Hervé Guivarcʼh, affirmant de sa parole qui faisait autorité :

— Il faut que tout le monde vive !

Il ajouta :

— La poisson reviendra, vous verrez ! C’est qu’on en a trop pris, ces temps-ci ; il se méfie !

En effet, sans aucune raison, quelques jours plus tard, la pêche reprenait en abondance, et, désormais, on cessa de croire à la funeste influence du Revenant.

II

À l’avant, deux hommes debout pèsent sur les avirons énormes, nageant vigoureusement contre le courant, et s’efforcent de maintenir la barque immobile à la même place, pour que le filet, tendu comme un rideau à la traîne, reste immergé toujours droit ; les mâts sont couchés, les voiles repliées et roulées, toute l’embarcation rasée comme un ponton.

À l’arrière, du geste superbe et régulier du semeur distribuant le grain fécondant, Hervé Guivarcʼh, de la main droite, puisant à pleines poignées dans un barillet placé sa portée, jette à droite et à gauche la rogue, comme une semence précieuse lancée au sillon de la mer, où elle doit germer aussitôt et donner une moisson instantanée.

C’est au-delà des Tas-de-Pois, en face de l’anse de Dinan, au large, assez loin en mer, sur les trois heures de l’après-midi.

Un temps grisonnant, aux nuages ronds roulant haut au-dessus de la mer, brumeuse par places, et, de temps à autre, éclairée d’un rayon de soleil qui traverse les voiles blanchâtres du brouillard. À peine une écume légère bouillonne autour de la Chèvre et du Chevreau, les deux écueils voisins de la Pointe de Dinan. L’eau très calme a une teinte plate toute grise, d’un gris d’étain en fusion, zébré çà et là d’une bande plus claire miroitante près des côtes.

Au loin un liquide laiteux, étrange, d’un vaporeux opaque, entre ciel et mer, sur lequel se dressent des quantités de voiles, barques de pêcheurs cherchant encore le poisson, paraissant flotter entre la cotonneuse lourdeur des nuages et la barre rigide de l’horizon, si bien qu’on ne sait plus si c’est le ciel ou l’Océan. C’est un effet singulier, un peu fantomatique, comme de barques défuntes courant des bordées dans des espèces de limbes, fantômes de bateaux qui auraient péri et que des ombres conduiraient.

Le soleil baisse de plus en plus derrière l’épaisseur blafarde, qui lui forme une sorte de linceul ; la Marie-Anne pêche, découpant la silhouette étrange de son équipage, en noir sur tout ce blanc.

Hervé a terminé sa besogne de patron, Lagadec et Tréboul manient toujours les grands avirons ; puis, au bout de quelques instants, des centaines de bulles d’air crèvent à la surface, un immense éclair d’argent luit entre deux eaux, et le filet coule à pic : le poisson est pris.

Doucement il est retiré, et tandis qu’un autre est immédiatement placé à l’arrière pour le remplacer, on secoue le premier, brasse par brasse, sans toucher la sardine prise par les ouïes dans les mailles ; ils savent bien que le moindre contact de la main suffit pour l’abimer.

Peu à peu tout le fond de la cale s’emplit et une satisfaction douce flambe dans les faces de cuivre rouge de Kerbonn, de Lagadec, de Tréboul, de Guivarcʼh et de Pierrik ; on aura de fortes parts au retour.

Le jour baisse ; les filets sont tous ramassés, l’embarcation est pleine. On remet les mâts en place, on hisse les voiles, et la Marie-Anne, s’inclinant sous la brise qui augmente, se dirige vers le Toulinguet, dont le profil se dessine au nord.

Elle est encore à la hauteur des Tas-de-Pois, lorsqu’une barque la rejoint et marche de conserve avec elle.

— La sardine a donné, hein ? lance une voix bienveillante.

Le patron s’arrache à l’engourdissement qui l’avait couché à l’arrière, la barre du gouvernail sous son bras gauche, dans une pose nonchalante ; il répond assez froidement :

— Dans les dix mille !

— Diable ! fait l’autre, presque autant que nous, nous faisons douze mille ! Mes compliments, Hervé, te voilà fameux pêcheur, maintenant.

— Ah !

Un ton de mauvaise humeur, puis un marmonnement confus, et, tout à coup, l’interrogation :

— Corentin, j’ai à te parler ?

— Comme tu voudras.

Le patron du canot de sauvetage donne un ordre, la Corentine vire légèrement et vient se coller, bord pour bord, à la Marie-Anne.

— Là ! que veux-tu ?

Guivarcʼh hésite un instant, comme ruminant ce qu’il va dire ; il jette un coup d’œil méfiant à son équipage, tassé à l’avant ; Pierrik, les dents plantées dans une miche de pain, dévore, sourd et aveugle à tout ce qui n’est pas son appétit ; Tréboul surveille les voiles, Kerbonn et Lagadec commencent à préparer les paniers de sardines, comptant méthodiquement les poissons cinq par cinq. Garrec s’est accoudé sur le bordage ; son camarade se penche vers lui, et les yeux dans les yeux, brusquement :

— Que penses-tu de la Mariannik ?

Les joues du pêcheur ont un peu rougi ; sa bonne figure s’éclaire, et, très gai, il riposte :

— Que c’est une belle fille, voilà !

— Ah !

— Une bonne fille aussi, comme on en voudrait une pour femme.

— Alors, c’est pour toi que tu parles, hein ? fait Hervé, une colère s’amassant au fond de ses yeux troublés, et ses doigts se crispant à la barre.

— Cela t’offenserait donc, que je veuille ta cousine pour femme ?

Il est tout étonné de cette flamme méchante qui jaillit des prunelles de son camarade et tombe sur lui. Guivarcʼh ne répondant pas, il poursuit :

— Mais il y a déjà longtemps de cela ! Tu n’étais pas ici, que j’y songeais !…

À cette allusion à son absence, le Revenant baissa la tête, tout assombri, et ses dents se serrèrent.

Oui, il gênait, il le sentait bien, et cela remuait de la haine dans son cœur, qu’on semblât le considérer comme un intrus. Pourtant, on ne pouvait pas l’empêcher de venir prendre sa place au pays natal, de vouloir aussi sa part d’air, de soleil, de bonheur, de vie dans cette société. Il se révoltait, se refusait à admettre que c’était lui qui, volontairement, pour des raisons inconnues, s’en était exilé durant tant d’années. Oh ! ce naufrage maudit ! Sans ce naufrage !…

Tout, il eût tout accepté, tout enduré ; mais quand ses passions étaient en jeu, il se rebellait. Cette fois, c’était de l’amour qu’il ressentait pour sa cousine ; il lui semblait impossible que cet amour ne fut pas réciproque, qu’elle ne vint pas à lui comme il allait à elle ; c’était sa parente, elle était de son sang, de sa famille, elle lui appartenait : en la prenant, on la lui volait.

Jusqu’alors, en dépit de ce qu’il avait surpris, de ce qu’il avait entendu dire dans Camaret, il savait bien que rien de définitif n’avait été prononcé entre son oncle et Corentin, entre ce dernier et sa cousine ; aussi espérait-il beaucoup.

Mais lui-même n’avait pas encore osé parler, rien révéler de cet âpre désir brûlant sa poitrine ; il enveloppait Mariannik de sa secrète passion sans l’avouer autrement que par ses prévenances, son affection, la chaleur de ses paroles. Elle devait deviner, le comprendre.

Les jours passant et n’amenant aucun événement, il s’était juré de s’en ouvrir directement à Garrec, à la première occasion. Dans les pays où il avait vécu, cela s’arrangeait ainsi entre hommes ; à eux de s’expliquer, de se battre au besoin, l’un supprimant l’autre. Un tas de mœurs sauvages dont le souvenir le dévorait, remontait en lui, en bouillonnements de lave volcanique.

Devant la calme simplicité des réponses de Corentin, il ne savait que dire, honteux de sa fureur, de sa jalousie, il insinua :

— Et si elle ne t’aime pas ?

Un large rire ouvrit la bouche de Garrec, montrant ses solides dents blanches, faisant trembler ses joues bronzées :

— Mariannik, elle !… Ah ! ah !… Tu rêves, mon pauvre camarade !… Bien que nous ne nous soyons encore rien dit, il n’y a pas besoin de paroles entre nous pour se comprendre, va !

— Tu l’épouseras ?

— Dès qu’elle aura dit oui, ce sera fait, cousin !

Une gaieté nouvelle le prenait, en donnant ce nom à celui qui deviendrait ainsi son parent par ce mariage.

Hervé ne répondit rien ; mais il appuya si rudement sur la barre, que la Marie-Anne bondit, fit une brusque embardée et faillit chavirer ; les barques s’étaient séparées.

Déjà, la pointe du Grand-Gouin dépassée, Camaret apparaissait dans le fond ; les derniers rayons du soleil couchant, rasant le sémaphore de Pen-hat, les hauteurs du Toulinguet, incendiaient la chapelle, le fortin et les falaises de Quelern, tandis que les façades des maisons entraient dans l’ombre du soir : le drapeau flottant au-dessus de la porte des usines indiquait qu’on achetait de la sardine.

Comme de grands oiseaux domestiques, inhabitués à passer la nuit dehors, les unes après les autres, les barques camaretoises glissaient le long de la jetée et, en passant derrière le môle, les longues ailes jetaient un dernier flamboiement avant de se reployer dans le nid tranquille du port.

Le Revenant, arrivé avant Corentin, sauta sur le quai et, l’œil fixé sur les fenêtres du bureau du port, murmura, ironique :

— Ce n’est pas encore fait !…

III

N’ayant encore personne pour tenir sa maison, Hervé continuait à venir prendre ses repas chez son oncle, éprouvant une sorte de douceur singulière, lui si longtemps privé des joies intimes de la famille, lui le vagabond, à se retrouver dans ce nid tiède, entre les deux jeunes filles.

Plus d’une fois il avait surpris, avec un frisson de contentement, les yeux noirs de sa cousine posés sur lui ainsi qu’une caresse, tandis qu’il racontait ce qu’il voulait bien avouer de ses souffrances, de ses misères, de sa vie à l’étranger. Certainement il n’était pas indifférent à celle-ci.

À cette pensée, un sang plus ardent brûlait alors ses joues ; ses yeux s’allumaient d’une flamme courte, concentrée, quand, à son tour, il la regardait, détaillant les traits réguliers de Mariannik, sa fine peau transparente, ses cheveux d’un noir bleu, frisant naturellement, toujours coquettement arrangés sous la petite coiffe blanche, qu’elle affectait de conserver, pendant que la plupart des jeunes Camaretoises l’abandonnaient peu à peu pour rester en cheveux ou porter chapeau comme les dames de la ville.

Elle se montrait pour lui d’une affection prévenante, qui encourageait insensiblement ses espérances. Aussi, malgré les bruits recueillis çà et là dans le pays au sujet de Corentin, malgré ce qu’il avait vu et entendu, il se disait qu’il ne lui serait pas difficile de l’emporter sur le pêcheur et de se faire préférer par sa cousine. Probablement cette amourette, seulement à son début, m’était-elle qu’un simple désir de fille en âge de mariage, sans racines profondes ? À lui d’aviser.

La courte explication qu’il venait d’avoir avec le patron du canot de sauvetage était un premier jalon planté dans ce but, un sournois moyen de tâter le terrain et de savoir si, de ce côté, il y avait danger ou facilité, si l’amour se trouvait solidement fixé dans ce cœur simple et grossier.

Il n’avait pu maîtriser, en s’assurant de cette dernière hypothèse, un mouvement de colère, de cette colère qui montait toujours si rapide, si terrible, en lui, à la moindre contrariété, au moindre obstacle mis à un de ses désirs ou de ses appétits ; mais intérieurement il songeait :

— C’est bon ! va toujours, nous verrons ! Espère un peu ; j’ai triomphé de bien d’autres que toi, et de plus redoutables !…

Un sourire passait sur ses traits, desserrait ses lèvres, au souvenir de ses bonnes fortunes de là-bas, des coins de terre inconnus d’où il venait.

Ce jour-là, en raison même de l’abondance subite de la sardine, le mille était tombé à vingt-cinq francs, les usines regorgeant ; encore, ce prix ne tint pas et descendit, au fur et à mesure de l’arrivée des bateaux. Rentrant parmi les premiers, Guivarcʼh et Garrec se trouvèrent au nombre des plus favorisés : après, ce fut une débâcle.

Une animation extraordinaire secouait la torpeur habituelle du port ; des quantités de barques accouraient toujours, venant accoster le quai ; d’autres se contentaient de jeter l’ancre, le long de la jetée, près du phare, en eau profonde ; parmi celles-là, rien que des gens de Douarnenez.

C’était une promenade continuelle, une sorte de navette ininterrompue entre les barques et les usines, situées l’une au Styvel, à côté du canot de sauvetage, les trois autres vers l’extrémité opposée de Camaret, à l’endroit où se trouve le bureau du commissaire de l’inscription maritime, et où s’amorce la route de falaises conduisant de Quelern à Roscanvel.

Par groupes de deux, de trois, les uns derrière les autres, bavardant et riant en laissant retomber pesamment leurs sabots sur les dalles du quai ou le cailloutis du chemin, les pêcheurs, le béret bleu sur leur chevelure en désordre, le menton mal rasé, la chique bosselant la peau de la joue, portaient, accroché à chaque bras par l’anse, le panier rond de deux cents sardines, et se dirigeaient vers la friture, qui avait acheté la pêche.

Ils arrivaient, la face aguichée, luisante, dans la satisfaction du gain à toucher, s’engouffraient par la grande porte béante, leurs pieds glissant dans le ruisseau d’eau ensanglantée et fétide roulant sans interruption hors de la fabrique en travail.

L’immense salle était en rumeur, voix de femmes jacassant à gorge perdue, chansons bretonnes remuant, sous la sonorité du haut plafond formé par le toit de tuiles rouges et de charpentes, des refrains monotones et dansants, où ronflait un vague écho de biniou, une aigre fusée de musette pleurarde. Parfois, l’une entamait tout à coup un air connu, que toutes reprenaient avec un étonnant sentiment musical.

C’étaient paniers sur paniers que l’on versait sans discontinuer dans la longue auge de bois pleine de sel, où l’on jetait les sardines à leur arrivée dans l’usine, avant de leur couper la tête et de les vider.

Un frétillement d’écailles d’argent coulait comme un fleuve d’un bout à l’autre de la vaste pièce, sous les mains expertes des friturières, en jupon court, en sabots, la coiffe blanche sans broderie enfermant leurs cheveux, le fichu de lainage, de cotonnade ou de toile de couleur croisé sur la poitrine, leur donnant un aspect uniforme.

Une odeur terrible montait, soufflant aux visages une écœurante exhalaison d’huile chaude, à laquelle se mêlait la senteur des énormes baquets, dans lesquels s’entassaient les détritus, la vidure des poissons, tout ce grouillement d’intestins et de têtes sanglantes, qui forme ce qu’on nomme le strong, et qui servira ensuite d’amorce commune pour affriander la sardine, appât bon marché, remplaçant mal la rogue, car il décompose plus vite le poisson.

Dans cette atmosphère empuantie, vivaient, gaies, insouciantes, ne semblant s’apercevoir de rien, une cinquantaine de femmes, de jeunes filles, dont les éclats de rire bondissaient incessamment d’un coin de la salle à l’autre, tandis qu’un vacarme continu houlait, composé de mille tapages divers, ébullition de l’huile bouillante, heurt des boîtes de zinc, tintement métallique, traînement des sabots cliquetant toujours.

Des lazzis, de grosses gaietés, des plaisanteries accueillaient les pêcheurs, qui, habitués à cette avalanche, répondaient dru et repartaient, de leur pesant dandinement de marins, s’arrêtant un instant au guichet de la caisse placée l’entrée, avant d’aller chercher d’autres pannerées de sardines.

À table, entre Yvonne et Mariannik, en face de Pierre Guivarcʼh, Hervé fut, ce soir-là, d’un entrain inaccoutumé. Tout en mangeant il additionnait son gain :

— Si ça continue quelque temps, j’aurai tôt fait de regagner le prix de ma barque.

— Oui, oui, ça donne fameusement en ce moment, reprit l’oncle : ça donne même trop, rapport à ce que le poisson n’est pas gros, et que les usines vont être encombrées pour des jours et des jours !

Yvonne interrompit, cessant de manger :

— Je travaille cette nuit, moi !

Hervé s’exclama, surpris :

— Comment cela ?… Toi, friturière. Mais je ne veux pas.

La folle secoua doucement la tête :

— Tu ne sais pas : elles ne peuvent rien faire sans moi.

Il allait la questionner encore, l’autre ne l’écoutait plus, commençant le cantique du Paradis :

Jezuz ! peger braz eo

. . . . . . . . . . . .

sans plus s’occuper de personne, toute à sa vie imaginaire.

Mariannik dut alors expliquer à son cousin que la jeune fille, sans être absolument engagée par telle ou telle usine, s’y rendait de temps à autre, les jours et surtout les nuits de grand travail, à cause de toutes les chansons et de toutes les histoires qu’elle savait :

— Tu comprends, cousin, tant qu’il y a de la sardine, il faut qu’on reste debout ; on ne se repose que quand il n’y en a plus… Oh ! tu as oublié nos habitudes, au milieu de tes voyages ; mais, rappelle-toi, c’était déjà ainsi autrefois.

— Yvonne en sait des chansons, beaucoup, beaucoup !… Alors, on l’écoute, et cela chasse le sommeil ! — appuya l’innocente, abandonnant son cantique et dont les yeux clairs semblaient voir, au fond de la chambre, quelque chose d’invisible pour eux.

— Je travaille pour elle ! voulut insister le jeune homme.

— Cela ne la fatigue pas, va, garçon, et puis, c’est son seul amusement : laisse-la faire, conseilla le maître de port.

— Si c’est ainsi, mignonne !… termina-t-il câlinement, et des deux mains il fit un geste dégageant sa responsabilité.

Il se souvenait maintenant de ces belles époques de grosse pêche, où, jour et nuit, sans arrêter, tandis que les pêcheurs sont en mer ou reposent, les usines fonctionnaient avec leur population de femmes allant et venant, toujours debout, par crainte des somnolences invisibles, leurs sabots clapotant dans les milliers d’écailles d’argent, dans l’eau ruisselant partout, d’un tapage plus vif et moins fort que les sabots des hommes.

Dans Camaret, le jour éteint, les maisons retombaient dans l’ombre confuse, les ténèbres se faisaient épaisses, d’une opacité de poix, lorsque la lune ne donnait pas ; seules, aux deux extrémités du pays, les fenêtres et les portes ouvertes des usines flambaient d’une clarté rousse, et, sous les quinquets fumeux accrochés de distance en distance, un remuement incessant de mains et de langues, toutes les friturières criant, chantant à tue-tête, pour ne pas se laisser gagner par le sommeil.

C’était comme une vision de son enfance remontant tout à coup devant ses yeux. Que de fois, gamin, il lui était arrivé de s’arrêter devant l’ouverture illuminée d’une friture, comme on appelle les usines pour confire les sardines, et, là, de regarder, d’écouter, bouche béante, retenant avec sa facilité de Camaretois, avec l’oreille musicale de tous les bambins de l’endroit, les airs et les paroles de ces chansons, dont le bourdonnement grondait, accompagnant le travail des mains.

Il avait bien remarqué qu’il y en avait une, presque toujours la même, qui donnait en quelque sorte le branle, entraînant ses compagnes : ainsi, c’était là le rôle de sa sœur.

Nulle, en effet, n’eût pu lutter avec Yvonne sur ce chapitre ; son répertoire était si varié, sa voix si douce et si juste, son courage si tenace, que les propriétaires d’usines la réclamaient, chaque fois qu’il y avait une nuit à passer après une journée déjà très fatigante, ou lorsque les friturières avaient déjà veillé la nuit précédente.

— C’est toujours le même prix ? demanda-t-il, songeant au gain des travailleuses.

— Deux francs le mille ! — appuya Pierre, qui ajouta : — Cette semaine, une bonne ouvrière va pouvoir se faire sa pièce de quarante-cinq francs. Un dur métier, mais qui rapporte !

Hervé souriait de nouveau, le visage tourné vers Mariannik, une douceur inaccoutumée dans les yeux ; il fit, d’une voix lente, appuyée, comme s’il eût voulu la faire pénétrer plus avant :

— Que cela dure encore, et je pourrai songer à m’établir… chez moi !

— Hein !… Tu songes à nous quitter ? demanda l’oncle. Et que diable feras-tu tout seul ?

— Dame !… Il me faudrait… une femme !

— Tu trouveras ; Camaret ne manque pas de filles à marier. Et aux environs donc ; je sais quelque chose de fameux, pas loin, à Kerlocʼh : une jolie fille, celle au père Moal, la Bernardine !… Tiens, si tu veux…

Le Revenant leva la main :

— Oh… pas si vite !… Je puis attendre ! Je suis difficile, très difficile !…

— Le fait est que tu as pu avoir le choix, là-bas, dans tes pays du diable ! grommela le vieillard, légèrement vexé.

L’autre continua d’une voix attendrie, presque suppliante :

— J’en veux une qui ressemble à Mariannik.

La jeune fille le regarda, surprise, et une rougeur monta à ses joues habituellement pâles ; mais déjà le jeune homme s’occupait d’Yvonne, ne paraissant plus faire attention à sa cousine :

— Tu sais, petite sœur, je te conduirai à l’usine.

Mariannik se leva, sous prétexte de desservir, en réalité pour secouer le mauvais engourdissement que, brusquement, les paroles d’Hervé avaient jeté comme un lourd filet sur elle, et, aussi, pour échapper à ses regards, sous lesquels des flammes lui couraient à la surface de la peau, en brûlures.

Pierre Guivarcʼh paisiblement fumait une pipe, riant à des choses qu’il évoquait du fond de sa mémoire, et, posant la main sur l’épaule de son neveu :

— Le mariage, drôle de chose, des fois !… Ça me rappelle Nouka-Hiva, où je fus en 1854… T’as été par là peut-être ?…

Le jeune homme fit un geste négatif.

— Eh bien ! les naturels venaient d’y manger sept artilleurs, ah ! mais, tel que je te le dis, va !… Un seul avait échappé. Mis dans une cage pour être engraissé, il avait occupé son temps à fabriquer de petits moulins à vent. Sais-tu ce qui arriva ?… Le chef, séduit par ces diables de machines, lui a donné la main de sa fille. En voilà un mariage !… Des temps se passent, lui guettant toujours une occasion de quitter ce dangereux pays ; enfin il nous voit arriver et arrange son affaire. Il entraîne sa femme, avec l’air de se promener, riant, causant, car il avait appris leur gazouillement, et, une fois près de la mer, se sauve à toutes jambes, se jette à la nage et rejoint un de nos canots… Ces naturels, il faut dire, avaient une taille formidable ; on en faisait monter quelques-uns sur le navire pour les faire danser. Tu ne te marieras pas comme cela, ah ! ah ! ah !

— Tu en as de ces histoires ! répondit Hervé.

— Tant que tu voudras ; c’est pas comme toi, toujours, tu ne dis rien ! Pourtant, tu as voyagé, que je pense ?

— Bah ! moi, ça n’est pas amusant, pas des choses à intéresser !…

Ses sourcils se fronçaient malgré lui, et voyant que, de loin, Mariannik semblait l’examiner, essayer de comprendre ce qu’il voulait dire, il repoussa sa chaise et fit :

— Allons, Yvonne, quand tu voudras venir ?

Ils sortirent ensemble.

— Drôle de garçon, on n’en peut rien tirer ! murmura Pierre Guivarcʼh en soliloque.

Il se tourna vers sa fille, questionneur :

— Il voudrait une femme comme toi ; qu’est-ce qu’il a voulu dire par là ? Il est si étrange avec ses phrases à choses cachées dessous !…

Mariannik eut un frisson, et sans répondre, songea :

— J’ai peur de le savoir !

IV

Seule dans sa chambre, Mariannik va et vient, sans pouvoir rester un moment en place ; elle prend un bas qu’elle essaie machinalement de continuer, mais ses aiguilles s’immobilisent, le tricot échappe de ses doigts, et, ses yeux noirs droit devant elle, elle regarde sans voir, la pensée dans du rêve, sentant sa solitude s’emplir de choses qu’elle n’a pas appelées et qu’elle voudrait fuir.

Par instant, elle passe la main sur son front d’un air las ; entre les deux couchettes enveloppées de leurs rideaux blancs, elle se trouve comme perdue, abandonnée ; elle a du regret de n’avoir pas près d’elle, ainsi que d’habitude, sa cousine Yvonne : le caquetage de l’innocente, ses chansons, eussent, apaisé ces mouvements de son âme.

Du trouble envahit son cœur, soulève à gros soupirs son corsage sous le fichu croisé, car cette évocation d’Yvonne ramène plus net devant elle le souvenir de Jean-Marie-Hervé.

Tout vient de là, elle le devine bien. Cette conversation de ce soir, l’insinuation caressante qui l’a terminée, lui ont brusquement ouvert les yeux ; la tendresse dont l’entoure son cousin n’est pas, comme elle l’a cru jusqu’à présent, une affection purement fraternelle : elle s’est transformée en amour.

Sa nature simple et primitive, livrée à ces choses subtiles, à cette sorte d’analyse irraisonnée d’elle-même, est profondément bouleversée, en proie à un trouble qui va grandissant, s’étendant à tous ses actes comme à toutes ses pensées.

N’a-t-elle pas involontairement encouragé ce sentiment par l’accueil qu’elle a fait à ce parent si étrangement retrouvé, à ce jeune ami d’enfance, qu’elle se rappelait à peine, mais dans le souvenir duquel elle avait été presque constamment bercée, grâce à Yvonne, grâce aux mille petits faits de leur existence en commun ?

Que de fois elles ont parlé ensemble du pauvre disparu, l’une consciente, l’autre inconsciente des confidences échangées ! Que de fois le cœur de Mariannik s’est ouvert à fond, avec un sentiment d’apitoiement si facile, si prompt, si prenant chez les femmes, lorsqu’il était question du naufrage de la Proserpine ou lorsqu’elle voyait, au cimetière, la tomba vide de l’infortuné cousin.

Comment se faisait-il que, depuis son retour, elle n’ait encore eu aucune de ces réflexions qui, en ce moment, l’assiègent comme un vol d’oiseaux brusquement arrachés à leur profonde retraite !

Tous les jours elle le voit, tous les jours ils prennent leurs repas à la même table, tous les jours, elle cause, elle rit avec lui, éprouvant une joie sincère à se trouver dans sa société, mais n’ayant jamais prévu qu’un danger pouvait se cacher sous cette quotidienne fréquentation.

Pour la première fois elle en a conscience, et une vague sensation de frayeur commence à la glacer.

Qu’a-t-il pu espérer ? Que croit-il ? Que veut-il ?

Tour à tour ses joues deviennent rouges ou plus pâles encore que d’habitude ; ses doigts se crispent sur son ouvrage et, pour se défendre, pour mieux lutter, c’est le nom de Corentin Garrec qu’elle appelle.

Celui-là, elle l’aime ; si, jusqu’à présent, il n’y a pas eu entre eux d’engagement absolument solennel, de formelle promesse, leurs yeux se sont rencontrés dans la même pensée, dans le même espoir, dans le même désir ; leurs cœurs sont d’accord : elle sera sa femme.

Cela suffit à établir mentalement en elle un parallèle entre les deux hommes ; elle voudrait s’y opposer qu’elle ne le pourrait pas.

C’est la face souriante et franche du patron du canot de sauvetage qui lui apparaît d’abord, avec ses doux yeux bleus dans son visage cuivré, avec son grand air de santé et de force, avec sa grosse simplicité un peu rude, qui ne cache aucun dessous équivoque.

Elle l’aime pour sa carrure mâle, pour son honnêteté, pour sa force, pour son ardeur au travail, pour sa bonté, pour ce dévouement de tous les instants, qui est comme son essence, qui ressort de ses moindres actes, lui faisant risquer constamment sa vie pour sauver celle des autres. De l’admiration se mêle à son amour, une certaine fierté de devenir la femme de cet homme, à l’héroïsme si humble, si peu montré, dont elle apprécie mieux qu’une autre la grandeur et la beauté, à cause de l’éducation un peu plus relevée qu’elle a reçue et qui la met au-dessus des autres femmes de pêcheurs.

Certes, avec lui, elle aura à trembler, à craindre pour cette vie qui semble appartenir aux autres plutôt qu’à lui-même ; mais, elle aussi a le cœur haut placé, en vraie fille de la mer, et elle a confiance dans la chance, dans la vigueur de ce hardi lutteur de l’Océan, de cette âme insensible à la crainte, comme si quelque chose de ce courage se reversait un peu en elle-même.

Elle se complaît dans cette pensée qu’elle sera sa compagne, que c’est elle qu’il retrouvera au retour de la pêche, et qui tiendra sa maison, qui contribuera à lui rendre l’existence heureuse et douce ; elle aura ainsi sa part de l’universelle estime dont jouit Corentin Garrec.

Une émotion très tendre glisse au fond de son cœur, à cette évocation de Tonton Corentin, le type du dévouement simple, de l’abnégation, sorte d’incarnation humaine du chien de Terre-Neuve, allant au danger, à la mort, ainsi que d’autres vont au plaisir ; Tonton Corentin, un admirable résumé de cette race de pêcheurs, race de granit, rude comme les dolmens, rude comme les roches de la côte, d’autant plus dures, plus fortes, qu’elles sont davantage battues par le fouet des lames, par le heurt terrible des grandes tempêtes.

Mais voilà que, sournoisement, en regard de celui-là, se dressait la figure troublante de Jean-Marie-Hervé, auquel son sobriquet macabre, le Revenant, ajoutait du mystère, rendant plus impressionnante sa personnalité, comme si, réellement, il fût revenu d’endroits que nul ne connaissait, qu’il rapportât le secret de choses presque sacrées, celles que personne n’a jamais sues et qui viennent d’au-delà de la Mort.

C’étaient des traits plus jolis, moins taillés à la hache que ceux de Corentin, une finesse de la peau sous le hâle, une façon plus coquette de la barbe blonde, des mains moins rudes, moins épaisses que les pauvres gros doigts raidis, couturés de cicatrices, cent fois blessés, du sauveteur, une allure plus distinguée dans les mouvements du corps, malgré aussi de puissantes épaules, une carrure héréditaire chez les Guivarcʼh, ces oiseaux de mer de la sauvage et rocailleuse pointe du Raz.

Il semblait ainsi d’une condition supérieure à celle de son ancien camarade d’enfance, lequel était toujours resté un simple, ayant fait son temps de service à l’État comme matelot, ayant quitté quartier-maître sans aspirer à un autre grade, puis ayant consacré sa vie à la pêche et aux sauvetages. Lui, au contraire avait une mine dégourdie d’aventurier des grands espaces, de coureur de mers, avec des trous sombres et inquiétants dans son existence passée, dans ces vingt années obscures ; cela avait un attrait, un aimant qui dirigeait vers lui, presque sans résistance, sous l’attirance violente de la curiosité.

Sans presque savoir ce qu’elle faisait, Mariannik ouvrit le coffret où Yvonne enfermait ce qu’elle appelait ses reliques et, éclairée par la flamme vacillante de la bougie, une photographie se trouva entre les doigts de la jeune fille : elle l’examina avidement.

C’était lui enfant, lui, Jean-Marie-Hervé ; on le retrouvait tout entier, avec quelque chose de moins sûr dans les yeux, mais son air gentil, mélancolique, la forme de son visage, le nez, la bouche.

Ses prunelles, soudain prises, fondaient dans ces prunelles pâles de la photographie, se laissaient entraîner.

— Tu ne dors pas encore, Mariannik ? interrogea une voix derrière la porte.

— Si, père tout de suite !

Vite, elle souffla la bougie, et rejeta le carton jauni dans la petite boîte, le cœur battant d’avoir été ainsi surprise, toute troublée.

Elle se déshabilla à tâtons ; mais, une fois glissée entre ses draps, ne put dormir, les paupières ouvertes sur la figure, impossible à chasser, de ce Revenant.

V

Rouge dans le sombre de la nuit, ses fenêtres vomissant un brouillard de lumière sur le quai, son ruisseau gonflé dégorgeant par la porte ouverte l’eau sanguinolente qui venait de laver le poisson, sa haute cheminée roulant sous le ciel une âcre fumée, la friture était en pleine activité, comme si toute la vie, toute la gaieté du petit port se fussent réfugiées là.

