Les Éditions G. Crès et Cie (p. 105-115).

Modalités.

Les modalités de l’exercice sportif dépendent du sexe, de l’âge, de l’état de santé, des dispositions personnelles, des facilités extérieures, enfin des méthodes adoptées : elles sont donc en fonction des conditions individuelles.

Toute notre étude étant conduite du point de vue masculin, nous commencerons par passer en revue ces modalités en ce qui concerne les hommes, nous réservant d’examiner ensuite dans quelle mesure ce que nous avons dit peut être applicable aux femmes.

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Âge.

Il faut distinguer comme de juste l’enfant, l’adolescent, l’adulte. Lequel doit donner le ton ?… L’adulte. Il ne s’agit pas de prolonger jusqu’à l’adulte, en y ajoutant simplement de la vigueur, des plaisirs d’enfant ; il s’agit au contraire de préparer l’enfant à des plaisirs d’adulte. Ce n’est point là une simple affaire de mots. L’opinion, dans la plupart des pays autres que les pays anglo-saxons, envisage encore la question sportive sous le premier angle qui est erroné et ne peut s’accoutumer au second qui est le bon. Donc c’est le programme de l’adulte — celui que nous avons esquissé dans les pages précédentes — qui doit servir de base à l’éducation sportive de l’enfant et de l’adolescent.

Pour l’enfant en dehors de ses jeux qui ne doivent pas être savants et qu’il faut lui laisser conduire à son idée, il convient de grandement se méfier de toute initiation sportive prématurée[1]. Le saturer de plein air et veiller à ce que son corps soit mécaniquement en ordre, voilà le but à atteindre ; beaucoup de liberté tempérée par une gymnastique modérée, mais très fréquente, où les mouvements d’ensemble, la discipline, le rythme dominent ; un seul sport la natation. Vient l’adolescence. Deux initiateurs s’indiquent : l’aviron et la boxe[2] ; bien entendu ni concours ni assaut libre mais un enseignement à la fois prudent et très énergique. Alors, vers 13 ans, le foot-ball, le jeu éducatif par excellence d’où l’adolescent déjà débrouillé au point de vue de la mobilisation musculaire et initié à la bonne combativité, tirera la leçon suprême de la virilité collective : l’apprentissage de l’abnégation. L’époque du foot-ball sera aussi celle de la course à pied et des sports athlétiques et gymniques, il faudra ensuite le contact du cheval[3]. Pour finir, l’escrime. Au moyen âge, l’arme remise à l’adolescent faisait de lui un homme : belle tradition que la science confirme car l’escrime est un sport retenu, raffiné auquel, physiologiquement, les autres conduisent et qui n’y prépare pas. Le jeune homme aux forces épanouies atteint ainsi le sommet de sa vie musculaire ; puis le foot-ball passe et encore la course à pied, les sauts, le grimper mais très longtemps demeure la possibilité des grandes randonnées alpestres ou cyclistes. L’homme mûr ne doit pas s’abandonner ; il doit maintenir sa souplesse et sa vigueur sportives, ne se les laissant arracher que par bribes, en luttant toujours ; et, très tard, non seulement l’escrime et l’équitation mais la boxe et l’aviron lui resteront accessibles pour le grand bien de son corps et de son âme.

Santé.

Trois catégories : normal, débile, malade. Le premier seul compte en matière sportive. La convalescence du troisième relèvera peut-être de la gymnastique médicale mais bien rarement (sauf peut-être dans certains cas de neurasthénie[4] de l’activité sportive. Quant au second — le débile — il faut se méfier de lui. Il régnait hier encore sur la civilisation ; on eût dit qu’il en était le plus intéressant personnage et on allait courber vers lui les sports comme tout le reste. Cette tendance néfaste peut reparaître, sitôt oubliés les rudes contacts de la guerre. Elle s’explique d’ailleurs par la prédominance des préoccupations scientifiques. Pour la science, l’homme sain, l’homme normal, est physiologiquement inintéressant. Le physiologiste n’a pas davantage, au point de vue de son propre perfectionnement scientifique, à regarder fonctionner des rouages normaux. Il se détourne forcément vers l’anormal, vers le cas morbide ; il entraîne le sociologue dans cette voie ; il entraîne tout le monde. Il ne voit plus que cet homme là et c’est en l’observant qu’il pose les bases d’une législation créée de la sorte pour la minorité anormale et destinée à être appliquée à une majorité normale. Il importe de barrer la route à de telles habitudes d’esprit. C’est pourquoi, en sport, la méfiance de l’emprise médicale s’impose et pourquoi, d’autre part, l’état de santé doit toujours servir de base aux comparaisons. Ainsi quiconque veut progresser ou même s’entretenir doit sans crainte user du record et de la façon suivante : connaître les records du monde ; viser les records moyens ; noter ses propres records[5].

