Péché d’orgueil (Brassard)/Texte entier

Imprimerie des sourds-muets (p. 5-262).

Péché d’Orgueil

ROMAN
 

CHAPITRE i


À deux milles du village de Chambly, d’où l’on aperçoit les ruines historiques du Fort de Chambly et la rivière Richelieu belle et large comme un fleuve, était située la ferme de Joachim Bruteau. Joachim le malcommode, comme ses voisins l’appelaient, vivait là seul avec sa nièce Gilberte Mollin une orpheline aux yeux si beaux, si doux, que lorsque les gens du canton la rencontraient avec son oncle, ils ne manquaient pas de dire :

— Le vieux Joachim en a de la chance d’avoir cet ange auprès de lui, sans quoi le diable viendrait le chercher.

Le temps s’écoulait monotone à la ferme Bruteau, et rien ne semblait vouloir en changer le cours. Mais si la journée du 10 août 1906, époque où commence notre histoire, s’annonça comme tant d’autres, vide d’intérêt, elle ne devait pas se terminer sans être marquée d’un événement tragique, dont les suites allaient retomber sur le fermier et sa nièce, et, par un enchaînement de circonstances, faire souffrir des êtres dont ils ignoraient même l’existence. Et c’est ainsi que souvent les grands drames de la vie commencent sans que rien ne les fasse présager.

Gilberte, en ce jour qui nous occupe, se leva à bonne heure suivant son habitude. Sa toilette faite, elle se rendit au potager que l’on apercevait à une assez grande distance de la maison. Après avoir sarclé un moment, elle se mit en devoir d’emplir de légumes choisis le panier apporté. Attentive à son travail, elle ne s’apercevait pas que son chien qui l’avait suivie se promenait lentement parmi les tiges tendres des plants, les écrasant. L’ayant vu, elle le rappela vivement :

— Oh là, là, Pataud, on ne se gêne pas, hein ? Ici, et vivement.

L’animal pris en faute, obéit aussi vite que lui permettaient son âge avancé et son embonpoint, et, penaud, l’oreille basse, vint se placer près de sa maîtresse, dans l’allée étroite qui divisait les carrés de légumes, bordés de fleurs annuelles aux couleurs vives.

— Toi, vieux Pataud, si je t’y reprends, tu ne viendras plus au jardin. Tu as compris ?

Pataud, les yeux implorants, posa son museau sur la main qui le menaçait.

— Chère vielle bête, dit Gilberte en caressant la bonne grosse tête de son ami poilu.

Celui-ci comprenant qu’il était pardonné, lança un jappement joyeux. Puis la gueule entr’ouverte, montrant ses crocs blancs, il s’assit sur son train d’arrière et de contentement se mit à battre le sol de sa queue dont la couleur rousse n’attestait aucune race spéciale.

— Eh bien, brave compagnon, notre provision étant faite, il faut songer au retour.

Gilberte prit son panier bien fourni de légumes appétissants, et garni d’un magnifique bouquet de giroflées. Mais Pataud, qui regardait les préparatifs de départ de sa maîtresse, ne bougeait pas.

— Otez-vous de mon chemin, monsieur le caniche, dit-elle, en touchant la patte de devant de l’animal du bout de son soulier de toile.

Pataud, à la façon des chiens dressés présenta la patte, et dans cette pose savante, attendit.

— Tu ne veux pas partir, bonne bête ? tu as raison, respirons encore un peu ce bon air matinal.

Et Gilberte, ayant remis son panier à terre, d’un geste juvénile offrit ses bras au jour nouveau. Puis la tête renversée, les yeux mi-clos, elle aspira à pleine gorge l’air vivifiant que le soleil levant chargeait du parfum qu’il enlevait à la terre humide de rosée, et aux fleurs qu’il ouvrait pudiquement de la pointe de ses rayons lumineux.

— Oh ! qu’il fait bon vivre, pensa-t-elle en ouvrant bien larges ses mains comme pour recevoir tout ce que ce beau matin contenait.

Pataud, attentif, regardait non la nature éblouissante, mais celle qu’elle auréolait.

La silhouette de Gilberte se détachait séduisante sur le ciel clair, et évoquait presque Évangéline, la vaillante malheureuse ; mais le paysage n’avait pas la désolation de Grandpré, et le regard de celle qui l’animait n’était pas désespéré.

Pourtant, à un moment donné, une ombre passa sur le beau visage de la jeune fille, et c’est avec un geste un peu las qu’elle reprit le panier fleurant bon.

— Allons Pataud, en route, murmura-t-elle. Oncle Joachim pourra trouver que nous nous sommes trop attardés. Il n’aime pas à être dérangé dans ses habitudes, l’oncle Joachim. Il déjeune à six heures, et à six heures précises ; si je ne suis pas arrivée à temps, il ne me ménagera pas ses reproches.

À ce moment de son monologue, Gilberte sursauta : une cloche tintait au loin.

— Grands dieux ! les derniers coups qui annoncent la basse-messe à l’église. Je suis un quart d’heure en retard. Mon oncle va être en colère ; ah bien, tant pis, j’y suis habituée.

Gilberte pressa le pas, et tout en marchant, elle s’associait, par la pensée au sacrifice divin qui commençait dans son église paroissiale.

Arrivée à proximité de la maison, Gilberte s’entendit appeler impérieusement par la voix coléreuse de son oncle. Ce cri discordant résonna comme un blasphème dans l’air tranquille et pur de ce beau matin de fin d’été, quand tout dans la nature, à cette époque de l’année, prend des poses recueillies devant les moissons mûrissantes ; il jeta du désenchantement sur tout ce qui entourait la jeune fille, tant il est vrai que l’âme des choses cesse de parler devant les laideurs humaines.

Courageuse, Gilberte répondit à l’appel. Sa voix douce remit tout en harmonie, et les oiseaux, branchés dans le gros saule près du perron, un moment effrayés, gazouillèrent de nouveau.

Rendue à la porte de la cuisine, Gilberte entra vivement et s’immobilisa sur le seuil. Gentiment mais un peu craintive, elle salua son oncle :

— Bonjour oncle Joachim. Excusez-moi de m’être un peu attardée. Il fait si beau, ajouta-t-elle en se tournant vers la lumière qui entrait à flots par derrière elle.

La figure fermée de Joachim Bruteau s’éclaira un moment devant la radieuse apparition. Cependant, c’est d’un ton bourru qu’il répondit à la salutation de sa nièce :

— Bonjour Gilberte, dit-il renfrogné. Maintenant, vite, prépare le déjeuner.

Heureuse d’en être quitte à si bon compte, Gilberte s’activa aux préparatifs du repas. Bientôt une omelette rôtie à point fut placée sur la table recouverte d’une nappe blanche à carreaux bleus, sur laquelle la jeune fille déposa successivement du pain de ménage, une motte de beurre frais, et une jatte de lait crêmé. Puis, avec un goût sûr, elle arrangea les touffes de giroflées apportées du jardin, dans un vase en verre dépoli, et le mit au centre de la table. En bonne ménagère, elle s’assura si rien ne manquait au couvert. Satisfaite, elle appela, essayant d’être gaie :

— Tout est prêt, oncle Joachim, cette omelette vous fait de l’œil, et voyez si mes giroflées sentent bon.

Sans dire un mot Joachim approcha sa chaise, et prit son repas en silence.

Gilberte regardait de temps à autre son oncle à la dérobée. Joachim Bruteau était un de ces vieillards qui ne « vieillissent » pas, et bâti, comme il se plaisait à le dire, pour vivre cent ans. Son visage osseux, sans rides, comme pétrifié, avait une expression de dureté qu’accentuait une bouche mince. Sa lèvre supérieure rentrante, ombragée d’une courte moustache clairsemée, se retroussait souvent, par un tic familier, sur des dents solides qu’on eût dit toujours prêtes à mordre. Le noir de ses yeux chassieux venait en contraste avec la couleur châtine de ses cheveux poussés en brosse, et que soixante années d’existence n’avaient pas fait grisonner.

Autoritaire et égoïste Joachim Bruteau n’était pas précisément méchant, mais qu’attendait-il pour le devenir, l’occasion ? Cet homme au tempérament violent aurait pu tuer dans sa colère.

Le repas terminé, Joachim, toujours silencieux, alla s’asseoir près de la fenêtre ouverte. Il alluma sa pipe, et tout en tirant de fortes bouffées, se mit à regarder ses champs qu’il apercevait bien de l’endroit où il se tenait. La vue de ses récoltes qui s’annonçaient bonnes, le remplit d’aise. Il extériorisa sa satisfaction par un « hé, hé » guttural d’un accent tel, qu’il eût été difficile de dire si l’exclamation était ironique ou admirative.

Gilberte, qui vaquait aux soins du ménage dans une pièce voisine, interrompit son travail à la voix de son oncle, et prévenante s’enquit :

— Quelque chose pour vous, oncle Joachim ?

— né, hé, oui, quelque chose pour moi. Tout ça, fit-il en montrant de la main à la jeune fille qui s’était approchée, les pièces de grain.

— Ils sont vraiment beaux vos champs, oncle Joachim. Mais ce qu’il y a de beau, surtout, c’est ce bel horizon bleu sur lequel se découpe si nettement le vieux fort, là-bas, et…

— Finis donc de radoter coupa Joachim impatient, tu m’as fait perdre le fil de mes additions.

C’est que pendant que Gilberte disait son admiration sur le paysage poétique, lui, le vieux, calculait la valeur en argent sonnant de ses récoltes. Ayant retrouvé ses chiffres, mentalement, il les mit en colonne et le grand total représentant son revenu, lui arracha un nouveau « hé, hé, » de plaisir et de bonne humeur.

Gilberte voyant les dispositions joyeuses de son oncle, risqua :

— Vous semblez satisfait, mon oncle ?

— Oui, je compte que ma récolte va me rapporter de bons bénéfices, cette année.

— Remerciez-en le bon Dieu.

— Le bon Dieu, hé, Il s’occupe de ses « affaires, moi des miennes : ce n’est pas Lui qui laboure et qui sème, hein ?

— Non, mais Il vous protège. S’Il cessait de s’occuper de vous…

— Il me rendrait mon change, je ne m’occupe pas de Lui.

— Oncle Joachim, s’écria Gilberte, c’est affreux ce que vous venez de dire là !… La religion nous enseigne…

— Allons toi, vas-tu recommencer à me sermonner ? Je ne veux pas de tes sornettes ; je te l’ai déjà dit.

— Mais mon oncle…

— Assez.

Plus d’une fois, Gilberte avait essayé de ramener son oncle à la pratique de sa religion, mais toujours ses efforts restaient infructueux.

Du temps que sa femme vivait, Joachim l’accompagnait à l’église, pour la forme. À sa mort, il cessa tout exercice de piété même d’apparence. Le mot seul de religion avait le don de le mettre en colère, et comme Gilberte venait justement de le prononcer, il la regarda courroucé, et rétorqua railleur :

— Hé, la religion, à quoi ça sert ?… Trop de contraintes. Fais pas ça, fais pas ci, heu… la religion, je m’en moque. Je suis capable de me conduire sans elle. Et toi Gilberte, je t’avertis pour la dernière fois que je ne veux plus entendre de tes remarques assaisonnées à l’eau bénite, tu as compris ?…

Un peu tristement, Gilberte reprit son travail, pendant que son oncle continuait à supputer ses gains en songeant à ce qu’il en ferait. Un placement avantageux s’offrait ; il ne le laisserait pas passer.

De l’emploi de ses richesses, aucune part pour les pauvres. Ah, si cet homme avait connu la douceur de donner ! Mais non, égoïste dans l’âme, Joachim ne pensait qu’à lui, lui d’abord, lui toujours.

Pour s’assurer une vieillesse aisée, il avait disposé du sort de sa nièce sans même la consulter. Cette jeune fille ardente et bonne, toute désignée pour la tâche sublime des mères de famille, passerait sa vie à ses côtés pour le servir. Et cette décision révoltante ne datait pas d’hier.

Son ouvrage terminé, Gilberte jeta un regard satisfait sur les meubles bien rangés et les parquets luisants. La vue du coquet logis remit, le sourire aux lèvres de l’active ménagère. Elle l’aimait cette vieille maison qui s’était ouverte pour la recevoir, il y avait longtemps de cela, mais comme elle s’en souvenait !

Elle se mit à songer à son passé, et aussitôt sa figure s’attrista à nouveau.