Dehors, tout noir, d’un noir épais de goudron, noyant la masse des maisons englouties dans le sommeil, endeuillant le port, sans qu’il fût possible de distinguer les centaines de mâts légèrement bercés par le flot, effaçant la jetée, la Chapelle, le fortin, les côtes ; seulement, au plus profond de cette encre, quelques points de feu mouvants, l’œil rouge ou vert des bricks en rade, et, très loin, l’étoile blanche du Petit-Minou, indiquant les falaises du Léon.

Rien autre, rien que la nuit, et une sensation d’immensité accrue par la caresse brutale du vent du large, une sensation de sombre chaos, où passait un rude et monotone murmure, le râle traînant de la mer dans les galets, sous un ciel invisible, sans lune, sans étoiles, opaque comme le Néant.

Sa sœur Yvonne conduite jusqu’au seuil de l’usine, des heures, pensif, Hervé Guivarcʼh resta sur le quai, remué d’émotions jeunes, plongeant son esprit dans l’abîme de ses souvenirs, en écoutant tantôt l’incessant tapage des travailleuses, tantôt la voix grave de l’Atlantique.

Des exclamations de plaisir avaient accueilli l’entrée de l’innocente ; de tous côtés des exclamations amicales l’appelaient :

— Yvonne, par ici, mon amour !

— Mon cœur, je t’ai réservé une belle place !

— Yvonne, vite une chanson !

— Yvonne, une belle histoire d’autrefois !

Yvonne par-ci, Yvonne par-là ! Elle n’eût su à laquelle entendre, si l’une des contremaîtresses n’était venue la prendre par la main pour la placer au centre même de l’usine.

— Là, bien que mêlée aux friturières, paysannes massives, à la taille carrée, aux hanches lourdes, à la tournure sans grâce, elle s’en distinguait par sa fine tête d’inspirée, par ses yeux en étoiles et surtout par sa voix mélodieuse dominant le tumulte des autres voix.

Sans se faire prier, sitôt installée devant l’auge pleine de sardines, après avoir paru chercher un moment dans sa tête, levant son couteau de bois pour donner le signal, elle commença la ballade du seigneur Nann et de la Fée, annonçant en langue bretonne :

Aotrou Nann hag ar Gorrigan.

Toutes, attentives, bien que connaissant de longue date cette légende du seigneur qui, revenant auprès de sa fiancée, après une longue absence, rencontre une Korrigan, refuse son amour et meurt, tué par le sort qu’elle lui a jeté, poursuivaient activement leur besogne, reprenant le refrain plaintif ou écoutant la mélancolique chanson :

Dites-moi, ma belle mère, pourquoi les cloches sonnent-elles ?
Pourquoi les prêtres chantent-ils en bas, vêtus en blanc ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’était comme le souffle embaumé et mystérieux de la lande passant à travers la grande salle, chassant pour un moment les senteurs fortes de l’huile chaude, les fétides exhalaisons du travail de la confiserie.

L’usine entière bourdonnait comme une ruche sous la surveillance et la conduite de sa reine ; vives, les mains plongeaient à même le sel et les écailles d’argent, pour saisir le poisson, dont la tête et les entrailles sautaient du même coup sous les couteaux de bois usités pour ce travail ; puis, c’était le lavage à grande eau pour débarrasser la sardine de toute souillure, l’exposition de quelques instants sur les claies de fil de fer, où elle doit sécher.

D’autres, incessamment, plongeaient au fur et à mesure ces paniers à claire-voie dans des bassines d’huile bouillante pour faire frire un moment le poisson ; une fois égouttés, ils étaient renversés sur de longues tables de bois de chaque côté desquelles se tenaient assises des ouvrières occupées à ranger en tas serrés les sardines dans les boîtes.

Il ne restait plus alors qu’à les porter sous les robinets d’huile pour les emplir et à les remettre, dans la pièce attenante, aux soudeurs, des hommes qui, les outils en main, n’arrêtaient pas de fermer hermétiquement les boîtes.

Yvonne terminait la ballade :

Elle se jeta à deux genoux et ne se releva plus !
Deux chênes s’élèvent sur leur tombe,
Et deux colombes blanches sur les branches.

Aucune ne semblait s’apercevoir de l’odeur écœurante au milieu de laquelle elles se trouvaient et qui venait violemment frapper aux narines Hervé, maintenant déshabitué de cette atmosphère affadissante, composée d’éléments si divers ; aucune ne paraissait sentir la fatigue.

Il finit cependant par se lasser de ce spectacle toujours le même ; après un dernier regard à sa sœur, qui travaillait aussi activement que ses compagnes, il s’éloigna, bercé par un refrain qui remplissait la friture d’un héroïque et énorme grondement :

Ann aour ieolen a zo falcʼhet :
Brumenni raktal en deuz gret.
Argad !

Ce beau chant de combat célébrant le grand roi breton qui délivra ses compatriotes d’un tribut onéreux jusqu’alors payé aux Francs, et dont le souvenir traverse encore les veillées de Bretagne :

L’herbe d’or est fauchée ;
Il a bruiné tout à coup.
Bataille !

Sur le quai, personne ; tout Camaret dormait, tandis que l’innocente réveillait ainsi du poudreux sommeil de la tombe les héros d’autrefois.

Instinctivement, lorsqu’il passa devant le bureau du port, le jeune homme leva la tête. Là-haut, derrière les volets clos de la chambre des jeunes filles, une lumière brillait encore.

Il la regarda, surpris, ému, ayant une vague et secrète intuition de n’être pas étranger à cette veille prolongée ; un nom monta de ses lèvres dans une caresse de baiser :

— Mariannik !

La lumière disparut.

Il lui sembla qu’il retombait en pleine nuit, que son cœur avait reçu un choc ; il frissonna, les yeux inquiets jetés autour de lui, et, tête basse, regagna le Styvel, un pressentiment de mauvais augure harcelant ses talons, le poussant à une sorte de fuite désespérée dans l’épaisseur anéantissante des ténèbres.

VI

Ce qu’il eût voulu, Hervé, c’est que sa sœur le servît auprès de sa cousine, qu’elle lui parlât de lui, qu’elle enfonçât peu à peu son souvenir dans le cœur, dans l’âme de la jeune fille. À maintes reprises, il avait essayé de souffler ce conseil à Yvonne, d’en faire l’intermédiaire, la complice de son amour.

Malheureusement pour la réussite de ses projets, la pauvre enfant se dérobait toujours, inconsciemment, à ses tentatives.

Elle trouvait en lui un visage qui lui plaisait, un confident favori, celui auquel elle racontait toutes ses petites affaires secrètes, ses joies d’enfant, celui qu’elle retrouvait toujours avec le même plaisir, comme si quelque chose d’invincible l’eût poussée vers lui. Seulement, c’était tout, et lorsqu’il essayait de se faire reconnaître, lorsqu’il l’entretenait de Mariannik, de mariage, elle ne comprenait pas, retombait dans ses extases mystiques, dans ses rêveries, dans le milieu de personnages étranges que lui créait sa folie.

Elle ne parlait jamais que d’un Jean-Marie-Hervé, le petit mousse de treize ans, dont elle avait gardé en elle l’inaltérable image, le gamin joueur et innocent de son enfance : pour elle, il n’en existait pas d’autre.

Hervé Guivarcʼh, tel qu’elle le voyait chaque jour depuis son retour, n’était donc nullement son frère à ses yeux ; elle se refusait même à prononcer, en lui adressant la parole, ce nom d’Hervé, qu’elle entendait les autres lui donner et qui lui faisait secouer la tête avec un sourire de dénégation.

Par contre, l’appellation le Revenant sembla lui plaire, la première fois qu’elle frappa son oreille, et elle l’employait de préférence, paraissant y attacher quelque mystérieuse idée.

Des mots, des phrases, avaient trahi sa secrète pensée, c’était pour elle un personnage de ses rêves, soudain retrouvé, reparu sur la terre d’Armor, un héros des vieilles légendes bretonnes de Cornouailles.

Quand cet homme à barbe blonde, à mine hardie, était, un soir, tombé d’où elle ne savait, au pied des dunes de Pen-hat, elle avait eu un grand saisissement, et un nom merveilleux avait traversé son cerveau halluciné, celui du héros qui délivra son pays de la tyrannie des hommes du Nord, Alain Barbe-Torte, Alain le Renard.

En lui s’incarnaient toutes les qualités du héros des bardits qu’on lui avait appris, sa force, sa beauté, ses aventures, ses exploits, son nom ; elle ne le lui donnait jamais, le réservant pour elle seule, comme un secret qui aurait existé entre eux deux et que nul autre ne devait connaître.

De son côté, absolument docile, comme dompté par la main faible de la pauvre petite, Hervé, l’aventurier, le cynique, se laissait faire, obéissait à tout ce qu’elle lui demandait, n’essayant jamais de résister.

Une espèce de superstition s’attachait pour lui à la malheureuse déshéritée, pour laquelle il avait retrouvé ses excessives tendresses d’enfant, et dont l’âme lui semblait avoir reçu la visite de quelque force surnaturelle.

Les jours coulaient ainsi, monotones, de cette monotonie sans fatigues, sans désirs, qui est la vie des pêcheurs bretons.

Parfois, une lassitude de cette existence endormie prenait Jean-Marie-Hervé ; de gros découragements s’abattaient soudain sur lui, lui faisaient laisser sa barque à l’ancre au milieu du port, lorsque toutes celles des camarades étaient au large, les unes pour le maquereau, d’autres pour la vieille, pour le lieu, les plus hardies très loin, soit du côté de Sein, soit dans le nord, vers Molènes, Ouessant, pour pêcher la raie, le turbot, les bêtes d’eau profonde.

Il courait alors la campagne, se perdait à travers la presqu’île de Crozon, usant les heures dans des marches pesantes sur les champs, les landes, allant errer le long des côtes en choisissant les endroits les plus sauvages, les plus désolés : il y avait en lui, à ces moments-là, comme une nostalgie amère de ses années d’aventures.

Accroupi sur un bout de roc, à cent mètres au-dessus de la mer grondant sous ses pieds, dans ces parties de la côte qui s’étendent entre la pointe de Pen-Tir et la plage de Pen-hat, il restait là, rêvasseur, les yeux loin devant lui, fouillant vaguement l’horizon, sans un regard pour ces centaines de voiles des petites barques semées sur la mer, ne voyant, ne suivant avidement que la fumée des paquebots, des grands bâtiments, qui, de temps à autre, passaient très loin, sans se rapprocher de ces rivages dangereux, et s’enfonçaient, disparaissant vers des contrées lointaines.

Pourquoi était-il revenu ? Pourquoi n’avoir pas continué de vivre là-bas, dans l’oubli du passé, dans l’oubli des siens ? Qu’était-il venu faire dans cette patrie qui ne lui apportait que des douleurs, des deuils, des colères ?

N’eût-il pas mieux fait de rester toujours dans l’ignorance de ce qui avait pu se passer à Camaret depuis son départ ? Au moins, il eût conservé l’illusion, la pensée que les siens vivaient heureux, sans doute consolés de sa disparition après tant d’années écoulées, n’ayant conservé de lui que le souvenir doux et charmant du pauvre petit gars naïf et honnête, comme il conservait d’eux un souvenir respectueux et attendri.

Son retour avait tout bouleversé, tout détruit dans son cœur, et une amertume énorme emplissait maintenant ses jours et ses nuits ; plus de repos possible pour lui dans cette vie pesante, où nul autre que lui ne semblait sentir d’une manière aussi aiguë toutes ces choses qui le ravageaient et torturaient son amour subit pour Mariannik.

Bien que jamais sa cousine ne lui eût parlé de ses projets d’avenir, bien que le nom de Corentin ne sortît jamais de ses lèvres, il sentait bien qu’elle devait le garder au fond de son cœur, et, plus d’une fois, il avait été sur le point de l’interroger, elle aussi, ainsi qu’il avait fait avec Garrec. Mais, toujours, au moment décisif, il avait hésité, préférant encore cette incertitude, cette ignorance, à l’assurance irrévocable qu’il n’était pas aimé, qu’il ne devait plus espérer.

Était-ce l’influence du temps, ce jour-là d’un gris morne, ayant la tristesse désolée, qui est le caractère spécial de l’extrême Bretagne ? Était-ce le résultat de plus rudes luttes intérieures ? Le Revenant souffrait d’une façon plus âpre, plus intolérable, et sentait le besoin de hurler aux vents sa peine, de se débarrasser du fardeau qui lui écrasait le cœur.

Tout à coup l’idée lui vint d’aller voir un camarade d’autrefois, qu’il n’avait pas encore rencontré à Camaret, un de ceux avec lesquels il avait joué, enfant, à peu près de son âge et son préféré, Yves Dagorn, maintenant gardien du sémaphore des Pois.

Réjoui par cette pensée, il s’achemina dans la direction de Pen-Tir, buttant parfois dans les innombrables pierres tranchantes, dont la lande déserte est littéralement semée sous de courtes ronces, et se demandant comment il se faisait que depuis son arrivée à Camaret, depuis ce retour qui avait fait un tel bruit dans tout le pays, ce Dagorn, un franc et gai compagnon, n’eût pas encore cherché à le revoir.

L’endroit où il se trouvait était déjà formidablement élevé au-dessus du niveau de la mer, dont les lames énormes roulaient bruyamment dans la profondeur des grottes et les déchiquetures de la côte ; pourtant le terrain s’élevait encore, formant une légère montée, avant de se terminer à la monstrueuse coupure à pic qui sépare le continent du premier des Tas de Pois, celui qu’on nomme le Grand-Dahouet.

Il suivit directement la ligne des poteaux du télégraphe, venant de la route du Crozon et allant aboutir au poste sémaphorique de Pen-Tir, tandis qu’une autre se relie au sémaphore de Pen-hat.

Sous les grosses chaussures du pêcheur, les épines, les ronces s’écrasaient, ainsi que les mousses rudes qui parviennent à pousser sur cette terre granitique, à travers laquelle le roc perse de toutes parts ; il allait, prêtant par moments l’oreille à la musique ronflante et aiguë, à sonorité de harpe éolienne, que le vent tirait du fil métallique tendu de poteau à poteau, écoutant la grosse voix de basse de la mer.

Après avoir contourné les déchirures abruptes de la falaise, les fentes géantes que l’Atlantique a creusées, taillées dans la pierre bretonne, il arriva enfin à la maisonnette blanche, au-dessus de laquelle la machine à signaux dressait ses bras noirs, ses articulations semblables à de monstrueuses antennes d’animal antédiluvien, tandis que le grand mât avec ses cordages, planté devant le poste, donnait au sémaphore l’aspect d’un navire immobilisé sur cette pointe escarpée.

Autour du logement principal, quelques constructions qui en dépendaient, un petit mur bas enfermant dans son enceinte un poulailler, une cahute pour serrer des provisions, des outils ; çà et là des poules picorant gravement en compagnie d’un goëland apprivoisé, dont le cri aigu sonnait en trompette d’appel. Du reste, à part ces animaux, pas un bruit, aucun mouvement, le silence des choses abandonnées. Guivarcʼh poussa la porte ; un homme était là, assis près d’une table, la tête dans ses mains, et qui ne bougea même pas à son entrée.

Il le regarda interdit, ne distinguant qu’une chevelure noire en désordre, une barbe de huit jours sur les joues. Était-ce son ancien camarade ; il appela doucement :

— Yves !… Yves Dagorn !…

S’étant rapproché davantage, il remarqua une figure boursouflée, rougie, des yeux perdus de larmes, avec certains traits remuant en lui de lointains souvenirs ; il murmura, un peu déconcerté :

— Ce n’est pas lui !… Pourtant !… Mais si !…

L’homme s’agita ; il laissa retomber ses mains à poings fermés, d’un choc qui sonna sur le coin de la table, et une voix rauque, mangée de douleur, gronda :

— Qu’y a-t-il encore ?

— C’est moi… moi, Jean-Marie-Hervé Guivarcʼh, ton ami !…

Dagorn se leva si violemment que sa chaise roula derrière lui ; il avait fait deux pas en arrière, soudain blêmi, un cri d’horreur aux lèvres, comme s’il eût assisté à une chose effrayante :

— Oh !… oh !…

Puis, douloureusement, en plainte de cauchemar :

— Elle n’est pas morte !… pas encore !… Ne viens pas me la prendre !… Va-t-en !…

— Ah ça ! il est fou ! balbutia Hervé.

Déjà une détente se produisit dans la physionomie contractée de Dagorn, il secoua la tête, passa à plusieurs reprises la main sur ses yeux comme pour en chasser une vision funèbre, et, examinant quelques instants son visiteur, fit :

— Pardon ! pardon !… Oui, c’est bien toi, je te retrouve, malgré les années, la barbe !… C’est vrai ; je ne me rappelais plus !… Est-ce que je sais comment je vis depuis des semaines !… J’ai tant de chagrin !… Oh ! oh !… C’est trop aussi !…

Ses doigts se tendirent vers son ancien camarade, et il le serra dans ses bras, sanglotant.

— Si tu savais, mon pauvre Guivarcʼh ?… Ma femme…

Il ne put achever, la gorge nouée, la poitrine hoquetante, et il fallut plusieurs minutes avant qu’il pût expliquer ce qui lui arrivait.

Sa femme se mourait, une femme qu’il adorait, épousée un an auparavant, et il en perdait quasiment la tête, attendant de jour en jour, peut-être d’heure en heure, la catastrophe finale.

Il avait bien appris, vaguement, que son ancien ami Hervé était revenu, qu’il n’était pas mort ; mais rien de ce qui n’était pas sa douleur ne l’occupait, et il n’avait plus pensé à cet événement. Si bien que l’entrée subite de celui à qui on donnait de surnom sinistre le Revenant, coïncidant avec sa crise de désespoir, l’avait complètement égaré, le terrifiant comme un appel de l’autre monde, un signe de mort.

Il se remettait peu à peu, un moment détourné de sa douleur, et ajouta :

— Du reste, tu dois te la rappeler, c’est Louise Tréveneuc, de Kermeur, tu sais bien, une amie de ta cousine.

Du geste il indiquait un village, sur la hauteur, au-dessus des terrains en pente qui descendent à la plage du Veryhacʼh, la grève de sable fin étalée entre la pointe de Pen-Tir et l’anse de Dinan.

Hervé se souvenait mal d’une bambine éveillée, toute petite quand il avait embarqué sur la Proserpine, un baby de trois ans au plus. Plus que les traits le nom lui revenait :

— Louise Tréveneuc, la fille au grand Tréveneuc, le fermier, oui, oui !

Dagorn continua :

— Mariannik t’en a donc rien dit ? Voilà plusieurs jours qu’elle vient ici pour la voir, tiens, vers ces heures-ci.

— Ah ! fit l’autre troublé. Tu l’attends !

— D’un instant à l’autre : Louise ne demande qu’elle et toujours elle.

Guivarcʼh hésita sur ce qu’il devait faire, s’en aller immédiatement ou rester ?

Mais il eut peur de cette rencontre au chevet d’une mourante, comme d’une chose qui lui porterait malheur, et il prétexta une affaire pressée :

— J’étais venu, une minute, pour te serrer la main. Bien sûr, je reviendrai.

Il se sentait tout troublé à cette pensée de revoir sa cousine en ce moment où il avait l’esprit plein d’elle et où il eût voulu lui ouvrir son cœur ; là, devant ce lit de mort, cela le fit frissonner.

Il partit presque en se sauvant.

Sa grande crainte, à présent, c’était de la rencontrer, d’être ainsi jeté à une explication, de provoquer quelque scène terrible qui précipiterait les choses, tuerait peut-être son espérance.

Sur cette lande plane, déserte, forcément il allait se trouver en face d’elle ; dans l’éloignement déjà il lui semblait apercevoir quelqu’un ; pour l’éviter, il se dirigea le long de la côte, tout près du sémaphore, se rappelant une sorte d’abri taillé par la nature dans le granit, une des curiosités du pays, la Salle Verte.

Un glissant sentier de chèvres dégringole de la crête des falaises, semble se jeter dans l’abîme, côtoie un instant le précipice, quelques mètres plus bas, pour remonter un peu entre la muraille à pic se dressant à gauche et le gouffre de l’Océan laissant juste la place du pied.

Hervé découvrit assez facilement ce chemin, d’un abord presque impraticable, rendu dangereux par les mousses et les herbes qui l’envahissent, et s’engagea sur la pente vertigineuse avec une adresse et une souplesse de marin.

En continuant de marcher prudemment, il atteignit après quelques secondes d’escalade une espèce de porte, formée par un gros bloc de rocher, tombé du haut de la falaise, retenu en équilibre entre deux aspérités, se faufila dessous courbé en deux, et prit pied dans un minime demi-cirque tout tapissé de fougères, de plantes, qui lui ont mérité ce nom de Salle Verte.

On peut se croire là isolé du monde entier, ayant derrière soi et de chaque côté l’énorme falaise granitique formant les murs formidables de cet asile incomparable, qui se trouve comme suspendu en nid d’oiseau de mer, à plus de trente mètres du niveau de la mer toujours furieuse et écumante en cet endroit.

En face, Guivarcʼh retrouvait l’étonnant spectacle qu’il avait vu si souvent étant enfant, sans y prêter grande attention, et qu’il revoyait avec l’indifférence d’art et de pittoresque du pêcheur ou du marin : la pointe géante de Pen-Tir, avec, comme avancée, ces cinq massifs terribles, taillés en îlots pointus, escarpés, ar berniou pez, les Tas de Pois, seulement habités par des milliers d’oiseaux, goëlands, mouettes, cormorans, gwilous, perroquets de mer, qui voltigent continuellement au milieu de toutes ces pointes de roc lavées d’écume, et dont les cris rauques accompagnent superbement le retentissant bouillonnement de chaudière des flots rugissant à la base de ces écueils cyclopéens.

Là, le jeune homme n’avait pas à craindre d’être découvert ; au-delà de l’anse profonde, il apercevait en levant la tête la bouche du canon qui sert aux signaux du sémaphore, et une partie du mât ; mais, lui, on ne pouvait le voir d’aucun point.

Peu à peu il s’engourdissait dans la contemplation de cette mer hurlante, de ces montagnes d’eau s’écrasant en gerbes folles contre la base noire des rochers, roulant du Grand-Dahouet au Petit-Dahouet, du Bern-Id au Chelott, et venant balayer la roche Pen-Glaz ; il se plaisait à retrouver les noms de ces écueils monstres, un des spectacles les plus tragiques et les plus saisissants du Finistère.

Sous ce ciel gris, sans soleil, la mer semblait remuer une houle d’indigo, et une sauvagerie intense se dégageait de cette lutte des éléments, où les cris des oiseaux jetaient des appels désespérés, une sorte de râle déchirant de noyés perdus en mer.

L’esprit de Guivarcʼh se complut, sans qu’il s’expliquât pourquoi, dans cet enveloppement d’horreur et de tristesse, où il crut retrouver l’émotion terrible de ses deux naufrages.

Une barque s’engageait entre les deux Tas de Pois les plus éloignés ; il planta ses prunelles ardentes sur la frêle embarcation ; une voile rouge et une voile brune, il la reconnut : c’était la Corentine.

Un instant une effroyable pensée hanta son cerveau, un désir de meurtre ensauvagea ses traits. S’il disparaissait ! Si là, devant lui, un coup de vent, ou bien une lame de fond, la mer !… Mais non, Corentin Garrec était le plus fameux marin de Camaret grand oiseau aux ailes changeantes, la barque glissa entre les écueils, traversant les flocons neigeux, filant légère et adroite.

On ne voyait pas bien les hommes, mais, à l’arrière, à l’endroit où se tient le patron, il sembla à Hervé apercevoir quelque chose de blanc, qui remuait, en manière de signal. Un pressentiment le fit retourner, regarder en haut, du côté du sémaphore.

À l’endroit même où bâille terrifiante l’entaillure qui sépare, en coup de hache, le premier Dahouet de la pointe de Pen-Tir, debout sur un morceau de roche en surplomb à pic dans le vide, une femme se tenait, faisant voltiger à bout de bras un mouchoir.

— Mariannik !

Une fureur arracha ce nom de la gorge serrée d’angoisse de Guivarcʼh ; il lui parut que c’était là un nouveau défi qu’on lui jetait.

Il regardait de nouveau ; tout avait disparu, la barque et la jeune fille.

Il faisait presque nuit quand il regagna la lande déserte et sombre, le cerveau ravagé de colère, le cœur hypertrophié de douleur et de haine.

VII

Une certaine transparence flottait sur la lande, permettant encore de distinguer les objets, les côtes, les villages au loin, mais en leur donnant des formes moins précises, commençant à effacer la netteté des contours avant de les ensevelir définitivement sous le nivellement uniforme de la nuit.

Le dos tourné au sémaphore, dont la blancheur crayeuse s’aplatissait contre terre, Hervé resta quelques instants immobile, essoufflé de la montée rapide qu’il venait de faire en quittant la Salle Verte ; ses yeux fouillèrent inquiets, autour de lui, comme s’il eût espéré apercevoir Mariannik.

À sa droite, la lamentation infinie de la mer traînait, tout en bas, venant mourir en lames longues et régulières, dont il voyait la frange d’écume se dérouler sur la plage sablonneuse du Veryhacʼh ; au-delà, une côte élevée, projetant des promontoires aigus, la pointe de la Tavelle, la pointe de Dinan avec son curieux rocher à jour, surnommé le Château-de-Dinan ; plus loin le Cap de la Chèvre, fermant le nord de la baie de Douarnenez, et, comme une ombre mince, à l’horizon Sud, courant ainsi qu’une muraille brumeuse, une côte qui s’abattait brusquement, la pointe du Raz, continuée par des flots, des rocs, Tevennec, l’île de Sein, l’Ar-Men.

À gauche, le rugissement de l’Atlantique fouillant implacablement le granit, l’immensité des taches d’ombre très loin dans le couchant, les Pierres-Noires, Béniguet, la pointe Saint-Mathieu-Fin-de-terre ; plus près, la plage de Penhat, devinée plutôt que visible, le semis des écueils indiqués par des remous, des baves blanches de la vague, le Grand et le Petit-Mendufa, le Grand et le Petit-Leach, le Corbeau, la Louve, le Toulinguet, monstrueuse roche semblable à un vieux château crénelé planté devant la plage, et la pointe de Toulinguet.

Tout cela, sans qu’il s’en rendît compte, entrait en lui, pénétrait dans ses pores, comme pour le reprendre, le rattacher à cette terre natale dont il avait été si longtemps séparé qu’il n’en avait gardé qu’un souvenir fugitif et impalpable.

Il lui semblait tout voir avec des yeux nouveaux, ses yeux d’enfant ; cette espèce d’indécision, de gaze trouble jetée sur les choses par l’approche de la nuit, lui rendait la sensation éprouvée là-bas, loin du pays, lorsqu’il cherchait parfois à reconstituer les paysages et les côtes de Bretagne.

La mélancolie d’automne, qui pesait sur le pays, avait quelque chose de morne, le gagnant insensiblement, apaisant l’effervescence de son sang troublé par les mauvais sentiments, les appétits malsains.

Ce qu’il contemplait maintenant, c’était ce qui s’étendait devant lui, des champs dont la couleur, verte par places, jaunie en d’autres, se noyait dans les colorations bleues du crépuscule naissant, ces toits de maisons sortant d’un bouquet d’arbres au fond d’un vallon, Saint-Julien, Lannurien ; au long de la route, Pen-Tir, Lagatjar ; sur les collines, Cosquer ; tout au fond, Crozon, son église et son fort.

Des taches noires, vertes, grises, des étendues désertes, s’étalaient ; des moulins à vent tendaient leurs bras minces ; de tout s’élevait un charme doux, venant le saisir, l’émouvoir.

Il fit plusieurs enjambées rapides pour secouer cet attendrissement qui lui paraissait une faiblesse, et haussa avec affectation les épaules, en marmottant, ricaneur :

— Qu’est-ce qui me prend ?

Il s’efforçait de ramener son attention sur Mariannik, sur ce qu’il venait de surprendre de son observatoire de la Salle Verte, s’en voulant de s’être sottement caché, de l’avoir évitée au lieu de chercher à la rencontrer.

— Où diable est-elle passée ? grogna-t-il en sondant de nouveau les alentours de ses prunelles aiguës.

Une envie de la retrouver, d’avoir avec elle une explication décisive, là, dans cette solitude de la lande, fermentait en lui comme une liqueur de feu, incendiant son cerveau.

Il ne voyait rien, se trompant à des objets que la tombée du jour dénaturait, leur donnant des figurations d’êtres animés, et fit, acharné :

— Elle ne peut être loin, cependant.

Ses pieds foulèrent plus rapidement le sol, écrasant les bruyères, les genêts, les ajoncs mêlés aux ronces, aux rudes mousses glissantes, aux fleurs rose pâle des églantiers sauvages ; mais un parfum vague, d’une exquise délicatesse, montait de tous ces végétaux, arôme dégagé par le broiement brutal des tiges minces, des feuilles tendres, des calices odorants, et c’était comme une grisante caresse tentant de l’envelopper, de l’engourdir, les effluves aimés de la terre d’origine.

Il apercevait les premières maisons de Lagatjar, le pauvre village situé le long de la route, à peu près à mi-chemin entre la pointe de Pen-Tir et Camaret, quand il lui sembla qu’une forme vague glissait à travers la lande.

Il s’arrêta net, le cœur battant à gros coups sourds dans sa poitrine, les tempes serrées, et se dit :

— C’est elle !

Les ténèbres s’épaississant, on distinguait de moins en moins ; pourtant il ne s’était pas trompé, quelque chose avait remué, dans le voisinage du menhir qui se dresse à la hauteur du village, au milieu des blocs informes, qui attestent encore qu’un important alignement druidique a existé en ce lieu.

— Ah çà ! que fait-elle donc ? interrogea-t-il.

En effet, une femme allait et venait, se baissant, se relevant, tournant autour de ces pierres grises, debout ou couchées, qui parsèment le sol. Elle paraissait si légère, si inconsistante, qu’il se frotta les yeux, se demandant s’il ne rêvait pas et s’il ne prenait pas une imagination pour une réalité.

S’il n’avait pas eu si forte en lui la pensée de rencontrer sa cousine, il eût éprouvé quelque superstitieuse émotion ; mais, pour lui, ce ne pouvait être que Mariannik et il reprit sa marche, cherchant à amortir le bruit de ses pas afin de ne pas l’effrayer.

Au fur et à mesure qu’il avançait, elle lui semblait plus mince, plus petite que la fille de Pierre Guivarcʼh ; puis, elle ne se dirigeait pas vers Camaret, paraissant se tenir obstinément dans le voisinage de ces maudits cailloux, autour desquels les contes bretons font rôder la nuit des personnages malfaisants.

Sa vie d’aventures l’avait aguerri, lui avait lavé le cerveau de toutes ses croyances ; il ne céda pas à l’instinctif recul qui paralysait ses reins, au poids de plomb qui lui tombait dans les jambes pour l’arrêter, et, chassant d’un rire nerveux les nains, les korrigans, les fées qui tentaient de hanter encore son esprit, continua d’aller.

Maintenant la forme paraissait se dissimuler derrière la pierre levée, qui la masquait complètement ; Hervé s’arrêta, attendant sa réapparition. Mais au moment où, impatienté, mécontent de lui, il se préparait à appeler, à se faire reconnaître, un murmure sembla sourdre derrière lui, venant de terre.

Il se retourna et vit la femme à genoux, les mains jetées tantôt à droite, tantôt à gauche, bourdonnant d’incompréhensibles paroles : c’était Yvonne.

Il s’approcha d’elle, décontenancé :

— Que fais-tu là, petite sœur ?

Elle leva la tête, chercha une seconde, paraissant écouter ; puis fit, étonnée :

— Sa voix !… Sa voix est près de moi, tout près !… Elle m’accompagne, elle vole dans l’air !…

Allait-elle le reconnaître ? Était-ce une éclaircie dans le brouillard épais de ce pauvre cerveau ?

Hervé, subitement attendri, intéressé, oublia sa méchante humeur ; il se pencha sur elle, lui prit la tête entre ses mains, rapprochant son visage du sien à le toucher :

— Tu me reconnais Yvonne ? je suis Hervé, ton frère, ton petit frère, Jean-Marie-Hervé !…

La tendresse de l’enfance coulait dans sa voix, apaisait les troubles farouches de son âme ; il lui semblait redevenir le petit enfant d’autrefois, sans vices, sans haines, celui que l’on citait comme l’un des meilleurs sujets du pays.