Dispositions personnelles.

« État de santé », cela ne veut pas dire, bien entendu, un état de perfection absolue dans lequel les germes de la déchéance future du corps se trouveraient complètement annihilés par des organes intacts fonctionnant sans accroc. Ceci ne se rencontre que de façon très exceptionnelle ou passagère. Nous avons en vue l’homme chez lequel tout « penche vers la santé » par la prédominance des agents redresseurs sur les agents destructeurs. Or chez celui-là, il y a pourtant des tares[6], héréditaires ou acquises, qui le handicapent ; il y a aussi des forces. Les unes et les autres composent avec ses ambitions[7] le barême de sa sportivité éventuelle. Pour établir ce barême, il lui faut tenir compte de ces trois éléments. Par là — et par là seulement — il arrivera au « connais-toi toi-même », précepte que la sagesse antique semble avoir forgé pour le sportif tant il s’applique exactement à son cas et répond aux nécessités de son perfectionnement.

Facilités extérieures.

Elles ne sont pas toujours considérables et on ne peut guère espérer que l’outillage sportif arrive jamais, dans le monde moderne, à pourvoir à tout moment chaque individu des facilités nécessaires à la pratique de tous les sports. Ce n’est pas un motif pour ne point s’efforcer d’y tendre mais il serait imprudent d’y compter. Dès lors une seule recommandation résume la question des « facilités extérieures ». Ne pouvant toujours les créer, il faut du moins en toujours profiter ; c’est-à-dire qu’il faut saisir chaque occasion qui s’offre de se livrer au sport. Si vous attendez paisiblement au bord de la route que l’occasion s’arrête devant vous, vous n’arriverez à rien. L’occasion est un animal pressé qui passe au galop ; il faut sauter en croupe quand il passe.

Méthodes.

Il ne s’agit aucunement ici des systèmes imaginés par l’empirisme de l’un ou préconisés par l’expérience de l’autre. Nous ne saurions trop le répéter, les méthodes ainsi entendues sont, en général, peu recommandables ; elles ne valent que par l’homme qui les applique ; aucune n’est complètement bonne ; presque aucune n’est complètement mauvaise. L’individu est trop variable, physiologiquement et surtout psychiquement pour qu’on puisse codifier les moindres détails de son dressage. Par contre, deux alternatives essentielles dominent la question. La pédagogie sportive doit distinguer l’apprentissage et l’entretien. Cet apprentissage sera-t-il pour les différents sports, successif ou simultané ? Et l’entretien lui-même se réalisera-t-il régulièrement ou par à-coups ?

En ce qui concerne l’apprentissage, il faut poser ce principe qu’un sport ne prépare pas à un autre et que, par conséquent, chaque sport doit avoir ce qu’on pourrait appeler une « initiation autonome » visant à organiser la mobilisation musculaire qui lui est propre[8] Mais ces initiations risquent-elles de se contrarier ou, à l’inverse, peuvent-elles s’entr’aider ? Il n’y a ni trop à le craindre ni beaucoup à l’espérer. S’il est indiqué par exemple de ne pas faire marcher de pair l’enseignement de la boxe et celui de l’escrime au fleuret, rien n’empêche l’aviron de voisiner avec le cheval dans la formation du débutant. Mais un principe général dont l’expérience souligne le caractère bienfaisant sera d’enseigner, autant que possible, les sports deux par deux. Il s’établit ainsi, dans la répartition du travail musculaire, une bonne variété et point de confusion.