Gilberte se voyait sortant d’une autre maison, dont la porte s’était refermée lugubrement derrière elle. Dans l’espace de deux mois, la mort venait de la faire deux fois orpheline. Son père, Fernand Mollin tué dans un accident, à son travail ; sa mère, toujours languissante, suivant de près son mari dans la tombe.

Sentant sa fin prochaine, madame Mollin avait écrit à sa sœur, madame Louise Bruteau, pour la supplier de se charger de sa fillette.

Cette demande provoqua un débat entre madame Bruteau et son mari. Au premier mot d’adoption prononcé par sa femme, Joachim trancha la question :

— Nous n’avons pas eu d’enfants à nous, nous n’élèverons pas ceux des autres.

La bonne Louise était aussi une femme de tête. En plus d’un devoir à accomplir, l’excellente personne désirait la venue auprès d’elle, de cette petite nièce qu’elle aimait déjà. Elle revint à la charge.

— Mais, mon ami, cette petite fille sera la consolation de nos vieux jours, et si je pars la première, elle te restera…

Cette remarque frappa Joachim. Avec sa forte constitution, il était logique qu’il survivrait à son épouse. Alors, l’idée de laisser quelqu’un pour prendre soin de lui était bonne. Louise ferait la main à la petite, et les attentions auxquelles il tenait ne lui manqueraient jamais. La venue de cette enfant au logis sera donc une aubaine pour lui plus tard. Un rapide calcul lui montra les avantages qu’il pourrait retirer de l’orpheline, une fois Louise partie. En égoïste pratique il décida pour l’adoption. Il dit :

— C’est bon, va chercher la gamine. Au fait quel âge a-t-elle ?

Sans chercher à deviner le revirement subit de son mari, Louise répondit émue :

— Elle a sept ans notre chère petite Gilberte.

— Notre, notre, notre, reprit-il bourru, appelle-la « ta petite Gilberte ». Moi, elle ne m’intéresse pas tant que tu vivras, mais après, je compte sur elle : c’est la seule raison qui me fait l’accepter sous mon toit.

Madame Bruteau fit ses préparatifs de voyage, et se rendit auprès de sa sœur. Elle arriva à temps pour recevoir les recommandations de la mourante.

— Je te lègue mon enfant, soupira l’agonisante, elle est pauvre des biens de ce monde, mais son cœur vaut un trésor. Aime-la bien, oh Louise, aime-la bien ! Elle te le rendra.

— Après les funérailles de sa sœur, madame Bruteau fit envoyer à son domicile de Chambly tout ce que possédait la malheureuse jeune femme. Puis, embrassant Gilberte, elle lui dit :

— Viens avec moi, chère petite, tu retrouveras là-bas tout ce qui a servi à tes bien-aimés parents.

— Maman n’y sera pas et papa non plus, répondit la fillette, les yeux pleins de larmes.

— Je les remplacerai de mon mieux, viens…

Elles étaient sorties du logis vide, et la porte en se refermant avait rendu ce bruit plaintif qu’ont les maisons abandonnées.

C’est le souvenir de cette maison que Gilberte venait, d’évoquer, et par un enchaînement de pensées, elle revécut les années passées auprès de sa tante et de son oncle. De lui, aucune marque d’affection, mais sa tante, comme elle sut l’aimer ! Elle lui avait fait donner une bonne instruction et sa sollicitude maternelle ne s’était jamais démentie.

Hélas, deux ans après ses études terminées, la jeune fille eut la douleur de fermer les yeux à sa seconde mère.

— Trois ans que tu es morte, tante chérie, murmura Gilberte, quinze ans que je suis ici.

Prenant dans ses mains le portrait de madame Bruteau posé sur un guéridon, elle le porta à ses lèvres.

— Dors en paix maman, dit-elle, je n’oublierai pas tes recommandations. Pour les bontés que tu as eues pour moi, je veux être bonne pour oncle Joachim.

Avant de mourir, Louise confia son mari aux soins attentifs de Gilberte, mais en y faisant suivre la remarque suivante :

— Mon enfant, sois humainement dévouée pour ton oncle ; cependant, pour aucune considération, ne lui sacrifie ce que tu pourrais appeler ton bonheur sur la terre. J’entends par là le genre de vie où tu te sentirais appelée.

Depuis la mort de sa tante, Gilberte subissait courageusement les exigences allant jusqu’à la tyrannie de son oncle. La beauté parfois pathétique de la jeune fille n’émouvait pas l’égoïste, et si par occasion Joachim voyait des larmes dans les yeux veloutés de sa nièce, il rageait :

— Holà les grimaces, criait-il, pas de pleurnichage autour de moi, je n’en veux pas.

Ayant décidé d’un avenir sans consolation pour Gilberte, Joachim voulait sa victime souriante.

Le souci de ses occupations journalières, fit sortir Gilberte de sa rêverie. De son pas souple, elle retourna à la cuisine, et se mit en devoir d’apprêter les légumes apportés le matin. Pour ce travail, elle alla s’asseoir sur les marches du perron. De là elle embrassait tous les bâtiments de la ferme, bien disposés et blanchis à la chaux. Près du poulailler, de gros tournesols montraient leurs fleurs énormes, telles des éclipses de soleil. L’eau courante d’un abreuvoir chantait dans un bassin de pierre ombragé d’un peuplier. Les chevaux de trait, au repos ce jour-là dans le petit enclos non loin de la maison, s’émouchaient lentement de leurs crins soyeux. Des pigeons blancs et bleus volaient continuellement en faisant claquer leurs ailes.

Gilberte regarda à tour de rôle ces choses familières, et soupira. Mais bientôt un sourire s’ébaucha sur ses lèvres ouvertes par un brin de chanson. Elle était si jeune sous ce beau ciel victorieux…

Pendant ce temps, le vieux Joachim fumait sa pipe tout en se promenant de long en large dans la pièce qu’il n’avait pas quittée. Il jetait souvent un regard sur sa nièce, dont le fin profil se dessinait très pur dans l’encadrement de la porte.

— Hé, hé, marmotta-t-il, une fière ménagère que j’ai là et dire qu’elle sera toujours à mon service.

Toujours ! quel mot téméraire.

Le soir de cette même journée, son ouvrage terminé, Gilberte alla s’asseoir au pied d’un arbre non loin de la maison. Un livre ouvert sur les genoux, elle ne lisait pas. Elle regardait vaguement le long ruban poudreux de la route qui passait à une cinquantaine de pieds d’elle.

Tout à coup, son attention fut attirée par un grand bruit dans le lointain. Au ronflement étourdissant, elle devina la venue de ces nouveaux véhicules qui marchaient au gaz.

Intéressée, elle se dirigea vers la clôture longeant le chemin, et s’y appuyant, elle regarda venir l’automobile qui roulait à pleine vitesse.

— Si cet individu prend la courbe près d’ici sans modérer, il va capoter se dit-elle, et qu’arriverait-il si par hasard quelqu’un venait en sens inverse. Mais… Cet homme est réellement fou ou ivre, s’écria la jeune fille, il va se rompre le cou, ou… Ah mon Dieu ! une rencontre ! Une voiture !

Et Gilberte, les yeux dilatés, assista terrifiée à l’accident.

Ce fut rapide.

La grosse machine, incapable dans sa vitesse de faire la courbe à sa droite, tint le haut du chemin et prit de flanc un léger phaéton attelé d’un cheval et conduit par un homme, et projeta le tout dans le fossé.

Pour l’automobile pesante, son poids augmenté par la vitesse, la maintint sur ses roues. Après plusieurs zigzags pleins de périls, elle retrouva son aplomb et fila plus vite que jamais.

— Ah la brute ! cria Gilberte, il ne prête pas secours à sa victime. Oncle Joachim, appela-t-elle, vite, venez donc, un accident !

Joachim Bruteau montra sa tête par la fenêtre.

— Que dis-tu ? Un accident, où ça ?

— Sur la route… Une automobile a frappé une voiture…

— Une voiture, hé hé, je vais envoyer mes domestiques, ça les amusera. Jean, Conrad, ordonna-t-il, mademoiselle Gilberte a besoin de votre aide dans le chemin en face de la maison. Un écervelé vient de se briser les os, paraît-il.

Mais Gilberte n’écoutait plus. Elle courait, compatissante, là où la charité lui commandait d’aller.

Le cœur battant, la jeune fille avançait rapidement. Qu’allait-elle trouver, un mort ? un blessé ?

Sur le lieu de l’accident, elle aperçut un homme assis sur le remblai, et qui essuyait de son mouchoir son front ensanglanté. Elle s’approcha vivement de l’inconnu :

— Vous êtes blessé, monsieur, laissez-moi vous panser. Y a-t-il d’autres personnes avec vous ?

— Non, je suis seul, heureusement.

Avec des gestes adroits, Gilberte banda le front meurtri.

— Et maintenant, monsieur, voici nos domestiques, pourrez-vous marcher avec leur aide ?

— Oh oui, je le crois, merci… Quel choc !

— Mes amis, dit Gilberte aux employés de son oncle, aidez donc ce monsieur à se rendre à la ferme, moi je vous précède pour préparer un lit. Vous reviendrez ensuite chercher ce pauvre cheval que vous conduirez à l’écurie.

— Bien, mademoiselle.

L’arrivée du blessé fit froncer les yeux au vieux Joachim, mais il ne dit rien devant ses gens ; toutefois, il se promit ceci, dans son for intérieur :

— Demain je mettrai ce voyou à la porte et prestement. Eh, belle corvée, on prend ma maison pour un hôpital…

Seulement, le lendemain, le docteur appelé par les soins de Gilberte, prescrivit un repos absolu au malade, atteint d’une forte fièvre.

— Je ne crois pas que ce soit grave ajouta le médecin, cet homme possède une forte constitution. Dans quatre ou cinq jours, peut-être avant, il sera sur pieds.

En effet, le soir du deuxième jour, la fièvre tomba, et Gilberte, en entrant dans la chambre de son patient, fut agréablement surprise de le voir accoudé sur ses oreillers.

— Ah, vous voilà mieux, dit-elle en souriant.

— Beaucoup mieux, mademoiselle, et heureux de pouvoir vous remercier chaleureusement de votre secours et de votre hospitalité. Mademoiselle, Étienne Bordier vous remercie du fond du cœur de toutes vos bontés.

— Gilberte Mollin est sensible à votre témoignage de gratitude, monsieur. Désirez-vous avertir quelqu’un de votre accident ?

— J’ai des parents éloignés, mais ils ne soupçonnent même pas mon arrivée dans la région. Demain j’irai leur conter mon aventure.

— Demain ? Vous sentez-vous si fort ?

— Oh oui, vous verrez.

Le lendemain, de bonne heure, alors que Gilberte s’occupait à relever ses fleurs un peu abattues par la pluie de la nuit, elle vit venir à elle le blessé, un peu pâle mais la démarche assurée.

— Bonjour mademoiselle Mollin, dit-il d’une voix grave et émue.

— Bonjour monsieur, répondit Gilberte, doucement.

— Mademoiselle, j’ai pris congé de votre excellent oncle, et je viens vous dire non pas adieu, mais au revoir… si vous le permettez.

Gilberte releva son beau regard sur les yeux francs de cet homme, à peine plus âgé qu’elle.

— Croyez-vous qu’il soit nécessaire de nous revoir, monsieur, nos chemins se sont croisés, n’est-ce pas tout ?

— La Providence veut quelquefois ces croisées, et souvent les voyageurs qui s’y rencontrent, suivent ensuite la même route. Mademoiselle, permettez que je revienne…

Gilberte tendit sa main à Étienne Bordier.

— Revenez, dit-elle simplement.

— Merci, répondit-il en portant les doigts fins à ses lèvres.

Ces deux êtres jeunes et beaux s’étaient compris et aimés à première vue.

Gilberte regarda s’éloigner celui qui, elle le sentait dans la joie de son cœur, l’avait prise en entier.

Qui était-il cet homme, plutôt grand et de belle tournure ? Sa profession lui importait peu. Cette figure franche et loyale appartenait à une âme d’élite, et cela suffisait.

Elle entra au logis, légère de bonheur. Que lui faisaient maintenant les duretés de son oncle ; elle n’aura pas à les supporter longtemps. Étienne Bordier reviendra, et pour la chercher, tout son être le lui criait.

Elle reprit sa tâche. Tout lui semblait facile. Elle redoublait d’attention pour son oncle ; elle éprouvait le besoin de se dépenser.

Le vieux Joachim, en voyant sa nièce si joyeusement active, ne chercha pas à savoir ce qui l’animait ainsi. Il vit dans cette nouvelle ardeur le désir de la jeune fille à le bien servir, et il en grognait d’aise.

