Péguy (André Suarès)/Chapitre V

Émile-Paul frères (p. 39-56).


V


Œuvre étrange, celle de Péguy. Ses livres commencent toujours et n’ont jamais de fin.

Il pense par digressions ; et son texte vit de commentaires. Faire route, pour lui, c’est dériver. La seule unité de ses œuvres est sa propre unité.

Cent commencements, et pas de fin : beaucoup de gens s’y perdent. L’œuvre de Péguy les déconcerte. Mais elle retient ceux qu’elle a conquis : ils n’ont pas une œuvre d’art entre leurs mains : ils ont trouvé un homme. Et faits à cette voix, ils en cherchent l’entretien.


Il semble manquer de goût, et n’a jamais de mauvais goût. Il bavarde ; il rabâche. Ce discours est interminable, et on finit par ne pas le juger inutile. Il multiplie les mots, et n’est pas redondant.

On croit qu’il radote ; et il se raconte lui-même dans la radoterie. Il faut bien qu’on le lui pardonne : ses redites disent encore ce qu’on veut savoir de sa pensée et de son sentiment. On ne perd pas le temps avec lui. On sait qu’il fait comme il parle. Il est inépuisable en coups de marteau : toutefois, il enfonce le clou. La répétition chez lui n’est point vide.

Un sonnet même ne lui sert qu’à commencer un autre sonnet ; et dans le second, le troisième : ils sont engagés les uns dans les autres non pas seulement par les idées, mais par les mots.


Jamais homme mieux doué pour agir n’a eu moins d’action dans la forme. De même que le sonnet n’est pas un poème bien fini pour lui, le drame pour Péguy n’est qu’un chapelet de méditations.

Il est fort capable d’asseoir l’un en face de l’autre deux personnages qui monologuent à l’infini, chacun pour son compte, et tous les deux pour le compte de Péguy, sans se répondre, sans même s’écouter. Et ils appellent dialogue ce discours doublement singulier.

Dans ses livres, il est une manière d’enquêteur et de juge, qui prend sa conscience à témoin de lui-même et des autres. Il consulte et il médite tout haut. Il ne tarit pas de peser les témoignages. Il a toujours le temps. Et comme il est seul, il a aussi l’espace. Le besoin de modeler et de fondre la statue est ce qu’il ignore le plus.

Fort souvent, il fait penser au poète ou à l’orateur qui prépare, en marchant, le discours qu’il doit prononcer tout à l’heure devant une assemblée. Il a le génie du sermon familier.

Il va, il vient ; il s’arrête, il repart, il revient ; il passe de souvenir en souvenir, d’idée en idée ; il se répète dix fois, cent fois, dix mille, tant qu’il croit avoir une nuance à exprimer : il ajoute à l’expression, eût-il atteint la meilleure : il n’ôte jamais. Il interpelle ses gens ; il les gourmande ; il rit avec eux ; il leur baille le fouet ; mieux, il s’entretient avec son propre sujet ; il cause avec les idées supérieures qui l’animent. Il n’en finit plus ; il s’étend, il se traîne ; il se perd. Et pourtant ses sables mêmes valent qu’on s’y fixe ; et son limon a le prix de la limpidité.

Péguy est un vaste bras de Loire, avec ses îles, ses bancs, ses joncs et son inondation. Il est plan. Il est statique. Il est sillons, cours insensible, plaine de fleuve à l’infini.

Son expansion monotone déborde les rives. Il n’a point de relief, mais il a de forts remous. Il n’est pas musicien : l’harmonie lui est étrangère ; mais il a la force d’un chant naturel, le grand bruit d’une rivière sous les ponts, ou le murmure de la brise méridienne qui passe dans les hautes céréales.

Et cette eau est vivante. Elle mire le ciel du doux pays. Quelques-uns des plus beaux paysages se déroulent, avec lenteur, au long de ces molles rives. La lumière les pare et les modèle ; et ils s’y offrent de toutes parts, avec simplesse, tout bonnement.