S’entretenir est en général plus facile et plus méritoire à la fois qu’apprendre ; si l’effort y est moindre, il faut l’intervention de la volonté pour le déclancher. C’est pourquoi tant de ceux qui ont appris n’entretiennent pas leur savoir et le laissent s’évader de leur être. Les sports n’échappent pas à cette loi, d’autant que la mémoire des muscles a ceci de très particulier qu’après s’être longuement perpétuée, elle disparaît brusquement. C’est ce qui se passe le plus souvent chez l’homme normal. Déterminer sa durée approximative est donc pour l’individu la première condition d’un bon entretien de ses connaissances sportives. On peut dire que « le jeune homme et l’homme fait doués d’aptitudes physiques moyennes ont besoin de trois à six séances tous les dix à dix-huit mois[9] » pour tout sport dans lequel ils veulent se maintenir en état de « demi-entraînement ». À chacun de trouver sa mesure et de s’y tenir. Le demi-entraînement n’est pas la moitié de l’entraînement ; c’est autre chose. Qui dit entraînement dit état d’exception vous différenciant temporairement de vos semblables. Le demi-entraînement doit être permanent et ne pas vous différencier d’eux. C’est simplement un état de puissance que l’on peut définir ainsi : le demi-entraîné est celui qui peut à tout moment substituer à sa journée habituelle une forte journée sportive sans dommage pour sa santé et sans qu’il en éprouve autre chose que de la saine fatigue. Cette « journée sportive » qui ferait ainsi irruption dans son existence ordinaire, que faut-il pour lui en assurer le bénéfice ? La volonté, avons-nous dit, et aussi l’occasion, l’une devant du reste s’employer à saisir ou même à provoquer l’autre.

En groupant de semblables journées en périodes de plusieurs semaines, les Américains ont introduit de façon empirique et même inconsciente une coutume bienfaisante qui ne peut manquer de se répandre. La cure de sport (on ne lui donne pas encore ce nom qui la définit pourtant par ses résultats) consiste à couper court à toutes les occupations et préoccupations habituelles en allant mener en pleine campagne, dans un camp ou un hôtel approprié[10] une vie intensément sportive. Tout l’organisme s’en trouve renforcé. Cette cure « préventive » en évite plus tard de « curatives ». Mais, pour nous en tenir à la question de l’entretien des connaissances et capacités sportives, c’est là le type de cet « entretien par à-coups », que nous opposions tout à l’heure à l’« entretien régulier ». On peut, pendant de telles périodes, se remettre en train et même réaliser des progrès appréciables dans la pratique de plusieurs sports.

L’entretien régulier est d’organisation difficile dans la plupart des cas. Toutefois il peut être aidé par un moyen quotidien et dont l’aspect un peu homéopathique ne doit pas dissimuler la réelle valeur. Il s’agit de la gymnastique matinale dont l’usage se répand de plus en plus et qui n’a que deux pas à faire pour devenir au sportif ce que les gammes sont au pianiste désireux de maintenir ses doigts agiles. Pour cela, il faut d’abord la rendre plus énergique qu’elle n’est et ensuite lui assurer un caractère plus directement technique. Aux mouvements trop anodins et sans application précise que chacun s’impose au risque d’une patience bientôt lassée, on n’a qu’à substituer les mouvements fondamentaux des différents sports mais poussés à fond (surtout en ce qui concerne les allonges) et sans crainte d’essoufflement ou de fatigue[11]. La natation, l’escrime, la boxe, les exercices de lever ou de ramper — voire même la course ou le lancer y trouveront leur compte. Il n’est pas jusqu’à l’aviron et l’équitation dont certains mouvements exécutés à terre ou sur une chaise ne servent fort bien la préparation musculaire.