— Hé, hé, la Louise a eu la main heureuse. La petite est docile à mes ordres. D’ailleurs, je voudrais bien voir qui me résisterait. Hé ! ce ne sera toujours pas cette fillette…

Et béatement il se plongea dans sa quiétude, sans se douter qu’il entrerait bientôt dans une lutte où deux grandes forces allaient se mesurer : l’Égoïsme et l’Amour.

CHAPITRE ii

Huit jours après son accident, Étienne Bordier revint à la ferme Bruteau. En le voyant arriver, le vieux Joachim, qui avait à peu près oublié son hôte passager, fut désagréablement surpris. À la salutation du jeune homme, il le toisa et répondit hargneux :

— Ah çà, avez-vous pris une nouvelle culbute ?

Sans se déconcerter par cet accueil impoli, le jeune Bordier reprit courtois :

— Non, monsieur, mais je remercie le ciel de celle que j’ai faite.

— De quelle façon calculez-vous avoir été favorisé par le ciel dans cette affaire ?

— Elle m’a permis de rencontrer une délicieuse personne, dit-il en souriant. Monsieur, me serait-il permis de présenter mes hommages à mademoiselle Mollin ?

Le vieux Joachim regarda, stupéfait, son interlocuteur, et soudain il blêmit de colère. Il venait de comprendre les prétentions du jeune homme. Il eut un rire sec et outrageant.

— Hé, hé, monsieur Bordier, ma nièce n’a que faire des attentions d’un freluquet de votre espèce. Vous êtes pressé ? ne perdez donc pas votre temps.

Sous l’insulte, Étienne pâlit d’humiliation, cependant il sut se contenir, et très digne répliqua :

— De quel droit jugez-vous mes sentiments à l’égard de votre nièce ? Sachez monsieur que je suis d’une honorabilité parfaite, et, pour vous en assurer, je vous autorise à vous référer à l’Association des Ingénieurs-Géomètres dont je suis membre, et au gouvernement fédéral canadien qui m’emploie.

— Que vous soyez un saint travaillant pour le diable, je m’en moque. Fichez-moi la paix !

Étienne fit quelques pas, et regardant le vieux Bruteau droit dans les yeux, il lui dit d’une voix ferme :

— Monsieur, j’ai une profonde vénération pour les vieillards, et malgré vos paroles blessantes, je veux vous respecter à plus d’un titre, car vous êtes le parent de celle que j’aime. Pour éloigner de votre esprit, tout doute sur la sincérité de mon amour pour mademoiselle Mollin, monsieur, j’ai l’honneur de vous demander sa main.

Si la foudre eût pulvérisé les bottes du fermier dans ses pieds, il n’eût pas sauté plus haut. Il cria, étranglé :

— Et moi le très grand plaisir de vous la refuser. Sortez !

Il se fit un silence de plomb entre les deux hommes. Le vieux Joachim, l’œil en feu, la mâchoire contractée, semblait prêt à bondir. Une haine féroce contre cet homme qui voulait lui ravir son bien, pénétrait dans son cœur.

Étienne Bordier, droit et résolu, tenait toujours son regard sur l’oncle de Gilberte. Fort de son amour, l’ingénieur était bien décidé à défendre son bonheur.

Gilberte, sortie pour une course, entra au moment où le silence venait de tomber entre les deux hommes.

Joachim avait introduit le visiteur dans la salle à manger.

En entrant dans la pièce, Gilberte eut un éblouissement en reconnaissant celui qu’elle aimait. Radieuse, ne voyant, que lui, elle avança les mains tendues. Étienne, frémissant sous le refus qu’il venait d’essuyer, s’empara des mains qui s’offraient et les tint passionnément dans les siennes. Puis d’un accent persuasif et doux :

— N’est-ce pas, mademoiselle Mollin, que vous consentez à devenir ma femme…

La demande parut naturelle à Gilberte, qui répondit sans hésitation :

— Je serai fière de devenir votre femme, monsieur Bordier.

— Et dans tout ceci, que fait-on de moi, rugit le vieux Joachim.

Gilberte qui n’avait pas remarqué l’expression convulsée de son oncle, en entrant, frissonna en la voyant.

Instinctivement elle s’approcha d’Étienne et celui-ci dans un geste protecteur l’attira à lui.

— Je te défends, entends-tu, Gilberte, je te défends d’épouser cet homme, tu as compris, je te défends.

— Mais je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous en ce sens, dit-elle résolument. Étant majeure, je suis indépendante de mes actes.

Le vieux bondit.

— Ingrate ! sans-cœur ! Moi qui t’ai élevée, nourrie, instruite…

— Mais nullement aimée, ajouta Gilberte. Tout ce que vous venez d’énumérer, ce n’est pas à vous que je le dois, c’est à ma bonne tante. Vous, vous ne m’avez tolérée sous votre toit que dans le seul but de faire de moi votre esclave. Oh, il y a longtemps que je vous ai deviné. Et aujourd’hui, le bonheur s’offre à moi, et je le refuserais pour rester sous votre férule ? Jamais ! Je serai la femme d’Étienne Bordier.

— C’est toi ! c’est toi ! qui me parles ainsi ! Ah tu t’en repentiras ! Tu t’en repentiras. Ah, tiens, je te… je te maud…

Mais il ne finit pas son imprécation. Étienne s’était élancé et son visage touchant presque celui du vieux, il prononça, martelant ses mots :

— Malheureux ! qu’alliez-vous dire à cette créature de pureté ! N’oubliez pas que Gilberte Mollin est déjà ma femme devant Dieu, et que je la défendrai contre vous, à l’instant s’il le faut. Vieillard, je vous plains…

— Et toi… Et toi… je te hais, crapule ! Ah, je voudrais vous broyer tous deux !

— Oncle Joachim je vous en prie, calmez-vous, soyez humain, s’écria Gilberte bouleversée. Quel crime commettons-nous donc en nous aimant et en unissant nos destinées !

— Unir ta vie à ce mécréant, oui, et me laisser, moi, seul comme un chien.

— Mon oncle ! D’autres que moi peuvent prendre soin de vous… Vous verrez, tout s’arrangera.

— Des fois, tout s’arrange en effet, reprit-il effroyablement énigmatique, pourvu qu’on y mette du sien.

Il écumait.

— Mon oncle, je vous en supplie, ayez pitié de nous, ayez pitié de vous…

— Cette scène a trop duré, Gilberte ma bien-aimée, retirez-vous dit Étienne tendrement, vous êtes brisée. Je reviendrai dans deux jours et nous fixerons la date de notre mariage. Ayez confiance.

— J’ai confiance en vous Étienne.

Les jours qui suivirent furent mornes à la ferme Bruteau.

Lorsque Étienne Bordier revint, Gilberte éprouva une joie divine à se sentir si aimée, à voir luire enfin le jour de sa délivrance.

— Et l’oncle Joachim s’humanise-t-il, demanda Étienne en souriant.

— Il ne dit mot.

— Un volcan éteint ; il s’est vidé dans une seule éruption.

Gilberte sourit, puis soucieuse :

— Des volcans semblent parfois éteints, rien n’annonce leurs activités, et pourtant, le feu couve sous la lave. À quoi songe oncle Joachim ?

— Ah, laissons-le à ses pensées, et occupons-nous de notre merveilleux présent.

Ils furent d’accord pour un mariage immédiat, très simple, dans une chapelle de la Métropole.

— Après la cérémonie, ma chère femme, nous irons dans les Laurentides pour le temps que j’ai à ma disposition. Après, je voudrais que nous allions à Québec. J’ai là un cousin, Eustache Bordier. Je l’aime comme un frère, et pour cette raison, je désirerais vous le présenter.

— Tout est bien ainsi, mon cher seigneur et maître, dit Gilberte radieuse.

— De Québec, nous reviendrons à Montréal pour… Ici la voix d’Étienne s’enroua, il continua sourdement :

— … Pour vous confier à mon affectionnée tante, Marie Barre. Car alors, Gilberte,… il faudra se séparer…

Et devint la surprise douloureuse de sa compagne :

— Laissez-moi vous expliquer, soyez courageuse, courageuse pour deux ; si vous saviez comme je suis torturé à l’idée de cette séparation. Mais le devoir commande, il faut obéir. Mes chefs m’ont choisi pour faire partie d’une expédition dans l’Extrême-Nord, et…

— … Et vous serez absent…

Il répondit, accablé :

— Un an.

La réponse de Gilberte, fut celle de la femme chrétienne :

— Je ne discute pas les exigences du devoir, quelque pénibles qu’elles soient. Je souffre avec vous de cette séparation ; votre douleur est la mienne. Étienne, toutes mes pensées iront à vous ; là-bas, mon cœur vous suivra. L’union des âmes fait disparaître les distances, nous resterons ensemble par nos âmes.

— Ah, Gilberte, chère et noble femme, vos paroles me réconfortent et me rendent toute ma vaillance pour ce départ trop prochain. Mais le temps usera ces douze mois de solitude, pour vous et pour moi. Je vous reviendrai. Pensons à la joie de ce retour, elle rendra plus supportable l’amertume de la séparation. Puis, tout sacrifice comporte une récompense. Mon stage dans les régions lointaines me vaudra un avancement important. Sans doute nous pourrions refuser pour nous cet avantage matériel, mais nous n’avons pas droit de nous en désintéresser pour ceux qui plus tard viendront égayer notre foyer.

Prenant Gilberte dans ses bras, Étienne murmura avec passion :

— Gilberte, ah, je vous aime de toutes mes forces, je suis lié à vous pour la vie, rien ne peut vous détacher de moi.

— Votre amour rencontre le mien aussi complet, mon bien-aimé, dit-elle en posant, ses beaux yeux, sur ceux ardents et francs de son futur mari.

Une joie forte est faite d’un alliage de souffrance. Une joie exubérante, sans nuage étourdit. Celle d’Étienne et de Gilberte, tempérée par la douleur qui les attendait, était complète parce qu’ils la savouraient sans exaltation et dans le recueillement.

— Gilberte, poursuivit Étienne après un moment de cette communion intime, comme je vous l’ai dit, je vous confierai durant mon absence, à ma chère vieille parente, Marie Barre. C’est une personne bien sympathique et mûrie par l’épreuve. La mort l’a frappée dans son cœur d’épouse et de mère : elle est veuve et sans enfant. Vous serez bien auprès d’elle, mais je ne veux rien vous imposer, et tout autre arrangement rencontrera mon approbation.

La jeune fille resta silencieuse un instant, puis :

— Je tiens à la compagnie de votre tante, mon ami, n’en doutez pas. Avec elle, il me sera si facile de parler de vous. Dites-moi Étienne, cette personne pourrait-elle se déplacer ?

— Je le crois ; elle est seule. Pourquoi, mon amie, cette demande ?

— Si votre tante consentait à me suivre, je retournerais auprès de mon oncle le temps que vous serez parti. Voyez-vous, il me semble que je lui ferais du bien. Ensuite, je voudrais effacer par mes attentions, les paroles justes sans doute, mais sévères que je lui ai dites.

— Si ma tante Marie peut vous accompagner, dit Étienne ému, je ne puis qu’approuver votre charité compatissante.

— Notre conversation diffère bien de celle de la plupart des fiancés, Étienne. Je ne sais, j’ai le pressentiment que notre union sera courte ici-bas.

— Ne dites pas cela, Gilberte ! oh ne dites pas cela, s’écria Étienne, nous serons heureux, vous verrez, et commençons-le au plus vite notre cher bonheur. Tante Marie, avertie par moi, arrive ce soir pour vous chercher ; elle vous emmènera chez elle où j’irai vous trouver dans deux jours pour faire bénir ce gage de notre union, dit-il, en passant au doigt de la jeune fille une bague superbe.

La première fois qu’elle vit Gilberte, Marie Barre l’aima de tout son cœur. Au retour des jeunes gens de leur séjour dans les Laurentides, après leur mariage, elle ne fit aucune objection à la demande de Gilberte de l’accompagner sur la ferme de son oncle.

— Je serai bien n’importe où avec vous, mon enfant, dit-elle affectueuse.

— Je bénis le ciel qui vous envoie pour m’aider à supporter l’épreuve de cette dure séparation, dit Gilberte en pleurant.

— Allons, petite, du courage, ne devez-vous pas en avoir pour deux… et même pour trois, d’après Étienne qui m’a confié votre cher secret. Cet enfant que vous attendez vous versera tant de joie ! le temps passera vite, vous verrez.