Chose étrange, il lui suffisait de se trouver seul avec l’innocente pour subir aussitôt cette impression, pour se transformer à son simple contact et voir s’envoler, se dissiper toutes les fumées nauséabondes qui lui empoisonnaient le cœur.

En ce moment, Corentin, Mariannik, l’accès de rage de l’instant précédent, la vapeur d’ivresse qui le jetait à un acte de folie, tout disparaissait, s’effaçait, et, au fond de lui, un être nouveau semblait naître, plein de tendresse. Une affectueuse inquiétude, quelque chose d’un dévouement de mère le faisant s’incliner au-dessus de la jeune fille, toujours agenouillée, ses mains pleines de brindilles, de bruyères, d’églantines ; il répéta, tremblant d’espoir :

— Jean-Marie-Hervé !…

Elle répondit, le timbre de sa voix baissant encore, devenant grave comme le tintement d’une cloche funèbre :

— Péri en mer !…

Guivarcʼh détourna la tête, profondément ému. Non, elle ne le reconnaissait pas encore, et cette seconde d’espérance, après avoir traversé son cœur, le fuyait de nouveau, le rejetant aux amères pensées.

Yvonne reprit, comme si l’inscription de la croix blanche fût gravée en elle :

— …le 13 octobre 1867 !… Priez pour lui !… C’est pour le repos de son âme, parce que, vois-tu, son corps n’est pas en terre sainte !… Alors il faut des fleurs, beaucoup de fleurs !… Toujours des fleurs !… Mais cela fatigue d’en cueillir !…

Le jeune homme, des larmes dans les yeux, proposa :

— Veux-tu que je t’aide ?

Elle accepta, joyeuse, après l’avoir regardé :

– Toi !… Oh ! oui, cela ira plus vite, beaucoup plus vite ! Tu peux tout ce que tu veux, toi !…

Toujours cette vision du héros Alain le Renard devant ses yeux d’innocente, car ces paroles du bardit glissaient, chantantes, sur sa bouche :

Le Renard barbu glapit, glapit, glapit aux bois,
Malheur aux lapins étrangers !
Ses yeux sont deux lames tranchantes…

Côte à côte, ils allaient, cherchant, à travers la nuit qui augmentait, les humbles fleurettes de la lande.

Une abondante moisson parfumée emplit le tablier, dont Yvonne avait relevé les deux coins inférieurs pour enfermer ses fleurs ; une griserie douce leur montait au cerveau, et, tous deux, dans cette solitude, au milieu des ténèbres, semblaient un couple d’amoureux attardés à la promenade et regagnant leur logis en devisant gaiement.

Hervé se laissait conduire, ne retrouvant plus sa route, dans l’obscurité ; un grincement de brouette gémit à quelque distance ; Yvonne lui posa sa main sur le bras, la voix toute changée :

— Écoute, écoute… C’est pour Louise Tréveneuc !… Cariguel-an-Ankou !…

— La brouette de la Mort !… fit-il.

Un frémissement instinctif courut sous sa peau, en même temps qu’il revoyait Yves Dagorn assommé de douleur, qu’il entendait encore son cri de détresse sauvage :

— Ma femme !…

La vieille superstition bretonne lui revint à l’esprit, celle qui prétend que toutes les fois qu’un malade est près d’expirer, on entend le roulement mystérieux d’une roue, et qu’on voit la brouette de la Mort, cachée sous un drap blanc et conduite par des squelettes.

Puis il secoua le frisson funèbre, songeant, plus sceptique, à cause du voisinage des maisons :

— Un voisin qui rentre ses filets, sans doute !…

Il s’étonnait de retrouver si vivaces, chez la pauvre enfant, tous ces vieux mythes de la terre bretonne, qui disparaissent peu à peu, et ne retrouvent encore quelque vigueur, quelque autorité que dans certains villages isolés et perdus, loin de toute communication avec la civilisation ; il s’étonnait surtout d’en subir si facilement la troublante contagion.

Quand ils arrivèrent chez le maître de port, Hervé n’était plus le même. Ce fut sans colère qu’il revit Mariannik, ce fut presque en riant qu’il prit place à la table commune ; il semblait que la seule influence d’Yvonne eût suffi à effacer de son cœur tout levain de jalousie, à refouler toute cette boue qui, brusquement remuée par ses passions, remontait de son passé inconnu, de son passé d’aventurier.

C’étaient ainsi, en lui, des changements continuels, une mobilité incessante semblable à celle de la mer, un jour huileuse et douce, le lendemain houleuse et méchante.

VIII

Maître Guivarcʼh, son ruban rouge noué à la boutonnière d’une grosse redingote noire, sa casquette à ancre d’or bien d’aplomb, la barbe faite, et la chemise de forte toile soulignant, de son col blanc, sa face de vieux cuir rougi et bronzé, pérorait sur le port, devant l’hôtel de la Marine, au milieu d’un groupe.

Les uns, narquois parce qu’ils connaissaient de longue date la chose, les autres intéressés, prêtant l’oreille, il allait, l’œil pétillant, ses doigts un peu raides soulignant parfois de gestes explicatifs son récit :

— La déclaration de guerre nous tombe dessus, en Amérique, alors que j’étais à bord du vaisseau amiral. « Bon ! que dit l’amiral, ça va !… » Justement un bâtiment russe se trouvait là, auprès de San-Francisco ; nous lui appuyons une chasse : il nous évite et fuit droit devant lui. Une vraie course quoi !… Nous arrivons aux Sandwich, comme il venait d’en partir. « Ça ne fait rien, qu’on se dit, allons toujours, au bout du monde s’il le faut !… » C’est ainsi que nous le poursuivons jusque par là-haut, vers la mer de Béring, où le mâtin nous échappe en se réfugiant dans le port de Petropavlovsk !… Dame, on faisait un nez !… ah ! là, là !…

Il riait, la bouche ouverte laissant voir quelques dents jaunes sous les lèvres minces, branlant un peu sa maligne petite tête d’oiseau de mer. Puis, il poursuivit, donnant devant lui du nez, comme s’il eût pioché à coups de bec :

— La frégate s’installe pour bloquer le port et attendre. Enfin, un beau jour, après l’écrasement d’un fortin russe sous le feu des trente canons de bordée du bâtiment, on opère une descente… Voyez-vous, c’était une petite coulline, deux fois haute comme qui dirait celle-là !…

Il indiqua la falaise entre Camaret et Quelern.

— …Tout cela plein d’arbrisseaux, de brousses ; rien, pas un Russe !… « Bonne affaire ! » que nous pensons… Nous débarquons nos troupes sur la grève, une grève de galets, là, bien tranquillement ; on débarque ainsi tout un millier d’hommes, sans avarot !… Mais, voilà qu’au moment où ils s’ébranlent pour gravir la coulline, un feu d’enfer part de ces satanées brousses, qu’on n’y avait rien vu !… Les Russes, qui avaient tout laissé faire sans se montrer, pour mieux nous tenir, étaient là, embusqués à bonne portée !…

— Et vous, capitaine, où étiez-vous à ce moment-là ? questionna Marhadour.

— Moi !… Voilà mon tour qui vient, espérez !… Je commandais un des grands canots de débarquement et j’avais pris position à quelque distance de là, suivant l’ordre… Pouf ! pouf ! J’aperçois les nôtres qui dégringolaient la damnée coulline plus vite que ça, n’importe comment, même en se laissant glisser, et si vite, que quelques-uns n’avaient plus de fond de culotte en arrivant en bas !…

Un gros rire accueillit ce détail ; mais il cessa rapidement, l’attention était mordue.

— … Diable ! diable ! que je me dis : mauvaise affaire !…, De là où je me tenais, j’apercevais très distinctement les Russes avec leurs chemises rouges, se faufilant d’arbuste en arbuste, et lâchant à leur aise leur coup de fusil, comme à la cible ! Ça crevait le cœur de voir cette chose !… Pan ! pan ! pan ! Ça pleuvait dur, sans arrêter !… Je dis à mes hommes : « C’est pas tout ça, on ne peut pas laisser faire ! Malgré que j’aie pas d’ordres, allons chercher les nôtres, ou ils vont y passer tous !…

Des grognements d’approbation saluèrent cette décision, et un moussaillon lança :

— Bravo, l’Ancien !…

Le maître de port, encouragé, redressant un peu les épaules, expliqua :

— Faut vous dire que ceux-ci, en dégringolant la coulline, n’étaient plus à la place où on les avait débarqués ; ils avaient dévalé pas mal sur la gauche, et il s’agissait d’aller les retrouver de ce côté. Mes six hommes empoignent les avirons, et, en route !… Mais, voilà-t-il pas qu’en passant devant une petite crique de pas grand’chose, comme qui dirait celle que vous voyez là-bas, vers la Mort anglaise… hein ? Tenez !…

Sa main droite signalait le long de la côte, avant d’arriver à Trez-Rouz, un des points fameux de l’anse de Camaret, rappelant la complète défaite de l’escadre anglaise commandée par l’amiral Berkley, ainsi que celle des troupes de débarquement du lieutenant général Talmash, sous Louis XIV.

— …Vlan ! vlan !… une décharge effroyable nous crache dessus !… Des Russes, quoi, s’étaient embusqués derrière sans crier gare !… Ah ! mes amis, sur sept que nous étions, il en tombe cinq raides morts !… Dame ! nous étions embarrassés, que je vous dirai. Comment faire ? On ne pouvait rester là sous le feu de ces Russes, vous me croyez ? À deux c’était pas commode non plus de manœuvrer ce grand diable de canot… Enfin, tout de même, nous nous y mettons, l’homme et moi !… Par là-dessus nous arrive du renfort inattendu. Quelsques-uns de ceux qu’on avait débarqués, voyant le canot se rapprocher, s’étaient jetés à la nage pour tâcher de rejoindre et d’échapper à l’ennemi. J’en ramasse d’abord un, que je mets à l’aviron, puis un autre et ça commence à aller. On s’en sortira peut-être, que nous croyons ! — Les Russes tiraient toujours comme des enragés. J’embarque du monde, j’en embarque, j’en embarque pour tâcher d’en sauver le plus possible. Ah ! les mâtins, vous savez, ils m’en ont tué cinquante-neuf sur mon canot, cinquante-neuf !… Les bordages étaient troués de coups de feu, qu’il n’y avait pas un pied de bois sans trou ! Nous avons ramassé, après l’affaire, plus de trente balles mortes dans le fond !…

— Fichue position ! grogna Balanec changeant sa chique de côté et finissant par s’intéresser lui-même à cette histoire qu’il connaissait pourtant d’un bout à l’autre.

— …Enfin, j’avise un canot anglais, censé nos alliés à ce moment !…

Des murmures grondèrent à cette demi-restriction, et même un cri, où bouillait le vieux sang breton :

— Hou ! ces Anglais !…

— Espérez ! vous allez voir… Il était armé d’un obusier ; je le hèle, il ne répond pas et fait le sourd, avec la mine de filer de son côté, sans nous connaître ; mais nous étions plus, je l’aborde et je lui fais empoigner sa pièce…

Des battements de mains claquèrent, bafouant la défaite de l’égoïste et prudent allié :

— Bien fait pour l’English !…

Guivarcʼh triomphait, l’air heureux :

— …Et nous répondons aux Russes à coups d’obusier ! Ça changeait un peu les choses !… De l’Amiral on finit par voir la chose, on nous envoie un canot armé qui nous appuie ; à terre, les nôtres, à leur tour, reprennent courage et se mettent à tirailler ferme sur les blouses rouges, de sorte qu’on parvient à s’en tirer tout de même !… Il faisait chaud, plus chaud qu’au jour d’aujord’hui, pour sûr !… Cette affaire-là nous mit 209 blessés à bord !…

C’était un dimanche, par un joli ciel bleu de novembre finissant, un dernier beau jour, toutes les barques alignées, au repos dans le port que la marée emplissait peu à peu, les pêcheurs flânant de ci de-là, dans leur blouse des jours de fête, la blouse bleue très courte venant aux reins, la casquette ou le béret sur la tête, joues et menton rasés de frais tranchant sur le cuivre des joues, du nez et du cou, ne sachant trop que faire de leur temps et se réunissant volontiers par petits groupes, pour causer de choses et d’autres.

Un jeune matelot, retour de Madagascar, en parlant de ce qu’il avait vu chez les Malgaches, avait remué les vieux souvenirs ; on avait conté des aventures, des tempêtes, des farces du bord, et maître Guivarcʼh, à qui la langue grattait toujours, avait riposté à une descente à terre à Majunka contre les Hovas, par un épisode de la guerre de Crimée.

Cela l’avait arraché à une sorte de tristesse inaccoutumée, qui l’envahissait depuis quelque temps, à propos de son neveu Hervé, dont l’humeur changeait de plus en plus. Ce dernier avait d’incessantes alternatives d’espoir et de découragement ; une espèce de misanthropie le poussait à voir tout en laid, à haïr les heureux, à dire de mauvaises paroles sur les choses et sur les êtres, manière d’envisager la vie qui n’était pas commune à Camaret, un pays de bons enfants, sans méchanceté, de braves gens un peu fiers, mais dévoués, complaisants, désintéressés.

Il était arrivé au maître de port de soupirer parfois, le soir, avant de se mettre au lit lorsqu’il songeait au jeune homme et que ses yeux tombaient sur la petite photographie encore accrochée à côté de la glace, près de la cheminée, avec son inscription commémorative et sa branche de buis séché :

— Est-il possible que ce soit lui ?… On ne le croirait pas ; on ne penserait jamais un garçon de par ici !…

Cependant il chassait vite cette idée, réfléchissant combien Jean-Marie-Hervé était le vivant portrait de Thomas, en plus affiné, en moins lourd :

— Si, si, c’est bien lui !… Mais alors, quoi ?… Cette existence de là-bas, dont il ne veut jamais parler, l’aurait donc tant transformé ?…

Cela dépassait son entendement, à lui qui avait voyagé partout, vu tous les pays, affronté tous les climats, sans changer, sans quitter sa vieille peau bretonne !

Il ruminait parfois dans son crâne toutes sortes de projets d’avenir, de gains à faire, pour augmenter un peu sa mince retraite de maître, de légionnaire, et les appointements de son poste à Camaret.

Ne pouvant se mettre pêcheur, dans sa position, vu aussi son âge, malgré une fameuse santé, il faisait en petit, pour essayer, le commerce du homard avec l’Angleterre et avait installé un vivier, à côté de ceux de Balanec, flottant au large du port, un peu abrités par la falaise.

L’arrivée inattendue de son neveu lui avait tout à coup donné des espérances d’association, de bénéfices plus forts à tirer de leur entente à eux deux ; cela au moins ne sortirait pas de la famille, profiterait aux Guivarcʼh.

Insensiblement, des réflexions avaient germé en lui, avec cette lenteur méthodique, inhérente à son tempérament ; il avait senti sa pensée se tourner vers Mariannik, établir des rapprochements entre le jeune homme et sa fille.

— Oh ! diable ! songeait-il parfois, sans ce Tonton Corentin !…

Mais, voilà ! Corentin Garrec était un rude pêcheur et un si brave homme ! Certainement, s’il aimait vraiment sa fille, s’il se décidait à la demander en mariage, il ne pouvait la lui refuser : ce serait, sous tous les rapports, un excellent parti.

Sans doute il n’y avait rien de promis encore ; le garçon n’avait pas osé risquer une démarche ; mais on savait bien que la Mariannik ne lui était pas indifférente. De son côté, la jeune fille n’avait rien dit non plus ; pourtant son attitude, ses rougeurs, et jusqu’à cette angoisse si visible, le jour où le canot de sauvetage avait pris la mer, étaient bien un commencement d’aveu.

Maître Guivarcʼh, dès cette époque, songeait qu’il faudrait peut-être brusquer les choses, quand le bouleversement amené dans sa calme existence par le retour d’Hervé avait reculé ses projets, ajourné ses intentions ; depuis, des incidents minimes s’étaient produits, qui le faisaient hésiter, attendre, le poussant à remettre de jour en jour l’explication définitive.

Une tendresse extraordinaire s’était soudain développée au fond de son cœur pour cet enfant de son frère, pour ce pauvre diable de petit mousse si miraculeusement sauvé. Il se disait que ce n’était peut-être pas sans raison que la Providence le jetait de nouveau, après tant d’années, à Camaret.

Une faiblesse l’incitait à désirer un lien encore plus étroit entre eux, un mariage entre les deux cousins, Mariannik et Hervé.

Aurait-il l’influence nécessaire pour amener ce résultat ? Son neveu voudrait-il s’y prêter ? Et Mariannik, que pensait-elle ? Elle lui semblait également changée, différente de ce qu’elle était avant de voir le naufragé.

Quel hasard formidable l’avait jeté là pour tout brouiller, pour tout déranger des projets faits, des espérances caressées ? N’était-ce pas une indication secrète, un ordre ?

Deux jours auparavant, se trouvant seul avec le jeune homme, il avait tâté le terrain :

— Dommage, dit-il, que tu ne sois pas venu plus tôt dans nos parages !

— Que veux-tu dire ? demanda Jean-Marie-Hervé.

Maître Pierre tourmenta un moment entre ses gencives la vieille pipe noire dont il tirait de lentes bouffées :

— Ça signifie, garçon, que j’aurais eu du plaisir à ce que tu sois mon fils pour de vrai !

L’autre avait dressé l’oreille, paraissant comprendre. Est-ce que, par hasard, il y aurait quelque chose de nouveau ; la Mariannik aurait-elle parlé !

Il questionna, l’air indifférent, très remué au fond :

— Pourquoi ?… Ne le suis-je pas quasiment ?

Le maître de port, tourmenté par le souvenir de Corentin, n’osait pas aller trop loin : — Oui, je ne dis pas !… Mais on aurait pu faire mieux, s’entendre, se comprendre !…

Hervé soupira, plus sombre, devinant la pensée intime de son oncle :

— Trop tard, Tonton Pierre, je n’ai jamais eu de chance, moi !

L’oncle eut une moue de ses lèvres fines, et, se grattant l’oreille :

— Une bonne fille, Mariannik, peut-être que…

— Qu’en sais-tu ?…

Cette fois le jeune homme abordait franchement la question, mordu par le désir âpre de savoir à quoi s’en tenir.

Le vieux recula, entrevoyant les conséquences, les obstacles :

— Je n’ai rien dit, mon pauvre gars !… Des suppositions, voilà tout !… Oh ! elle ne m’a pas avoué !… Tu sais, les filles, on ne peut jamais savoir, ça a des idées à soi !…

Hervé secoua les épaules, songeant à ce qu’il avait vu, bien certain que sa cousine, malgré son affection pour lui, n’avait jamais eu l’idée de mariage avec un autre qu’avec Corentin. Une seconde, les insinuations de son oncle avaient réveillé au fond de son cœur le désir ardent qui y brûlait, soufflé sur cette cendre chaude ; mais, bien vite, il avait compris, que ce n’était là qu’un vague et inconsistant espoir de vieillard, sans aucune base sérieuse.

Le soir même, vers minuit, profitant de la marée et du temps très calme, avec une jolie brise, il avait pris la mer, disant qu’il sortait pour quelque temps, peut-être vingt-quatre heures, allant pêcher la raie du côté de la pointe de Brézellec, du Raz de Sein.

Le dimanche matin il n’était pas encore de retour, et maître Guivarcʼh avait comme une inquiétude vague, causée par cette longue absence, surtout après la tentative de conversation qu’ils avaient eue le vendredi.

Aussi, allant et venant sur le port, causant avec l’un, riant avec l’autre, essayait-il de s’étourdir un peu à ce sujet, et de ne plus penser à ce neveu.

Personne n’y voyait rien, si bien que Marhadour, à la fin du récit de Guivarcʼh, remarqua :

— Il est fameusement en train, le capitaine !

Une cloche carillonna joyeusement dans le haut du bourg, annonçant la fin de la messe. Des bandes de femmes, en toilettes de fête, commencèrent à déboucher de la rue centrale, envahissant le quai, qu’on appelle aussi le Notic.

Le soleil mettait une gaieté dans ce mouvement des coiffes blanches avec leur fine broderie à jour posant à plat sur les cheveux lisses partagés en bandeaux corrects ; toutes avaient sorti leurs jupes neuves, le grand châle tombant en pointe derrière et le coquet tablier de soie changeante, avec sa pièce montante épinglée sur la poitrine, par-dessus le châle croisé.

Des jeunes filles se promenaient, se donnant le bras, tenant presque la largueur du quai, et des rires éclataient, des mots de joie, des appels, des interpellations, quand elles rencontraient un de ces groupes de pêcheurs immobiles, à causer d’affaires du métier, ou une file de jeunes gens tapageurs, fumant des cigares.

Mariannik, plus grave, ses yeux noirs baissés, se dirigea directement vers le bureau du port pour y déposer son livre de messe et s’occuper du repas ; mais Yvonne qui la suivait, entourée de bambines de six à douze ans, pendues à ses jupes, dit :

— Je vais à la chapelle.

— Bon dépêche-toi, mon cœur, nous t’attendrons pour nous mettre à table.

Les fillettes criaient :

— Oui, oui, tout à l’heure, nous te la ramènerons, Marie-Anne ! Elle nous a promis l’histoire de la bonne Dame de Roc-Amadour.

L’innocente, un sourire aux lèvres, ses yeux clairs enveloppant les enfants ou se portant là-bas, de l’autre côté du port, baissa à plusieurs reprises la tête et se laissa entraîner, chantant à mi-voix un cantique, qui était comme un dernier parfum, persistant en elle, de la cérémonie religieuse à laquelle elle venait d’assister.

La petite troupe longea le Notic jusqu’à la route du Toulinguet, devant la boutique du forgeron, tourna par le Styvel, et, s’engageant sur le môle naturel qui protège le port, s’arrêta en face de la porte d’entrée de la vieille chapelle gothique, fortement endommagée, qui se campe si pittoresquement entre la pleine mer et Camaret, à quelques mètres du fortin de Vauban.

— Tiens, voilà l’inscription ! c’est des lettres du temps passé ! fit une des gamines essayant vainement de déchiffrer les mots gothiques, usés par le temps, par le heurt des vagues, par la balayure incessante des embruns :

Les caractères se dessinaient en relief dans la teinte grise de la pierre, à la gauche de la porte centrale.

Yvonne regarda attendrie, comme si elle eût compris, deviné plutôt, ses prunelles paraissant percer l’obscurité de ces signes anciens :

— Mes chéries, cela veut dire que l’année 1527, il y a très longtemps, cette chapelle a été élevée à Notre-Dame-du-Roc : c’est la bonne Vierge protectrice de Camaret !… Savez-vous pourquoi son clocher est ainsi abîmé ?

Elle montrait le joli clocheton à jour qui se dresse au-dessus de la petite église et dont la partie supérieure est brisée, ne conservant que l’ogive fleurie où s’abrite la cloche.

— Moi, on m’a dit que c’étaient les Anglais ! mais je ne sais pas comment, riposta une voix mutine.

— Eh bien ! je vais vous le dire, les mignonnes !

Elles se pelotonnèrent, toutes leurs prunelles luisantes fixées sur elle, se pressant autour de la jeune fille, dont le visage souriant les dominait.

Le soleil, presque doux ce jour-là, baignait de rayons ces têtes blondes ou brunes, glissait entre les cheveux abandonnés, les joues fermes, les fraîches carnations, tandis que tout autour, comme pour justifier ce nom de Roc-Amadour, qui signifie « Roc au milieu des eaux », l’endroit formant autrefois une île, la mer, très bleue, s’agitait à peine sous le vent léger.

Au fond la côte de Léon se voyait, très nette, découpant sa falaise, où l’on distinguait les moindres détails, le phare du Petit-Minou, des verdures sombres, des saillies de roches, des échancrures ; puis, l’entrée du Goulet, la pointe fortifiée, et comme détachée, des Capucins, les bosselures retranchées qui mamelonnent de distance en distance la presqu’île de Roscanvel jusqu’à Trez-Rouz et aux lignes de Quelern, en passant par le fort du Diable.

Yvonne parut se recueillir un moment, embrassant des yeux ce spectacle radieux : ensuite, désignant la côte, elle expliqua :

— C’est là que ces méchantes gens ont débarqué ; mais leurs troupes ont été battues, repoussées par les milices du pays, leurs soldats mis en fuite, leur flotte forcée de se retirer. Ce jour-là, voyez-vous, ils ne s’étaient pas seulement attaqué aux Français, mais à la protectrice de Camaret !…

Des moues graves plissèrent les bouches roses, les yeux s’agrandirent. De son doigt l’innocente indiquait le clocher :

— Un boulet parti du navire principal vint frapper ici, jetant par terre la pointe surmontée de la croix !… Le sacrilège ne resta pas impuni ; Notre-Dame-du-Roc vengea cette insulte, car le boulet n’eut pas plutôt touché la chapelle qu’il retourna, comme lancé par une puissance invisible, et brisant le vaisseau d’où il avait été lancé, le coula !…

Ce fut avec une crainte superstitieuse que les jolies faces attentives se relevèrent pour regarder, bouche béante, le fameux clocher.

Déjà Yvonne, les oubliant, contemplait la mer, écoutant le flot gronder doucement sur les galets, et des visions voltigeaient devant ses yeux, des ombres vagues flottant dans l’air, très loin, au-dessus du grand calme des eaux.

Il fallut que ses petites compagnes la tirassent par le bras pour lui rappeler qu’on l’attendait chez elle, afin de dîner. Elle était saisie, possédée par l’air ambiant, comme si elle eût été une plante de la grève, une fleur fragile battue des vents, bercée par le flot, baignée par le soleil pâle d’automne.

IX

Le temps paraissant se gâter et la mer devenir mauvaise dans l’après-midi du lundi qui suivit, Balanec avait été faire une visite à ses casiers, et consolider les ancres de son grand ponton flottant au milieu du port, un ancien bateau hors de service, maintenant transformé en vivier pour les homards et les langoustes.

— C’est curieux tout de même que le Jean-Marie-Hervé soit pas encore de retour ! — s’exclama-t-il, au moment où il prenait pied sur les dalles glissantes du quai, chacune de ses mains balançant un énorme crabe, de ceux qu’on appelle dormeurs ou poings clos, qu’il rapportait pour manger. — Qu’en pensez-tu, père l’Étoupe ?

Il interpellait un vieux pêcheur, assis près de la guérite du douanier, un des plus anciens de Camaret, le bonnet de fourrure grossière enfoncé jusqu’aux sourcils ne laissant passer que des mèches raides d’un blanc jaune tombant sur le cuivre terreux de la peau. Un drôle de bonhomme, ce Pierre Le Coz, surnommé l’Étoupe, un sécot de soixante-quinze ans, qui s’en allait pêcher toujours seul, dans une minuscule embarcation, une plate, quelquefois jusqu’aux Tas de Pois, sans plus de souci de sa vieille carcasse que si le danger n’existait pas pour lui.

Celui-ci poussa toutefois les lèvres en avant, d’une moue peu rassurante, et ses petits yeux clignotèrent entre les paupières dépourvues de cils, brûlées par les années de mer :

— Faudrait pas qu’il s’attarde, le gars !…

Entre le Grand-Gouin et les Capucins des crêtes d’écume commençaient à moucheter la mer, qui fonçait de plus en plus, tandis que le ciel devenait couleur d’ardoise.

— Possible qu’il soit retourné d’où il venait ce Revenant ! — intervint, une grosse gaieté épandue sur sa face rougeaude et luisante, Marhadour qui passait, le tablier relevé du coin, le petit chapeau de feutre mou collé un peu en arrière sur ses boucles frisées, revenant de son abattoir, le fusil à repasser ses couteaux breloquant au bout d’une chaîne, le long de ses jambes aux mollets bombés.

— Ah ! te voilà, toi, loustic ! — grogna Balanec, rembarrant volontiers les joyeusetés et les plaisanteries, qui paraissaient la spécialité de ce gai vivant, toujours à rire et à débiter des farces. — Qu’est-ce que tu as encore à nous raconter ?

— Que j’ai fait une fameuse affaire de veaux, pas plus tard que ce matin, dans la campagne, avec de faillis pésans, à qui j’en ai conté une solide, une aventure de bateau d’Australie, chargé de lapins à couler, échoué au Veryhacʼh et inondant le pays, tant et si bien que tout le monde par nos côtes ne mangeait plus que du lapin et que la viande était pour rien, qu’on n’en voulait plus, quoi ?… Ah ! Ah ! Ah !… Du coup, ils ont pris peur, et j’ai eu leurs bestiaux à moitié prix !…

— Pendard, va, si t’avais été à mon bord !… grommela Balanec, riant malgré lui, mais avec un geste énergique.

— Cette fois, c’est lui interrompit Pierre l’Étoupe.

À la pointe du Grand-Gouin, une voile brune se montrait, puis une seconde, et tous reconnurent la Marie-Anne.

— Il arrive qu’il n’est que temps ! — assura Balanec.

— Trois ris qu’il a pris ! — constata le boucher indiquant les voiles baissées à mi-mâts. — C’est que ça commence à venter dur du nord-est, tout de même ! La passe du Toulinguet n’a pas dû être commode, oh ! diable !…

Un hululement plaintif gémissait de plus en plus fort, plein de menaces ; la mer moutonnait, se couvrant d’écume, tandis qu’au-dessus du Goulet les nuages s’épaississaient encore, et, brusquement, l’averse s’abattit, masquant la côte de Léon, fouettant de ses fines baguettes rigides les flocons blancs des vagues, et paraissant vouloir chasser la barque qui fait, courant des bordées, se rapprochant peu à peu, en coupant de biais dans la direction du Phare.

— Le voilà dans la brume !

— Un coup de crachin pour Brest, pas pour ici !

Dans le port une agitation secouait les barques, faisant clapoter l’eau en mille vaguelettes jusqu’au bord du quai ; tout cela dansait, miroitait, s’entrechoquait avec un tapage harmonieux et sauvage, donnant à ce coin d’Océan, enfermé comme un lac énorme entre les rocs noirs, les falaises brunes et les landes vertes, une poésie farouche très grande et très saisissante.

La Marie-Anne entre dans le port, avec une vitesse extraordinaire, fuyant devant la bourrasque et coupant de son avant l’eau qui rejaillit en gerbes ; adroitement elle glisse entre les barques, à l’ancre, sans en heurter une seule, et vient, obéissant à la barre, toutes voiles tombées, ranger la cale qui avoisine l’hôtel de la Marine, au centre du Notic.

Quatre jours qu’elle est dehors, et qu’on se demande ce qu’elle a pu faire durant tout ce temps-là : jamais les barques de Camaret ne s’attardent autant en mer, même pour la pêche de la raie. Une certaine curiosité s’éveille autour de la barque d’Hervé, curiosité encore avivée par l’espèce de mystère continuant, pour beaucoup, à flotter sur lui, à l’envelopper, et que ce surnom de Revenant souligne d’une pointe macabre, funèbre, bien en rapport avec l’esprit facile aux légendes de ces populations de Bretagne.

Une satisfaction se trahit sur les visages trempés de pluie des hommes de l’équipage, et Pierrik, les dents au vent dans un large rire de plaisir illuminant son museau de singe, regarde les gens du quai avec des grimaces contentes.

— Y a du poisson ! La cale est pleine ! — observe le père L’Étoupe.

— Pas étonnant après quatre jours de pêche !… Hé ! Le Revenant, c’est-y d’Amérique que tu arrives ? — questionne narquoisement Marhadour occupé à fixer dans un anneau scellé au quai l’amarre que vient de lui lancer Kerbonn.

Hervé ne répond pas ; le nez baissé, tournant le dos, il range ses engins de pêche et on ne voit de lui que sa casaque cirée qui ruisselle, ses pantalons luisants et le couvre-nuque dégouttant d’eau de son suroît.

Marhadour, ébahi, cligne de l’œil à Kerbonn, qui n’ose rien dire, les yeux tout ronds, un haussement d’épaules ayant l’air de signifier :

— Je ne sais pas ce qu’il a.

Quand le patron se décide enfin à montrer son visage, ses sourcils froncés, la dureté de son œil, le pli mauvais de sa bouche contrastent avec l’air radieux de ses hommes.

— Hum ! Pas l’air commode, le gars ! Une vilaine mine de vent debout, ce coco-là ! Il ne me revient qu’à moitié !…

C’est encore Marhadour qui donna son avis, mais, cette fois, à voix basse, comprenant que toute plaisanterie devenait impossible avec une pareille face d’ours.