ii

La question des sports féminins s’embrouille de ce que la campagne féministe y apporte de passion et d’expressions exagérées. Les dirigeants de cette campagne prétendent volontiers à l’annexion de tout ce qui était jusqu’ici du domaine de l’homme ; d’où la tendance à se montrer capable d’égaler l’homme en toutes choses. C’est ainsi qu’en sport, les femmes font appel à la force nerveuse pour atteindre aux résultats obtenus par la force musculaire de leurs rivaux masculins. Quels seront les inconvénients ou les dangers d’un semblable état de choses le jour où il aura achevé de se répandre ? Or sa diffusion s’opère en ce moment avec une grande rapidité… Je dirai très franchement ici toute ma pensée : rien de sérieux ni de durable n’est à craindre si se trouve observée la règle unique qui domine toute la question : pas de spectateurs. Le spectateur sportif a toujours besoin d’être surveillé moralement. Il faut savoir ce qu’il cherche et pourquoi il est là. Mais tandis que, pour les concours masculins, la grande majorité est là pour le sport en sorte que les brebis galeuses perdues dans la masse peuvent être négligées, il en ira toujours autrement des concours féminins. Techniquement, les footballeuses ou les boxeuses qu’on a déjà tenté d’exhiber çà et là ne présentent aucun intérêt ; ce seront toujours d’imparfaites doublures. Il n’y a rien à apprendre à les regarder ; aussi ceux qui s’assemblent dans ce but obéissent-ils à d’autres préoccupations. Et par là, ils travaillent à la corruption du sport sans aider par ailleurs au relèvement de la morale générale.

Que si les sports féminins sont soigneusement dégagés de l’élément spectacle, il n’y a aucune raison pour les proscrire. On verra ce qui en résulte. Peut-être les femmes s’apercevront-elles bientôt que cette tentative ne tourne pas au profit de leur charme ni même de leur santé. Par contre, il n’est pas sans intérêt que l’épouse puisse participer dans une assez large mesure aux plaisirs sportifs de son mari et que la mère soit à même de diriger intelligemment l’éducation sportive de ses fils. Ne pourrait-on même attendre de l’intervention de l’une et de l’autre des conséquences plus générales, par exemple une sorte de stabilisation de la vogue qui est nécessaire aux sports pour s’alimenter mais dont les excès risquent toujours d’amener une réaction ?

  1. L’inconvénient serait double ; physiologiquement, on risquerait de provoquer un développement inharmonieux du corps ; moralement, on émousserait la puissance d’action des sports virils.
  2. Voir la Revue Olympique de septembre 1913 ; Les échelons d’une éducation sportive.
  3. On ne doit pas, disait Jules Simon, permettre à un gamin de voir pousser ses moustaches avant d’avoir enfourché un cheval.
  4. Voir Essais de Psychologie sportive, p. 242.
  5. Voir ce sujet développé dans Leçons de Gymnastique utilitaire, p. 44 et 45.
  6. Elles peuvent être physiques, morales, sociales. La faiblesse de tel organe, une paresse musculaire générale, de l’excitabilité nerveuse… sont tares physiques. De l’hésitation, de la crainte dans les mouvements, toutes les formes de défaillance… sont tares morales. Enfin il faudrait ranger parmi les tares sociales l’orgueil de caste, la timidité paralysante produite par la présence d’autrui, la susceptibilité ombrageuse et cet ensemble de défauts qui composent le « mauvais joueur ».
  7. Sans ambition, le sportif (nous l’avons dit en le définissant) n’existe pas, mais il n’est pas ambitieux de façon vague et générale ; il l’est dans certaines directions précises vers lesquelles il se sent poussé. À noter toutefois que, du point de vue utilitaire, on ne doit pas suivre exclusivement ses penchants et ses instincts. Voir la comparaison avec le baccalauréat (Gymnastique utilitaire, p. viii, avant-propos).
  8. Voir ce que nous avons dit plus haut à propos des « caractéristiques générales ».
  9. Voir la Gymnastique utilitaire, p. 111 et suivantes. Je sais qu’on a critiqué ces intervalles, les trouvant beaucoup trop longs. Je crois devoir en maintenir l’indication, mais en rappelant qu’il s’agit de fortes séances et non de sports brièvement et anodinement pratiqués. Il va de soi aussi que plus on avance en âge, et plus ces intervalles doivent aller se rapprochant. En règle générale, vers la cinquantaine et au delà, on fera bien de ne pas dépasser le trimestre.
  10. « L’hôtel approprié » est précisément ce qui manque en Europe. Il est étrange que l’industrie hôtelière se montre si lente à y accorder ses intérêts (voir la Revue Olympique de mai et juillet 1910). Avant la guerre, le Collège d’athlètes de Reims avait inauguré une manière de « cure de sport » appelée certainement à un grand succès.
  11. Il faut compter 20 à 25 minutes vigoureusement employées si l’on veut obtenir de bons résultats et plus on avance en âge, plus il convient d’observer fidèlement la quotidienneté de cette pratique.