Le vieux Joachim accepta la proposition de Gilberte, sans témoigner aucune marque de satisfaction ni de déplaisir.

Après le départ d’Étienne, tel que convenu, les deux femmes se rendirent à la ferme. Joachim Bruteau reçut sa nièce comme si elle n’était jamais partie, et Marie Barre comme une étrangère de passage, et la vie s’organisa.

Six mois s’écoulèrent. Durant ce temps, Gilberte reçut une lettre de son mari. Les postes aériennes n’existaient pas alors, et les nouvelles de ces pays entourant la Baie d’Hudson où se trouvait Étienne, venaient lentement.

Gilberte relisait souvent la missive, si réconfortante, si amoureusement attentive. Dans toutes les lignes éclataient l’amour véritable du mari pour sa femme, l’amour si tendre du père pour l’enfant qui allait naître.

Gilberte, aidée de tante Marie, confectionnait, du linge pour le cher petit qu’elle attendait. Layettes et couvertures s’empilaient.

Un jour que la jeune femme travaillait au trousseau, elle montra à sa parente le manteau terminé.

— Voyez, dit-elle, à l’envers de cette collerette festonnée, j’ai brodé les initiales de mon mari. Étienne ne sera pas ici pour porter son enfant sur les fonts baptismaux, ajouta-t-elle angoissée, mais son nom marqué sur le vêtement qui recouvrira le cher mignon, sera une caresse du père lointain. Ah, combien je désire de plus en plus, chaque jour, la présence d’Étienne auprès de moi…

— Gilberte, ne vous désolez pas, dit la bonne tante Marie en embrassant la future maman. Bientôt à notre joie d’être mère, se mêlera celle du retour prochain de votre mari.

Et pour distraire Gilberte de sa tristesse, l’excellente femme se mit à parler du bel avenir qui s’en venait. Puis, souriante, montrant les lettres brodées :

— Que n’ajoutez-vous vos initiales, Gilberte, accouplées à celles d’Étienne, elles doubleraient la caresse au petit durant la cérémonie à l’église, car, croyez-vous que vous pourrez accompagner votre enfant au baptême ?

— Vous avez raison, fit Gilberte émue.

La maternité prochaine de Gilberte laissait le vieux Joachim indifférent. Pourtant, parfois un éclair sinistre traversait ses yeux chassieux. Que se passait-il dans ce cœur, dont le blindage d’égoïsme ne s’était ouvert que pour y laisser entrer la haine : haine contre ce Bordier dont le nom seul mettait un blasphème dans la bouche du fermier, haine contre cette Gilberte assez osée pour lui avoir résisté. Oh, se venger, faire payer avec des larmes de sang, ceux qui, en lui tenant tête, avaient détruit les plans de sa vie.

— Oh, comment leur faire payer tout ça, songeait-il souvent les poings crispés.

Hélas, les circonstances allaient le servir bientôt pour assouvir pleinement sa vengeance, satisfaire complètement son cœur diabolique.

Un matin, le soleil vint poser ses rayons sur le berceau où reposait le premier-né de Gilberte. Un superbe garçon. Il reçut au baptême le nom de Georges-Étienne. Marie Barre fut sa marraine, et le médecin de la famille, son parrain.

Quelques jours après la naissance de l’enfant, alors que la convalescence semblait pourtant marcher normalement, Gilberte, cette maman de vingt-trois ans, fut foudroyée par une embolie.

La soudaineté de ce trépas anéantit la pauvre vieille Marie. Hébétée, elle ne faisait qu’aller et venir du cercueil au berceau. Ses lèvres tremblantes mêlaient des mots de prières et de caresses, et pour la mère et pour le fils.

Dans cette pénible circonstance, les voisins charitables vinrent offrir leurs services, mais le vieux Joachim les refusa. Il ne consentit à accepter que ceux de Mélanie Bêlon, une femme bonasse, ni vertueuse ni méchante.

C’est que depuis la mort de Gilberte, le vieillard avait conçu un plan infernal ; et les actions ténébreuses ne nécessitent aucun témoin inutile. C’est pourquoi les voisines avaient été éloignées.

Dans son désarroi, Marie Barre ne songeait qu’à Étienne. Elle rédigea une dépêche à son adresse au magasin central de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et la confia à l’oncle de Gilberte, en le suppliant de l’expédier au plus vite.

Le vieux promit. Mais une fois seul, il déchira le télégramme en ricanant :

— Hé, hé, moi avertir Bordier par ce moyen ? Non, non. D’ailleurs, il sera ici dans quelques mois, je veux lui annoncer moi-même son malheur et jouir de son désespoir. Hé, hé, Étienne Bordier, en attendant ton retour, j’aurai bien soin de ton fils. Ah, tu as voulu m’enlever le soutien de mes vieux jours, aristo maudit, tu n’as pas craint de te moquer de moi, eh bien, le fils paiera l’affront du père !

Et Bruteau, le visage contorsionné par la joie sauvage de pouvoir enfin se venger, poursuivit :

— Je connais une place dans la Métropole qui s’appelle « une Crèche ». Elle ne sert pas celle-là à mettre du fourrage aux bestiaux, non… on y dépose les enfants issus de mariages non consacrés, c’est là que je conduirai ton fils Étienne Bordier, ton fils légitime, entends-tu ? et que le monde stigmatisera plus tard du titre de bâtard. Ah, tu m’as fait l’aumône de laisser ta femme près de moi en partant, tu as été bien inspiré ! Demain, je la porterai au cimetière, et dans quelques jours je jetterai son enfant dans l’endroit que tu sais, où, en se mêlant à ceux qui l’habitent, il perdra son nom !

C’était le plan du vieux scélérat, et il ne devait pas tarder à l’exécuter.

Trois jours après l’enterrement de Gilberte, Joachim Bruteau signifia à Marie Barre, l’ordre de quitter sa maison, et d’y laisser le fils d’Étienne qu’elle voulait à tout prix emmener. Malgré les pleurs et les supplications de la pauvre femme, l’enfant dut rester à la ferme, et pour cause…

La garde du bébé fut confiée à la Mélanie Bêlon, mais pas pour longtemps car huit jours après le départ, de Marie Barre, Bruteau dit à Mélanie d’emmailloter le petit pour un voyage, ayant, prétendit-il, reçu instruction de placer l’enfant dans une famille de Montréal.

En habillant le bébé, la Mélanie se plut à lui mettre le plus beau linge qu’elle put trouver. On se mit en route, et, tard dans la nuit, on arriva à Montréal. Joachim laissa la Mélanie dans une auberge, et se dirigea seul avec l’enfant de Gilberte dans les bras, vers le couvent où des sœurs dévouées, reçoivent, chérissent et consolent de pauvres petits êtres abandonnés. Rendu près de la lourde porte de l’institution, Joachim déposa son fardeau sur le seuil. Ni la chaleur du petit qu’il sentait sur sa poitrine, ni ses cris plaintifs et affamés, n’émurent le cœur de cet homme.

— Hé, hé, patiente un peu mioche, on va venir te chercher. Ta vie ne sera pas celle qui t’attendait. On a voulu me laisser seul sur la terre, toi aussi tu connaîtras l’abandon, et, en plus, tu passeras pour un déchet de la rue. Hé, hé, Gilberte Mollin, tu m’as refusé tes soins, regarde, — ton Dieu doit te le permettre — quelle attention j’ai pour ton rejeton. Regarde, cria-t-il la bouche tordue, à la place de tes genoux et de ton sein pour se blottir, ton fils est étendu sur une pierre, il piaille de faim ! Mais il ne faut pas qu’il crève maintenant. Vois, j’appelle à son secours.

Et cynique il tira la cloche qui avertit les religieuses de l’arrivée d’un nouveau malheureux, et s’éloigna.

La petite sœur tourière préposée aux appels nocturnes du couvent, ne s’éveilla pas au coup de cloche de Bruteau. Ce fut la supérieure, digne et sainte femme, qui, n’entendant rien remuer, alla ouvrir la porte de la rue. Apercevant l’enfant, elle le prit dans ses bras et le bénit d’un signe de croix sur le front.

La sœur tourière, éveillée en sursaut par les pleurs du bébé, accourut dans le corridor. À la vue de la supérieure, elle s’excusa, confuse.

— Ce n’est rien, vous étiez fatiguée, ma fille. Allez, je vous prie, chercher des aliments pour ce petit. Et maternelle, berçant l’enfant abandonné dans ses bras, Sœur Véronique, la dévouée supérieure le calma, en attendant la pitance.

Pendant que le bébé buvait avidement le lait apporté, les deux religieuses l’examinaient.

— Voilà un enfant bien richement vêtu pour avoir été déposé ici, dit la sœur tourière.

— En effet, c’est étrange, répondit Sœur Véronique.

On déshabilla le poupon, mais au moment, de mettre le linge en commun, Sœur Véronique hésita, et tellement, qu’au lieu de le faire, elle l’enveloppa dans un paquet séparé, et l’ayant daté alla le déposer au fond d’une armoire aux archives.

— C’est peut-être un peu contre les règlements ce que je fais là, murmura-t-elle ; l’avenir prouvera si j’ai tort.

Revenu à la ferme, le vieux Joachim avait congédié la Mélanie en lui disant avec menace :

— Toi, ma gueuse, oublie jusqu’au souvenir de ce voyage.

— Ouais ! maître Bruteau, vos paroles suffisent pour que je me rappelle à jamais la belle promenade que j’ai faite avec vous, rétorqua Mélanie.

Et elle partit en riant, niaise.

CHAPITRE iii

Trois mois après le décès de Gilberte, par un jour orageux de fin d’octobre, Étienne Bordier arriva en gare de Montréal, de retour de sa lointaine expédition.

Sans prendre le temps de se reposer, et malgré l’orage qui dégénérait en tempête, Étienne paya un fort montant à un propriétaire d’automobile, qui consentit à le conduire à Chambly.

On se mit en route. Les chemins n’étaient pas pavés alors, et la voiture prit du temps à parcourir le trajet sur la surface rendue glissante par la pluie.

Le voyageur arriva à la ferme Bruteau vers onze heures du soir.

La pluie tombait toujours, et les éclairs sillonnaient les nues à tout instant.

Une lumière brillait à la fenêtre de la cuisine du vieux logis. En l’apercevant, le cœur d’Étienne se mit à battre follement.

— Gilberte ! dit-il éperdu, Gilberte, tu m’attends !

Aucune inquiétude chez le jeune homme. Quelques mois avant sa mort, Gilberte avait écrit longuement à son mari, et cette lettre pleine de gaieté et d’espoir en l’avenir Étienne la reçut avant son départ du Nord. Pour l’ingénieur, les nouvelles de sa femme étaient donc récentes.

En sautant lestement par terre, Étienne dit au chauffeur :

— Mettez votre voiture dans la remise, et attendez une accalmie pour retourner. Je reviendrai tout à l’heure vous aider à décharger mes malles.

Puis ne faisant qu’un bond jusqu’à la porte, il frappa joyeusement.

Le bruit réveilla le vieux Joachim assoupi dans son fauteuil. Il dressa l’oreille et un rictus retroussa ses lèvres, car il avait reconnu la voix du mari de sa nièce qui disait :

— Ouvrez, oncle Joachim, c’est moi.

— Hé, Étienne Bordier qui m’arrive. Je vais me délecter, j’ai des nouvelles importantes à lui apprendre à ce garçon-là.

Et il introduit le voyageur.

Étienne entra, ruisselant. Tout à la joie du retour, il ne remarqua pas le désordre de la pièce et le silence de la maison ne le frappa point. Il serra vigoureusement les mains du vieillard, et s’écria ému :

— Oncle Joachim, je suis heureux de vous voir.

Et s’élançant vers l’escalier conduisant à l’étage supérieur, il jeta, une main sur la rampe :

— Oncle Joachim, Gilberte est dans sa chambre ?

— Gilberte est morte ! lança le vieux, la voix coupante.

La brutalité de ces paroles fut telle, qu’Étienne crut que sa question n’avait pas été comprise. Il s’immobilisa, et reprit :

— Que dites-vous ? Je vous ai demandé où était Gilberte.

— Hé, où elle est ?… Au cimetière, puisqu’elle est morte.

— Morte ? morte ? vous dites que Gilberte est morte ? Vous êtes fou… votre farce est macabre… allons donc…

Le jeune homme remarqua alors le désordre de l’appartement, les rideaux mal drapés, les pots de fleurs desséchées sur le rebord des fenêtres. Une douleur atroce le transperça ; il se tordit les mains et les élevant implorant, il cria :

— Oncle Joachim, par pitié, dites que Gilberte est partie, mais qu’elle n’est pas morte… Oh, non, non ! Pas cette horrible chose !