Tréboul, Kerbonn et Lagadec commencent à débarrasser la barque de son chargement, et bientôt les raies énormes viennent plaquer avec un formidable floc leur grand corps plat sur les dalles de la cale.

Les unes montrent le blanc laiteux de leur ventre, où saignent des roseurs, la fente hideuse de leur bouche étrangement placée en plein corps ; les autres dressent sur leur dos marbré, d’un brun roux tirant sur le verdâtre, ces terribles épines qui se prolongent jusqu’à l’extrémité de la queue longue et étroite, et font d’atroces blessures venimeuses.

Chaque homme ne peut en saisir qu’une à la fois pour la traîner hors du bateau, se colletant pour ainsi dire avec elle, tellement elles sont de belle taille. Tout le plan incliné qui monte vers le quai en est bientôt couvert ; les sabots des pêcheurs glissent sur ces masses gluantes entassées de ci de là par paquets, en un grouillement confus, d’où sortent des ailerons, des nageoires, des queues spatulées, et où miroitent des blancs de perle, des luisants tachés de sang.

Pierre l’Étoupe calcule à mi-voix :

— Une vingtaine au moins, peut-être plus : bon coup de filet.

— Quatre francs l’une dans l’autre, une pièce de quatre-vingts francs qu’il ramène : ça vaut déjà le dérangement, conclut Balanec, qui estime que la saison commence à être bonne, la raie allant des deux francs cinquante de septembre aux six francs du plein hiver.

Il donne du pied dans un drôle de poisson ressemblant un peu à la raie, mais de forme plus allongée, et muni de nageoires bizarres, en manière d’ailes.

— Oh ! ça, pas fameux ! Cinquante centimes pièce !

Ce sont des anges, un poisson hideux et sans valeur.

Mais voilà que Tréboul commence à amener des homards, des langoustes, des araignées de mer, des dormeurs, qu’il range les uns après des autres ou qu’il ramasse en tas, par espèces, les saisissant par les antennes, par les pattes, en se méfiant des énormes pinces tranchantes et dures comme du fer. Les couleurs d’azur, les jaunes triomphants, les carapaces brunes, les rouges vermillon mettent une animation brillante, une note étonnamment colorée dans la masse plus terne des poissons.

Balanec, affriandé, tout à son commerce, examine, tâte, mesure avec un mètre sorti de sa poche pour voir si les langoustes ont la longueur voulue par les règlements de la pêche.

Il en saisit une, grognonne :

— A-t-elle ses vingt centimètres ton écrevisse ?

La queue étendue à plat, la mesure est dépassée ; il la replace sur les autres, bougonnant :

— Oui, oui !… Mais c’est jeune !

— Des bêtes si voraces, ces raies ! — explique un pêcheur à ses voisins. Quand on pense que ça mange ses petits, que ça avale jusqu’à des écrevisses, enfin tout ce que ça trouve !…

Tout un cercle de Camaretois est là, penché au bord du quai, donnant son avis sur ce que rapporte le camarade, avec cette curiosité machinale, instinctive qui pousse le pêcheur vers le poisson.

— Il y en a, ma Doué ! Pas à plaindre, le gars !

Tréboul, de la Marie-Anne, riposte :

— Pas à plaindre !… Faut voir !… Dame ! qu’on en a eu aussi du mal, de la pointe de Brézellec au Raz, et de Sein à Molènes !… Heureux encore qu’on n’y soit pas resté, dans le Caillou !…

Il marmotte ces derniers mots entre ses dents, en jetant un regard de côté au patron, trop occupé pour l’entendre ; mais on devine qu’il a dû se passer des choses pas ordinaires, et que ce n’est point pour rien que le 888 est resté quatre jours dehors. Pierrik, lui, bavarde avec les mousses, des galopins de son âge :

— C’est aux Pierres-Noires que nous avons fait le plus ; on aurait cru qu’il voulait vider la mer !…

Maître Pierre Guivarcʼh entendit ; il songea :

— Il cherchait son trésor, pauvre gars ! Comme si, des fois, la mer rendait ce qu’elle prend !

Le vieux marin pensait juste.

Quand, au retour, après des bords courus dans les environs de Sein, il avait vu les parages où s’était brisé le bâtiment qui le ramenait en France, il avait voulu, malgré le danger, malgré une mer qui se faisait mauvaise, jeter ses filets sur le lieu même du naufrage, depuis le Ranvel jusqu’à la Basse-Large.

Jamais il n’avait donné tant de soin à la pêche.

Deux orins étant jetés, munis d’une énorme pierre qui les tend et les fixe à cinquante mètres sous l’eau, tandis qu’un fort liège les maintient en haut, les filets à larges mailles sont attachés entre ces orins et maintenus dans une position verticale par de petites pierres à la partie inférieure, par des morceaux de liège à la supérieure : la raie vient alors donner dans ce piège et la violence du choc rejetant les pierres par-dessus elle, l’enveloppe ainsi dans le filet.

Hervé était le plus ardent, penché sur le bordage, fouillant des yeux les profondeurs de la mer, impatient de la secousse annonçant la prise. Peu à peu le filet remontait : qu’y avait-il dedans ? D’abord il apercevait comme un nuage, puis le nuage prenait une forme, une blancheur tendre, spectrale flottait, une chose ressemblant à la lune au profond des eaux, et finalement il reconnaissait le ventre blanc de la raie. À l’aide d’un croc on la harponnait vivement.

Sitôt jetée dans la barque, il se précipitait pour achever la bête palpitante, l’assommant d’une sorte de gourdin comme le penn bacʼh des Chouans, qui trouait la tête du poisson, la criblant de blessures saignantes. C’était avec une véritable rage, qu’il procédait à ce massacre, chaque fois qu’une nouvelle victime arrivait à bord.

— On eût dit un ennemi ! souligna Lagadec, donnant ces détails.

D’autres fois, il avait des mécomptes ; c’étaient de cramoisies araignées de mer, avec leurs longues pattes maladroites pendant autour d’elles, de monstrueux oursins verts, rouges, violets, hérissés de piquants, roulant en boule dans les mailles, ou des anémones, la flore et la faune de l’Océan, pôle-mêle.

Ce que nul de ces hommes n’avait pensé c’est qu’il était là, l’esprit fou, espérant toujours voir remonter autre chose, attendant toujours la pêche miraculeuse de ce qu’il avait perdu et que le hasard aurait pu lui rendre.

En quelques instants, Balanec, le mareyeur, eût fait prix avec Hervé pour l’ensemble de sa pêche ; tous comptes faits, chacun revenait avec une somme rondelette.

— Ce serait à recommencer que je ne le ferais pas, tonnerre de Brest ! gronda Lagadec, à qui un camarade faisait compliment de son aubaine.

— Bah ! Le métier veut ça ! Vous êtes rentrés avant le grain !… Oh ! dame, maintenant, je ne dis pas !…

La mer noircissait encore ; un rugissement continu courait tout le long des galets, derrière la Chapelle, et venait briser rageusement, à la hauteur de l’usine, comme si le flot eût voulu dévorer le Styvel, balayer tout. L’averse, emportée par une bourrasque, s’envolait vers Pen-hat, regagnant le large ; les lames, plus hautes, creusaient davantage et le Goulet disparaissait sous les bandes régulières d’écume.

Lagadec reprit :

— Nous en avons vu de rudes !

Tréboul affirma :

— On aurait dit que le patron était devenu fou, ma Doué !

Sa main esquissa un geste devant le front, comme pour un signe de croix.

Ils entrèrent dans d’autres détails, racontant leur départ de Camaret, sur les minuit de jeudi. Cela allait bien. Il était convenu qu’on allait pêcher la raie de la côte de Beuzec à la pointe du Van, puis fouiller les cailloux, pour le homard et l’écrevisse, enfin revenir à Camaret vendredi soir, samedi matin, selon le vent.

— Ah ! bien oui, — souffla Kerbonn. D’abord, au lieu de rester sous Beuzec, nous piquons droit sur Douarnenez, où le patron, après une consigne sévère, passe la journée et la nuit chez ces faillis Russes, toute cette mauvaise peuplade de Douarnenéziens, qui nous cognent toujours à coups de pierre quand on les rencontre sous le vent !… Voilà donc qui ne va pas bien !… Bon, lorsqu’il revient à bord, il était ivre qu’il n’y voyait plus !… Jamais, jamais, j’aurais cru ça de lui !… c’était la première fois, et il en disait, il en disait… nous nous entreregardons, pensant : « Ça va porter malheur !… »

De fait, depuis son retour à Camaret, pas une fois on n’avait vu Hervé Guivarcʼh s’arrêter dans les débits de boisson ; il ne refusait pas une politesse, un verre d’eau-de-vie par-ci par-là. Jamais on ne l’avait vu, sur le quai, aller à droite, à gauche, dans la folie lourde de l’ivresse bretonne, de ces gens de mer qui n’ont que ce vice, que cette distraction, que cet oubli de leur rude existence.

Aussi le récit de ses hommes étonna.

— Il était saoûl perdu ! — continua Lagadec. — Il embarque, la bouche pleine de mauvaises paroles, de jurons, tel que nous nous consultons un moment, demandant s’il faut lui obéir encore ou le crocher et le coucher à fond de cale… Mais quoi, c’était le patron ! Il prend la barre et commande : pas moyen de résister !… Avec ça fort comme une baleine, à tout chavirer, si on avait fait mine de refuser !… Adieu va ! On cède, on pousse au large… Quelle vie autour du Sein ! C’est une chance que nous en soyons revenus ! Le plus dur encore a été aux Pierres-Noires ! Vingt fois j’ai cru la Marie-Anne la quille crevée !… Faut croire que Sainte Anne ou la Vierge nous a protégés !… Enfin, nous voilà, et sans envie de recommencer !…

Hervé venait d’aborder Pierre Guivarcʼh ; son visage semblait un peu rasséréné, avec une nuance de honte, comme s’il eût craint que sa débauche de Douarnenez ne fût visible ou déjà connue par les bavardages de ses hommes.

Il montra un superbe turbot, sa part de pêche, et dit :

— Pour Mariannik !

— Ah ! la pauvre fille n’a pas le cœur en joie ! — répondit le maître de port. — Elle est auprès de son amie, la Louise Dagorn, qu’est à l’heure de sa fin !… Elle ne rentrera pas aujourd’hui !

Le jeune homme étouffa un blasphème, haussa les épaules et fit un geste violent, comme pour jeter le poisson dans le quai.

— Que te prend-il, garçon ? — demanda le vieillard étonné.

L’autre se calma, farouche, et baissa le front, de nouveau sombre et absorbé.

X

C’était l’hiver, c’était décembre, c’était la saison noire et glaçante, plus triste, plus effrayante, en cette pointe extrême de Bretagne, en cette fin de terre, que partout ailleurs.

La petite pendule placée dans la chambre des signaux, cette espèce de cage de verre garnie de fenêtres tout autour, d’où se manœuvre le télégraphe aérien de la pointe des Pois, venait de sonner neuf heures ; mais le jour gris et blanchâtre du dehors ne semblait pas le vrai jour.

Tout est blanc, de ce blanc cotonneux et fluide de la brume ; on ne voit ni le ciel, ni la mer, ni la terre, si ce n’est par échappées rapides, apparitions aussi vite envolées que montrées.

C’est en vain que Yves Dagorn, essuyant les larmes qui troublent ses yeux, va d’une fenêtre à l’autre, essayant d’apercevoir quelque chose, un mur opaque s’applique implacable contre les vitres et arrête les regards.

Dans son cerveau las le même brouillard persistant, dans son cœur la glace anéantissante de ce jour funèbre. Il lui semble, à lui, le pauvre être affligé, que la nature porte le deuil, qu’elle ait voulu s’ensevelir dans ce linceul aussi blanc, aussi impénétrable, aussi froid, que le drap de toile qui enveloppe pour l’éternité le corps de Louise Dagorn, sa bien-aimée femme, immobile sur le lit de mort et attendant la bière de sapin, où on va l’enfermer pour dormir son dernier sommeil.

Par instants le grand rideau uniforme se déplace, se divise en bandes molles, et l’on aperçoit tout à coup un fragment de falaise, un bout de lande rocailleuse, une surface miroitante, un coin de ciel, un jet d’écume sur le noir luisant d’un écueil.

Un incessant grondement monte tout autour du sémaphore, plus distinct, plus sauvage, au milieu de cet ensevelissement absolu, qui aveugle les yeux et double l’acuité de l’ouïe ; on se croirait dans quelque flot désert, perdu au milieu de l’Océan, sur quelque navire immobilisé par un rocher que bat follement le flot bouillonnant, et le mât aux signaux avec ses cordages complète l’illusion hallucinante.

Des cris aigres, des plaintes rauques déchirent ce silence, volent çà et là, on ne sait où, venant on ne sait de quel point, et le coup de vent de grandes ailes siffle mystérieusement, sans qu’on puisse rien apercevoir. On dirait quelque rite sanglant s’accomplissant là, tout près, et que ces appels de cormorans, de mouettes ou de goélands soient le râle intermittent, demi-étouffé de victimes humaines sacrifiées à un culte barbare.

Puis, des voix sortent du brouillard humide, des pas trébuchent sur les granits du sentier, et des hommes, semblables à de lugubres fantômes, dessinent de vagues formes qui se heurtent aux marches de pierre avant de s’engouffrer sous la petite porte de la maisonnette. Le charpentier et ses ouvriers viennent d’apporter le cercueil ; ils se mettent à leur besogne : un bruit de marteau et de clous résonne caverneux entre les murs.

Yves Dagorn est sorti comme un fou, ne pouvant entendre l’horrible chose, et, dehors, tête nue sous la bruine qui frôle comme une toile d’araignée son visage, les mains tordues par une crise de désespoir, il sanglote éperdument, mêlant sa plainte d’homme à la plainte éternelle de l’Atlantique.

Des tintements de cloche, qui se prolongent, traînent et meurent par-dessus la lande, paraissent se transmettre étouffés à travers une ouate légère. Le malheureux se redresse, écoute, des larmes croulantes sur ses joues, la respiration comme suspendue, son doigt levé, et balbutie :

— L’Église !… Le Glas !…

C’est l’heure ; il va falloir faire appel à tout son courage, à toutes ses forces, pour l’horrible cérémonie : on va venir la prendre, l’emporter pour toujours.

Déjà quelque chose de sourd accompagne la langue de fer de la cloche battant sinistrement le bronze ; déjà des chants lointains roulent là-bas, au fond des épaisseurs blanches, et cela se rapproche, s’accentue, plus vibrant.

Un coup de vent éclaircit un peu le brouillard, l’enlève et le tient suspendu à quelques mètres sur les mousses, les rocailles ; on distingue, dans le bas, l’anse du Veryhacʼh, les varechs trempés d’écume, des crêtes floconneuses de grosses vagues, se jetant au pied des falaises de granit, et c’est, vers Lagatjar, la croix d’argent qui se dresse d’abord, tenue haut par son porteur, derrière lui les prêtres, les chantres, un flot noir d’amis, de femmes, ceux de Camaret.

Un nouveau souffle venu de la mer, et tout disparaît encore sous des brumes plus épaisses, amenées du large. Yves Dagorn peut croire, un instant, qu’il a rêvé, que ce n’est pas vrai, qu’une fantasmagorie a troublé ses prunelles.

Les chants s’accentuent, plus graves, plus tonnants, et le nuage blanc crève brutalement, laissant voir le cortège, à présent tout près de la maison. Le malheureux n’a que le temps de rentrer chez lui pour donner un dernier adieu à celle qui va le quitter, et pour achever de s’habiller, afin de l’accompagner à la demeure définitive, pour la rendre à la terre qui la réclame.

Tout est prêt ; la brume ensevelit la pointe de Pen-Tir, enveloppe les assistants, flotte en buée neigeuse au-dessus du cercueil caché sous le drap noir, se glisse entre les groupes, se répand en fumée autour des longues mantes noires et plissées à plis serrés contre les épaules, les mantes à capuchon qui tombant jusqu’aux pieds, formant le costume particulier des veuves et des femmes se rendant aux enterrements, à Camaret.

Les chants ont repris, nourris, sonores, n’ayant plus l’essoufflement de la montée, et sont accompagnés par la basse grondeuse de la mer hurlant dans les roches, par les longs cris pleureurs des Tas-de-Pois.

Avec ce ciel gris, ardoisé, que des trouées ont permis d’entrevoir, avec ce sombre Océan, tout le pays prend un caractère spécial, sa vraie physionomie bretonne, où se mélange toujours du mystère, le vague des teintes grises, des temps pluvieux, des brumes, derrière lesquels les Druides abritaient autrefois la Religion, les voix secrètes jaillies du sein des cavernes ténébreuses, du milieu des granitiques écueils sacrés, à travers le bris grondant des vagues dans les cavités rocheuses, dans les grottes saintes. L’enterrement de la pauvre petite femme de cet humble gardien de sémaphore semble l’accomplissement de quelque vieille cérémonie celtique, déroulant son cortège sur le vieux sol d’Armorique, dans la saisissante complicité des brumes surnaturelles, au bruit heurté des flots furieux.

Refoulant ses larmes, raidi dans sa douleur, ses larges épaules de matelot serrées dans une courte redingote de drap noir commun, sa casquette à ancre d’or à la main, le visage absolument rasé de frais, comme une dernière toilette pour faire honneur à la défunte, Yves Dagorn marchait le premier après les porteurs et s’efforçait de ne regarder personne, de ne pas penser, afin de ne pas laisser éclater tout haut son désespoir.

Il fixait obstinément de ses yeux troubles quelques menues fleurettes, des bruyères roses, des feuilles vertes, accrochées dans les plis du drap mortuaire, et allait machinalement, à pieds butants parmi les pierres de la route.

Derrière lui, presque immédiatement, après un de ses frères, établi voilier à Camaret, après quelques parents, les Tréveneuc de Kermeur, venaient maître Guivarcʼh, Hervé, Balanec, Tonton Corentin, Marhadour, dont la joviale figure fondait en une expression inaccoutumée de navrement, Lagadec, Kerbonn, Tréboul, d’autres encore, précédant le groupe des femmes, où tante Rosalie et sa fille se trouvaient en tête, entre Yvonne et Mariannik.

Vers Lagatjar la brume cessait presque subitement, comme si Pen-Tir et les Tas-de-Pois fussent absolument séparés du reste de la presqu'île ; on apercevait même, sur la gauche, le sémaphore de Pen-Hat, mais au-delà le Toulinguet se noyait dans le même brouillard.

Maître Guivarcʼh les montra à Balanec, son voisin, et fit, hochant la tête :

— Des endroits malsains, tout de même !

— Faut des poitrines solides comme nos vieux coffres ! — appuya son interlocuteur heurtant d’un coup de poing son torse massif, qui sonna sous le choc.

— Pauvre petiote ! soupira Marhadour… C’était pas fait pour vivre ainsi dans les mauvaises brumes et les pluies !

La conversation roula sur les malheurs du même genre s’abattant sur ceux que leurs fonctions appelaient à habiter toutes ces terres avancées en becs dans la mer. Guivarcʼh cita Le Guen, un vieil ami à lui, le gardien du phare de Toulinguet :

— Il est là depuis trente-deux ans et compte y mourir, ma Doué !… n’empêche qu’il y a perdu trois fils d’angines couenneuses, et que sa dernière fille, une gentille enfant tout plein, ne peut guérir de sa bronchite !… Tenez, une toux dans la manière de cette pauvre défunte que nous conduisons où vous voyez, à ce jour d’aujord’hui… Pas moyen d’élever un enfant dans cette damnée humidité ! Ça vous poisse, qu’on dirait, le corps et l’âme !…

— Oui, oui ! faisait Balanec. Quand j’étais à l’Ar-men, en pleine mer, c’était la même chose. J’ai dû quitter, car moi-même, tout solide que je suis, j’y aurais laissé mes os. C’est-y drôle tout de même qu’on se passionne pour cette existence-là… J’en voulais plus sortir de mon phare, et les jours qu’on me permettait d’aller à terre, je m’ennuyais !…

Tout le marin dans cette remarque naïve, tout l’homme de mer qui a, ainsi qu’une maladie dans le sang, cette adoration, ce besoin de l’Océan, cette soif de la souffrance physique, du danger, de la menace de mort le talonnant sans cesse.

Maintenant, Camaret est au-dessous d’eux, entre les moulins dont les grands bras se tendent immobiles, leurs voiles repliées comme des bateaux en rade. La côte de Léon disparaissait sous une pluie fine, un crachin, qui semblait entrer par le Goulet, marcher sur Brest, tandis que le ciel s’étendait, bas, sombre, triste, écrasant la mer.

C’était bien l’arrivée des mois noirs, la Bretagne s’engloutissait dans les brumes et les pluies, prenait pour de longues semaines son habituel voile de deuil, et cet enterrement de jeune femme morte en pleine fleur de jeunesse, après un an à peine de mariage, semblait en donner le signal.

C’était un ensevelissement de tout, la mer et les pointes avancées de la côte, sous la brume, le pays sous la pluie, sous le sombre, sous le funèbre, avec ses chemins boueux, ses routes détrempées où battaient pesamment les pieds des porteurs de la bière, les pieds des assistants ; deuil de la nature s’unissant au deuil de Camaret.

En haut du bourg, dans le clocher, la cloche sonnait, de plus en plus distincte, frappant comme des coups sur le cœur de chacun.

À l’église, dans la plainte gémissante de l’harmonium, dans le Dies iræ répercuté par la voûte, au milieu des courtes flammes jaunes des cierges, ce fut une sorte d’accalmie, de détente.

Mais quand le convoi reprit sa marche pour atteindre le cimetière, il sembla aux assistants qu’une froidure plus pénétrante encore coulait dans leurs veines ; plus d’un frissonna en venant se placer devant la fosse béante, où le cercueil gisait, à moitié enfoncé dans la boue jaune, sous une reprise de pluie fine et brouillassante.

Les horizons s’effaçaient peu à peu, dévorés de nouveau par une recrudescence du brouillard opaque de la matinée, un envahissement accourant de l’Atlantique, comme si l’Océan voulait tout envelopper de son pesant crêpe hivernal.

Hervé Guivarcʼh eut un frémissement involontaire, lorsqu’il vit Mariannik, un mouchoir sur les yeux, se pencher au-dessus de la fosse pour le dernier adieu à son amie d’enfance ; il songea :

— Si c’était moi, là !…

Tonton Corentin succéda à la jeune fille : le Revenant vit celle-ci serrer la main du patron du canot de sauvetage, tandis que leurs yeux se croissaient comme pour sceller un engagement devant cette morte, et Garrec semblait vouloir dire :

— Mariannik, moi, je vous défendrai mieux ; je ne vous laisserai pas enlever comme cela !…

Hervé allait s’élancer, faire un éclat, sans respect pour la sainteté de l’endroit ; s’offrir, lui aussi, pour protéger sa cousine, mais une main se posa sur son bras ; une voix fit, très bas :

— Viens avec moi, ta place est là… là !…

Yvonne lui montrait, à quelques mètres, la croix blanche dressée sur la tombe vide.

Toute colère s’enfuit de son cœur, soudain vidé de sang, comme si ces mots l’eussent crevé brutalement. Ce fut un rapide pressentiment lui mordant le cerveau, une âpre et terrible sensation de fin prochaine.

TROISIÈME PARTIE

I

Ce fut au commencement de la première semaine de mai que Tonton Corentin rencontra, un matin, Mariannik Guivarcʼh toute seule sur la lande voisine de la pointe du Grand-Gouin.

Il revenait du sémaphore des Pois, à cause d’une commission pressée pour Dagorn, le gardien, encore endeuillé de son si récent veuvage de décembre ; la jeune fille se rendait, tout en se promenant, au phare du Toulinguet afin de voir la pelite malade, le dernier enfant de Le Guen, l’ami de son père.

Elle l’aperçut la première, au moment où, gravissant le sentier étroit qui longe la falaise et glisse entre les champs d’ajoncs épineux, elle commençait à s’élever le long du versant à pic, d’où l’on domine le port de Camaret.

Une mélancolie tendre, inexpliquée, baignait son âme, caressait son corps, et c’était une sensation d’une douceur triste, où tout son être semblait fondre dans une détente générale. Subissait-elle l’influence de la nouvelle saison dans laquelle entrait la Bretagne, débarrassée des voiles gris qui l’enveloppaient depuis six mois ? Était-ce le résultat inconscient de choses nouvelles se produisant au fond de son cœur ? Elle allait, distraite, incapable de le dire, d’exprimer ce qu’elle ressentait, pensant qu’elle subissait l’émotion préventive de la visite qu’elle se préparait à faire, et l’influence du souvenir douloureux de la mort de Louise Dagorn.

La vue de Corentin lui ouvrit soudain le cœur ; elle lut couramment, nettement, au fond d’elle-même.

Oui, c’était cela, cela seul qui soulevait dans ses artères une vague de sang lui montant d’un coup jusqu’au cerveau, pour noyer sans retour les malsaines fumées, pour balayer à jamais les vertiges, au milieu desquels s’était jusqu’à ce jour apeurée sa raison, s’était débattue sa foi en l’homme qu’elle avait depuis longtemps choisi et qui, seul, pouvait lui donner le bonheur désiré.

Elle avait tant souffert de cette présence d’Hervé Guvarcʼh à son foyer, elle éprouvait un tel soulagement à ne plus sentir en cet instant sa pénétrante prunelle peser sur elle, qu’il lui semblait être délivrés d’une fascination, d’un sort jeté, et que son cœur, libre enfin, volait tout seul au-devant de celui qui venait là-bas, sorte de Messie d’amour, toujours appelé, quelques mois méconnu, presque renié, et brusquement retrouvé, réapparu.

Il est certain que, durant des semaines, elle avait paru le fuir ; elle avait évité toute occasion de se rencontrer seule avec lui, en restant aux banalités de conversations passagères, aux sourires vagues, aux indécises pressions de main.

Quelque chose d’épais, d’opaque, de dangereux, comme une de ces terribles brumes bretonnes, où se perdent les navires, où se heurtent les barques, se dressait entre elle et lui, noyant les doux souvenirs, les espérances presque réalisées, rejetant dans la nuit incertaine cet amour à peine né, et faisant sombrer toute joie au fond d’elle.

Une fureur sourde bouleversa longtemps le cœur de Corentin à cette transformation, qu’il comprit immédiatement, qu’il sentit mieux que tout autre et dont l’auteur principal ne pouvait lui rester inconnu.

Comme il le détesta ! comme il le maudit ! Ainsi c’était celui-là même qu’il avait sauvé au péril de sa vie, c’était cet homme qu’il avait été arracher aux flots grondants, presque malgré lui ; c’était cet ancien enfant du pays, cet ancien compagnon de jeux, qui se dressait entre Mariannik et lui, venant lui voler son amour, sa femme ! Oh ! se Revenant.

Les mois d’hiver furent atroces pour lui, avec ce poison dans les veines, cette fomentation de rage et de douleur incendiant son sang.

Cependant sa consolation fut de voir que la jeune fille ne paraissait pas encourager l’autre, que sa froideur s’étendait aussi à ce cousin. Peut-être, en effet, la terrorisait-il ? Une espérance lui entrait au cœur, lorsqu’il se rappelait mille détails qui semblaient devoir les lier à jamais, le mouchoir flottant à la pointe de Pen-Tir, l’étreinte encourageante du cimetière, en ce jour funèbre de décembre. Mais depuis, plus rien !

En apercevant Mariannik en face de lui, dans la solitude matinale de la lande encore déserte, au milieu de la légère brume transparente que le soleil faisait lever, en pompant la rosée de la nuit sur les mousses, les bruyères et les genêts, Corentin Garrec eut un recul involontaire, une suspension de respiration.

Seuls, ils étaient seuls tous deux sous le grand ciel bleu, d’une pureté merveilleuse : lui, tout tremblant, elle, détachant sa jolie tête brune, casquée de la coiffe blanche, son corps robuste et souple, à la taille ferme sous le fichu chastement croisé sur ses seins, à la jupe plissée retombant en lourde masse autour de ses hanches rondes.

Une envie d’adoration le prenait, à la vue inattendue de celle qu’il aimait, et un ardent besoin de lui parler, de la questionner. Il allait l’appeler, la supplier, murmurant en lui-même ;

— Mariannik !

Il n’eut pas besoin de prononcer de nom ; souriante, dans le nimbe d’or du soleil levant, elle venait à lui.

La matinée était pimpante et gaie, claire avec quelque chose de léger, de subtil et de fin qui ravissait délicieusement l’âme.

De la tendresse naissait de tout ce qui les entourait, de cette atmosphère bleutée, vibrant sous la première force des rayons déjà chauds, de l’étendue des champs, de la germination discrète de la lande, où rosissaient les jeunes bruyères au milieu des pousses vertes, où des milliers de boutons se pressaient, s’entassaient dans une ardeur de vie toute neuve, dans une soif d’air, dans le bain de cristal des gouttes de rosée.

Garrec était resté planté à la même place, pétrifié de plaisir, sous l’attendrissement inaccoutumé d’une joie qui le bouleversait ; il n’osait bouger de peur de voir le charme disparaître, la vision s’envoler. Sa figure énergique, toute rougissante, passait du cuivre clair au cuivre foncé, par l’afflux bouillonnant du sang, tandis que sa bouche aux saines dents blanches se fendait d’un large rire nerveux et qu’une étincelle courait sur le bleu glauque de ses prunelles.

— Mademois…

Vivement, elle tendit la main, faisant le geste d’effleurer ses lèvres du bout de ses doigts pour arrêter ce mot :

— Chut !… Vous ne m’appelez plus Mariannik ?…

Il eut un élan de tout l’être, un tremblement lourd de ses énormes épaules :

— Oh !… pouvez-vous croire… Mariannik ?…

— À la bonne heure, Corentin.

Il n’était pas en garde contre cette souplesse de l’esprit féminin, qui se ramasse, bondit, joue comme un félin, aussi bien chez l’humble fille des champs que chez la dame des grandes villes, et, allant droit au but, avec sa rudesse native :

— Il y a si longtemps que je ne vous ai vue ainsi !… Je croyais que vous ne vouliez plus de moi, que c’était fini !… Je l’ai maudit fameusement, lui, le failli gars qui s’est mis entre nous !… J’ai compris, allez ! je sais des choses !… Damné naufrage, que je pensais souvent !…

Des mots bourdonnaient au fond de sa gorge, de dures paroles qu’il retenait difficilement, sachant bien qu’il ne fallait pas les dire, mais ayant tant souffert, qu’il lui paraissait juste de le faire savoir, de le crier, fût-ce dans un cri d’amour, d’adoration. Mariannik baissa la tête, le regardant entre ses cils :

— Je vous espérais, Corentin !…

Il s’arrêta, coupé en pleine exaltation, le cœur chaviré, tout surpris :

— Ah ! vous ?… et je ne me doutais pas !… Mauvais mousse que j’étais !… Est-il possible, ma Doué !… je m’étais figuré !… Pour sûr que… Enfin, alors, vous me voulez bien ?…

Il s’embrouillait, ne comprenant plus, ne sachant que dire, comment s’expliquer, et si heureux que son bonheur l’étouffait :

— Oh ! tenez ! c’était comme quelque chose que j’avais là, dans la gorge, qui m’étranglait !… j’aurais fait un malheur, des fois !… oh ! ce…ce Revenant !…

— Il est si à plaindre ! dit-elle simplement. — Plus personne !…

— Alors, c’était seulement de la pitié… par bonté ?… Et moi, moi !…

De ses poings pesants il frappait son épaisse poitrine bombant sous le maillot de laine, et, moitié grondant, ayant saisi les deux mains de la jeune fille, il les serrait entre ses doigts rugueux, coupés de cicatrices.

— D’où veniez-vous ? questionna-t-elle, rougissant légèrement et sentant la nécessité d’abandonner une conversation aussi dangereuse.

— De chez ce pauvre gars de Dagorn ; encore un qui a eu de la peine !… Ah ! misère !…

Son regard devenait tout humide, pendant qu’il hochait la tête sous son béret bleu, comme s’il eût douté qu’on pût supporter une telle perte, faisant sans doute, par devers lui, des rapprochements.

— Moi, j’allais chez Le Guen, pour sa fille, vous savez ?… La malheureuse petite tousse de plus en plus… le même mal…

— Oh ! diable, ça ne va pas, hein ? Comme la Louise…

Il leur sembla à tous deux que ce même sentiment d’affectueuse pitié, qui les avait poussés, le même jour, presque à la même heure, chez ces affligés, fût un lien de plus entre eux, déjà une communauté d’esprit, de cœur.