§

Avec une conscience si difficile, Péguy a la maladie du scrupule. Il est sensible à la moindre nuance du sens qui sépare les mots. Pour lui, il n’y a pas de synonymes. Il n’en est pas pour l’artiste : mais l’artiste se décide. Péguy ne saurait. Il veut laisser à sa pensée tous les tours et toutes les inflexions de la conscience. Il ne choisit plus. Il donne donc toutes ses variantes. Le scrupule achève en lui le système de la digression. Et voilà ses litanies.

L’art d’écrire n’y trouve pas son compte. Cependant cette forme est oratoire : elle est un miroir de la pensée qui se cherche, qui naît et se confie.

J’imagine qu’il s’est mis au régime des vers réguliers par discipline, et pour tenir enfin la bride à sa continuelle digression. Il a d’abord choisi la forme du sonnet, parce qu’elle est la plus stricte. Il n’a pas pu s’y plier une seule fois, ni tout à fait selon les règles. Le frein qu’il voulait se donner l’a poussé plus avant dans son vice. Telle est la vengeance de la nature sur la volonté, dans les âmes fortes. Le sonnet l’a conduit à la rime fréquente, et la rime à la manie. Car la manie est une inclination naturelle qui n’a plus de limite. La rime est la grande tentatrice.

§

Il avait cette idée que sa prose, toute bonne qu’elle fût, ne valait pas ses vers. Il n’osait pas ne plus croire aux genres, et à une hiérarchie des œuvres. Un roman, selon lui, ne pouvait s’égaler à une épopée, ni la comédie aux chefs-d’œuvre tragiques. Qu’un livre en prose pût être le plus beau des drames, il ne l’eût pas accordé. Il est vrai qu’un de ses beaux vers vaut mieux que sa prose : mais il a beaucoup de bonne prose, et peu de beaux vers.

Pour aller au fond, je dirai de Péguy comme de nous tous, aujourd’hui, qu’il excelle surtout dans la forme qui est celle de notre temps, et notre création propre : qui n’est ni la prose ni les vers, mais plutôt l’un et l’autre.

Cette forme nouvelle, qui varie avec chaque poète, et qui en épouse si ardemment le génie, est la plus forte création de l’art français, depuis la prose du dix-septième siècle. On la voit naître dans Rousseau et dans Chateaubriand. Elle prend conscience d’elle-même avec Baudelaire. Elle est déjà un moyen d’expression admirable dans Flaubert. Et Raimbaud en a fait cet instrument inouï jusque-là, le grand alto sonore sur lequel il a joué ses fragments, où le délire sacré étouffe par malheur le génie.

§

Il m’a dit une fois qu’il rimait avec un répertoire des rimes, et qu’il avait mis dans un poème toutes les rimes, sans en passer une, de deux ou trois des consonances les plus fréquentes en français. Il l’avait voulu ainsi. Mais je ne suis pas sûr qu’il aurait pu faire autrement. Il justifiait son penchant par toute sorte de bonnes raisons de Geste et les laisses sur une seule rime.

Quand il choisit, il est gêné et contraint dans ses choix. Et lui, l’homme le plus d’une venue et le moins mandarin, il est parfois obscur : en deux ou trois passages, il rappelle même Mallarmé, de qui il est l’antipode.

Un jour donc, je lui conseillai par jeu de lire Mallarmé. Je n’ai jamais su ce qu’il pensait du fameux poète sibyllin, et il ne m’en a pas dit son sentiment. Mallarmé est ce qu’il y a de plus étranger à Péguy, en toutes choses. Mallarmé est l’artiste pur, séparé de la vie. Son art se révèle à un très petit nombre de sonnets, qui sont d’étonnantes merveilles. Mallarmé est le mage, grand maître de l’œuvre poétique, éternellement penché sur son alchimie.