— Vous ne voulez pas me croire, fit le vieux, en fixant ses yeux devenus de braise sur le mari de la disparue, attendez, je vais vous convaincre.

Il se leva, alla à une armoire qu’il ouvrit avec une lenteur calculée, en sortit une liasse de papiers qu’il tendit au mari de Gilberte.

— Voici le certificat du décès de votre femme, et le reçu du coût de son enterrement. J’ai payé toutes les dépenses des funérailles, vous voudrez bien me les rembourser.

Étienne eut un tremblement convulsif de tout son être en prenant les documents. En y jetant la vue, sa figure se décomposa. Il chancela et dut se retenir à un meuble pour ne pas tomber.

Le vieux Joachim regarda le spectacle pitoyable qu’offrait le malheureux, et marmotta entre ses dents :

— Oh, ta douleur me régale et me venge, et j’ai encore un plat à te servir.

Étienne, soudainement vieilli, bégaya dans un sanglot :

— De quoi… est-elle…

Il ne put dire le mot, il l’étranglait, et sa bouche entr’ouverte laissait passer un souffle saccadé.

Joachim comprit ce qu’Étienne voulait savoir.

— Elle est morte presque subitement, cinq ou six jours, je crois, après la naissance du petit, dit-il.

— Oh ! Et lui… l’enfant…

Joachim vit tout à coup la possibilité d’ennuis pour lui, s’il disait ce qu’il en avait fait. Quel dommage ! C’eût été réjouissant pour lui de jeter à la face de cet homme : « Ton rejeton, Bordier, est parmi les enfants naturels, tu ne peux plus le retrouver ». La crainte de la justice lui fit dire :

— L’enfant est mort aussi.

— Mort ! Mort !… Je ne retrouve que des tombes. Ah, Dieu que je souffre !

Joachim Bruteau poursuivit d’une façon explicitement cruelle :

— Oui, mort aussi le p’tit gars. Fort et vigoureux en naissant, il a tourné l’œil presque en même temps que sa mère : l’un a tué l’autre avant de cesser de vivre.

— Ah ! taisez-vous ! taisez-vous !

Étienne Bordier titubant comme un homme ivre, gagna la porte, l’ouvrit, et la laissant béante derrière lui, s’engouffra dans le noir de la nuit.

— Hé, hé, ricana Joachim, pourquoi sort-il si vite, ses contorsions me divertissaient tant.

Et alors féroce, grimaçant :

— Sauve-toi Bordier ! je saurai te trouver plus tard quand ton fils aura vingt ans, disons. En attendant que j’avive ta souffrance, pâtis ! pâtis ! pâtis !…

La pluie qui fouetta Étienne lorsqu’il sortit de la maison ne parvint pas à rafraîchir son front brûlant, et dans son cerveau affolé, une seule pensée surnageait : fuir ! s’éloigner pour toujours du lieu de son calvaire.

Il héla son chauffeur.

— Mettez votre moteur en mouvement, ordonna-t-il, je repars avec vous.

Sans chercher à revoir qui que ce soit des siens, Étienne Bordier signa un nouvel engagement pour les régions polaires, d’où il venait d’arriver, et alla cacher son inguérissable souffrance dans ces terres de glace, où la bise et les bêtes sauvages ne sont pas plus cruelles que le destin et certains cœurs humains.

CHAPITRE iv

Par un soir d’hiver, six ans après le départ d’Étienne, son cousin, Eustache Bordier, assis auprès de sa femme, dans le confortable boudoir de leur résidence de la rue Bourlamaque, à Québec, lisait distraitement son journal.

Madame Bordier qui observait son mari, lui dit :

— Ton journal ne semble pas intéressant, Eustache, on te dirait rendu à cent milles de ce que tu lis.

— Je suis rendu beaucoup plus loin que cela, mon amie.

— Peut-on savoir…

— J’étais rendu au Pôle Nord, où je cherchais des traces de cet infortuné Étienne.

— Pauvre garçon, quelle vie brisée.

Eustache apprit par les compagnons d’Étienne, que celui-ci était revenu avec eux, mais qu’à l’annonce de la mort de sa femme, désespéré, il était retourné dans le Nord.

— Oui pauvre garçon, répéta Eustache, si bon, si aimant, la mort de sa jeune femme a été un coup terrible pour lui.

— Une personne charmante ; je garde un souvenir ineffaçable de la seule fois que je l’ai vue.

— Je me demande pourquoi Étienne n’est pas venu nous trouver dans sa détresse ; nous l’aurions secouru, réconforté. Si je ne connaissais si bien mon cousin, je dirais qu’il a couru au suicide. Mais non, cet homme de droiture à toute épreuve, n’a pas quitté la vie en volant son heure dernière à Dieu. Je suis persuadé qu’il n’a pas choisi ce climat meurtrier dans un but de destruction. Ah, le malheureux, ce qu’il a dû souffrir, et qu’il doit souffrir encore s’il est vivant. Les Bordier n’ont qu’un amour dans leur vie, tu sais cela, Jeanne, ma chère femme ?…

— Oui, répondit-elle émue, il est complet et ne se dément jamais.

— Et perdre l’objet aimé, c’est affreux ! Que pourrions-nous faire pour aider ce parent affligé ?

— Pas grand’chose, je le crains, par les moyens terrestres. Tu t’es déjà adressé à qui pouvait te renseigner sur le sort de ton cousin. De ce que tu as recueilli, il ressort qu’une fois son second engagement terminé, Étienne s’est mis au service d’une des compagnies de la Baie d’Hudson. Et là, nous perdons ses traces.

Eustache soupira.

— Humainement parlant, dit-il, il est impossible de venir en aide à ce pauvre Étienne, je le vois bien.

— Restent toujours les grands moyens, mon ami, la prière, les aumônes, les bonnes œuvres. Avec cela, on peut atteindre ton parent, mort ou vivant, fit Jeanne songeuse.

— Que suggères-tu de particulier, pour le soulager dans un cas ou dans l’autre ?

— Je ne sais au juste.

— Cherchons, alors.

— Mon ami, reprit vivement l’excellente femme, si je venais de trouver, comme ça, tout de suite…

— Dis vite ton idée, ma mie.

— Le cierge bénit en brûlant, prie pour l’obtention de la grâce demandée ; un enfant que nous adopterions en faveur du disparu, ne serait-il pas un peu comme ce cierge ? Mais au contraire de la cire, ajouta-t-elle en souriant, au lieu de se consumer, l’enfant grandira et sa prière augmentera avec lui au bénéfice d’Étienne, de son âme ou de son corps.

— Ah, mais, c’est parfait ! Chouette, un enfant sous notre toit, nous qui n’en avons pas.

— Qui n’en avons plus rectifia Jeanne mélancolique, en songeant à ceux qu’elle avait perdus.

— Pardon, Jeanne. Et maintenant, vois donc ta merveilleuse idée, adopter un enfant ! Pourquoi n’y avons-nous pas pensé plus tôt ! Et nous irons chercher, un garçon ? une fille ? les deux ?

— Comme tu voudras, mon cœur s’ouvre largement à l’un et à l’autre.

— Oh, il ne faut pas abuser. Ta santé n’est pas très bonne. Avoir soin d’un enfant serait suffisant pour toi. Bambin ou bambine, à toi de choisir.

Les deux époux demeurèrent silencieux.

Au haut d’une page du journal déplié qu’Eustache tenait à la main, un garçonnet était représenté dans une vignette soulignée des mots suivants : « Adoptez-moi, je vous aimerai bien ».

Les yeux de Jeanne se posèrent sur ce portrait d’enfant sans y porter beaucoup d’attention, mais un mouvement que fit son mari, déplaça la feuille, et la manchette se détacha clairement sur le papier : « Adoptez-moi, je vous aimerai bien ». Jeanne se pencha.

— Veux-tu me prêter ton journal, Eustache ?

— Certainement, dit-il en s’empressant d’offrir le quotidien montréalais. Est-ce pour te distraire de ce qui nous occupe, ajouta-t-il taquin.

— Au contraire, mon ami, c’est plutôt pour m’en occuper, dit-elle en regardant attentivement la vignette qui l’intéressait.

Et pliant le journal de façon à ce qu’elle fut bien en évidence, Jeanne demanda à son mari ?

— Que penses-tu de ceci ?…

Le regard d’Eustache alla de la vignette à sa femme, il dit :

— Tu serais disposée à adopter ce petit… ?

— Pourquoi pas, il a l’air gentil…

— C’est vrai. À quelle heure le train pour Montréal ? Elle le regarda médusée.

— Ah çà, qu’est-ce qui te prend ! Les affaires te font-elles déjà oublier notre projet ?

— Non, c’est pour y faire suite.

— Comment calcules-tu y faire suite en partant pour Montréal, dit-elle en riant.

— Mais parce que c’est dans une Crèche de la Métropole que se trouve notre futur garçon, et qu’il faut bien aller le chercher là si nous voulons l’avoir.

— Ah, d’avoir parlé d’enfant, a remué mon cœur ; va vite chercher celui auquel je donne à l’avance toute ma tendresse.

— Nous en ferons quelque grand personnage, hein ?

Heureux de leur bonne action, les deux époux s’embrassèrent, et Eustache partit, pour la gare, afin de prendre le train qui devait le conduire à l’endroit où se trouvait l’enfant de leur choix.

En arrivant à Montréal, Eustache Bordier se rendit à l’adresse fournie par le journal, et c’était précisément le couvent où six ans auparavant, Joachim Bruteau, par un crime sans nom, avait abandonné le fils de Gilberte.

Arrivé au parloir de l’institution, Eustache s’informa auprès de la sœur qui le reçut, si l’enfant annoncé pour adoption, dans le journal, dont il montra, l’exemplaire, était encore à la Crèche.

— Sœur Véronique, notre supérieure, va vous renseigner mieux que moi, monsieur, je vais aller la chercher. Veuillez vous asseoir, je vous prie.

Après quelques minutes d’attente, Eustache vit entrer la religieuse que nous connaissons déjà. Elle salua.

— En quoi puis-je vous être utile, monsieur ?

— Je suis Eustache Bordier, industriel de Québec, dit-il en s’inclinant respectueusement, et je viens au sujet de l’adoption de l’enfant représenté sur ce journal. Ce petit est-il encore ici, ma sœur, ajouta-t-il en montrant le quotidien.

La religieuse regarda la feuille et sourit un peu tristement.

— Le cher mignon, oui monsieur, il est toujours ici.

— Ma femme et moi avons décidé de l’adopter, ma sœur.

— C’est une action louable que vous accomplissez, mes amis, vous en serez récompensés. Cet enfant est charmant.

Elle eut une courte hésitation, et poursuivit :

— Son arrivée ici m’a frappée singulièrement. Je vais vous mettre au courant. Veuillez m’excuser un moment.

Sœur Véronique alla chercher dans l’armoire aux archives, le paquet de vêtements que nous lui avons vu déposer, et revint auprès de son visiteur.

— Voici, dit-elle, le linge qui enveloppait ce bébé à son entrée ici. Il est riche et marqué de deux initiales enlacées : E. G.

Eustache écoutait poliment la religieuse, pour la forme. Ces initiales ne lui disaient rien, quoiqu’elles fussent celles de son cousin et de sa femme. D’ailleurs, comment aurait-il pu se douter que le fils d’Étienne avait été déposé dans une Crèche. Et puis, Joachim Bruteau pour se protéger, et pour faire taire ses voisins qui lui demandaient parfois des nouvelles du bébé, avait fait insérer dans les journaux l’acte de son décès. Et Eustache lut comme tant d’autres : « Georges-Étienne, enfant d’Étienne Bordier et de feue Gilberte Mollin, décédé le 10 juillet 1907. »

Sœur Véronique continua :

— Gardez ces vêtements, monsieur, on ne sait jamais… plus tard…

— J’observerai vos recommandations, ma sœur.

— Il y a aussi une petite médaille de baptême. Toutefois, nous avons baptisé l’enfant sous condition. Nous l’avons appelé Paul, le plaçant sous l’égide du saint du jour.

— Le nom est beau, ma sœur, j’en ajouterai un de famille, le mien. Nous adoptons cet enfant légalement.

— Vous ne vous en repentirez jamais ; je vous affirme que ce garçonnet ne vous apportera que de la joie. Maintenant continua Sœur Véronique, visiblement émue, je vais aller vous chercher votre fils.