Ils se regardèrent souriants, et Mariannik, les yeux demi-clos sous la flambante clarté rayonnant des prunelles de Corentin, sentit un flot de sang envahir ses joues et aller se perdre sous les plis de son fichu.

— Vous permettez que je vous accompagne ?…

Ils allèrent, se tenant par le doigt du cœur, bis ar galon, comme en l’appelle en Cornouailles, le quatrième, celui par lequel se tiennent les amants.

Marchant à pas très lents, ils échangeaient de temps à autre quelques paroles, mais si pleins d’eux-mêmes, qu’ils ne trouvaient pas de mots pour exprimer la félicité ressentie, et qu’une sorte de griserie les entourait, leur donnant le vague et profond vertige de leur bonheur.

Sous le froissement de leurs pieds la lande dégageait son délicat arôme de printemps, qui était comme une encourageante caresse de la nature ; ajoncs d’or, bruyères roses et bruyères rouges aux feuilles d’un vert si persistant, immortelles sauvages, genêts aux fleurs jaunes, mauves, rosâtres, églantiers, baumes odorants, tous étaient complices, étalant autour d’eux un tapis d’une variété infinie.

Leur odeur, venant se mêler au souffle salé de la brise marine, à la fumeuse senteur des usines à sardines, aux bouffées jetées par les amas de rogue, de strong, mais amoindries par l’éloignement, était l’odeur de la Bretagne des bords de l’Océan, de ce pays primitif, où tout est rude et doux, d’un parfum à peine sensible ou d’une âcreté pénétrante, envahissante, spéciale.

De temps en temps fuyaient à leur approche des groupes de moutons noirs, bruns ou blancs, l’œil clair, luisant et bête, paissant çà et là, se sauvant aussi loin que le leur permettait la longue corde retenue par un coin de fer fiché dans le sol. Au-dessus du Grand-Gouin, des corbeaux tournoyaient, leur bec et leurs pattes d’un rouge vif tranchant sur le noir de leur plumage, et des cris ininterrompus accompagnaient leurs ébats, se confondant parfois avec la plainte rauque d’une mouette ou d’un gwilou venant traverser leurs cercles concentriques.

Ils arrivaient à causer de tout, du beau temps qu’on avait, d’un pêcheur qui avait fait bonne pêche la veille, des torpilleurs venus en rade la semaine précédente ; de Bernadine, la fille au vieux Moal de Kerlocʼh, si riche et si avare ; d’un gros cuirassé passant au large, de la moisson qui promettait déjà et d’une infinité d’autres choses, où se délayait, se perdait, s’engloutissait la seule qu’ils eussent désiré se dire, s’avouer.

Une petite barque, à l’ancre près des roches Portz Naïl et Portz Corven, entre le Grand-Gouin et le Toulinguet, au fond de l’anse de galets, attira les yeux de Mariannik :

— Ce n’est pas le père l’Étoupe qui pêche là ! Tiens ! on lui a pris sa place !

Corentin regarda, et fronça un peu les sourcils, en reconnaissant la disposition du mât couché à l’arrière, entre les deux avirons, et supportant le milieu de la voile qui formait tente, retombant de chaque côté :

— Non, c’est un Ker-hor, du mauvais monde ?

— On ne les aime pas par ici ! répondit la jeune fille.

— Dame ! des pillards de la mer ! Ils ravagent la côte, dévastent les casiers, volent le poisson et parfois les filets : une fameuse engeance !

Pas en odeur de sainteté à Camaret ces pêcheurs de la rivière de Landerneau, du village de Ker-hor, dans les terres. Tous vont à la pêche, vivent complètement sur l’eau ; chez eux, toute fille, à partir de treize ans, doit venir habiter sur le bateau, où elle sert de mousse et de barreur, couchant la nuit dans un sac fermé au cou : elle ne descend plus à terre que lorsqu’elle atteint sa vingtième année. Aucune fille de Ker-hor ne pourrait se marier sans avoir fait cet apprentissage.

Mariannik ne l’ignorait pas ; elle demanda, pour rire :

— Une fille comme ça qu’il vous faudrait pour femme, peut-être ?

Corentin secoua la tête, égayé par l’idée, et répliqua :

— Pas de si loin ; oh ! non…

Son regard se fit si expressif que la jeune fille en sentit un secret tressaillement de plaisir.

Elle se retourna, au moment où ils arrivaient à la crête extrême de la falaise, le point culminant, d’où la vue tombe à la fois sur Camaret et sur l’Atlantique. Quelques instants ses yeux errèrent sur le petit port qu’on voyait en dessous, bien enfermé par l’étroite langue de terre, se détachant du Styvel, près du canot de sauvetage, pour s’élargir vers son extrémité, afin de recevoir la chapelle de Notre-Dame de Roc-Amadour et le fortin de Vauban, avec l’étroite jetée qui conduit au phare.

L’eau calme miroitait, toute zébrée de traînées luisantes, de plaques métalliques où se réverbérait le soleil, et les barques se détachaient, très noires, le bec tourné vers le nord-est, indiquant ainsi naturellement d’où venait le vent. De l’une d’elles montait une musiquette grêle et sauvage, qui venait mourir en sons affaiblis jusqu’à eux, un air de biniou donnant des chatouillements de danse : sans doute quelque jeune pêcheur flûtait un de ces airs bretons, d’un effet si original, si doux sous la gaze légère embrumant encore les maisons du port, les herbes de la falaise, les lointains de Quelern.

— Je ne vois pas la Corentine ! dit-elle malicieusement. La reconnaîtriez-vous ?

Garrec eut un sourire confiant, et, tendant sa main hâlée :

— Pas besoin de chercher ! Tenez, là, juste au bout de mon bras, du côté de cette musique que vous entendez, en face la maison de tante Rosalie.

La jeune fille mima une moue coquette :

— Vous ne m’avez pas reconnue aussi vite !…

— Oh ! vous !… vous !…

Une adoration profonde tremblait au fond de ses prunelles et il eut comme un élan vers elle.

Plus rapidement elle l’entraîna :

— Je suis pressée, vous savez, ces pauvres Le Guen…

Il descendit à côté d’elle, son doigt toujours lié à celui de Mariannik, s’engageant sur le sentier presque à pic, dégringolant l’autre versant et murmurant parfois, dans la crainte de la voir tomber :

— Prenez garde !

C’était la première fois qu’il faisait attention à un péril quelconque, tremblant au bord de cette coupure de la falaise, s’éboulant chaque jour un peu plus en pluie de pierres sur la plage de galets qui précède le Toulinguet et se creuse sur son flanc droit.

Ils atteignirent la route qui monte au fort ; devant eux, s’étendaient les dunes blanches, avec leur herbe mince et rare, leurs chardons bleus d’une coloration si exquise, leurs liserons, leurs coquillages, les mille bosselures semblables à des vagues que le vent bouleverse, transforme incessamment, que les fortes lames des grandes tempêtes soulèvent en tourbillons, et sur lesquelles s’abat l’embrun salé, la poussière humide de l’Océan, qui dessèche et qui brûle.

Plus aucun mot ne leur venait aux lèvres ; sans pouvoir analyser leur trouble, ils subissaient, émus, la grande mélancolie désolée de ce surprenant coin de Bretagne, à l’extrême limite du monde, de la civilisation, de la vie.

Mariannik songeait :

— C’est là-dessus que s’écoule la vie de Corentin, c’est pour aller là qu’il me quittera toujours, malgré toute tendresse, malgré tout amour, malgré tout !

De la tristesse entrait en elle, gonflée, énorme, comme une lame sourde venant lui ravager l’âme ; et elle se sentait faible, d’une désespérante faiblesse de tout petit enfant prêt à pleurer.

Tonton Corentin, les bras croisés sur ses durs pectoraux, l’œil au loin, fit tout haut :

— La sardine va revenir !… Un fier temps pour la pêche !…

Un âpre désir de l’étendue immense gonflait ses narines, faisait flamber ses prunelles, qui, peu à peu, prenaient les teintes changeantes de la mer se reflétant en elles, le reprenant tout entier passionnément.

Le pêcheur, le marin, l’amoureux de l’Océan se réveillait en lui, brusquement ; même aux côtés de celle qu’il désirait pour femme, qu’il aimait, il ne pouvait oublier l’autre, la grisante ensorceleuse.

Mariannik eut un soupir ; puis son sang de Bretonne afflua au cerveau, plus vif, plus jeune, lui rendant l’espoir, le courage, la fierté.

N’était-ce pas, après tout, pour cela qu’elle allait à lui, pour sa force, pour sa hardiesse, pour ce cœur d’or qui le jetait sans hésitation à tous les dévouements, à tous les périls ? Et, en elle, éclatait une envie de lancer à son tour, en cet instant qui allait décider de sa vie entière, le beau cri du danger, le cri sublime du marin :

— Adieu va !

Elle regarda Corentin, il lui sembla plus beau de mâle beauté, plus désirable encore que jamais ; il cessa de contempler la mer, en sentant sur lui les yeux de la jeune fille.

Comme il s’étonnait, la figure encore radieuse de cette communion avec le grand large, elle demanda :

— Corentin, vous m’aimez ?

— Je vous aime !… s’écria-t-il, tremblant de bonheur.

Elle répondit, les mains tendues vers lui :

— Je serai votre femme.

Devant la mer, dont le flot roulait et déroulait doucement une frange d’écume, baisant la grève de sable, sous le grand ciel bleu illuminé par le soleil de printemps, devant la nature en fête, ils échangèrent leur premier baiser, le baiser des fiançailles.

II

— Elle est si chère, cette rogue ! grommela Lagadec d’un ton de rancune.

— Au prix qu’est le poisson, ça ne nourrit pas son homme, affirma Tréboul.

— Les bons temps ne sont plus ! sermonna Balanec, se souvenant des fameuses pêches d’autrefois, alors qu’il y avait peu de fritures sur tout le littoral, moins de concurrence et moins de pêcheurs.

C’était un concours de plaintes, de regrets, autour d’une trentaine de petits tonnelets en bois de sapin, qu’on venait de débarquer sur le quai et qui étalaient sur leurs douves les lettres grasses timbrées en noir : Bergen.

L’un d’eux, placé debout, quelques planchettes arrachées, montrait son contenu, l’empilement rose saumon des œufs de morue, encore enfermés dans l’ovaire, leur enveloppe naturelle, et formant des gousses couvertes d’une pellicule fine et grasse, huileuse au toucher.

Un pêcheur s’approcha, fourra son gros doigt dans le grain serré des œufs, en porta quelques bribes à ses lèvres pour goûter la marchandise, tandis que, près de ses tonneaux pleins, une femme d’un certain âge, grisonnant sous sa coiffe blanche, la propriétaire du chargement, faisait l’article :

— Il n’y a pas meilleur ; tout ce qu’il y a de bon et de frais, je t’en réponds : aussi, mon fl, on en mangerait !

— Possible ! fit l’autre, sans entrain ; mais soixante-dix francs aussi c’est un prix !

— Crois-tu qu’on les donne pour rien en Norvège ?

Une discussion s’engageait maintenant entre Marhadour et Lagadec ; le boucher assurait :

— Moi, je te dis que j’en ai mangé, sur mon pain, en tartine, et que c’est fameux !

Balanec intervint :

— Des œufs de poisson, après tout ! c’est toujours bon.

— Sans compter que ça n’empoisonne pas la sardine, au moins, et qu’on a le temps de la porter à terre encore fraîche, tandis qu’avec votre strong, votre gueldre, votre farine d’arachide !…

La femme se tenait, le poing sur la hanche, verbeuse, la face colorée, une veuve qui avait plusieurs commerces, faisant aussi la sardine pressée, en tonneaux ou en paniers, pour la consommation des campagnes.

En ce moment où la pêche commençait, où les premiers bancs étaient signalés, ayant fait venir du vieux port de Bergen, en Norvège, les premiers barillets de rogue de la saison, elle restait là, attendant les amateurs, irritant les convoitises autour de ce précieux appât qui coûtait si cher.

Un groupe enveloppait le tas de tonneaux, d’où s’échappait une odeur forte, écœurante, qui dominait les autres émanations du port, pour l’instant à sec, à marée basse, et envoyant des bouffées d’air insupportables pour d’autres narines que celles des pêcheurs.

Sous le soleil, en effet, une herbe verte, sorte de gluante mousse de mer, s’étalait par larges plaques, cachant à demi la vase noire amassée dans le fond. Au milieu de cette boue fétide, surtout aux abords des cales, des détritus de toute sorte s’entassaient, se confondaient, sardines, maquereaux en partie rongés, coquilles vides, débris de homards, carapaces de langoustes, dormeurs aux pinces brisées, morceaux de chaînes, bouts de câble, chaussures, vaisselle hors d’usage, tout ce qu’on jette à la mer, dans les ports, comme à l’immense boîte aux vidures, le grand déversoir des ordures humaines.

Tous les jours c’est ainsi, et la mer, la grande purificatrice, revenant régulièrement, balaie, absorbe la décomposition de l’humanité, avec ses sels salubres, ses iodes, l’éternel mouvement de ses eaux.

Là dedans, entre les barques couchées sur le flanc, une marmaille pataugeant, jambes nues, à la poursuite des crabes, des petits poissons, ou faisant manœuvrer sur quelque flaque luisante un canot grossièrement taillé, muni d’un mouchoir à carreaux pour grand’voile.

Hervé Guivarcʼh, un peu séparé des camarades, oubliait la rogue, la pêche, les discussions ; penché là, sur le bord du quai, il suivait machinalement d’un œil soudain intéressé les jeux de ces bambins. Par lentes bouffées, des souvenirs de son enfance lui remontaient au cerveau, glissant les uns sur les autres, se superposant à la manière des premières lames minces qu’on apercevait déjà, annonçant le commencement du retour de la marée, par ce temps de calme plat, et s’allongeant en insensibles nappes d’huile, silencieusement.

Lui aussi avait joué dans cette même vase poisseuse avec ceux de son âge, tous ceux qui, comme lui, avaient grandi, avaient vieilli, devenant des hommes ; mais tandis qu’un sort fatal le faisait grandir loin de sa patrie, dans la mêlée sombre d’une furieuse et souvent sanglante lutte pour la vie, les autres, après leur temps de service dû à l’État, étaient tranquillement revenus trouver leurs habitudes, leurs parents, leur ménage, leur coin de foyer, jamais déserté, jamais oublié.

Une odeur plus âcre montait, sous l’afflux de flots plus larges, de grandes poussées d’eau déferlant en frissonnantes vaguelettes, et il s’amusait à voir les enfants s’ébattre, clamant des cris de joie, claquant la mer de leurs pieds nus, se poursuivant en se rapprochant de la cale.

Il aspirait fortement les émanations amères, avec une sorte de joie intense, comme s’il eût bu une vie nouvelle, un renouveau de sensations à cette forte mamelle de l’Océan, lui versant au fond des veines une fraîcheur délicieuse qui apaisait l’incendie dont il était consumé.

Tout disparaissait autour de lui, tout était oublié dans cette minute de jouissance absolue, où il lui semblait renaître, se confondre dans un vertigineux embrassement avec le pays natal.

Les mois d’hiver qu’il venait de passer avaient été atroces ; personne n’en sut rien, comme s’il se fût appliqué à dérouter les curiosités, à empêcher toute investigation sur sa conduite, sur ce qu’il pensait ou faisait.

On eût dit, durant ces sombres journées et ces nuits terribles, qu’il avait juré de justifier tous les soupçons de ses compatriotes à son égard, se montrant si étrange, si fantasque, d’humeur tellement variable, que les pêcheurs hésitaient à frayer avec lui, et que les hommes de son bateau ne restaient que parce qu’il les payait toujours, que la pêche fût bonne ou mauvaise, avec un étonnant désintéressement, les dédommageant les jours où l’on ne ramassait rien dans les filets.

Par contre, il les emmenait en tout temps, ne paraissant craindre ni Dieu ni diable, luttant avec les mers les plus démontées comme s’il eût pris plaisir à braver le danger, à provoquer cet Océan, qui, deux fois, avait failli l’engloutir.

Puis il disparaissait des jours complets, parfois toute une semaine, et l’on ne savait quelle vie il menait, ni, au juste, dans quels endroits il allait.

Tantôt on l’avait rencontré, à Douarnenez, dans des bagarres formidables avec ces grands gaillards de Douarnenéziens, les Russes, comme on les nomme à Camaret, toujours à batailler, des disputes grondant perpétuellement autour d’eux, même entre eux, sur leurs coquilles de noix, où ils se dévorent ainsi que de vrais sauvages, les jours d’ivresse. Tantôt il avait été vu à Brest, à Recouvrance ou dans le bas de la rue de Siam, courant les bouges à matelots, avec des équipages en bordée.

Des légendes commençaient à l’envelopper, soulignant, aggravant l’effet déjà produit sur les cerveaux camaretois par sa vie mystérieuse de naufragé, par ses aventures inconnues et par ce surnom : le Revenant, que la superstition locale, après le lui avoir appliqué, dans un premier moment de surprise incrédule, trouvait merveilleusement adapté à un être aussi bizarre, aussi déconcertant.

Parfois, après ces absences prolongées, comme pour se faire excuser, rentrer en grâce auprès de Mariannik, dont la gêne auprès de lui augmentait, il rapportait à sa cousine quelque babiole ramassée dans les magasins de Brest, un foulard de soie, une ceinture, un joli cadeau que sa parenté l’autorisait à faire, mais que la jeune fille n’acceptait qu’avec un secret serrement de cœur, y trouvant un muet engagement pris avec lui.

En réalité, il pesait sur elle, sur ses pensées, sur son cœur, ainsi qu’un invincible et renaissant cauchemar ; non pas qu’elle sentit de vive répulsion pour lui, au contraire : c’était même de se sentir presque sans force, sans défense contre Hervé, qui la troublait davantage. Elle eût préféré le haïr ; chaque fois qu’il disparaissait, elle éprouvait d’abord un soulagement, pour se retrouver tremblante, indécise, doutant d’elle-même, toutes les fois qu’il revenait prendre place à la table commune, entre elle et Yvonne.

Toute la période hivernale, il en fut ainsi ; elle se trouva cahotée entre ses secrets désirs, la force qui la poussait vers le premier choix de son cœur, Tonton Corentin, et cette espèce d’incroyable vertige, dont les ardentes prunelles d’Hervé savaient l’envelopper, la saisir, l’entraînant malgré elle, en un douloureux et séduisant gouffre de perdition.

Si elle souffrit, si elle lutta, si son cœur se débattit furieusement entre les serres de cet oiseau de proie, qui s’abattait ainsi tout à coup des mers lointaines pour venir la prendre, du moins, taillée dans le pur granit de sa race, Mariannik eut-elle le courage de n’en rien laisser voir aux siens, de ne pas le révéler même à celui qui on était la cause, et Hervé ne parvint jamais à lui arracher, ni un aveu, ni le plus faible assentiment.

Bien plus, en janvier, Corentin Garrec ayant dû sortir encore avec le canot de sauvetage, lorsqu’un bâtiment norvégien fit côte au Veryhacʼh, Hervé Guivarcʼh comprit bien, à l’émotion, aux craintes de Mariannik, que jamais il ne l’emporterait sur cet humble héros, d’une vie si exemplaire, d’un dévouement si grand et si simple. Toute comparaison entre les deux hommes devait forcément tourner à son désavantage.

De là, des découragements qui le poussaient à de véritables actes de folie ; puis des lueurs d’espoir renaissant, quand il voyait que rien ne changeait, que l’on ne parlait toujours pas de mariage, et que son ancien camarade semblait même éviter la maison du maître de port, depuis que lui, Hervé, ne la quittait presque plus.

Dans ses crises, toute la boue des pays où il avait vécu remontait en lui comme la vase du fond d’une source profondément troublée. Sa sauvagerie augmentait, se traduisant souvent par des paroles à demi révélatrices, des allusions vagues, qui faisaient ouvrir de grands yeux à Mariannik, qui attiraient jusqu’à l’attention de la pauvre Yvonne.

Maître Pierre Guivarcʼh hachait la tête, lui qui avait vu du pays et des choses de toutes les couleurs :

— Hum ! hum ! mon pauvre gars, tu as de mauvais souvenirs, que je crois !… Qu’est-ce que tu as pu faire là-bas, hein ?…

Hervé souriait, l’œil mauvais, battait la table de son couteau, marmottait :

— Ta, ta, ta, j’ai fait comme les autres, pas plus !

— Pas moins non plus, dis ? interrogeait l’oncle.

Les paupières du jeune homme s’abaissaient sur ses prunelles trop vives, et il ricanait :

— Gronde pas, Tonton Piar ! Je sais bien que tu es sans reproches, toi ! — caressant le vieux marin de ce nom breton, où semblait passer un souffle de son enfance.

— Oh ! diable ! On a eu aussi quelques peccadilles !… Tiens, un jour, en Chine, j’ai attrapé une punition pour des affaires… C’est vrai de dire aussi que ce n’était guère de ma faute…

— Tu vois !

Mais Guivarcʼh, emballé à la suite de ses souvenirs, allait, allait : C’était dans une petite ville, d’un nom en drelin din din, que je ne me rappelle pas pour l’heure !… Il y en avait tant !… L’assaut avait été donné d’un côté par les Anglais, de l’autre par nous ; la chose faite, et proprement, je t’assure, Tonton ! marche en exploration, histoire de flâner !… J’avais assez de goût pour cela dans le temps… J’enfile une rue déserte, j’arrive a une grande place et j’aperçois un gradin de Cipaye en train de dépouiller un Chinois et ses deux filles, très jolies, les petites, la tête chargée de bijoux, d’épingles !… Le bandit arrachait la chair des mains du Chinois, tant il mettait de rage à lui enlever ses bracelets d’argent… Dame ! que je me dis, c’est drôle cela, ça ne me paraît pas réglementaire !… Je couche mon Cipaye en joue, en le menaçant de le tuer. Voilà-t-il pas qu’arrive un officier anglais qui prend parti pour lui !… De quoi qu’il se mêle celui-là ?… Qu’est-ce que tu aurais fait, hein ?… moi, ni une ni deux, je le menace aussi, et voilà mes Chinois délivrés… Oui, mais après, toute une histoire ! L’officier porte plainte ; il y avait rivalité entre Français et Anglais à tout moment, on ne voulait pas envenimer les choses : vlan, on me donne tort !… Pour lors mon commandant, pour me punir, me flanque à la garde du camp, qu’était une corvée !… Ah ! ah ! ah !…

— Oui, oui, approuva le Revenant. Je pensais bien, ça ne pèse pas gros sur le cœur ! La chose semblait bien anodine à Hervé qui, sans doute, en avait de plus lourdes sur la conscience, et eût plutôt joué le rôle du Cipaye, en semblable occasion, que le rôle de sauveur.

On ne pouvait guère se le dissimuler, cela transperçait sous la couche de hâle de son teint, cela, à tout instant, crevait sa peau, ce n’était plus le Breton honnête et fier, le pêcheur camaretois comme Corentin Garrec ; c’était le coureur d’aventures, et s’il lui restait quelques-unes des qualités de sa race, il devait surtout avoir les vices, les violences des gens avec lesquels il était si longtemps resté, en Australie ou ailleurs.

Il avait vécu, lui ; il n’avait pas la placidité saine et robuste de Tonton Corentin ; son sang bouillonnait constamment, lui ôtant tout calme, toute patience, et alors, sous ces brûlures de perversité, il se sauvait, allait chercher, retrouver, dans les endroits borgnes de la ville, les boueux souvenirs d’autrefois, les fangeux oublis que versent la débauche et l’ivresse.

Les yeux perdus au loin, regardant sans les voir les détails du joli port de Camaret, la chapelle écrasée contre terre, le fortin crénelé avec son toit pointu et ses angles savants, la ligne amusante des côtes courant capricieusement jusqu’à la pointe des Capucins, en une série de falaises et de criques pittoresquement découpées, il subissait ces récents et bas plaisirs, les remâchant avec une croissante amertume. Derrière lui, les conversations bruissaient, roulant des voix différentes, des interjections, des plaintes, tous les griefs des pêcheurs contre la sardine, qui frappaient vaguement ses oreilles, le mettant malgré lui au courant du commerce camaretois avec ses hauts et ses bas.

— Des années tout de même qu’elle ne donne plus, cette sardine !…

— Oh ! elle donne bien pour d’autres, pour les Espagnols, ma Doué !… Avant, les ports de là-bas ne pêchaient pas la sardine ; maintenant ils s’y mettent tous, avec le Portugal ! et eux pas besoin de rogue pour la prendre ; ils n’ont qu’à jeter le filet ; ils les prennent à la senne, c’est un vrai massacre ! Voilà ce qu’il y a, je vous le dis ; aussi trois et cinq francs le mille, tant qu’on veut, par là ! affirma Balanec avec son autorité rude d’ancien.

— Comment lutter, quand on la vend trente-deux francs à Douarnenez et vingt-trois ici, cette année !…

— Peut-être bien aussi un déplacement de ce Gulf-Stream, qui ne viendrait plus effleurer nos côtes comme autrefois !… il y en a qui disent cela !… opina Marhadour, clignant ses yeux malins. — La sardine, ça aime l’eau chaude, faut croire, comme une demoiselle à la peau fine !…

— Tout change, que voulez-vous ! raisonna le vieux mareyeur. C’est comme pour les grands bâtiments ; avant l’envahissement général de la navigation à vapeur, on a pu voir, en rade de Camaret, de trois cents à cinq cents bateaux de commerce ! Alors, il y avait un trafic considérable, tout le monde riche, tout le monde gagnant sa vie !… Maintenant !…

— La misère ! interrompit Lagadec. — Vaut mieux pas sortir que de jeter à l’eau soixante-dix francs de rogue, pour revenir avec cent, deux cents ou même mille sardines, vingt à trente francs à peine !… Hein ! Qu’en dites-vous, tante Périnaïg !…

La marchande secoua la tête :

— C’est pas nouveau, mon fi !… Y a des temps de pêche et des temps sans pêche, c’est connu depuis que le monde est monde !… Quand il y a trop, vous criez aussi, encore plus fort, parce que les usines sont pleines. C’est le pêcheur qui n’est pas raisonnable et qui veut trop gagner. Voilà !…

— Eh bien ! et les usines, ça gagne donc pas, hé ?…

— Pas toujours ! ricana la veuve, indiquant un grand bâtiment désert, qui fait l’angle du quai et de la route du Toulinguet, une ancienne friture tombée en faillite et ne trouvant acquéreur à aucun prix.

— Baste ! il y en a d’autres !… Pour une…

— Elles ont parfois des cent mille, des quatre cent mille boîtes pas vendues, et des frais qui courent toujours, qu’on pêche ou qu’on ne pêche pas !…

La discussion s’échauffait entre la Périnaïg désireuse de vendre sa rogue et les pêcheurs méfiants.

— Ça nous regarde pas, nous ! disait Tréboul.

— Les usiniers peut-être !… Pas la peine de crier comme un blaireau !

— Et manger ?… Si on gagne même pas son pain !… Encore, si c’était comme en Sicile, où maître Guivarcʼh nous racontait qu’on pêchait par millions, sans appât d’aucune sorte, rien que la peine de jeter ses filets !

— S’il n’y a pas assez, vous réclamez ; s’il y a trop, vous réclamez encore : pas moyen de s’entendre ! J’ai ouï dire que ça avait été de tout temps ainsi. Il y a cinquante ans, il y a cent ans et plus à ce que m’a affirmé un patron d’usine, on se plaignait déjà des Espagnols !… Tenez, voilà Tonton Corentin, un homme raisonnable et de bon conseil, demandez-lui plutôt ?…

Le patron du canot de sauvetage passait sur le quai ; mais, au lieu de se diriger vers le groupe, continua son chemin, un sourire aux yeux, faisant de loin un petit salut de la tête.

— Tiens ! tiens ! remarqua Marhadour, il s’est fait fameusement beau, aujourd’hui ; c’est pourtant pas fête que je crois ?

Il avait, en effet, ses vêtements du dimanche, un paletot court de drap bleu, à tournure de vêtement de matelot, son béret neuf et un pantalon sans pièces.

Arraché brusquement à ses pensées, Hervé Guivarcʼh tourna la tête, juste assez à temps pour apercevoir les larges épaules de Garrec se balançant sous le radieux soleil de mai ; il allait d’un pas cadencé, solide, herculéen, l’air heureux, envoyant de-ci et de-là un bonjour aux femmes qui tricotaient sur le seuil des portes, aux voiliers cousant à grand renfort de fil poissé.

— Est-ce qu’il est de noce ? questionna la veuve.

— Oui, de la sienne, peut-être !

Marhadour se frottait les mains, rusé, flairant le vent de son nez en pointe.

Tous regardaient, attentifs aux moindres mouvements de leur camarade, et soudain, ils le virent s’arrêter devant le bureau du port, hésiter une seconde, puis monter les marches et disparaître.

— C’est pas seulement pour les beaux yeux du capitaine, qu’il a mis sa veste neuve, hein ? demanda Lagadec.

Hervé Guivarcʼh, un peu à l’écart, les poings crispés, fronçait les sourcils.

Marhadour le désigna du geste, silencieusement :

— Hum ! hum ! faudrait pas demander la chose au cousin, je crois qu’on serait mal reçu !…

III

— Salut, maître Guivarcʼh.

— Ah bah ! c’est toi, mon garçon, et quel bon vent t’amène ce matin, que tu es gréé à neuf, paré, suivé que tu as l’air d’un vrai soleil, ou de la Triomphante, quand nous lui avions fait sa toilette des grands jours ?

Tonton Corentin, lèvres épanouies, plus cramoisi qu’une bassine de cuivre astiquée, se tenait immobile dans l’embrasure de la porte, regardant autour de lui d’un air à la fois intimidé et satisfait ; ses yeux allaient d’un meuble à un autre, indécis et brillants.

Le maître de port, assis devant une table couverte de copeaux et de morceaux de bois, ratissait minutieusement, de son vieux couteau de matelot, une longue baguette qui devait servir de grand mât au bateau qu’il s’amusait à fabriquer en ses heures de loisir, pour occuper ses doigts, comme il disait. C’était curieux de voir l’habileté de ces lourdes mains noueuses, à demi ankylosées par les années de dur service, manœuvrant adroitement les petites poulies, les fétus de bois, les vergues, tous les minces objets délicats, déjà sortis du fil de ce gros eustache à manche de corne.

— Allons, viens t’asseoir là, et causons.

Machinalement le pêcheur avait pris une chaise. Son béret entre les mains, toujours souriant, il balançait la tête, ne paraissant savoir comment entamer l’entretien. Se décidant enfin, il louvoya par cette remarque :

— Un bateau que vous faites, capitaine ?

— La Triomphante elle-même, rien que cela ! répondit Pierre.

— Ah !

— Un fameux, je t’en réponds ! Si tu l’avais vu au jour d’alors dans les mers de Chine, ça qu’était beau !…

L’autre acquiesçait, n’osant plus interrompre, voyant le bonhomme parti pour une de ces histoires que le plus mince prétexte déroulait sur ses lèvres, interminablement, comme, par les bossoirs, la chaîne d’une ancre qu’on jette à la mer.