Péguy est tout le contraire. Il a une foule de vertus et de mérites, où Mallarmé se fût défendu de jamais prétendre. Péguy est dans la vie et la politique aussi pleinement que Mallarmé en veut être absent. Mallarmé est le mandarin retiré de tout dans son ermitage. Péguy est le soldat dans la guerre, et chacun de ses livres est sa bataille.

§

Son génie de la digression et du soliloque, sa force morale et l’ardeur de sa conscience s’exercent librement dans le pamphlet. Il y est à son aise : sa bonhomie, son air de vieux maître à penser, sa verve de curé, même dans l’invective la plus âpre, donnent à ses satires une saveur rare. D’ailleurs, il ne sépare pas les hommes des idées. Dans la politique, il est clair que les idées ne sont rien sans les hommes. Bien des mensonges se dissipent, quand on touche les menteurs au fer chaud de ce principe.

Péguy peut être fort dur, quand il accuse et qu’il s’indigne. Il a le trait grand. Il meut de forts propos et des idées vaillantes contre de petites gens. Il semble donc démesuré à ses adversaires, qui sont médiocres. C’est un trait de grandeur, c’en est le sens et la marque, de donner de hautes proportions à de petits ennemis.

On n’est point français, si on n’a de l’esprit. Le plus puissant génie, s’il n’est pas spirituel, il est de France moins qu’un autre. Ce don est celui d’Athènes et de Paris. Shakspeare, s’il a tant d’esprit, c’est qu’il est tout vif un Celte. Il y a plus d’esprit dans une page de Montaigne ou de Pascal que dans tous les livres allemands. Gondi a tant d’esprit qu’on ne prend plus garde à son génie. Péguy avait de l’esprit : il était plein de malice villageoise.

§

Le pamphlet ne va pas sans violence. Il est sans règle : il s’en fait une de l’excès. Dans cette guerre de partisan, l’ennemi n’est que le sujet du discours : on est contre lui l’avocat de soi-même et de la cause qu’on soutient. L’auteur du pamphlet est souvent plus présent au pamphlet que l’objet, et plus nécessaire. On peut tout dire de soi contre un autre.

Très libre et très amant de la liberté, Péguy est pourtant trop religieux pour être tolérant. Il a des vérités et des certitudes. Et celles qu’il n’a pas, il veut se les donner : c’est pour n’en plus douter surtout qu’il manque de tolérance. Il ne tolère pas sa secrète hésitation.

Une vérité qui se démontre se passe d’assentiment. Le vrai géométrique est évident : il suffit qu’on soit capable d’en voir l’évidence. Mais les vérités morales, qui prétendent gouverner l’action, n’admettent guère l’humeur tolérante. La force du caractère porte à rejeter avec violence ce que la force d’esprit s’amuse d’accepter.

§

Pour les gens de foi, l’excès d’esprit est un danger. Avoir extrêmement d’esprit, c’est jouer au-dessus des idées, et jouer d’elles aussi. Enfin, l’on joue avec soi-même. De la sorte, avoir de l’esprit, c’est être souverainement libre. Le souverain fait toujours ombrage à quelqu’un. Péguy ne pouvait aller jusque-là : il avait un dessein, en dehors de l’esprit même.

Entre les Provinciales et les pamphlets de Péguy, il y a l’abîme de la forme parfaite à la forme diffuse. Mais Péguy ne disparaît pas devant Pascal : parce qu’on sent toujours l’homme libre, et l’indépendance du caractère, qui ne cède ni à l’intérêt, ni aux puissances, ni à rien qui ne soit la vérité de l’esprit. Ces hommes-là sont sûrs d’avoir la vérité, l’étant de mourir pour elle. Qu’on ne se fie pas à leurs avances, ni aux menues concessions qu’on leur voit faire : ils s’effacent, quand il le faut ; mais ils n’abandonnent que le lieu où ils ne sont déjà plus. Ils ont leur for intérieur, où ils se retirent, et qui est leur citadelle. Il serait plus sage de soupçonner leur franchise, que de croire à leur complaisance.

Toutefois, Pascal est l’antipape dans l’Église où Péguy est le frère mineur.