En entrant au parloir, le petit Paul dévisagea de ses beaux yeux candides, celui que Sœur Véronique lui présenta comme son papa d’adoption. La nature aimante de l’innocente victime de Bruteau devina un ami dans cet homme qui lui tendait les bras, et dans un geste spontané, il offrit les siens.

Eustache serra l’enfant sur sa poitrine, et l’embrassa. Surpris, le petit Paul sourit, puis fougueux, il rendit la caresse.

— Vous voyez, votre récompense commence. Adieu monsieur, que le bon Dieu vous bénisse, fit sœur Véronique.

— Merci, et adieu, ma sœur. Nous ferons de Paul Bordier un homme de devoir.

Eustache Bordier arriva tout joyeux à son domicile de Québec. Le long du trajet, le babil de l’enfant l’avait charmé. Ce fut d’une voix triomphale qu’en entrant au logis de la rue Bourlamaque il appela sa femme :

— Jeanne, nous sommes arrivés !

Elle accourut, et apercevant celui qui allait devenir son fils, elle joignit les mains, ravie.

— Oh cher mignon, dit-elle viens que je t’embrasse.

— Mon Paul, voici ta maman, dit Eustache.

Au nom de papa prononcé par Sœur Véronique, l’enfant avait souri, à celui de maman, une douleur crispa ses traits, et ses yeux purs s’emplirent de larmes. Pourquoi ce chagrin subit à la douce appellation qu’il ne connaissait pas pourtant ? Dans le mystère de son âme enfantine soupçonnait-il les caresses perdues… Mais les larmes du petit Paul séchèrent vite sous les baisers de la bonne Jeanne.

— Viens, mon petit, viens te reposer, dit-elle, en entraînant l’enfant, j’aurai tant de plaisir à border ton lit ce soir.

Lorsque l’enfant fut endormi, Jeanne le regarda un long moment, puis marchant sur la pointe des pieds pour ne pas l’éveiller, elle alla trouver son mari qui fumait, l’air réjoui.

Eustache accueillit sa femme avec un large sourire.

— Hein, ma chère, avons-nous eu la main assez heureuse ! Il me semble que ce petit nous a toujours appartenu.

— C’est vrai ; comme je le sens déjà mien.

— Oh, à propos.

Et Eustache alla chercher dans sa malle, le paquet que lui avait donné Sœur Véronique. Il le présenta à sa femme :

— Place donc ceci en lieu sûr, ce sont les effets du petit. On m’a demandé de les conserver.

Sans exiger plus d’explications, Jeanne alla mettre le dépôt au fond d’un placard, et revint s’asseoir auprès de son mari.

— Notre foyer est plus doux, plus chaud, ce soir, avec cet enfant qui l’habite, dit-elle.

— Il est surtout plus complet.

CHAPITRE v

Au grand cadran du temps, douze années ont sonné. Paul Bordier est maintenant un bel adolescent de dix-huit ans. Il est élancé et bien découplé. De figure, il ressemble à sa mère, l’infortuné Gilberte, mais ses cheveux ainsi que ses yeux, sont très noirs, comme ceux de son père. Au moral, il a hérité de ses parents, un alliage de droiture et de bonté. Nature sensible et aimante, il adore ceux qui l’ont élevé, car il sait qu’il n’est que leur fils d’adoption. De sa petite enfance, il se rappelle vaguement un grand couvent, et des sœurs habillées de noir, la figure douce sous la cornette blanche.

Il va sans dire qu’Eustache et sa femme ont changé pour leur fils le nom de la Crèche, en celui d’Orphelinat. Paul se croit un orphelin, et témoigne une reconnaissance sans borne à ceux qui l’ont recueilli.

Studieux, appliqué, d’une intelligence remarquable, Paul achève ses études classiques ; et suivra, celles-ci terminées, un cours d’architecture à l’Université.

Eustache et Jeanne sont fiers de ce fils si affectueux, si délicatement prévenant. Jamais ils n’ont eu à se repentir de leur bonne action, et si le mérite en a été appliqué à Étienne, ils en ont tiré, eux, de grandes consolations.

Un soir, et précisément le dernier de l’année scolaire, Paul revint, du séminaire dans un état d’abattement complet. Ses yeux fiévreux où se lisait une douleur surhumaine semblaient demander grâce. En entrant chez lui, il monta droit à sa chambre, et, se laissant choir sur son lit, il éclata en sanglots convulsifs. Mais se levant aussitôt, hagard, il jeta dans un râle :

— Je ne veux pas… Je ne veux pas que ce soit vrai ! Oh je ne veux pas ! par pitié, Seigneur, épargnez-moi !

Madame Bordier était allée ce jour-là, comme elle le faisait souvent, prêter son concours à l’ouvroir de sa paroisse. Eustache, seul dans son cabinet de travail, crut entendre une plainte. Il ouvrit sa porte ; pas de doute ! Et la plainte venait de la chambre de son fils. Anxieux, n’y comprenant rien, il gravit vivement l’escalier et entra sans frapper dans l’appartement du jeune homme.

En voyant apparaître son père adoptif, Paul eut un mouvement de recul, et le rouge de la honte couvrit son front.

— Paul, mon petit, qu’est-ce que tu as ? s’écria Eustache effrayé.

Mais Paul, sombre maintenant, ne répondit pas. Il repassait pour la centième fois la scène qui l’avait ainsi affecté.

C’était à la récréation de l’après-midi. Les écoliers rendus turbulents par la perspective des vacances, se bousculaient en riant et ne se gênaient pas pour se talocher d’importance. Mais l’un d’eux, Gilles de Busqués, profitant de cette bataille joyeuse, appliqua sous l’apparence d’un geste amical, un formidable coup de poing à un élève qu’il détestait. L’autre devinant l’intention, répliqua, et une bataille en règle s’ensuivit. Voyant le pugilat devenir sérieux, Paul Bordier intervint, et entrant comme un coin entre les deux antagonistes, il les sépara, jetant Gilles par terre. Celui-ci se releva furieux, et devant les compagnons de Paul assemblés, il lança avec un air de suprême mépris :

— Toi, Bordier, tu devrais bien apprendre à te mêler de tes affaires.

— Allons, Gilles, ne te fâche pas, je ne voulais que vous séparer et non te jeter par terre. Dorval prend bien la chose, lui.

— Si je voulais, je pourrais te « coller » les épaules, répondit Gilles qui s’échauffait.

— Je t’en prie, Gilles, calme-toi, dit Paul conciliant. Tiens, faisons l’accord, ajouta-t-il en tendant la main.

Gilles n’avança pas la sienne. Mais dans les yeux de ses compagnons, il vit qu’on condamnait son manque de chevalerie. Alors, avec un désir de blesser celui qui involontairement l’humiliait, il s’écria, insolent :

— Oui, Bordier, je pourrais te faire baiser la terre si je le voulais, toutefois, je préférerais te jeter dans une crèche, tu y serais plus à l’aise, tu y retrouverais les souvenirs de ton enfance.

Les jeunes gens, ne comprenant pas l’allusion, regardaient de Busques, stupéfaits. Ceci finit de l’exaspérer.

— Qu’avez-vous à faire des têtes de Méduse vous autres, ne savez-vous pas que Bordier est un enfant trouvé ?

Aveuglé par la colère, Gilles venait, d’avancer un fait dont il était loin d’être certain lui-même ; mais il vit Paul chanceler et pâlir, ce qui l’enhardit.

— Regardez si ça fait plaisir de se faire rappeler ses origines.

Paul bondit.

— Je n’ai pas honte de mes origines, et tu devrais avoir assez d’honneur pour respecter mes parents disparus.

— Heu, disparus sans doute, seulement ils ne sont pas morts.

Et cinglant, il ajouta :

— Toi, tu es issu d’une noce à la Pompadour ; t’es comme les gars aux Bourbons.

Paul devint, livide, ses yeux se creusèrent, et sa gorge rendit un cri rauque.

Des voix s’élevèrent indignées.

— Toi, de Busques, tu devrais avoir honte !

— Non, je ne suis pas honteux !

— Alors nous le sommes pour toi, dirent ses camarades en s’éloignant.

Paul était sorti de la cour de récréation comme un fou. Sur la rue, il lui semblait que les passants qu’il rencontrait le montraient du doigt. Et une fois rendu dans sa chambre, sa douleur avait éclaté, attirant l’attention du père.

— Paul, mon enfant, qu’est-ce que tu as, répéta Eustache atterré ?

Le jeune Bordier répondit à la question par une demande :

— Mon père, que savez-vous de mes véritables parents ?

Eustache, inquiet, regarda son fils.

— Laissons en paix les disparus, mon cher petit.

Paul frémit.

— Les disparus ne sont pas toujours morts ; on me l’a dit aujourd’hui. Mon père, lorsque vous êtes allé me chercher à l’orphelinat, on vous a donné des papiers prouvant mon identité. On a dû vous remettre mon certificat de baptême, l’acte de décès de mes parents.

— Paul, tu es fatigué ; couche-toi, veux-tu ? Oublie les choses passées, dit Eustache devinant où son fils voulait en venir.

Paul s’entêta.

— Je veux, reprit-il la voix méconnaissable, éclairer ma situation. On m’a traité aujourd’hui de…

Il acheva dans un hoquet :

— D’enfant naturel…

— Toi, toi ! on t’a appelé ainsi ! Ah !

— Dites, dites, que ce n’est pas vrai, que ce n’est pas vrai ! s’écria Paul les doigts crispés sur le bras de son père.

— Paul, mon enfant, du calme. Tiens, assieds-toi près de moi, ici, sur ton lit. Appuie ta tête sur mon épaule là, repose-toi, ne pense à rien. Demain, nous reparlerons de cette affaire qui t’afflige sans raison.

Le jeune homme échappa à l’étreinte paternelle, et debout, il laissa tomber de ses lèvres tremblantes :

— Vous ne faites qu’éluder mes questions. Je vous supplie de me donner les documents qui me concernent.

Et devant le silence de son père, il éclata :

— Vous ne répondez pas ! Vous ne pouvez pas me remettre ces papiers ! Parce qu’ils n’existent pas !

— Mon petit, tu es le fils de mon cœur, viens dans mes bras, oublie l’affront, oublie le passé…

— Alors je suis cela ! fit-il avec un geste qui voulait éloigner quelque chose de répugnant, je suis l’enfant de la honte !

— Tu es tout ce que j’aime de plus au monde, et ta mère t’adore.

L’aspect du jeune homme devint effrayant.

— Je t’en supplie, Paul, reviens à toi, tu me tortures, calme-toi…

— Me calmer… je le voudrais… je ne puis… Vous voir affligé me fait, oh si mal… Et puis, ce que j’endure… Je souffre… Je souffre ! Ah que je souffre !

Devant cette douleur atroce à voir, Eustache eut un élan de tout son cœur. Prenant son fils dans ses bras, il le serra avec amour sur sa poitrine.

Paul se laissa faire. La tête renversée, il ne bougeait pas, anéanti. Mais bientôt, avec un effort ferme et doux, il se dégagea.

Debout, maintenant, les traits brisés, la sueur au front, il clama sa détresse.

— Je suis le fils de la honte, et tout en moi crie la droiture. Je sors d’une boue de luxure, et dans mon cœur et dans mon âme, je ne vois que propreté morale. Dans mon être affolé, deux personalités se font face. L’une qui est moi, l’autre que je ne connais pas et dont la sordidité m’éclabousse… Oh, comme je voudrais la tuer, celle-là !

À cet instant, Paul Bordier subissait les déchirures d’un combat monstrueux. Toutes les qualités de probité et d’honneur, qu’il avait héritées de son père et de sa mère, se révoltaient contre la tare qui les attaquait ; et cette lutte donnait au malheureux des spasmes de désespoir. Il vit crouler dans un amas informe, sa fierté et l’estime de soi, et sur le tout se dessiner les mots ignobles : « Tu es le fils de la honte. » Il résuma sa souffrance :

— J’endure l’agonie de l’homme en santé, aimant la vie, que l’on a forcé à boire un poison, et qui se sent mourir.

Eustache s’approcha de son fils, et l’obligea à l’envisager.

— Paul, mon cher enfant, cesse de te martyriser. Chasse de ton cœur le souvenir de ta pénible origine. Relève la tête, porte-la bien haute, car tu es beau, et ton âme est plus belle que ton corps.

— Une fleur poussée sur un fumier… laissa tomber Paul de ses lèvres exsangues.