— …Sais-tu qu’elle nous a menés à la prise de sept villes, tel que je te le dis ! En voilà une affaire !… Et des choses, des choses, à ne pas croire !…

Tiens ! pour t’en donner une idée, à Ka-sing, j’arrive troisième à l’assaut, une chance !… Le deuxième, un fourrier de la marine, avait été tué ; j’étais alors second maître. Bon ! voilà-t-il pas qu’en arrivant, en sautant, je me foule le pied !… Oh ! diable ! Ça n’allait pas, d’autant plus qu’un cavalier débouche tout à coup de derrière un mur, sans doute celui qui avait tué déjà le fourrier. Bah ! tant pis, je l’attends de mon mieux, et, à dix mètres, je l’abats. Je prends son cheval, à cause de mon maudit pied ; mais, une histoire !… ce sauvage de petit Tartare, à crinière longue, mauvais comme une gale, m’emporte à travers la ville sans que je puisse l’arrêter. Mon compte est clair, que je pense !… Il enfile des rues, des rues, et je tombe au milieu d’un tas de Chinois. Je me dis : « Je suis flambé ! » Pas du tout, voilà tous mes magots qui se précipitent à terre, se prosternant sans oser me regarder : ils me prenaient pour quelqu’un de leurs démons !… Tout de même, j’ai été enfin bien heureux de rencontrer des marins de La Triomphante, et, après m’être souqué le pied solidement, j’ai pu revenir à bord !…

Il semblait si heureux de remuer ses souvenirs d’ancien Mathurin que Garrec n’osait l’interrompre et abondait dans le même sens ; il s’écria :

— Vous en avez vu, ma Doué !… Encouragé, Guivarcʼh, sans lâcher son bout de bois, repartait :

— … C’est comme une autre fois, un coup de bonheur que nous avons fait à deux. C’était une ville, un coquin de nom… enfin, passons !… J’entre ; personne nulle part, un jeu de cache-cache, quoi !… Je flâne ; bon ! Voilà que je rencontre un Zéphyr en maraude comme moi. Nous voyons une maison qui nous semble belle, nous nous engageons dans l’escalier, un escalier d’un mètre cinquante de large environ, et nous allons donner de la tête contre une trappe, empêchant d’arriver au premier étage. C’était pas dans les choses naturelles !… Le Zéphyr essaie d’ouvrir, de pousser, impossible ! Je m’y mets, et, à deux, ça cède : il y avait là une chambre avec des lits encore chauds. Faut voir, que je dis, en montrant une petite porte placée dans le panneau. J’ouvre !… Misère de Dieu ! Ça donnait sur une cour, où se tassaient les uns contre les autres au moins deux cents Chinois !… Il n’y avait pas à hésiter, où nous étions pris, nettoyés, net !… Nous faisons un tapage d’enfer, criant, appelant, comme si une troupe nombreuse était avec nous, et nous ordonnons aux faces jaunes de jeter leurs armes. Terrifiés, ils obéissent ; puis, les faisant sortir successivement, nous te les amarrons par la queue, souqués les uns aux autres, que ça faisait une fille n’en finissant plus ; nous plaçons en tête trois femmes qui s’y trouvaient aussi, et, en route, mauvaise troupe !… À nous deux le Zéphyr, nous les amenons au camp !… quel accueil !… C’est histoirique, tel que je te le dis, tu sais ?…

Il riait, sa petite tête d’oiseau de mer fièrement redressée, une flamme neuve dans l’embu de ses yeux pâles, réchauffé par ce souvenir de jeunesse héroïque, le cœur dilaté, dispos aux joies, à la bonne humeur.

Corentin en profita, glissant :

— Vous me demandiez pourquoi ma coque radoubée à neuf, capitaine ?… Eh bien ! voilà la chose en grand !…

Il s’arrêta, plus ému que lorsque, la barre au poing, il conduisait le canot de sauvetage au péril de la mer, à travers les récifs, les vagues hurlantes. Maître Guivarcʼh, presque au courant, sentant que c’était enfin cette grosse chose qui allait sortir, après tant de mois écoulés à l’attendre, se pencha vers lui, prêt à bavarder, à le devancer, dans une satisfaction impatiente et prématurée, une envie de lui crier :

— Va donc, grand enfant ! Je sais bien de quoi il retourne !

Garrec reprenait :

— C’est rapport à Mlle Mariannik, que j’ai rencontrée ce matin, et alors nous avons causé. Enfin, comme de juste, je viens vous demander sa main !

Le maître de port posa tranquillement son couteau à manche de corne, redressa la tête, et tendant sa large main :

— Pas malheureux que tu te décides, Corentin !

— J’ai cru que ce serait moi qui devrais aller à toi. Si la Mariannik veut de toi, et je le pense, c’est chose dite, tu le sais bien. Allons, tope-là, mon gendre.

Déjà la rude poigne du pêcheur lui enfermait les doigts à les broyer et le rire secouait toute sa face flambante de plaisir :

— Ce matin, nous nous sommes promis d’être mari et femme.

— Je t’espérais plus tôt, j’avoue, et tout l’hiver a passé !

Tonton Corentin eut une moue indécise, comme s’il eût renfoncé au fond de sa gorge des aveux qui voulaient sortir, l’explication de ces nuages troubles qui avaient enténébré son cœur, jeté son âme durant quelque temps en une si épaisse obscurité ; mais il se ravisa, disant seulement :

— J’avisais à compléter mon magot, avant de me mettre en ménage, parce que, voyez-vous, il ne faut pas que la Mariannik se trouve plus mal chez son mari que chez son père !

Cela fut souligné d’un expressif regard à tout ce qui l’entourait et lui semblait plus cossu que l’intérieur modeste d’un simple pêcheur comme lui ; il poursuivit :

— Voilà justement que la sardine arrive ; à Audierne, ils ont commencé, à Concarneau, au Guilvinec : c’est notre tour bientôt ; ça s’annonce pas mal, qu’on m’a dit.

— Oh ! il n’y a pas à avoir de souci avec toi, je sais.

Guivarcʼh s’était levé, furetant le long d’un placard ; il revint, une bouteille à la main, deux doigts enfoncés dans deux verres à pied.

— Nous allons boire à ton mariage.

Et, disposant le tout sur la table :

— C’est un vin d’épave, tu m’en diras des nouvelles ! Une couleur, un parfum, heûm !…

Le liquide d’un rouge un peu jaune scintilla d’un éclat de rubis, tandis que le maître de port, levant son verre, le faisait miroiter, près de la fenêtre, dans un rayon de soleil ; il le porta à ses lèvres avec un certain respect :

— Ah ! dame, on n’en trouve pas tous les jours ; ça remonte loin, aussi, du temps que j’étais à l’Aber-Vracʼh.

Corentin buvait, savourant de la langue et du palais :

— C’est du velouté.

— Oui, et sans les ivrognes de là-bas, tout le pays en aurait eu sa suffisance, à ne savoir qu’en faire ! Au moins 1.500.000 francs de marchandises, qu’il y avait sur ce bateau-là, de quoi enrichir tous les habitants.

Son nez hochait par saccades régulières : C’était en 1876 ou en 1877, une goëlette anglaise qu’un sacré coup de mer poussait toutes voiles dehors vers l’Aber-Vracʼh. Rien qu’à la voir aller, on devinait qu’il n’y avait plus un homme à bord, abandonnée quoi !… Alors les canots partent pour la crocher et la sauver ; mais, une fois dessus, mes gredins trouvent du vin, des liqueurs, un chargement complet ; ils oublient la tempête, ils oublient ce qu’ils sont venus faire, et les voilà attablés, à boire, à boire !… Oh ! diable ! ils n’ont eu que tout juste le temps de se sauver dans leurs barques, tandis que la goëlette, non gouvernée, se jetait sur les récifs du Libenter, où elle a été broyée en dix minutes !… On en a retrouvé quelques bouteilles dans les sables, à marée basse : celle-ci en vient… Par exemple, je ne sais pas quel vin ça peut bien être ?…

— Bah ! assura Garrec, il est bon tout de même !

— Un vin de demoiselle, peut-être un peu ; mais, pour un mariage, c’est ce qu’il faut.

Un rire secoua les larges épaules de Corentin qui approuva, tout réjoui, ne trouvant pas de mots pour traduire son contentement, cette satisfaction intime coulant au fond de son cœur, roulant à travers ses veines, à pleins bords, comme un puissant fleuve de vie.

En regardant le visage si franc, si Joyeux de son futur beau-père, il se reprochait maintenant d’avoir tant hésité à formuler sa demande, d’avoir eu des craintes, qui lui semblaient, à cette heure, dénuées de toute raison.

Il s’engourdissait dans une sorte de complet bien-être, jouissant de se sentir là, en compagnie de ce brave homme, qui jamais ne lui avait paru aussi bon, et que sa pensée revêtait tout à coup de mille qualités dont il ne se doutait pas auparavant.

Toc-toc, toc-toc, toc-toc, toc-toc…

Derrière, eux, la grande horloge battait monotone et régulière.

Tonton Corentin écoutait ce bruit familial, qui semblait mesurer des heures calmes, des heures de paix reposante, des heures de bonheur domestique. C’était là que Mariannik avait vécu sa vie de jeune fille, là qu’elle allait et venait chaque jour.

Une chanson arriva d’une pièce voisine ; il souriait déjà, la tête inclinée légèrement sur l’épaule ; Guivarcʼh comprit sa méprise et fit, bonhomme :

— Yvonne !

Ah ! oui, la folle, il n’y pensait plus ; mais ce nom ramena dans sa pensée le souvenir du frère, de ce Revenant, qui lui avait donné tant de souci. Pourquoi s’en inquiéter, maintenant que tout était terminé, conclu ? Ce n’était sûrement pas Pierre Guivarcʼh qui reviendrait sur la parole donnée, sur l’engagement pris.

Son cœur se rasséréna et se concentra tout entier, comme les rayons d’un pur et ardent foyer, sur Mariannik.

IV

Comme la nuit noircissait encore sous ce ciel sans lune et sans étoiles, que l’épaisseur entassée des nuées couvrait d’un voile de deuil ininterrompu, l’animation s’accrut, sauta brusquement à un diapason de folie, où les cris, les chants, les jurons, les rires luttaient de violence avec le hurlement formidable de l’Océan remué jusqu’au fond de ses mystérieux abîmes.

Sur le quai de Camaret un fleuve de population coulait, plein de remous, de tourbillons, de courants se formant en sens opposé, se heurtant, une houle farouche et incessante, où les vagues étaient des poings lancés en l’air, où l’écume était la bave de bouches vociférant des injures, des chansons, où le vent terrible de l’ivresse soufflait son haleine embrasée, empoisonnée d’alcool.

Du bureau du commissaire, près de la route de Quelern, jusqu’à l’extrémité du Styvel, presque toutes les boutiques flamboyaient, vitres illuminées, vomissant, par les portes battantes, des groupes de pêcheurs, dans des vapeurs roussâtres qui projetaient des ombres dansantes le long du Notic. Une incessante clameur montait des débits, des cafés, roulant dehors des appels, des vociférations, des lambeaux de phrases, d’airs entonnés à pleins gosiers.

Ils étaient bien là quatre à cinq mille, presque tous de Douarnenez, noyant de leur flot grossissant les Camaretois, et les quelques pêcheurs de Plougastel, les mandarins comme on dit, qui n’avaient pas osé repasser le Goulet pour se réfugier à Brest, renonçant à affronter les périls de la sinistre roche Mengant, à cette heure battue de lames colossales.

Dès la seconde moitié de la journée, en pleine pêche, cela avait commencé à menacer, débutant par de courtes risées sur l’étendue, jusque-là fort calme, de l’Atlantique. La sardine donnant, le temps étant superbe, toutes les flottilles s’étaient risquées assez avant ; de la pointe du Raz à la pointe Saint-Mathieu, aussi loin qu’on pouvait voir en long et large, les voiles brunes, rouges ou blanches, mouchetaient à l’infini le tranquille miroir d’un bleu profond qui reflétait le ciel.

Tout à coup, au moment où, sa barque pleine à couler, absorbé dans la joie du beau gain qu’allait lui rapporter sa pêche, Tonton Corentin, dans les parages de la Parquete, un écueil au large de Pen-hat, faisait dresser les mâts, un souffle léger passa sur lui, une caresse de la brise qui se levait.

Il eut un sursaut, pointa ses prunelles expertes sur la ligne d’horizon, et montra à son équipage une sorte de barrière opaque, encore brumeuse, s’élevant derrière l’Ar-Men, très loin dans le bas, ouest-sud-ouest.

— Diable ! fit-il seulement.

Les hommes regardèrent à leur tour ; mais Garrec assura :

— Nous avons le temps ; même que cela va nous aider à rentrer plus vite que nous ne le pensions. Pas besoin de revenir à la nage, comme on le craignait au départ !

Il riait, satisfait, aidant à ranger les lourds avirons que cette mer d’huile avait fait préparer pour le retour.

Il leur fallut très peu de temps pour gagner la pointe du Toulinguet, en passant au-delà de la roche Le Trépied, sans venir s’engager dans le passage du Corbeau ; ils laissaient ainsi sur leur droite tous ces dangereux cailloux, où moutonnait déjà une frisante collerette d’écume.

Avant de tourner la pointe, à peu près à la hauteur de l’énorme îlot Le Toulinguet, non loin de la Louve, le patron donna un dernier coup d’œil au loin :

— Ma Doué ! si ça continue de souffler aussi fort et aussi régulièrement du même point, il ne fera pas bon en mer ce soir : gare aux traînards !

De toutes parts on voyait les barques se rassembler, toutes le cap au nord, aussi bien celles qui se trouvaient encore attardées dans le voisinage du Raz de Sein, que celles qui pêchaient aux Tas-de-Pois, aux Pierres-Noires, à l’anse de Bertheaume. C’était une fuite générale devant le coup de vent qui se préparait, grossissant peu à peu, commençant à remuer les vagues, à les faire neiger le long des côtes, autour des écueils.

Étant donné la croissante vitesse de la bourrasque, il était impossible, même pour celles de Douarnenez, de chercher à rentrer à leur port d’attache et de lutter contre un souffle pareil ; mieux valait, au contraire, s’en servir pour se réfugier en toute hâte à Camaret.

Ce fut une course folle sur la mer blanchissante. Corentin s’estima heureux de se trouver rentré parmi les premiers, pour se débarrasser à bon compte de son chargement, car, en présence de la masse de barques survenant les unes derrière les autres, chargées de poisson, les prix baissèrent considérablement, les usines regorgeant.

À la tombée du jour, il en arrivait encore ; mais déjà, sous la violence continue du vent, la mer montante déferlait terriblement, balayant la jetée d’une poussière d’écume qui retombait en pluie jusque dans les eaux plus calmes du port.

Bientôt on aurait pu compter près d’un millier de barques, qui étaient venues chercher un abri à Camaret, et les équipages, descendus à terre, leur poisson vendu, commencèrent à mener grand train dans les débits et dans les cafés.

Ils étaient là comme en pays conquis, se trouvant trois fois plus nombreux que les Camaretois, buvant, mangeant, se querellant, faisant partout la loi, avec l’insolence de leur nombre et de leur force. Déjà bien des batteries avaient eu lieu, que l’unique gendarme de la localité était tout à fait incapable de pouvoir empêcher ; aussi laissait-on faire, dans l’impuissance de réprimer ce désordre, de se défendre contre cette horde violente.

On aurait dit d’un port pris d’assaut, mis au pillage ; jusque dans les champs, là-haut, autour des moulins, vers Pen-hat, Lagatjar, Kermeur, il y en avaient qui rôdaient, volant des pommes de terre, des choux, des carottes, avec l’égoïste rapacité de gens qui ne possèdent rien sur terre et ne vivent que sur l’eau, en pirates.

C’était toujours avec une certaine anxiété que les gens de Camaret, d’humeur plus douce, voyaient arriver ces avalanches de Douarnenéziens, et les plus prudents se calfeutraient pour éviter d’avoir quelque mauvaise affaire avec eux.

Ce soir-là, perdus au milieu de la tourbe grouillante, leur journée terminée, ils firent comme d’habitude, sauf quelques-uns qui avaient des amis parmi les quelques pêcheurs raisonnables de Douarnenez, ou ceux qui profitaient de l’occasion pour faire également tapage, luttant d’ivrognerie avec ces Russes.

Tous les établissements étaient pleins à déborder ; les boulangeries, envahies d’abord, avaient été entièrement vidées, car acheter du pain est la première préoccupation des Douarnenéziens : dès qu’ils sont à terre, on les voit, un grand pain rond sous le bras, leur petit béret bleu plissé régulièrement, donnant à leur petite tête l’aspect d’un champignon haut perché sur leurs épaules massives et leurs grands corps.

Des groupes roulaient, titubant, l’œil voilé, la bouche pâteuse, du Débit Moal au Café Geay, de la Descente des Pêcheurs au Café du Nord, du Café du Port chez Bozannec À l’abri de la Tempête, passant par le Café de l’Espérance, l’Hôtel de la Marine, avant de pousser jusqu’au Café de la Rade, au fond du Styvel.

C’étaient bien là ces Douarnenéziens qui, ivrognes redoutables, dès qu’ils ont un peu d’argent, le dépensent en bonbons, en gâteaux, en vin, en alcool, en ripailles, robes de soie pour leur femme, bijoux, sucreries, puis atteignent la misère complète, à tout mettre au Mont-de-Piété, pour recommencer au premier gain qu’ils font.

— Une nuit d’enfer que nous allons passer là ! grommela maître Guivarcʼh appuyé à la guérite du douanier, avec lequel il causait ainsi que Balanec et Marhadour.

— Toujours comme ça, capitaine, quand les voleurs de patates descendent ici ! riposta Balanec.

Marhadour philosopha :

— Bah ! ça fait aller le commerce. Ils m’ont vidé ma boutique ; il ne me reste pas seulement un os !

— Oh ! toi, pourvu que ta viande soit vendue !…

— Ma Doué ! quand on paie, il n’y a rien à dire, pas vrai ? Que les autres fassent comme moi.

— Ça me saigne le cœur de les voir par chez nous comme chez eux ! appuya le mareyeur. Aussi, je rentre, histoire de n’en pas fourrer quelques-uns dans le quai. Misère !… Bonsoir, vous autres !

— Si encore ceux de Camaret ne s’en mêlaient pas ! fit le boucher, cessant de rire. Mais il y a ce diable de Revenant, on le croirait enragé, tonnerre de Brest !

Maître Pierre ne répondit pas et baissa la tête.

C’était justement son gros chagrin, de voir la manière dont avait peu à peu tourné son neveu, ce fils de son tant regretté frère, et au sujet duquel, à la suite de son miraculeux retour, il avait fondé de telles espérances. Jamais, jusqu’à ce moment, il n’avait voulu s’avouer la vérité, reconnaître que le jeune homme avait rapporté, de sa longue existence passée à l’étranger, plus de défauts que de qualités, plus de vices que de vertus.

Cela lui crevait le cœur, d’autant plus qu’en sortant sur le port, après son souper, il avait eu la malchance d’apercevoir Hervé, déjà tout allumé d’ivresse, bras dessus bras dessous avec une bande des plus mauvais gars de Douarnenez, des gaillards dont il avait dû faire la connaissance dans ses bordées, et qu’il venait de retrouver dans quelque débit.

Une autre inquiétude l’avait attiré dehors, c’est qu’Yvonne, partie le matin pour aller voir une de ses amies à Morgat, près de Crozon, n’était pas encore rentrée, et que des pêcheurs de Morgat, réfugiés en ce moment à Camaret, assuraient l’avoir vue sur la barque d’un de leurs camarades nommé Larvor.

Sur le quai, Guivarcʼh avait vainement questionné le douanier ; celui-ci donnait tous les noms des pêcheurs ; aucun d’eux ne ramenait Yvonne.

— Elle a dû simplement visiter les grottes avec Larvor et son mousse, puis revenir à Morgat, car la barque de celui-ci est un méchant morceau de bois à ne pas tenir la mer par ce failli temps ! assura Marhadour.

— Hum ! j’aurais préféré tout de même un autre que ce Larvor ! marmotta Pierre Guivarcʼh.

Un brouhaha de cris, de voix, tempêtant dans l’hôtel de la Marine, arriva jusqu’à eux, malgré le souffle gémissant du vent, sifflant à travers les milliers de mâts balancés sur l’eau houleuse.

— Bon ! une dispute chez cette brave tante Rosalie ! Elle doit être aux cent coups avec ces diables d’ivrognes ! s’écria le maître de port, arraché brusquement à ses idées sombres.

— Ce sera charité d’y aller voir ! appuya Marhadour.

Perçant l’épaisseur de la cohue qui se ruait dans tous les sens et ne prêtait même pas attention à ce tapage particulier, ils atteignirent la porte de l’hôtel.

Le vieillard fit un geste de colère :

— Oh ! diable !…

Le boucher plissa les lèvres :

— Ce que je craignais : le Revenant est déchaîné !… Qu’est-ce qu’il peut bien avoir dans le corps, ce gredin-là ?…

Hervé, debout, tenait tête à un groupe de Douarnenéziens :

— Eh bien ! venez-y donc !… J’ai eu affaire à sept à la fois, là-bas, en Australie ; à sept, entendez-vous, et des autres que vous, allez !… Six, que j’en ai démoli, et, sans un mauvais coup de traître, le septième y passait aussi !… Je n’en crains pas sept !…

Les autres criaient tous à la fois, mais aucun ne leva la main sur lui ; il se rassit, continuant de gronder sourdement :

— Oh ! si on savait toute ma vie ! Ah ! Ah !… Mais voilà, on ne la saura pas ; personne, que je dis, personne !… Eh ! là-bas, vous autres, écoutez !… On en a fait cependant ! Ah ! ah ! ah !…

Il ricanait, d’un pesant rire d’ivresse ne faisant grimacer que les mâchoires, les yeux embués d’une sourde flamme bleue d’alcool à demi consumé, la voix rauque, la gorge étranglée de fureur et de boisson :

— C’est à Buenos-Ayres que j’en ai fait !… Comment savoir ?… pas possible !… J’en ai vu un ; ce qu’il criait, pendant qu’on le menait à la dégoyade !… On allait le fusiller, quoi, un voleur, un bandit !… Pas le seul, hein ?… J’en connais !… J’en… comme… comme…

Sa phrase finit par un rire qui fit frissonner Pierre :

— Oh ! le malheureux ! Que dit-il ? Que va-t-il raconter ?

Mais, déjà, Hervé entamait autre chose, bégayant de ses lèvres lourdes d’eau-de-vie :

— Tonton… Tonton… Corentin !… Celui-là, je ne le crains pas non plus !… Il n’aura pas Mariannik !… Oh ! non, non !… C’est à moi !… quand je devrais le…

Son poing heurta si rudement la table, que les verres sonnèrent, et, ce bruit détournant aussitôt ses idées, il hurla :

— À boire !… À boire !…

Devant lui la patronne de l’hôtel se dressa, écartant par son seul aspect, ses cheveux gris lissés sous la coiffe blanche, ses yeux bien francs, son air décidé, ceux qui entouraient Hervé ; elle lui posa sur l’épaule sa main, moitié maternelle, moitié autoritaire :

— Non, non, mon fi ! Tu as assez bu comme cela ! Sois raisonnable, va te coucher.

Il secouait la tête, faisant :

— À boire !… À boire !…

Un de ses compagnons, un Douarnenézien, ivre perdu à ne plus pouvoir avaler, pleurnicha, attendri :

— Il n’y a pas de pain chez moi pour mes petits !…

Puis hoqueta, surmontant cette faiblesse :

— Du vin !… Encore une bouteille !

Tante Rosalie, impassible, sans même se préoccuper de cette brute, insistait, penchée sur le Revenant :

— Tu n’as pas honte, Hervé !… Ah ! si ton pauvre père te voyait !… Songe un peu : ton père ! Hervé Guivarcʼh ! Ton père ! qui dort là-haut, au cimetière !… Écoute ta doyenne, voyons !…

Le misérable mâchonna :

— J’ai soif !…

Une inspiration vint à la brave femme, dont le visage, aux mille plis fatigués, exprimait plus de douleur que de colère ; elle trouva ce cri :

— Je vais chercher Yvonne !…

Une commotion sembla secouer l’ivrogne, dont les yeux eurent un éclair, dont la main s’accrocha au bras de la patronne de l’hôtel.

Quelques instants, il parut dégrisé, les doigts de son autre main fourrageant sa chevelure, et il répétait :

— Yvonne !… Yvonne !…

Mais un mouvement se fit dans la foule qui encombrait le seuil de la maison, Lagadec entra brusquement et annonça :

— Il y a un malheur.

Quand il eut repris son souffle, il expliqua tout haletant :

— J’étais chez Dagorn, au sémaphore !… Un bateau vient de se perdre aux Tas-de-Pois !… Peut-être y a-t-il du monde sur les roches ?… Dagorn croit voir quelque chose !

Pierre Guivarcʼh eut un pressentiment brutal ; une plainte jaillit de ses lèvres :

— Yvonne !… Pourvu que ce bateau ne soit pas !…

Il n’osa achever, le cœur serré.

Sur la table, la tête écroulée entre ses bras, Hervé venait de s’endormir, assommé d’ivresse, sourd à toute voix, sourd à tout bruit, même à ce terrible et angoissant rauquement de la trompe appelant les hommes de cœur au canot de sauvetage, et qui retentissait lugubre au bout du Styvel.

V

Arc-bouté des pieds et des mains dans une fissure de rocher, à l’extrême bord de la pointe de Pen-Tir, sa longue-vue encore à la main, Yves Dagorn tendait le cou, ses oreilles cherchant à ramasser les quelques sons humains qu’il aurait pu recueillir au milieu de ce bouleversement de la nature, ses yeux fouillant inutilement la poix opaque des ténèbres de plus en plus épaisses.

Il murmurait par moments tout haut, et des morceaux de phrases volaient emportés de ses lèvres dans la tourmente :

— J’ai vu quelque chose, cependant !… Oui, mais maintenant, plus rien !… Et puis, ces cris, étaient-ce des cris d’homme, ou bien le ramage de ces damnés oiseaux de tempête !… Si encore j’avais pu me risquer sur le Grand-Dahouet ?… Ça glisse trop, pas moyen !…

Du sémaphore, il avait été un des premiers à deviner le changement de temps ; tout à coup, après midi, le baromètre s’était mis à descendre et il avait eu un juron d’angoisse, en apercevant toute cette mer couverte de barques jusqu’à l’horizon :

— Plus d’un peut-être qui aura du désagrément !

Peu à peu, au premier frisselis de la surface calme de l’Atlantique, les voyant rentrer, il se rassurait, commençait à croire qu’il n’arriverait pas de malheur ce jour-là. Au soleil couché, la dernière venait de disparaître derrière les écueils du Toulinguet, il respira plus à l’aise.

Comme il se retournait, pour jeter un coup d’œil sur la mer, à présent soulevée aussi loin qu’on pouvait voir, et toute mugissante d’une plainte rauque et continue, il aperçut une barque dans les parages du Chevreau.

Il avait eu un sursaut terrible, et, à l’aide de sa longue-vue, avait cherché à reconnaître le téméraire qui se risquait ainsi, au moment même où la nuit, tout à fait tombante, permettait à peine de distinguer les objets et où les vagues creusaient d’une manière formidable.

Sa lunette braquée par le trou spécial ouvert à hauteur d’appui dans l’une des portes du sémaphore, bien à l’abri et pouvant manœuvrer à l’aise sans craindre les rafales, il pointa son verre dans la direction.

Mais, à chaque instant, le fragile bateau plongeait, trois ris pris dans l’unique voile qu’il avait osé conserver, et des tourbillons d’écume l’enveloppaient.

— Est-ce de Camaret, de Douarnenez ?

Il attendait une éclaircie qui lui permit de s’assurer, de reconnaître la forme de la coque, la disposition des mâts ou peut-être même le numéro.

Le ciel s’assombrissait encore plus.

— Peut-être de Morgat ? fit-il.

Tout à coup, comme une divination :

— C’est Larvor, j’en jurerais !…

Presque aussitôt une réflexion lui venait, nette, implacable, tranchante comme une lame acérée plongée en plein cœur :

— Alors il est perdu !… À moins qu’il ne s’échoue au Veryhacʼh, s’il est encore temps ?

L’œil au verre grossissant, la prunelle piquée de larmes, tellement il s’appliquait à voir, il suivit comme il put la marche de la malheureuse barque.

Par moments on ne l’apercevait plus, et l’on aurait pu la croire disparue, engloutie brusquement ; puis l’aile brune pointait au-dessus d’une vague, semblait se débattre une minute pour disparaître de nouveau, comme un oiseau jouant dans la tempête.

— On dirait qu’il y a une femme à bord ? songea Dagorn, qui avait cru distinguer la blancheur d’une coiffe.

Plus rien ! La nuit envahissait tout, dévorait progressivement le ciel, la mer, les terres. Il leva les épaules, découragé, tenta encore de regarder, jeta un cri :

— Cette fois, ça y est ; ils courent droit aux Tas de Pois !…

Ce fut l’affaire de quelques minutes à peine ; la barque parut bondir, soulevée par une force irrésistible ; une montagne d’eau prodigieuse l’enleva, la balança, bien visible, à une hauteur énorme, puis l’emporta avec un rugissement terrible, et Dagorn, qui s’était précipité dehors, comme s’il eût pu lui porter secours, la vit s’ouvrir en deux sur le Tas de Pois le plus éloigné et sombrer immédiatement.

Il lui sembla avoir perçu comme un hurlement d’épouvante et d’agonie ; mais tout s’effaçait sous le grondement redoublé des flots, les coups de canon de la lame s’engouffrant dans les cavernes sous-marines, et les longues plaintes aiguës du vent.

Nuit noire ! Tout disparaissait, comme si la nature eût longuement étendu un épais drap mortuaire sur ce drame ; à peine, de temps en temps, une neigeuse envolée d’écume éclairait le noir luisant des écueils.

Dagorn s’avança jusqu’à la béante coupure séparant le continent du premier Dahouet, dans l’intention de s’aventurer sur le monstrueux bloc, pour se rapprocher le plus possible de l’endroit du sinistre ; la furie des vagues en rendait l’abord impraticable.

Ses yeux ne pouvaient se détacher du rocher pointu contre lequel s’était perdue l’embarcation, et il cherchait à découvrir si quelque malheureux n’y aurait pas trouvé un refuge, chose bien improbable, tant la fureur de la mer était formidable.

Une seconde, il eut comme un mirage ; sa lunette lui montra une sorte de voile blanc, de linge flottant ; ensuite il essaya vainement de le retrouver. Peut-être n’était-ce qu’un flocon d’écume détaché par la rafale et volant vers le haut de l’écueil.

Cependant il braqua patiemment la longue-vue, essayant de percer la nuit, écoutant si, à travers cette colère de l’Océan, il n’arriverait pas à surprendre une plainte humaine : le vent soufflant de ce point il n’y avait rien d’impossible à cela.

Soudain, se redressant à demi, il affirma :

— J’ai entendu !… Oh ! cette fois !… Hein ! pour sûr !… Je ne me trompe pas !… Un cri, quelque chose !…

Était-ce un nouveau flocon, cette autre tache blanche, si vite disparue ?… Il songeait à cette coiffe de femme aperçue sur la barque : est-ce que ce ne serait pas cela ? Il courut à sa maisonnette, où se trouvait Lagadec, venu pour une commission, et lui dit :

— Vite, à Camaret… Je crois qu’il y a des naufragés sur les Tas de Pois !… Du secours, rapidement !

S’était-il trompé ? Il revint prendre son poste au plus avant de la pointe. Maintenant, impossible de voir, d’entendre ; c’était un tel chaos, un vacarme si épouvantable, que le gardien ne se souvenait pas d’avoir vu une mer aussi démontée, même par les gros temps d’hiver.

Tout tremblait, sous lui, autour de lui, les paquets de mer battant sans arrêter la base des falaises, sapant furieusement les rochers et envoyant leur embrun jusqu’aux plus hauts sommets, si bien que c’était comme une pluie salée ne cessant de tomber sur toute la pointe de Pen-Tir et inondant le guetteur.

Un tourbillon sans fin enveloppait tout de ses spires ainsi qu’un vorace Maëlstrom, se préparant à engloutir la pointe bretonne, avec tout ce qu’elle supportait. De si opaques épaisseurs de nuées brumeuses cachaient les objets, que l’on n’aurait pu savoir si c’était du ciel ou de l’Océan que venaient ces fantastiques ténèbres, dont la muraille enveloppait peut-être l’agonie des naufragés.

Dagorn ne pouvait plus espérer voir quelque chose, s’assurer qu’il n’avait pas été trompé par le mystère des formes fallacieuses de la nuit ; cependant il restait, attendant toujours, trempé d’eau de mer, glacé par le souffle brutal qui venait du large, toujours avec la même foudroyante vitesse.

Pendant ce temps, à Camaret, malgré la nuit, malgré l’accroissement de la tempête, Tonton Corentin dirigeait la manœuvre pour la mise à l’eau du canot de sauvetage.

C’était au hasard qu’on allait partir, sans doute à la mort, à une mort presque certaine, et sans savoir au juste s’il y avait espoir de sauver quelqu’un ; mais une barque avait coulé, il y avait des victimes, rien ne prouvait qu’elles fussent englouties : il fallait s’en assurer. Pas un homme ne recula.

Quand ils passèrent devant le phare, le curé de Camaret, revêtu de ses ornements sacerdotaux, attendait sur la jetée ; les larmes aux yeux, prononçant les paroles latines des derniers moments, il fit sur eux le signe de la croix, les bénissant et leur envoyant l’absolution, le pardon de leurs péchés in articulo mortis, comme à ceux qui vont mourir.

Trois fois le canot tenta inutilement de doubler la pointe du Grand-Gouin, trois fois il fut repoussé par le courant, drossé jusqu’au milieu de la rade ; une fois même on le crut emporté dans le Goulet, tellement il se rapprocha de la pointe des Capucins. Les bras brisés, ployés en deux sur leurs avirons, ne sachant comment se diriger dans cette nuit profonde, où l’on distinguait mal les phares voilés par les embruns, par un brouillard humide, ils durent venir se remettre à l’abri dans le port, et toute la nuit se passa à attendre une accalmie pour se lancer de nouveau au-devant du danger. Au matin, la tempête continuait avec la même violence.

Un nouvel avis, envoyé du sémaphore des Pois, prévint qu’on apercevait une forme humaine sur le dernier Tas de Pois ; en même temps, de Morgat, on avait reçu communication que c’était bien la barque de Larvor qui avait dû périr et que Yvonne Guivarcʼh était à bord.

Ce fut un coup terrible pour Mariannik et pour son père ; quant à Hervé, il dormait de son sommeil de brute, ignorant encore la catastrophe et incapable de la comprendre.

Avec le petit jour, une lueur pâle, blafarde, permettant de distinguer les objets, mais faisant plus terrible encore l’horreur de l’Océan en folie, Tonton Corentin déclara que, cette fois, on doublerait le Grand-Gouin, coûte que coûte ; les pêcheurs remontés par lui reprirent courage.

Du reste, Yvonne était adorée dans le pays et tous souhaitaient sincèrement qu’elle se trouvât parmi ceux qui avaient pu se réfugier sur l’écueil.

Dagorn, de son observatoire, l’œil au télescope, apercevait assez distinctement, quand l’épaisse fumée des coups de mer le permettait, un individu accroché dans les anfractuosités supérieures du rocher ; mais il lui était impossible de savoir si plusieurs naufragés s’y trouvaient. À tout moment quelque monstrueuse lame, vomie du large par l’Atlantique, venait se jeter toute mugissante sur le Tas de Pois, qui disparaissait presque sous l’assaut et se couvrait jusqu’à la cime d’une ruisselante neige, pleuvant ensuite en cascades de tous côtés.

Pierre Guivarcʼh, Mariannik, Balanec, Marhadour, d’autres encore, une partie de la population de Camaret, disséminés le long des côtes jusqu’au sémaphore de Pen-Tir, suivaient les péripéties de ce drame.

Balanec tendit le bras vers le Toulinguet :

— Voilà Tonton Corentin !

Toutes les respirations furent suspendues.

Le canot de sauvetage avait heureusement franchi les obstacles de la nuit et arrivait à la passe la plus dangereuse, ayant à lutter contre le courant et à refouler cette mer démontée. Ce fut, pendant un espace de temps qui sembla considérable, une angoisse affreuse ; heureusement, la marée descendante commençait à favoriser un peu la suprême tentative des héroïques sauveteurs : la redoutable barrière fut enfin surmontée. Cette fois, aidés des voiles ils marchaient droit aux Tas de Pois. Ce n’était encore que la partie la moins difficile du sauvetage ; il fallait, en effet, trouver un moyen de se mettre en communication avec l’écueil, sans se briser sur lui, sans se laisser écraser contre les murailles de granit que les flots balayaient sans un instant de répit.

Après s’être rapproché d’abord autant qu’il l’avait pu, le canot avait dû céder à la violence de la tempête, s’éloigner, courir quelques bordées ; puis, les voiles carguées, essayer de revenir. On voyait les hommes, exténués, s’abattre sur leur banc, paraissant ne pouvoir plus diriger l’embarcation, et par instants, Corentin, debout à l’arrière, leur parlait pour les encourager, les excitait à une nouvelle tentative.

Enfin, ils arrivèrent à se maintenir à la hauteur de la roche, derrière laquelle ils disparaissaient pour reparaître de temps à autre sans qu’il fût possible de savoir s’ils n’allaient pas disparaître pour toujours.

On vit un homme, attaché à un câble, se jeter à la mer, nager longtemps, puis s’engloutir au milieu d’une lame, qui vint s’écrouler le long des flancs polis du Tas de Pois.

Était-il mort, disparu ? Qui était-ce ? Une anxiété épouvantable serra les gorges.

Mariannik devina, dans une plainte désespérée :

— C’est Corentin !…

D’autres vagues suivirent, une pluie d’écume vola, enveloppant le rocher, la barque ; une sorte de trombe vint râler en tourbillons sous les pieds des spectateurs entassés devant le sémaphore, échelonnés sur la falaise.

Dagorn fit :

— Le voilà qui regagne le canot !… il n’est pas seul !…

On distingua deux formes que l’équipage aidait à remonter ; puis Corentin devint visible, et l’autre se détacha nettement, très petite.

Le guetteur expliqua :

— Un mousse !

Déjà le sauveteur plongeait une seconde fois, nageant vers le rocher. Quand il fut de retour, on put reconnaitre les longs cheveux ruisselants sur le dos, la coiffe blanche d’une femme, dans la nouvelle victime sauvée.

Guivarcʼh cria, tremblant d’émotion :

— Yvonne !

Une exclamation lui répondit. Hervé était derrière lui, pâle, honteux, à moitié fou de douleur, bégayant :

— C’est encore lui qui l’a sauvée !

Quelques instants après, un homme était également arraché à l’écueil et réuni sur le canot de sauvetage aux autres naufragés.

— Il en a une chance, ce diable de Larvor ! s’écria Dagorn.

S’élevant au vent des récifs, puis laissant porter, l’embarcation disparut derrière le banc des roches, pour reparaître bientôt faisant force de rames, afin de sortir de ces passes dangereuses. Puis elle mit à la voile et, poussée par la tempête, ne tarda pas à atteindre Camaret, où elle ramenait les trois naufragés absolument épuisés de fatigue, de faim et de froid.

VI

Le lendemain matin, un peu après le lever du soleil, la mer étant redevenue complètement calme et des vols de mouettes, de goélands, se poursuivant entre la presqu’île de Roscanvel, Grand-Gouin et la côte de Léon, la Corentine, à hauteur des Capucins, pêchait le maquereau.

Une jolie brise d’est-sud-est avait succédé à la furieuse tempête apportée les jours précédents par le suroît, et rien n’était délicieux comme le spectacle de cette matinée de mai, avec son ciel bleu, à peine tacheté de quelques nuages blancs très légers, glissant ainsi que des gazes minces.

Dès l’aube, Garrec, à un coup d’œil jeté au-delà de la jetée, avait immédiatement reconnu qu’il y aurait du maquereau ce matin-là, tant la rade était couverte d’oiseaux tournoyant dans l’air, rasant la mer et poussant des cris joyeux.

Le goéland est, en effet, particulièrement friand d’un petit poisson nommé sprat, qui indique toujours un passage de maquereaux, car il est également poursuivi par ceux-ci, dont il est le régal préféré. Généralement la pêche se fait avec une ligne à la traîne, à l’hameçon de laquelle se trouve une amorce taillée en forme de sprat, et il faut du vent pour que l’appât scintille sous l’eau, en imitant les mouvements du poisson qu’il représente.

À chaque instant les lignes remontaient chargées, et, peu à peu, la cale s’emplissait, toute miroitante d’argent, d’azur et d’émeraude, par l’entassement des maquereaux, dont les merveilleuses écailles brillaient au soleil comme un ruissellement de pierres précieuses.

Tonton Corentin, aussi calme, aussi peu ému, que si la veille il n’avait pas failli disparaître vingt fois au fond de cet Océan, si berceur aujourd’hui, riait, causait, ne paraissait pas même se souvenir de son héroïsme, pas plus que ses compagnons ne songeaient à l’en féliciter ni même à lui en parler. C’était là un fait si simple, si naturel chez eux, et faisant tellement partie de leur existence, qu’on les eût bien étonnés en leur adressant une pareille remarque.

Parfois, sur le moment, il y a un peu d’enthousiasme nerveux, des cris de joie, des bravos, une houle d’acclamations accueillant sauveteurs et naufragés ; mais cela est rare et de peu de durée ; chacun en eût fait autant si l’occasion s’était présentée, toutes ces existences de pêcheurs et de marins ne paraissant pas compter, tant la sublime folie du dévouement coule à pleins jets dans leurs veines, inonde leur cœur de sa liqueur généreuse.

Ils vont à la mort, comme on va au devoir, sans hésiter, sans regrets, la nuit, le jour, à toute heure, en toute saison, dans une simplicité instinctive d’êtres dont le métier est de se sacrifier, de sauver, de périr pour les autres, de quitter ceux qu’ils aiment le mieux pour courir au secours d’inconnus en péril mortel.

— Pauvre petite Yvonne ! murmurait par instants Garrec, en amenant posément sa ligne, au bout de laquelle se débattait quelque belle pièce.

En effet, il ressentait une certaine satisfaction d’avoir recueilli la malheureuse enfant, un contentement plus grand d’avoir contribué à la sauver, que s’il avait eu affaire à quelque robuste pêcheur, capable de se défendre, de lutter contre la mer.

Cette innocente l’attendrissait comme un tout petit enfant, inconscient du mal et de la souffrance.

Son cœur avait de ces douceurs amollissantes pour tout ce qui était faible, pour tout ce qui était désarmé contre la violence de la nature ou des hommes. Rien de plus touchant, aussi, que de le voir soulever entre ses mains énormes quelque bambin rieur, de remarquer la délicatesse étonnante avec laquelle ses grosses pattes, semblables à des pinces de homard, par leur dureté, leur couleur cuite, l’épaisseur de leur cuir, enveloppaient sans les blesser les membres dodus et roses des tout petits. On sentait une âme tendre et bonne, d’une bonté quasi-maternelle, sous la rude écorce du pécheur.

— Pauvre petite Yvonne, tout de même.

Il hochait la tête, réfléchissant à ce qu’elle avait dû souffrir, à ce qu’elle avait supporté sur cet écueil où, en compagnie de Larvor et de son mousse, elle était restée toute une nuit et près d’un jour, environ vingt heures, sans boire ni manger, n’ayant pour toute nourriture que les coquillages collés au roc. Il lui avait fallu résister aux incessants assauts de la mer, dans les ténèbres qui affolent, dans le froid des lames qui l’inondaient sans arrêt, dans la pluie implacable de l’écume grondante s’abattant sur elle pour l’arracher de son refuge.

Puis, ce dernier danger couru, le plus terrible peut-être, quand, attaché lui-même à un grelin, il avait nagé en la portant, roulé par les vagues, à demi asphyxié, ne sachant pas s’il pourrait jamais atteindre le canot.

Ma foi ! il pouvait bien se l’avouer à présent, dans la calme et heureuse sérénité de cette splendide matinée, il avait cru y rester, déjà épuisé par le sauvetage du mousse, ne parvenant plus à se haler le long des flancs élevés et glissants du bateau. Sans les efforts réunis des camarades, il se fût noyé avec elle, n’y voyant plus, le souffle perdu, à bout de forces, après tant d’heures passées debout, après surtout ce suprême assaut donné aux vagues, lorsqu’il avait dû se cramponner à l’écueil.

Un petit rire chanta le long de ses grosses lèvres saines, montrant l’éclat des dents robustes, car, maintenant, tout cela lui revenait, tandis qu’il était là, à pêcher sans fatigue, ses bras herculéens n’ayant plus à manœuvrer qu’une mince ligne qui glissait entre ses doigts.

Encore un maquereau de fameuse taille que l’hameçon crochait à pleine gueule ; il le saisit, arracha le fer ensanglanté, et, le jetant sur le tas :

— Plus de cent que ça fait ?

Un des hommes qui avait compté riposta :

— Cent vingt et un, patron.

Il n’y avait pas une heure qu’on était au large, dans le bercement caresseur des vagues : tout allait bien. Il remua la tête de plaisir, ses yeux couleur d’eau marine tout semés de paillettes vibrantes, faisant, sur une intonation chantante :

— Ah ! ah !… Ah ! ah !…

Cette musique le ramena encore à Yvonne ; un saisissement le prit, car il se rappelait :

— Elle chantait, le pauvre cœur !

C’était vrai ! Dès qu’elle s’était retrouvée sur pied dans le canot, encore suffoquée, l’eau coulant de ses cheveux dénoués, de ses jupes, on l’avait questionnée, dans une hâte d’avoir des renseignements, de savoir si elle avait souffert. On n’avait pu en tirer une réponse. Elle semblait écouter quelque chose, très loin.

Au milieu de la tempête, par moments, une cloche lente semblait tinter un glas dans le brouhaha des vagues ; elle pencha la tête, oubliant le rugissement des flots, le froid qui la blêmissait, et un sourire monta sur sa face pâle, sous les blonds cheveux collés à son front, à ses joues, à ses épaules.

Corentin écoutait aussi ; il avait fait :

— La Vandrée qui chante à c’t'heure, mauvais signe ! Heureusement que nous avons le flot pour nous !

On passait devant Pen-hat, dans des tourbillons d’écume qui blanchissaient toute la côte d’une eau de savon mousseuse et neigeuse.

Comme toujours, attirée par cette cloche qui semblait aller éveiller au fond d’elle de mystérieuses affinités, Yvonne, les mains appuyées au bordage, à demi relevée sur ses genoux, se penchait davantage encore vers la pleine mer, et voilà qu’elle s’était mise à chanter, de son étrange voix de folle.

Ni hou salud guet Karanté
Rouannès er saent hag en élé

. . . . . . . . . . . .

Surpris, les rameurs avaient failli en laisser échapper leurs avirons, reconnaissant l’Angélus breton, dont François Coppée nous a donné l’exquise adaptation :

La cloche sonne l’Angélus,
La Terre a donc un jour de plus !
Sainte Vierge Marie, O Pia !
À jamais sois bénie, Ave Maria !


On sent la bonne odeur du foin,
L’étoile brille au ciel de Juin.
Sainte Vierge Marie, O Pia !
À jamais sois bénie, Ave Maria !

Au milieu de cet affolement des éléments, c’était saisissant et délicieux, ce chant de paix et de foi douce, dont les syllabes celtiques s’élevaient, étranges, en une incantation mystique, montant de cette pauvre barque qui bondissait dans le mugissement et la furie des lames.

Ils avaient eu, un moment, l’impression de quelque chose de surnaturel se produisant miraculeusement, pour les encourager, les protéger, comme si un ange fût venu, parmi eux, prendre la forme passagère de cette innocente.

Tonton Corentin lui-même, songeant aux légendes, n’avait pu s’empêcher de tressaillir, se demandant si c’était bien Yvonne qu’il venait de sauver, ou si c’était seulement quelque fugitive apparition, qui allait s’évanouir, lorsqu’ils se trouveraient en sûreté à Camaret.

Toute la nuit ce souvenir l’avait poursuivi, puissant sur son cerveau de simple, et cela lui revenait maintenant, ramenant en lui, sur sa bouche, le chant pieux :

Ni hou salud guet Karanté

. . . . . . . . . . . .

— On dirait la Marie-Anne, là-bas ! fit un des hommes.

Garrec, brusquement arraché à sa rêverie, mit en abat-jour une de ses mains au-dessus de ses yeux :

— C’est ma foi vrai !… Si c’est pour le maquereau, Hervé ne s’est pas levé assez tôt, mais il en trouvera encore.

Paisiblement il se remit à la besogne ; mais cela avait détourné ses idées, qui se reportèrent sur Mariannik, en même temps que ses sourcils se fronçaient un peu à la pensée de ce Revenant, toujours dressé entre eux, bien que le consentement de Pierre Guivarcʼh et la parole de la jeune fille eussent dû le tranquilliser.

Au lieu de piquer dans la direction du Grand-Gouin, la barque filait droit sur la Corentine ; ayant vent arrière, elle se rapprochait rapidement, penchée sur le flanc gauche, coupant la mer de son avant effilé. À l’arrière, un homme debout, appuyé à la barre, paraissait regarder du côté des pêcheurs de maquereaux.

— Elle vient sur nous, patron ! observa le mousse.

— Tiens ! tiens !… Peut-être qu’il croit l’endroit bon ? Il n’a pas tort ! riposta Garrec.

Intérieurement, il revoyait ce jour où, revenant de la pêche à la sardine, Hervé l’avait accosté pour lui causer si drôlement de Mariannik ; n’allait-il pas encore venir lui chercher noise ?

Ses poings se crispèrent malgré lui, et sa figure bonasse eut une contraction de colère, pendant que tout au fond de lui, dans ce limon vaseux du cœur humain, même le plus honnête, même le plus parfait, courait sourdement le vague regret de l’avoir sauvé, aux Pierres-Noires, et sauvé malgré lui :

— Il voulait mourir, j’aurais dû le laisser !

La Marie-Anne accostait la Corentine ; au moment où Garrec, essayant de chasser sa mauvaise humeur, relevait la tête, ses regards rencontrèrent les yeux d’Hervé, des yeux plutôt attristés et honteux que durs et haineux comme d’habitude.

Ce fut le Revenant qui débuta :

— Corentin, nous étions amis, autrefois, quand nous jouions sur le quai ; t’en souviens-tu encore ?

Le patron du canot de sauvetage, le visage détendu, tout surpris, répondit :

— Je ne l’ai jamais oublié, moi !… Je ne demande qu’à l’être toujours, tu le sais bien.

Guivarc’h semblait gêné, les paroles sortaient péniblement de sa gorge, serrée par l’angoisse, par une souffrance intense :

— Tu as sauvé Yvonne !… Je ne t’ai pas encore remercié !… Elle te doit… nous te devons la vie, tous les deux !… Car moi… moi aussi !…

Sa voix trembla :

— Je ne veux pas que ce soit pour ton malheur !… Tu es meilleur que moi !… Là-bas, on m’a perdu, on m’a rendu mauvais ; et puis, ici, mon retour… personne, plus personne !…

Corentin, très embarrassé, roulait et déroulait une ligne sur ses doigts, tandis que cet échange de paroles avait lieu entre eux à voix basse, il dit :

— Et moi, Hervé ?… Ton ami… Tu aurais dû penser !…

L’autre leva la main d’un geste désespéré, balbutiant :

— Elle !… Ah ! pourquoi ?…

Il n’acheva pas, se dominant :

— Mariannik sera ta femme ; tu en es plus digne qu’un mauvais gars de ma sorte !… J’étais fou !… Est-ce qu’avec moi, avec le Revenant, elle pouvait ?… Ah ! ah ! ah ! Quand on a eu mes aventures, mon existence ? Si on savait ?… Ah ! ah ! ah !…

Un rire sinistre, où grelottait comme un secret sanglot, coupa net sa phrase sans qu’il achevât tout haut sa pensée ; mais il tendit la main, affirmant :

— Nous voilà cousins, Garrec !

Pas une parole ne s’échappa de la bouche de celui-ci, rien que des remerciements trahis par la grosse grimace de joie des traits, par la rude étreinte des doigts broyant la main qui lui était tendue.

Ce ne fut qu’après un long moment de mutisme, sous l’étonnement de cette conclusion inattendue, que Corentin put s’exclamer :

— Je suis heureux, heureux !…

Déjà Hervé Guivarcʼh ayant largué l’amarre qui l’appliquait contre la Corentine, la Marie-Anne filait vers le large ; elle disparaissait derrière le bec du Grand Gouin que Garrec répétait, le cœur noyé de joie :

— Je suis heureux !…

QUATRIÈME PARTIE

I

C’était deux semaines plus tard, un peu après midi.

Sur le quai, auprès de la guérite du douanier, un groupe se tenait, paraissant guetter les barques qui rentraient les unes après les autres, et, chaque fois que l’aile brune ou rouge commençait à dépasser la pointe du Grand-Gouin, des exclamations d’impatience s’échappaient de la bouche de l’une des personnes ainsi réunies.

— Oh ! diable ! monsieur le commissaire, espérez un brin, il ne va pas tarder.

Balanec, frottant rudement ses mains calleuses aux nodosités de pierre, souriait, sa chique gonflant une de ses joues, un clignotement de satisfaction battant ses prunelles aiguës.

— Oui ! oui ! Je pense bien, faisait l’officier ; mais je voudrais déjà le voir là, pour lui montrer…

Il agitait un papier bleu que le gardien du sémaphore de Pen-hat, servant de télégraphe à Camaret, venait de lui apporter en personne, n’ayant pas voulu confier ce télégramme important à son mousse, selon son habitude pour les dépêches ordinaires.

Pierre Guivarcʼh, sa casquette de grande tenue vissée sur son petit crâne d’oiseau, son nez en bec semblant fouiller impatiemment devant lui, assurait :

— Je vous promets qu’il va s’envoyer, même qu’il devrait être ici.

Marhadour, se dandinant sur ses mollets bombés, avait la figure plus rouge et plus luisante que jamais ; tout son individu pétillait de joie malicieuse :

— Je ne lui dirai rien, vous verrez, rien du tout.

— Ma Doué ! tu auras raison ; il croirait à quelque singerie ! objecta Balanec.

Le long de la jetée un mousse courait, les talons lui battant le dos, tellement il allait vite, télégraphiant de la tête et des bras. Le mareyeur l’aperçut le premier :

— Tenez ! ce macaque de Pierrik l’a vu, sûr comme je vous vois ! il s’amène pour l’annoncer !

Les impatiences s’avivèrent jusqu’à ce que l’enfant fût à portée de voix du groupe ; il cria, en effet, de loin :

— V’là Tonton Corentin ?

Bientôt une barque se découpa, dépassant de ses mâts la maçonnerie de la jetée, glissa au ras du phare et arriva, coupant en biais, ses voiles s’abattant l’une après l’autre d’un gracieux mouvement de grand oiseau fatigué, reployant ses ailes contre ses flancs.

Lentement, elle exécuta la manœuvre qui lui fit ranger la cale, et ce ne fut qu’au bout d’un moment que Garrec, en posant le pied sur les dalles empoissées d’eau de mer, s’occupa de ceux qui l’attendaient.

— Bonjour ! fit-il. Pas fameux, la pêche aujourd’hui.

— Baste ! il y a des dédommagements ! marmonna Marhadour.

Un coup de coude dans les côtes arrêta le bavard.

Trempé d’embruns, les sabots claquant lourdement à chaque pas, Corentin montait la pente de la cale, chacun de ses doigts enfilé dans les ouïes de quelque poisson, mylord aux écailles d’or, demoiselle à l’armure d’argent, vieille à l’étrange mâchoire bleue, aux splendides couleurs, d’autres encore. Il levait vers ses amis une physionomie résignée et souriante, tandis que ceux-ci s’efforçaient de conserver un air indifférent.

Le commissaire plus vif alla au-devant de lui :

— Garrec, j’ai quelque chose à vous annoncer.

— À moi, monsieur le commissaire ! dit-il, étonné, sans lâcher ses poissons, mais s’arrêtant court.

Son interlocuteur agitait le télégramme :

— Je vais vous lire ceci, voulez-vous !

— Si ça peut vous être agréable !…

Il riait, ne voyant pas quel rapport pouvait exister entre lui et ce petit papier venant d’où il ne savait, n’ayant personne qui pût correspondre avec lui.

Le commissaire lut :

— Jean-Vincent-Corentin Garrec, patron du canot de sauvetage de Camaret…

Il s’interrompit pour interroger gaiement :

— Est-ce bien vous ?

— Dame !… Je pense qu’il n’y en a pas d’autre ?… Demandez plutôt ?…

Le lecteur continuait, articulant tous les mots :

— Est nommé chevalier de la Légion d’honneur !…

— Hein ?… moi !…

Il recula d’un pas, les doigts toujours immobilisés par ses poissons, presque pâle sous sa couche de hâle, pendant que ses amis, l’entourant, approuvaient :

— Oui, toi, décoré !…

— Rudement mérité, va !…

— …Pour les nombreux sauvetages qu’il a accomplis au péril de sa vie ! termina l’officier.

Peu à peu, remis de cette première secousse, Corentin souriait, de son bon sourira habituel qui était comme la caractéristique de sa physionomie, le signe extérieur de sa nature dévouée, honnête et simple. Il murmura, embarrassé, presque honteux :

— Pourquoi cela à moi ? Et les autres !…

Il lui semblait qu’il leur fit tort, qu’il leur prit leur part.

Il dut cependant se rendre aux explications de ceux qui se pressaient autour de lui, disant que le tour des autres viendrait aussi, mais qu’il avait fait plus qu’eux, que c’était lui qui les dirigeait, les entraînait par son exemple, par son courage ; enfin, qu’il avait payé de sa personne, tout seul, notamment à ce dernier sauvetage, aux Tas de Pois.

Il se débattait :

— Tout de même, c’est trop, la croix !

Mais déjà, de voir le plaisir que cela faisait aux camarades lui donnait du contentement, et la pensée de Mariannik acheva de le convaincre ; il songea :

— Elle sera plus fière de moi !

Il se laissa entraîner par le commissaire de la marine et son futur beau-père qui avaient organisé une petite fête en son honneur.

Dans la vie calme de ces gens de mer, où il ne se passe que de petits incidents, une bonne pêche, un héritage, où les morts n’ont pas de prise très violente sur le courant journalier, tant est habituelle la vision de la mort, l’accoutumance de la misère, de l’existence rude et pénible, cette croix donnée à l’un de ces héros modestes, ignorés, à qui on ne la prodigue pas, fut un événement.

Cela comptait donc là-bas, en haut lieu, leur existence constamment risquée pour les autres ? C’était comme un reflet de la justice tombant tout à coup sur eux, les réchauffant jusqu’au cœur.

À la fin de la soirée, après de nombreuses santés portées au nouveau légionnaire, le commissaire lui apprit qu’il restait une dernière formalité à remplir, c’était d’aller chercher sa croix lui-même à Paris, où elle lui serait remise, selon l’usage, en séance solennelle, par le président de la Société centrale de sauvetage des naufragés.

— À Paris, ma Doué ! Vous n’y songez pas ! Qui voudrait d’un pêcheur comme moi !…

Il s’entêta dans un refus obstiné, disant qu’il préférait se passer de la croix que de faire un pareil voyage, et qu’on le trouverait tout de même toujours prêt à sauver les équipages en danger.

Qu’irait-il faire là-bas, bon Dieu ! Il se croirait plus perdu qu’à cent lieues des côtes, en pleins brisants !

Mais le comble fut lorsqu’il sut qu’il lui faudrait une redingote pour assister à la cérémonie ; son entêtement devint alors terrible.

Chacun insista tour à tour auprès de lui, afin de vaincre cette obstination toute bretonne, et Pierre Guivarcʼh remarqua :

— Si tu n’avais pas les épaules plus larges que moi, je te prêterais bien la mienne ; j’en ai une presque neuve, toute flambante, en fin drap noir !

Marhadour expliquait :

— Tu sais, ma voiture t’attend ; tu n’as qu’un mot à dire, en route pour le Fret ! Arrivé au Fret, tu prends passage sur l’Eurêka ou sur le Travailleur, trois quarts d’heure, une petite heure au plus pour traverser la rade et accoster au port du Commerce, à Brest. Voyons, c’est pas la diable !… Une fois là, tu vas prendre ton billet à la gare et te voilà en chemin de fer comme un prince, jusqu’à Paris ? Ça s’avale comme une goutte !… Ah ! je ne dis pas, s’il fallait aller jusqu’à Toulon, parce qu’alors il y a une trotte, même que je l’ai faite trois fois, du temps que j’étais au service !…

Le pêcheur, égayé par A verve du boucher, mollissait visiblement ; ce fut Pierre Guivarcʼh qui acheva de le décider :

— Écoute un peu, cette redingote, il te la faudra toujours ; elle te servira pour la noce, hein ?… Alors, quoi, dépêche, nous faisons le mariage à ton retour !… Ça va-t-il ?…

— Entendu ! conclut Corentin, faiblissant tout à fait, en sentant la pensée, la souvenir de Mariannik se précipiter au fond de son cœur, comme la mer dans les flancs d’un navire par la brèche énorme qu’y troue la pointa aiguë d’une roche sous-marine.

II

Lorsque Corentin ouvrit sa fenêtre et repoussa le volet qui empêchait le jour de pénétrer dans sa chambre, il était un peu plus de quatre heures ; le temps était si merveilleux qu’il lui sembla sentir passer sur sa peau comme une caresse, dans le bain de clarté douce qui l’enveloppa tout à coup.

Au ciel, au-dessus de sa tête, quelques étoiles attardées, déjà éteintes à demi, si pâles qu’on eût dit des pierres précieuses mourantes.

Des teintes rose saumon envahissaient l’atmosphère, se dégradant à mesure qu’elles s’élevaient vers le zénith, tandis qu’un rose plus vif bordait la crête des falaises de Roscanvel, annonçant le soleil encore invisible derrière la côte de Léon, derrière la masse étagée de Brest. Au-dessous, à la base des roches, de la pointe des Capucins à celle du Grand-Gouin, de l’anse de Bertheaume au Goulet, la mer était noire, d’un noir ondulé, frémissant, comme une moire vivante.

Le pêcheur aspira avec délices l’air frais que lui envoyait une brise légère soufflant de l’est, et, s’accoudant à la fenêtre, songea, tandis que, insensiblement, l’astre s’élevant sans se laisser voir encore, le ciel passait par des nuances successives, du saumon au rose, du rouge vif à l’or liquide, avant d’arriver à l’aveuglant éblouissement des rayons et à l’azur impeccable, à peine zébré de transparentes bandes blanchâtres, écharpes de nuages vaporisés.

Un tel flot assaillait le cerveau de Garrec, qu’il ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans ses pensées, heurté par l’entassement des souvenirs récents, bousculé par les événements qui s’étaient en un si court espace de temps rués sur lui pour l’arracher à la placide monotonie de sa vie habituelle.

C’était surtout ce voyage à Paris, ce gros déplacement l’ayant enlevé, durant quarante-huit heures, à son milieu, à son entourage familier, qui, bien que terminé depuis près de trois semaines, revenait encore le harceler de ses péripéties inoubliables, et dont tous les détails, même ce matin-là, affluaient violemment en lui, l’égayant et l’étonnant tour à tour.

Jamais il n’aurait pu imaginer cela ; non jamais ? Si on lui en avait parlé autrefois, il eût cru à la farce de quelque mauvais plaisant, comme il s’en trouva toujours sur les bateaux de l’État, de ces loustics qu’on appelle Parisiens, même s’ils ne sont pas de la Capitale, tant leur esprit est tourné, ainsi que celui des singes, vers toutes les drôleries et toutes les plaisanteries.

Tout s’était passé, pour lui, avec un air de rêve, de chose pas arrivée : la course de Camaret au Fret sur la carriole de Marhadour, le trajet de Brest à Paris, où il était débarqué au petit matin, l’adresse de la Société de sauvetage dans son portefeuille, avec des lettres du commissaire de la marine, des certificats, un tas de bricoles destinées à constater son identité.

Puis, la journée, quelle affaire ! Et cette cérémonie dans une belle salle toute dorée ! Les moindres détails s’en étaient fixés dans ses yeux, dans sa mémoire, avec les belles paroles qu’on avait dites sur les sauveteurs.

C’était vers les trois heures et demie que la fête avait commencé, après qu’un amiral, qui présidait, eut pris place sur le fauteuil du milieu entre le représentant du Président de la République et un autre personnage huppé.

Eux, les sauveteurs, on leur avait donné des places d’honneur, sur l’estrade, à droite et à gauche, et cela l’avait tout de suite rassuré de se retrouver avec des peaux tannées, des faces goudronnées, des patrons de canots de Roscoff, de Calais, d’Audierne, de Boulogne, d’un peu partout, appelés là pour des récompenses.

Il y avait eu des discours expliquant le but de la Société, les succès qu’elle obtenait, l’histoire des naufrages de l’année écoulée, une pièce de vers lue par un acteur, beaucoup de musique exécutés par des soldats, et, enfin, le plus émotionnant, quand son nom avait été prononcé.