— Oh ! en respirant les corolles parfumées, en regardant le coloris des pétales, on ne pense pas aux racines des fleurs. Lorsque je suis allé te chercher, Paul, je savais ce que tu viens d’apprendre. À l’enfant sans nom, j’ai donné le mien ; au petit, sevré de tendresse, j’ai ouvert mon cœur. Des baisers de mère ont consolé tes premières peines. Elle savait, elle aussi, ma chère compagne, qui tu étais et elle ne t’a pas marchandé ses caresses, elle ne t’a pas disputé son nom de maman.

Des larmes coulaient toujours des yeux de Paul ; mais ses soupirs convulsifs diminuaient comme ceux d’un enfant épuisé par un chagrin au-dessus de ses forces. Les paroles de son père adoptif, tombaient sur sa blessure comme un baume magique et redonnaient de la vigueur à son corps endolori. Il se redressa presque courageux.

Eustache continua, persuasif :

— Tu es le fils véritable de ceux qui t’aiment à la folie. Porte et défends le nom qu’ils t’ont donné ! Les yeux du jeune homme brillèrent. Toute sa nature ardente vibra.

— Je serai digne de vous, digne de l’adorable mère qui m’a tendu les bras !

Sur le front du fils de Gilberte, le mari de Jeanne déposa un long baiser. Puis, joyeux d’apparence, mais le cœur saignant par l’épreuve de son enfant, Eustache parla à Paul sur un ton de confidence :

— Maintenant, mon petit, baigne tes yeux, remets ta toilette en ordre, fais disparaître au physique et au moral toutes traces de ton bouleversement. Vois, les lampes s’allument, ta mère va rentrer. Tout à l’heure, autour de la table de famille, nous mangerons le pain ensemble. Dans le charme intime du foyer, nous parlerons d’avenir. Souris à la vie, mon fils et sois fort.

Dans une détente de tout son être, Paul se jeta au cou de son père.

— Et pas un mot de tout cela à maman Jeanne, hein, c’est compris ?

— Je vous le promets.

Lorsque Madame Bordier entra, son fils vint l’embrasser, et si fort, qu’elle dit en riant :

— Combien tu sembles heureux de me voir, Paul.

— Oh oui, si heureux, maman.

La vie continua paisible au logis des Bordier ; Paul poursuivait ses études avec ardeur, puisant dans le travail l’oubli de l’heure tragique qu’il avait vécue. Petit à petit l’horrible plaie se cicatrisait, mais le voile qui la recouvrait s’étendait mince et bien léger.

À vingt-deux ans, Paul Bordier reçut ses diplômes en architecture avec grande distinction. Les félicitations sincères de ses camarades mirent de la chaleur à son cœur. L’incident de la cour du collège semblait bien éloigné.

Eustache ajouta le secours pécuniaire aux efforts intellectuels du nouvel architecte, et en trois ans la position de Paul devint brillante. Les salons aristocratiques de la Cité de Champlain s’ouvraient largement devant ce garçon d’avenir.

La secousse morale ressentie par Paul à dix-huit ans, l’avait mûri avant l’âge, et cette maturité ajoutait un charme de plus à sa beauté mâle. Les yeux si francs du fils d’Étienne et de Gilberte, ne s’amusaient pas au flirt, mais ses lèvres ombragées d’une fine moustache, ne marchandaient pas un sourire bienveillant. Son front bien modelé, orné de cheveux souples divisés haut sur le côté, dénotait une volonté énergique. Sa démarche était celle d’un homme qui veut tracer son chemin dans la vie.

L’amour n’avait pas encore touché ce cœur généreux, mais il ne devait pas tarder à s’en emparer.

CHAPITRE vi

Dans une réception à Spencer-Wood, résidence des Lieutenants-Gouverneurs de la province de Québec, Paul Bordier fit la connaissance d’une jeune fille, descendante de la vieille aristocratie française, Alix de Busques, dont le nom sera certes le premier à figurer sur la liste des membres de la Cour Seigneuriale en formation.

Instruite et cultivée, d’une beauté altière, Alix de Busques était bien de nature à attirer l’attention.

À sa première rencontre avec celle qui se réclamait de la lignée du marquis de Vaudreuil, Paul Bordier se donna à elle sans retour.

Cette jeune fille au port de reine, avait fait parler un de ces cœurs qui ne se donnent qu’une fois, celui d’un Bordier.

Alix possédait de belles qualités de cœur et d’esprit, mais un incommensurable orgueil de race, qu’elle entretenait sans cesse, les avait momentanément atrophiées. Elle reçut, un peu distante, les hommages du jeune architecte, mais sa vanité en était satisfaite. Dans les attentions de Paul Bordier, elle vit la soumission d’un nouveau sujet rendant un tribut d’admiration à sa beauté d’aristocrate. Cependant, quelque chose dans les yeux de cet homme, la troublait parfois. C’est que les regards de Paul empruntaient souvent leur éloquence aux sources vives de son cœur.

— Alix de Busques sera ma femme.

Ainsi en avait décidé le fils d’Eustache. La vie l’avait frappé aveuglément en prenant possession de lui, mais à présent qu’il en était le maître, il allait prendre une revanche magnifique. Sorti de la rue, il ne voulait plus regarder en arrière. Il sera le premier d’une génération nouvelle, et il voulait l’asseoir sur des bases solides.

En rencontrant Alix de Busques, le cœur de Paul alla à elle.

— Ce sera donc cette créature superbe qui m’aidera à la réalisation de mon beau rêve, se dit-il. À cette famille de vieille souche, se soudera le rameau né d’hier, et du mélange de cette sève s’élancera un arbre vigoureux.

À chaque rencontre avec mademoiselle de Busques, Paul sentait grandir son amour pour elle. Seule, l’attitude hautaine de la jeune fille l’empêchait de le lui déclarer, mais il voyait venir le moment où il ne pourrait plus se contenir, et lui jetterait l’aveu.

Au commencement d’octobre 1932, un bal réunissait le tout Québec select au Château Frontenac.

En entrant dans la splendide salle de danse de cet hôtel fashionable, Paul Bordier ne s’arrêta pas à en contempler les richesses. Ses yeux fouillaient discrètement les groupes, à la recherche de celle qui seule comptait pour lui, ce soir-là. Il l’aperçut enfin.

Alix de Busques était debout près d’un haut palmier, dont elle caressait, du bout de son éventail, les feuilles retombantes. Vêtue d’un lamé d’argent, elle évoquait l’image de la jeunesse victorieuse. Dans sa pose méditative, Alix eût pu troubler un cœur beaucoup moins amoureux que celui de Paul Bordier. Par exception, une douceur inaccoutumée atténuait les traits altiers de mademoiselle de Busques, et lui donnait un charme ensorcelant.

L’orchestre préludait, et déjà des couples tournaient aux accents entraînants d’une valse.

Paul s’approcha vivement d’Alix, et s’inclinant profondément :

— L’honneur de cette valse avec vous, mademoiselle ?

Elle acquiesça d’un signe de tête gracieux, et posa sa main sur l’épaule de son danseur, et le couple s’élança.

Paul sentit la taille souple sur son bras, le parfum des cheveux blonds le grisait. Comme dans un rêve il eût aimé que cela fût ainsi toujours. Pour savourer cet instant unique, il ne parlait pas.

— Où sont donc vos paroles ce soir, monsieur Bordier, dit Alix en levant son visage souriant vers Paul ?

Paul regarda ardemment la jeune fille, et fit passer dans ses yeux, tout ce dont son cœur était plein.

— Les paroles manquent, ou plutôt on ne sait lesquelles choisir pour exprimer ce que l’on ressent parfois, dit-il gravement.

— Vous avez pourtant le verbe facile, monsieur, ce que vous éprouvez doit être bien extraordinaire.

— En effet, mademoiselle ; puis il y a des mots si beaux qu’on se demande si l’on doit les chanter ou les dire.

— Oh ! oh !… Seriez-vous amoureux monsieur Bordier, demanda-t-elle taquine ?

— Oui, répondit-il sans hésitation.

— L’homme comblé ! lança-t-elle enjouée, renommée, fortune, amour, mais que vous manque-t-il donc ! Il y a des êtres chanceux…

— Et qui ne demandent pas mieux que de partager leur destinée.

La valse terminée, les deux jeunes gens sortirent, sur la terrasse Dufferin et se mirent à marcher. L’air était, tiède. Au loin des lumières scintillaient sur l’Île d’Orléans. Mademoiselle de Busques les montra.

— L’Ile aux Sorciers, dit-elle, où il y a des diseuses de bonne aventure. Elles déchiffrent le passé, le présent, le futur. Vous devriez y conduire celle qui est l’objet de votre flamme, monsieur Bordier.

— Encore, faudrait-il lui en demander la permission.

— Allez-y ! Qui vous retient loin de celle que vous aimez, jeta-t-elle négligemment.

— Loin d’elle, répéta Paul en fixant son interlocutrice, je n’en suis peut-être pas très éloigné.

Alix comprit parfaitement ce que voulait dire son compagnon. D’ailleurs, très femme, les attentions assidues du jeune architecte, lui avaient révélé ses intentions. Cette adoration muette la flattait, mais de là à accepter la déclaration qu’elle sentait venir… Lui, Paul Bordier, prétendre à la main d’une Alix de Busques, descendante de marquis, quelle audace !

Quelle audace, soit, mais quelle folie de sa part d’entretenir des préjugés de race aussi ridicules que désuets. Orgueilleuse de sa lignée, Alix avait commencé, par un passe-temps de fille riche, à relever tous les faits glorieux de ses ancêtres. Elle finit par se passionner énormément à ses recherches, et chose déplorable, en prenant goût à ses fouilles, elle s’incorpora pour ainsi dire à ceux qui en étaient la cause. Elle, issue d’un sang si généreux, si vaillant, si noble, elle se crut supérieure. Ce fut donc d’un ton hautain qu’elle répondit à Paul Bordier :

— Monsieur, il y a des distances très courtes qui sont infranchissables.

— Les distances et les obstacles ne sont rien à qui veut vaincre.

— Il y a des places prises d’assaut où les assiégés ne se rendent jamais, dit-elle indignée.

— Mais il y a l’histoire des Sabines…

Elle le regarda, une flamme de colère dans les yeux.

— Il y a des comparaisons qui sont indignes d’un homme bien élevé.

Il pâlit.

— Pardonnez-moi, mademoiselle. Pourquoi ai-je dit cette phrase… Je n’approuve pas l’amour tyrannique. Oh, si vous saviez comment je le comprends, laissez-moi vous expliquer…

— Voyons un peu votre compréhension de l’amour, fit-elle dédaigneuse.

Paul ne vit pas la bouche railleuse, il dit d’une voix ardente :

— Je le comprends complet et sans retour, doux et indestructible. Et cet amour véritable ne frappe qu’une fois le cœur bien fait pour ce don sacré. Il s’en empare à jamais, et lorsque la vie quitte le corps, il se réfugie au sein de l’âme, et devient immortel.

— Oserais-je vous demander si le sentiment que vous éprouvez…

Il l’interrompit passionnément :

— Oui, mademoiselle, le sentiment que j’éprouve pour vous est celui-là, et en voulez-vous la preuve…

Avec un désir de blesser cruellement celui qui venait de lui imposer son amour, Alix de Busques riposta d’un ton tranchant :

— Me donner une preuve, vous ? Allez donc me chercher le livre où vous avez lu cette description de l’amour, car elle ne peut pas être de vous. Vous ne pouvez avoir ressenti ce qui n’appartient qu’au cœur bien né.

« Bien né ». Les mots transpercèrent Paul Bordier comme une flèche acérée, et ouvrirent net sa vieille blessure. Alix, la sœur de Gilles, savait donc son pénible secret et avec une dureté incompréhensible, venait de s’en servir.

Pourtant non. En lançant le mot outrageant, la jeune fille n’y attacha pas l’intention que Paul lui donna. Mais la terrible commotion empêcha l’architecte de scruter plus loin la pensée de sa compagne. Il reprit acerbe :

— Si vous avez voulu me faire mal, mademoiselle, soyez satisfaite, vous avez réussi.

Et continuant les dents serrées :

— Dieu ne choisit pas les cœurs pour y jeter l’amour véritable ; celui d’un mendiant peut en être plus digne que celui d’une princesse. L’amour ne se commande pas, mais il commande et se fait dévoiler. Un orgueil peut le bafouer alors, mais mépriser un amour sincère et honnête, est toujours une action vile.

— Qui défendez-vous et qui accusez-vous, s’écria-t-elle frémissante ?