Des bribes de ce qu’on avait dit sur lui flottaient encore çà et là, dans son cerveau :

« Le patron Garrec, de la station de Camaret, est un de ces vaillants qu’on peut appeler l’homme du devoir, et, pour le sauvetage, le devoir c’est l’héroïsme inconnu… Garrec est né à Camaret, son enfance s’est écoulée dans la barque de pêche de son père… »

L’énumération de ses services, la liste des sauvetages accomplis par lui précédemment, avant d’arriver aux derniers :

« Cette année, Garrec semble avoir voulu surpasser encore sa belle conduite des années précédentes : en octobre, il sauvait douze hommes du bâtiment de commerce la Perle, en perdition par une tempête horrible, sur les Pierres-Noires ! En janvier, il conduisait son canot au sauvetage d’un vaisseau norvégien et le ramenait au port ; enfin, il y a quinze jours à peine, c’était une femme, un homme et un enfant qu’il allait arracher à la mort, sur d’effroyables écueils, les Tas de Pois !… »

Et la fin de cette allocution qui bourdonnait :

« C’est la croix de la Légion d’honneur qui lui est décernée aujourd’hui. Venez donc, patron Garrec, recevoir cette haute distinction que vous avez si bien conquise !… »

Quel trouble, quand on l’avait ainsi appelé tout haut devant cette foule qui battait des mains, criait bravo, à l’étourdir, et que le sang lui semblait prêt à gicler par tous les pores de sa figure !

Par exemple, s’il lui avait fallu dire comment il avait traversé tout ce beau monde tassé, comment il n’avait pas trébuché sur les marches, comment il avait pu regagner sa place, la croix attachée à sa redingote, la fameuse redingote faite exprès, il aurait été absolument incapable de l’expliquer.

Ce qu’il savait, et c’était aussi cela qui lui repassait dans la mémoire avec une parfaite netteté, c’est que le président, ou un autre, quelqu’un enfin, lui avait demandé comment il avait fait pour opérer ses sauvetages, et que, tout cru, sans chercher au delà il avait riposté, dans l’ahurissement de son émotion :

— F…ez-vous à l’eau, et vous verrez !…

Une phrase qui avait soulevé parmi ces messieurs un rire énorme, plutôt bienveillant, car quelques-uns avaient crié :

— Bien dit !

— Il a raison !

— C’est la vraie réponse !

Lui-même avait fini par rire comme eux.

Après, ma foi ! la cérémonie s’était terminée vers cinq heures et demie ; on l’avait invité à un banquet : on avait bu, mangé, on l’avait promené, jusqu’au moment où on l’avait reconduit jusqu’à la gare et où il s’était retrouvé seul, sa croix dans sa poche, un joli ruban rouge noué à la boutonnière.

C’était donc arrivé, tout cela ? Il n’avait qu’à se retourner pour s’en assurer, pour apercevoir, sur une chaise, son vêtement noir, sa décoration flambante sur l’étoffe, avec un beau rayon de soleil, tout neuf, trouant la fenêtre et venant s’abattre en plein dessus.

En même temps, il avait comme une sensation étonnée à se voir rester là, à sa fenêtre, dans une paresse inhabituelle, et ses yeux allaient machinalement chercher, au milieu de la flottille des barques, la bouée d’attache, à laquelle s’amarrait, immobile, sa Corentine.

Le soleil commençait à dépasser le dos montueux de la presqu’île de Roscanvel, vers Quelern, la plage de Trez-Rouz, et montait, entièrement rouge, comme une boule de métal en fusion.

Ce fut subitement une transformation. La mer, qui paraissait depuis quelques moments une immense nappe de mercure, par endroits glacée de bleu et de rose tendre, se moira d’abord d’un bleu vert ; pas de vagues, rien que des lignes sombres ou claires, friselées, hachées d’un petit travail fin et régulier, trame, énorme de cette tapisserie immense déroulant à l’infini les nuances du bleu et du vert confondus, unis. Puis, rien que du bleu, presque le bleu lapis-lazuli de la Méditerranée, sous ce baiser de feu qui diamanta l’Océan d’étincelles remuantes.

Dans le miroitement clair, Corentin reconnut sa barque : au grand mât flottait un pavillon tricolore, et, en examinant le port, il remarqua que presque toutes les barques étaient également pavoisées. Une émotion très douce lui entra au fond du cœur, à cette manifestation générale, à cette unanimité de fête qui accueillait ce jour, où son mariage avec Mariannik allait se célébrer.

Du mouvement commençait à se faire le long du quai. Des hommes, des femmes, des enfants sortaient des maisons, venant flâner au soleil, allant et venant, se groupant devant les portes, ou tout au ras du port, pour regarder sous l’eau des jeux de petits poissons, plies filant d’un coup de queue au-dessus des vases vertes, myriades de minuscules vieilles faisant comme un grouillement de moucherons dans la transparence de la mer crabes se déplaçant avec leur bizarre marche de côté.

Déjà on entendait bourdonner, sortant du milieu d’un tas de marmots, pieds nus et en cheveux ébouriffés, le premier couplet d’une chanson qui roulait à travers Camaret à la moindre fête.

Garrec adressa un joyeux bonjour à des garçons de quinze à seize ans, chargés de branchages verts, qui, les uns après les autres, s’engouffraient sous la porte d’une maison voisine, où se trouvait la salle de bal de Camaret, une salle ne servant que pour les mariages et qu’on décorait de fleurs, de feuillages, de drapeaux.

En se penchant un peu, il pouvait apercevoir, à l’autre extrémité du Notic, la maison du bureau du Port ; ses yeux se fixèrent attendris sur une fenêtre bien connue. Il crut y distinguer une forme de femme et songea, le cœur battant comme une cloche de fête :

— Mariannik !… ma femme !

La chanson grondait plus fort le long du quai, semant la joie partout.

Il se mit à sa toilette, une toilette soignée, car il tenait à faire honneur à celle qui voulait bien de lui pour mari.

Ce fut toute une complication, car il était seul cette fois, tandis que lors de son départ pour Paris, dans ce costume qui devait être sa tenue de noces, on l’avait aidé, Mariannik elle-même, faisant, disait-elle alors en riant, son apprentissage d’épousée.

Comme on avait ri, et que de joyeux propos ! Il essayait surtout de se rappeler la manière dont elle lui avait noué sa cravate, mais ce n’était plus la cravate noire du voyage, et ses gros doigts n’osaient toucher cette cravate blanche toute neuve, de peur de la froisser, de la salir.

Il n’avait pas terminé, lui d’habitude si prompt à s’habiller, quand on poussa sa porte ; c’étaient ses témoins, Balanec et Marhadour, dans leurs reluisants vêtements de fête, qui leur donnaient un air tout gêné, une tournure raide et empêtrée.

Au moment où il parut sur le quai, devant sa porte, deux coups de fusils claquèrent à quelques pas ; les douaniers célébraient ainsi le mariage à leur manière, et, toute la journée, il allait en être de même, à tous les bouts de rues débouchant sur le port, dans ce besoin de tapage, de bruit, qui caractérise les joies des êtres simples, un peu primitifs, fantasias d’arabes ou pistoletades de noces de village.

La veille, une quantité de carrioles, de chars à bancs, de cabriolets plus ou moins bizarres et sonnant la ferraille, avaient amené les principaux invités, des parents éloignés, des amis. Il en était venu de tous les environs, de Crozon, du Fret, de Morgat, de Brest, même de Douarnenez et d’Audierne, de la famille des Guivarcʼh : aussi le cortège qui sortit, sur les neuf heures, de la maison de la mariée, était-il tout à fait imposant.

Dérogeant à la nouvelle mode, qui consiste maintenant pour les Camaretois, à faire venir des musiciens de la ville, Corentin et Mariannik, restés fidèles aux anciens us, avaient absolument réclamé la musique du temps jadis. En tête de la noce, un joueur de biniou et une musette ronronnaient donc les vieux airs bretons ; on leur avait cependant adjoint, surtout en vue du bal, un cornet à piston, qui renforçait un peu le bercement nasillard du biniou.

Tout Camaret fut en liesse ce jour-là et pas une barque ne prit la mer.

Hervé Guivarcʼh, ayant consenti à servir de garçon d’honneur, semblait avoir définitivement oublié tout ce qui s’était passé auparavant entre Corentin et lui ; il fut d’une gaieté folle, riant, plaisantant, inventant des jeux pour amuser les invités et leur faire passer le temps agréablement, racontant même certains épisodes de ses voyages, des choses dont il n’avait jamais parlé jusqu’alors.

— Tiens ! tiens ! on dirait qu’il se transforme, ce Revenant ! constata Marhadour, surpris.

Tante Rosalie semblait radieuse de ce visible changement ; elle murmura à l’oreille du boucher :

— Je crois que sa demoiselle d’honneur y est pour quelque chose, vois-tu, mon fi !

— La Bernardine, la fille au père Moal, de Kerlocʼh ?… Ma Doué !… un riche parti !… Alors ce serait vous, tante Rosalie, qui auriez arrangé la chose ?…

— Oui ! il faut qu’il l’épouse !

Si la brave femme avait pu surprendre, à certains moments, le pli amer qui crispait les lèvres d’Hervé, elle eût eu moins de confiance dans la réussite de ce mariage. Mais elle n’entendait que son rire bruyant, que les chansons jaillies de son gosier, ne voyait que son entrain à la danse, aux divertissements organisés par lui ; surtout elle avait tant d’envie de voir le pauvre garçon bien tourner, qu’elle prenait pour un fait accompli ce désir qu’elle caressait de concert avec le maître de port, un mariage auquel elle poussait fortement Hervé depuis quelque temps, depuis qu’on le voyait résigné, échangeant des poignées de main avec Garrec, acceptant cette union de sa cousine avec le patron du canot de sauvetage.

Corentin était si heureux lui-même, si débordant de bonheur, qu’il voulait voir tout le monde content, et qu’il avait accueilli avec enthousiasme le projet de tante Rosalie, disant :

— Certes, c’est là un excellent choix ; cette pauvre Bernardine n’est pas heureuse avec son vieil avare de père, avec Hervé elle sera comme dans le paradis : elle est fort gentille, il l’aimera !

Seule, Mariannik avait hoché la tête :

— Je ne crois pas, moi !

Mais, en ce jour, elle oubliait tout pour se réfugier dans l’ivresse profonde qui l’enveloppait depuis le matin. La journée, avec son soleil étincelant, son grand ciel pur, passa pour elle avec une rapidité dont elle ne se rendit pas compte.

Le bal était dans tout son entrain et les danseurs ne songeaient même plus aux mariés, quand Corentin et Mariannik quittèrent la salle pour rentrer chez eux.

La nuit était profonde, une nuit sans lune, toute semée d’étoiles qui perçaient les ténèbres au-dessus de leur tête, tandis qu’une brume blanche commençait à effacer les côtes, les falaises ; auprès d’eux, au-delà de la jetée, un grand souffle passait, apportant un grondement lourd, monotone, berceur, dont le rythme les engourdissait.

Il leur suffit de faire quelques pas pour gagner la demeure du pêcheur ; plusieurs minutes, ils restèrent, très émus, tendrement enlacés devant la maisonnette où allait s’abriter leur bonheur, leur vie entière.

Camaret reposait, ses volets clos, ses portes fermées. Seule, la musique du bal troublait le grand silence, et le tapage des pieds battant le plancher sous la cadence des danses formait un roulement sourd et continu.

Dans le port, la marée haute berçait les barques, qui semblaient des formes mystérieuses et mouvantes d’êtres animés ; près du phare, à la limite du brouillard, des feux de couleur indiquaient la position d’un bateau norvégien et de deux goélettes à l’ancre.

Des fusées de rires, un éclat de voix leur arrivaient encore, mais étouffés, perdus dans la majesté de la nuit. Il semblait que cette brume, avançant peu à peu, se préparât à les envelopper d’un voile pour les isoler de tout, pour les mieux unir dans une solitude bénie, en même temps que la brise, passant sur les champs, versait sur eux les parfums légers de la lande, un souvenir des bruyères, des genêts et des ajoncs.

L’étreinte de leurs bras se resserra et, au moment où la porte retombait derrière eux, leurs lèvres s’unirent.

III

Ce fut Lagadec le premier, qui, au petit matin, constata l’extraordinaire disparition de la Marie-Anne.


— Faut vraiment qu’elle se soit envolée : hier soir encore elle était là à deux brasses de la cale !

— Bah ! riposta Marhadour, posant à terre la crosse du fusil qu’il venait de décharger sournoisement devant la maison de Garrec, pour sonner à sa façon le réveil aux nouveaux mariés. Faut croire que ton patron aura été l’amarrer un peu plus loin ! Sans ce damné brouillard de malheur, tu la verrais, ta Marie-Anne, son pavillon toujours frappé au bout du mât, car il doit dormir à cette heure, le Jean-Marie-Hervé, il s’en est assez donné au bal de cette nuit !… Ah ! ah !… Lagadec, peu convaincu, secoua les épaules :

— J’ai de fameux yeux, malgré la brume, et j’ai rien vu !

— C’est bien plutôt le brouillard des bolées et des gouttes qui t’aveugle ! Tu as rudement fêté la noce pour ton compte.

Le pêcheur se grattait la tête de ses ongles carrés, ne pouvant s’empêcher de rire et avouant ;

— Quelle noce, tout de même !

Ses petits yeux vrillaient autour de lui, fouillant le port, cherchant à percer le blanchâtre rideau, sous lequel disparaissaient la chapelle, le fortin et toutes les côtes. Des barques se profilaient vaguement çà et là. Il ajouta :

— Je vois bien la Corentine, l’autre était à côté !

Le quai s’anima. Des carrioles étaient tirées des remises, des chevaux conduits au bain à grands claquements de fouet, avant d’être remis dans les brancards. Pierre Guivarcʼh, l’air épanoui, se frottait les mains, arrivant à petits pas et s’arrêtant parfois pour jeter un coup d’œil à ce mur blanc dressé entre Camaret et la mer.

Balanec lui demanda :

— C’est-y du beau temps, capitaine ?

Le maître de port répondit, les épaules hautes :

— Au jour d’aujord’hui, il y a plus moyen de s’y connaître ! Autrefois, je vous aurais dit le temps vingt-quatre heures d’avance. Mais c’est plus ça, tout est dérangé, que je crois : les vents sautent du nord au sud, de l’est à l’ouest qu’on n’y connaît plus rien !

— Une brume qui a l’air de tenir : ça a pris assez tard, vers les minuit, pour engraisser ensuite.

— Oui ! oui ! continua Guivarcʼh. Il y en avait une dans ce goût-là, le jour que nous sommes allés dans les champs, là-bas en Cochinchine, avec notre navire !… C’était le matin, on était dans la rivière de Saïgon, à ne voir rien de rien. Pourtant j’avais de la méfiance !… On va, on va, très doucement. « Où diable qu’on va comme ça ? » que je me dis… Bon ! le bateau arrive droit dans un pré ; à droite, à gauche, autour de nous, des arbres !… On peut s’tromper, mais pas comme cela !… Du coup le commandant s’écrie : « Nous n’en sortirons pas ! » On s’en est tiré, mais ça a été dur !…

Une sonnaillerie de grelots devant l’hôtel de la Marine attira leur attention.

— C’est la Bernardine qui s’en va ! Eh bien ! elle attend seulement pas son garçon d’honneur ! remarqua Balanec. Hier, j’aurais cru la chose en bon chemin avec Hervé.

Tante Rosalie parut sur le seuil, en compagnie d’un vieux paysan.

— Le père Moal !… Parions que c’est lui qui veut partir !… L’hôtel, ça coûte trop cher ! expliqua Marhadour.

Une explosion de rires accueillit l’observation.

Une tête extraordinaire, ce bonhomme, âgé au moins de quatre-vingts ans, la barbe grise en collier ébouriffé, prise en partie sous la cravate montant haut, la lèvre supérieure mal rasée, trois ou quatre dents dans la bouche, la chevelure longue, inculte, des anciens Bretons, s’échappant d’un crasseux chapeau noir qui semblait aussi âgé que lui, avec sa peau momifiée, coupée de mille rides en tous sens, semblable à une antique peinture craquelée, où les yeux gardaient une vivacité inquiète.

Il semblait se débattre sous l’argumentation serrée de la doyenne de Camaret, qui lui parlait d’Hervé Guivarcʼh, ne voulant pas le laisser partir sans un consentement, affirmant que ce serait un fameux gendre pour lui, et que sa fille ne demandait pas mieux.

Lui, baissait la tête, examinait ses sabots, ses bas de laine, s’entêtant dans un refus, où l’on sentait percer son avarice phénoménale, la crainte de la dot à donner.

Les autres s’étaient rapprochés, venant se mêler à la conversation, et Marhadour interpella le paysan :

— Eh bien ! Tonton Yan, à quand la noce ?

Un rire plissa toute la peau rissolée du visage de celui-ci, quand il répondit :

— C’est-y la mienne que vous voulez dire !

Ah ! le rusé gredin ! Impossible d’en tirer quelque chose. C’était bien l’homme étrange qui là-bas dans le merveilleux petit village de Kerlocʼh, noyé au fond de l’anse de Dinan, le long de la route de Camaret à Crozon, vivait dans une chaumière croulante, sordide avec son purin de fumier devant la porte, se privant de tout, se refusant tout, à lui et aux siens, dans la crainte de dépenser un sou de sa fortune, une fortune représentant de quinze à vingt mille francs de rentes, en champs, propriétés, bestiaux, numéraire caché.

De vraies légendes couraient sur lui, et Marhadour s’amusait à le taquiner chaque fois qu’il le rencontrait, sachant le chatouiller aux endroits sensibles, faire jaillir les mots d’avare de sa vieille peau, de ses lèvres sèches, comme les étincelles d’un silex adroitement frappé.

Souvent il le prenait à partie à cause de son entêtement à ne pas vouloir faire donner d’instruction à sa fille ; Moal répondait :

— Je ne sais ni lire ni écrire ; est-ce que ça m’empêche de vivre ?

— C’était bon de votre temps, faisait le boucher ; alors on n’avait pas besoin de tout cela. Mais les temps ont changé, on ne peut plus se tirer d’affaire autrement.

Le vieux ricanait :

— Pas besoin d’instruction pour garder les moutons !

C’était à cela, en effet, qu’il employait Bernardine, par tous les temps, pluie, froid, soleil, chaleur, sans pitié. Ce matin, Marhadour lui dit, pour le toucher, pour savoir s’il restait en lui quelque chose de sensible, d’humain :

— Possible qu’un de ces jours, elle y reste, vous savez ! C’est pas un métier pour une jolie fille comme elle ; vous feriez bien mieux de la marier, vous auriez des petits-enfants, c’est gentil !

Une moue mauvaise, bestiale, crispa ses lèvres de parchemin ; ses yeux brillèrent, impitoyables :

— Ma Doué ! qu’elle crève pourvu que je vive, moi !

— Vous êtes encore solide pour quelqu’un qui s’est toujours privé de tout ; mais à qui laisserez-vous votre fortune ? insinua le boucher.

— À personne !… Je vivrai cent ans et plus !…

Vigoureux, encore droit, il sembla narguer tout le monde dans sa superbe de sordide avare, achevant de harnacher son maigre bidet, avec la même impassibilité, tandis que sa fille, l’air triste, tête basse, n’osait regarder personne, ni rien dire.

Tante Rosalie allait insister encore, quand une voix, derrière le groupe, annonça :

— Personne ; j’ai ouvert sa porte, il n’a pas couché cette nuit !

C’était Lagadec, toujours préoccupé de son patron et qui revenait du Styvel, où le lit non défait, la chambre vide prouvaient qu’Hervé Guivarcʼh n’était pas rentré chez lui.

En même temps, la brume, se levant un peu, découvrit tout le port, et il fut facile de constater que, sauf la Marie-Anne, toutes les barques étaient là, au complet, aucune n’ayant osé se risquer dehors par ce temps dangereux.

L’évidence s’imposait maintenant, Hervé était parti tout seul sur sa barque, sans doute au milieu de la nuit, peut-être avant que le brouillard ne fût devenu aussi opaque, car il était inadmissible qu’il se fût enfoncé volontairement dans cette obscurité pleine de périls.

— Il ne fait rien comme les autres, celui-là ! gronda Balanec, un pli soupçonneux aux lèvres.

— Possible qu’il ait eu quelque chagrin ! souffla à mi-voix Marhadour, en montrant Corentin et Mariannik sortant de leur maison.

Comme les mariés approchaient, Pierre Guivarcʼh leur apprit la nouvelle ; le patron du canot de sauvetage eut un tressaillement, et fit, atterré :

— Alors, cette nuit, vous croyez ?…

Il murmura, regardant sa femme :

— Ce serait lui, ce bruit que j’ai cru entendre, sur les quatre heures !… Un adieu !…

C’était comme une voix de cauchemar qui avait traversé son beau rêve d’amour, une sorte de plainte hululant à travers les ténèbres, rampant le long de la maison.

Mariannik dormait profondément, lorsque Corentin, éveillé en sursaut, avait pensé percevoir cet appel, quelques mots, la lamentation d’un être humain. À présent il ne doutait plus, c’était Hervé.

Un claquement de fouet coupa l’air, des grelots tintèrent : la carriole des Moal partait, au milieu d’aboiements de chiens, de cris d’enfants.

— Bah ! dit Pierre Guivarcʼh, il aura été tirer quelque bordée à Brest, et nous allons le voir revenir demain ou après-demain !… Il a mieux fait !

Cependant au fond de lui une crainte vague persistait, un pressentiment que ce n’était pas là la vérité, et ce fut comme un voile funèbre endeuillant la joie des nouveaux époux.

Puis ce brouillard prit vraiment mauvaise figure. Au lieu de se lever ainsi que cela arrivait souvent, avec le mouvement de la marée, après s’être quelques instants déplacé, éclairci, il revint dans l’après-midi plus épais, empêchant les rayons du soleil d’arriver jusqu’à la terre, couvrant uniformément les côtes, les écueils, la mer ; malgré le calme pas un pêcheur n’osa s’aventurer au delà de la jetée.

Dans la nuit qui suivit, sur les onze heures, ce rideau laiteux s’envola, déchiré par un vent d’abord léger, ensuite de plus en plus violent, dont les miaulements aigus sifflèrent longuement aux joints des fenêtres, aux fissures des portes. La mer se couvrit de moutons écumeux, jetant de courtes vagues contre le quai.

— Oh ! diable ! songea Pierre Guivarcʼh, qui avait veillé assez tard et se préparait seulement à se mettre au lit. Pourvu que cet enragé soit allé se mettre à l’abri quelque part !… Voilà un coup d’orage qui n’est pas bon !…

Invinciblement, ses yeux, à travers les ténèbres, cherchèrent la photographie accrochée près de la cheminée, sous le rameau de buis, et il entendit distinctement la voix d’Yvonne dans la pièce voisine. Il alla écouter à la porte : elle chantonnait en breton :

Quand la Mort frappe à la porte,
Tous les cœurs sont frappés d’effroi !

. . . . . . . . . . . .

Un frisson le prit, en reconnaissant le Chant des trépassés.

Dehors, la tempête fit rage jusqu’au matin.

IV

Calme plat sous un temps gris presque uniforme ; la mer est d’un vert profond qui se dégrade jusqu’à l’émeraude pâle, en venant mourir par longs rouleaux d’écume sur toute l’étendue de la plage de Pen-hat : c’est marée basse.

Une barque solitaire est immobile, mâts et voiles abattus, comme à l’ancre, à une vingtaine de mètres de la grève, au milieu même de l’immense solitude de sable ; deux hommes s’y tiennent, armés d’avirons, d’autres dorment ou sont étendus aux pieds des dunes, çà et là.

Tout à coup un appel guttural tombe du sommet de la roche la plus avancée du Toulinguet, au-dessus des grottes ; la barque se met en mouvement ; les hommes couchés courent de toute leur vitesse vers la mer, quelques-uns dégringolent des cimes de la haute falaise et bondissent également dans la direction de la barque, tous jambes nues, le pantalon relevé à mi-cuisses.

Un seul, le guetteur resté debout en haut de l’escarpement formidable qui surplombe les cavernes géantes où meurt le flot, crie toujours, agitant les bras, faisant des signaux.

La barque file, les rameurs jetant au fur et à mesure à la mer un filet dont l’extrémité est retenue à terre par cinq ou six pécheurs ; elle s’éloigne un peu, décrit un demi-cercle, se rapproche de nouveau déployant toujours son filet, dont l’autre extrémité est alors saisie par un groupe égal en nombre au précédent. Puis se produit une bizarre manœuvre, les pêcheurs halant chacun de leur côté pour ramener le filet à terre.

Tonton Corentin, Balanec, Marhadour, Kerbonn, Tréboul, Lagadec, d’autres encore, étaient là, fort actionnés à cette besogne curieuse qui est la pêche des mulets.

La sardine ne donnant pas en ce moment, sans doute en raison des mauvais temps, des orages et des coups de vent qui avaient troublé tout le mois, le vieux mareyeur avait conseillé de se rabattre sur les mulets, dont quelques bancs étaient signalés aux environs, et Garrec avait amené, dès le matin, sa barque à Pen-hat.

L’embarcation se tient ainsi, attendant l’occasion tandis que sur la falaise une sentinelle surveille la mer ; dès qu’un banc est en vue, comme les mulets suivent toujours les côtes de très près, on essaie de les cerner et de les envelopper de ce filet disposé en rideau, maintenu au fond par des balles de plomb, à la surface par des morceaux de liège.

Peu à peu, le filet, tiré de chaque côté, rétrécissait son demi-cercle, dont le centre était amarré par les gens du bateau ; les hommes entrèrent dans l’eau, pour lever le plus haut possible la partie garnie de liège et empêcher le poisson pris de s’évader par-dessus.

— Ah ! gredin, je te rattraperai la prochaine fois ! — grondait Marhadour, toutes les fois qu’un mulet plus agile franchissait d’un bond le filet et allait se perdre au loin.

Déjà on voyait grouiller dans une eau limoneuse la masse des prisonniers, donnant de la tête dans le réseau serré des mailles, battant follement de la queue ; mais, au centre une masse plus grosse attira les yeux de Balanec :

— Que diable avons-nous cueilli là ?

— Quelque méchant bout de bois bon à crever le filet ! fit Corentin.

Sur le sable les mulets se débattaient vainement, se soulevant par sauts, bâillant leur agonie sous l’asphyxie progressive de l’air, mêlés à de petites raies, à des étrilles, des crabes, tout le menu fretin de l’Océan.

— Il y en a au moins cent ! compta de l’œil Lagadec, affairé autour de la pêche.

— Ça ne vaut pas les coups de six à huit cents, ou même de deux mille, qu’on fait en hiver ! répondit le mareyeur.

— Baste ! affirma Marhadour, ça trouvera toujours son prix sur le marché de Brest : vingt francs la douzaine, les gros !

— C’est tout des beaux ! remarqua Tréboul.

Garrec, pendant que les autres ramassaient le poisson pour le compter et le mettra par tas, enlevait le morceau de bois qui s’était pris dans son filet et le jetait à quelques pas de lui, sur le sable.

C’était une sorte de planche épaisse, déjà à demi couverte d’une quantité fourmillante de ces étranges cirrhipèdes, crustacés à corps de sangsues, à tête de coquillages, qu’on appelle anatifes (porte-canard), parce que jusqu’à la fin du dix-septième siècle on a cru qu’ils se transformaient en canards sauvages, et, à Camaret, macres ou pouce-pied, à cause de leur forme : ils se collent aux navires, à tout ce qu’ils rencontrent, et finissent par grandir quelquefois d’un mètre, grouillant en monstrueuse chevelure de Méduse.

— Une épave ! constata d’un air indifférent Marhadour, bousculant du pied le débris.

Lagadec s’était retourné ; il se baissa pour regarder, eut un tressaillement brusque :

— Ma Doué ! ça vient de la Marie-Anne, qu’on dirait ?

Corentin redressa la planche, demandant :

— Qu’en sais-tu ? Un morceau de bordage, ça ne dit rien ! Il y a peut-être des temps et des temps que ça court les mers !…

— Non, fit Balanec. Tu n’as qu’à voir les pouce-pied, ils sont jeunes, pas plus d’un mois !

Le patron du canot de sauvetage poussa un cri :

— Oh ! diable ! qu’est-ce que cela ?

Ses doigts venaient de sentir dans le bois des creux réguliers ; il arracha les macres à coups de couteau et trouva, encore visible, ce chiffre qu’il déchiffra tout haut :

— 888 !

C’était bien la Marie-Anne.

Ils en restaient tous là, saisis, une pâleur à la face, un tremblement aux mains, dans la surprise de la chose redoutée.

— Pauvre gars, tout de même ! soupira Balanec.

Tonton Corentin baissait la tête, assombri, songeant :

— À cause de Mariannik !…

Il se représentait, flottant quelque part, sous les eaux profondes, le cadavre qui, peut-être un jour, reviendrait sur cette grève et qu’il ramasserait dans ses filets.

— Jean-Marie-Hervé !… Ho ! ho !… mon petit frère ! gémit une voix dans les dunes.

Ils tressaillirent. Balanec montra la folle, errant au milieu des chardons bleus et des maigres herbes, parmi les sables ; ils eurent un geste instinctif comme pour cacher l’épave.

Corentin secoua la tête :

— Pauvre Yvonne, elle ne l’a jamais reconnu !

— Je crois que cela valait mieux ! conclut Marhadour.

Tout à la sinistre révélation que venait de leur apporter ce bout de planche, ils avaient hâte de retourner à Camaret, d’annoncer la nouvelle de leur trouvaille.

Ils se rembarquèrent ; le poisson à fond de cale, la voile hissée, lentement la barque glissa sur la mer tranquille, tandis que, le long de la grève déserte, on entendait la chanson monotone de l’innocente, poursuivant les rêves mystérieux de son cerveau, et appelant de temps en temps :

— Jean-Marie-Hervé !…

V

D’autres débris furent retrouvés, soit dans les parages du Toulinguet, soit à Molènes et à Béniguet. On croit que, sous le voile de brume, les lames se soulevant brusquement, la Marie-Anne n’aura pu être dirigée par Hervé, et aura été se briser sur ces dangereuses Pierres-Noires, où il avait déjà failli trouver la mort une première fois.

Pierre Guivarcʼh accueillit avec une philosophie fataliste de vieux marin la certitude de la mort de son neveu ; mais, en même temps, quelque chose, au fond de son sang celtique, lui laissait un doute sur ce Revenant, qui était venu apporté par une tempête du large et qui disparaissait dans une tempête, sous la nuit brumeuse des côtes de Bretagne.

Pour les gens de Camaret, il en avait été de ce compatriote qu’on n’attendait plus, comme de l’individu fatidique rencontré par hasard, qui devient, sans raison apparente, le malheur ou la joie de votre vie ; c’est le typhon terrible, qui ira là ou ici, brisant ou épargnant le navire trouvé sur sa route : le bonheur, la vie de Tonton Corentin, avaient failli y succomber.

Il fut si mauvais, si troubleur de paix, durant ce court séjour à Camaret, que plus d’un parmi les anciens, surtout Balanec, soutient encore que ce n’est pas Hervé Guivarcʼh qui est revenu d’Australie, mais quelque méchant esprit ayant pris sa forme, un intersigne, et que l’autre, le vrai, le petit mousse est bien mort dans la mer Polynésienne, lors du naufrage de la Proserpine.

Au cimetière de Camaret, à côté des croix noires portant le nom des Guivarcʼh, se dresse toujours la petite croix blanche, qui a gardé sa suscription primitive :

À la mémoire
de
JEAN-MARIE-HERVÉ GUIVARCʼH
âgé de 13 ans
péri en mer
le 13 octobre 1867
Priez pour lui !
!!!

Qu’importe que son corps soit là-bas, au milieu des récifs de corail, ou ici, dans les écueils noirs de la sombre mer armoricaine ! C’est toujours sur cette petite tombe d’enfant qu’Yvonne vient apporter ses bruyères, ses ajoncs et ses églantines.

Sans reconnaître son frère dans ce douloureux et inquiet Revenant, elle aura été comme une bonne fée veillant sur lui, le calmant, apaisant cette âme troublée, ce cœur en révolte : mort ou vivant, la petite fleur embaumée des landes natales sera venue l’envelopper de sa frêle caresse, de son léger et doux parfum.

Elle est restée la fleurette sauvage que balaie la rafale furieuse de l’Atlantique, sans trêve ni repos. Chaque fois qu’il y a tempête au large, chaque fois que les grandes lames se brisent contre les murailles de granit du Toulinguet et de Pen-tir, c’est elle que l’on voit errer dans les dunes de Pen-hat, le long de la grève battue par l’Océan : elle égrène ses chansons, ses légendes et ses plaintes, attendant toujours le cadavre roulé des flots du petit Jean-Marie-Hervé, son frère.

C’est l’âme poétique, l’âme mélancolique et mourante de la vieille Bretagne, qui s’en va, qui s’en va toujours !…


FIN



ÉMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY (S.-ET-M.)