— On peut placer les noms que l’on veut mademoiselle.

— Oh alors, mon cœur bien libre ne s’occupe pas de votre inepte exposé.

Il la regarda douloureusement.

— Vous avez raison ; il y a des orgueils qui stérilisent un cœur à jamais, je le vois.

Fouettée au plus sensible, elle répliqua souverainement méprisante :

— Je ne reconnais à quiconque le droit de me donner une leçon, à vous moins qu’à un autre.

— La chose serait inutile, le grain de sénevé n’a pas germé sur la pierre.

À ce moment, un groupe de jeunes gens en smoking, passablement éméchés, passa non loin de l’endroit où se trouvaient, l’architecte et mademoiselle de Busques, et l’un d’eux apercevant le couple, s’écria la voix avinée :

— Tiens, des danseurs en maraude, allons les trouver !

Mais il interrompit ses propos galants, et porta une main molle à son chapeau de soie en disant :

— Ah mais, c’est toi Alix ?

Alix, maîtresse d’elle-même, cachant l’humiliation qu’elle venait de subir sous son masque mondain, présenta Paul Bordier au nouvel arrivant :

— Gilles de Busques, mon frère, monsieur Paul Bordier.

— Comment, Bordier ! ce vieux compagnon de collège que j’ai perdu de vue depuis cinq ans…

— Lui-même, répondit Paul froidement.

— En voilà une rencontre ! Quand on ne se voit pas souvent, la première chose à faire en s’apercevant est de se rappeler ses souvenirs, n’est-ce pas ? Te souviens-tu de ma bataille avec Dorval dans la cour du collège, la veille des vacances de notre dernière année de philosophie ?… Ce que j’avais eu le don de te mater, toi, qui étais intervenu…

Paul Bordier, livide, ne se tenait debout que par un effort héroïque de volonté.

— Comme toutes ces folies sont loin déjà, dit brusquement de Busques, soudainement dégrisé, et en prenant congé.

L’architecte sentit l’étau se desserrer : Gilles l’épargnait.

Mais ses paroles remirent à la mémoire d’Alix un fait oublié. En effet, Gilles avait conté à sa sœur son altercation de collégien. Un éclair de conquérant traversa les yeux superbes. Elle savait maintenant comment frapper Paul Bordier. Elle lança en riant :

— C’est vrai, Gilles, tu connais monsieur Bordier, mais t’attendais-tu ce soir, à voir ta sœur à côté d’un prince d’une maison royale de France ?

Mais Gilles, sans écouter sa sœur, s’était éloigné.

Sous l’injure qui le frappait, Paul serra si violemment le dossier d’une chaise de la terrasse, placée sous sa main, que le bois en gémit.

Alix se retourna et implacable :

— Monsieur Bordier, quoique ce siège ne soit pas du style du dix-septième siècle, pas n’est besoin de le détruire.

La réponse qui vint, fut loin de celle qu’attendait Alix.

— Mademoiselle, vous m’avez promis deux valses ; nous en avons dansé une, venez, l’autre nous attend.

Devant la stupeur de la jeune fille, Paul dit incliné :

— Venez, on nous regarde.

— Sous les flots de lumière et parmi les fleurs, Paul et Alix enlacés, se mirent à valser aux accents un peu mélancoliques de « Beau Danube Bleu ».

— Cette valse est belle, dit Paul sourdement, elle nous transporte dans un lieu féerique fait de prairies verdoyantes, coupées d’un fleuve azuré, dans lequel se reflètent les tourelles de châteaux merveilleux. Et dans ce pays de rêve, le ciel toujours bleu, où se promènent sans cesse des nuages blancs et floconneux, crée d’un rien des scènes pastorales d’un fini délicieux.

Et devant sa compagne muette :

— Nos deux valses diffèrent en ce sens, que j’ai commencé la première en silence, et que c’est vous qui commencez la deuxième sans parler.

Paul Bordier sentait un besoin de faire souffrir celle dont la méchanceté venait d’ouvrir si sauvagement sa blessure. Lorsque adolescent, il avait reçu le coup terrible, il avait pleuré, gémi, supplié ; aujourd’hui qu’on le frappait au même endroit, il se dressait devant le destin, prêt à briser les armes dont il se servait.

Il poursuivit, mordant :

— Mademoiselle, j’ai à vous parler, et ce décor de fête va bien à ce que j’ai à vous dire. Vous avez envie de me souffleter, je le devine, mais vous n’oseriez devant vos gens. D’ailleurs, je vous tiens solidement.

— Goujat ! lança-t-elle hors d’elle-même.

— Oh, mieux que cela !

— J’en conviens.

— Et je tiens à vous éclairer complètement, sur ce que je suis. Étiez-vous bien persuadée tout à l’heure, que l’épithète que vous m’avez décochée me convenait ?

— J’en étais à peu près certaine ; votre attitude m’a singulièrement éclairée.

— Pour qu’il n’y ait plus de doute dans votre esprit, mademoiselle, sachez que ma naissance, comme celle de certains princes français, est irrégulière. Je m’en console un peu en songeant que vos ancêtres ont dû servir les Bourbons bâtards ; et de vous voir aujourd’hui après la succession des siècles, vous la descendante d’une noble lignée, au bras d’un enfant naturel, je m’en console tout à fait.

— Monsieur, s’il vous reste quelque dignité, reconduisez-moi. Je ne crois pas qu’il existe d’être plus bas que vous !

— Oh oui, moi j’en ai rencontré et la bassesse de cette personne m’a prouvé que la légitimité d’un berceau n’apportait pas à celle qu’elle favorisait le monopole de la vertu. Depuis cette révélation, vous le dirais-je, ma condition d’homme taré se présente sous un angle nouveau, et supporte, à son avantage, la comparaison que je me fais maintenant entre elle et celle de ceux qui ne sont pas nés comme moi dans un ruisseau.

Puis faisant allusion à l’arbre généalogique de la jeune fille :

— Avez-vous remarqué, mademoiselle, que des arbres au tronc solide, aux racines vigoureuses, pourrissent souvent par le faîte ?

— Misérable et lâche ! fit-elle défaillante.

Il raffermit son étreinte.

— Oui, mais généreux. Et pour vous le prouver, je vais vous donner tout ce que j’ai de meilleur en moi. Oh, ne vous récriez pas : il y a des mollusques repoussants à la chair savoureuse. Je vous donne mon cœur, mademoiselle de Busques, mon cœur et son amour. Je vous aime malgré moi et en dépit de vous. Lorsque vous voudrez descendre de vos hauteurs, et venir dans la plaine que j’habite, je vous recevrai, car mon amour indestructible rend mes paroles irrévocables ; je vous aime et je suis à vous.

Cette salle de danse somptueuse, ces lumières, ces fleurs, cette atmosphère de fête, n’est-ce pas un cadre digne pour les fiançailles ?

Et dans un rire qui résonna comme un sanglot :

— Jusqu’à nos paroles qui sont à l’unisson…

Reconduisant mademoiselle de Busques à sa place près du palmier, il s’inclina cérémonieux :

— D’autres danseurs vous réclament, mademoiselle, adieu…

Paul eut la force de passer impassible parmi la foule de gens qu’il rencontra, pour sortir de la salle du bal. Il échangea quelques mots avec celui-ci, celui-là. Le sourire aux lèvres, il salua les amis, mais une fois dehors, il héla un taxi, se jeta dans la voiture comme un fou, et ordonna au chauffeur de le reconduire chez lui.

Rendu dans sa chambre, cette force qu’il ne se connaissait pas, et qui l’avait soutenu pendant qu’il parlait à mademoiselle de Busques, l’abandonna, et une lassitude profonde envahit tout son être. Comme sept ans auparavant, il se laissa tomber sur son lit, mais sa douleur n’éclata pas bruyante : il n’avait même plus le courage de crier. Tout ce qu’il avait dit à mademoiselle de Busques bourdonnait dans sa tête ; et deux mots clairs accompagnaient les pulsations rapides de son cœur en tumulte : « Tu l’aimes ! »

Hélas, oui, il l’aimait de toute son âme, cette jeune fille dont la cruauté venait de le jeter dans la vie, désarmé. Oh, il aurait voulu arracher cet amour qui le torturait et l’humiliait, mais il était de cette race dont le cœur ne se reprend pas.

Il ne voulut pas analyser ce qu’allait être son existence.

Heureusement, dans son désarroi, les paroles réconfortantes dites par son père adoptif, dans une circonstance analogue à celle qu’il traversait dans le moment, vinrent de nouveau le soutenir et lui redonner du courage. Pour ce père sans pareil, cette mère bien-aimée, il saurait se maîtriser. Rien de sa brisure intime ne viendrait les affliger.

Pour Alix, elle ne sut jamais comment elle fit le trajet du Château à sa demeure.

Orpheline, Alix de Busques vivait avec sa tante, Eulalie de Busques, personne âgée et non mariée, un peu romanesque, entichée de ses titres, et qui ne faisait qu’offrir de l’encens aux pieds de sa nièce.

Les deux femmes habitaient une riche résidence de la Grande-Allée, où Gilles avait aussi ses appartements.

Lorsque Alix entra, et quoiqu’il fût assez tard, sa tante vint au-devant d’elle. La vieille demoiselle de Busques tenait à embrasser sa nièce chaque soir, peu importait l’heure.

— Eh bien, petite, pas trop fatiguée ? et comme toujours, reine du bal…

— Oh oui, reine du bal, fit Alix en répondant par un baiser hâtif aux caresses de sa tante, j’ai dansé ce soir avec un prétendant au trône de France, ajouta-t-elle dans un éclat de rire étrange.

Et sans donner d’explication à mademoiselle de Busques, ébaudie, elle gravit à la course le large escalier tournant conduisant à sa chambre, où elle entra en fermant la porte.

Elle aussi comme Paul, se laissa choir sur son lit ; et malgré la chaleur de la nuit, elle se mit à grelotter, non de fièvre, mais d’humiliation et de rage. De son orgueil déchiré, mis en pièces, sortit un cri de vengeance.

— Oh, ce Paul Bordier, lui faire payer la souffrance que j’endure !

Elle ne s’arrêtait pas à penser qu’elle l’avait flagellé d’une façon inouïe.

Dans sa tête maintenant lucide, Alix ébaucha plusieurs plans pouvant crucifier l’architecte. De tous ceux qui se présentèrent à son esprit, un par sa méchanceté s’imposa, tenace. Elle l’accepta.

Paul Bordier avait dit, oh elle s’en souvenait ! ces mots : « Mon amour indestructible, rend mes paroles irrévocables. »

— Alors, c’est par le cœur que je le prendrai, dit-elle avec une fureur concentrée.

Pour mettre au plus vite son projet à exécution, elle alla s’asseoir à un joli secrétaire, et écrivit fébrile, la note suivante :

« À monsieur Paul Bordier :

Monsieur,

Après ce qui s’est passé entre nous, cette lettre ne doit pas vous surprendre.

Auriez-vous l’obligeance de passer chez moi, demain soir ? j’ai à vous parler.

Alix de Busques. »

Ayant mis sa lettre dans une enveloppe armoriée, elle l’adressa d’une main ferme. Puis déposant sa plume, elle resta un moment songeuse, ses yeux durcis posés sur cette enveloppe élégante, premier jalon d’un chemin bien périlleux, dans lequel elle avançait, sans hésitation, tête baissée.

Qui aurait dit à voir cette jeune fille, si belle dans son lamé d’argent sous la lumière bleue de l’abat-jour de sa lampe, qu’elle venait de décider froidement du malheur d’un homme.

Pour être certaine de ne pas revenir sur sa décision, Alix alla porter sa lettre avec celles de sa tante, dans le cabinet de travail de cette dernière. Elle savait que chaque matin, mademoiselle Eulalie, très ponctuellement, expédiait sa correspondance.

Revenue dans sa chambre, Alix se dévêtit lentement, éteignit sa lampe, et se coucha. Dormit-elle ? mystère de la nuit.

II

En dépouillant son courrier le lendemain, Paul Bordier, encore fiévreux, ne remarqua pas l’enveloppe au blason autrement que pour l’ouvrir. Mais en voyant la signature sur la lettre qu’elle contenait, il eut un recul. Que lui voulait Alix de Busques ?

— Je le saurai ce soir, dit-il fermement, ayant relu la missive.

Il se remit au travail, distrait, préoccupé, par l’appel de la jeune fille. Par moments il eut envie de refuser son invitation, car à quoi bon se revoir à nouveau, se dire des mots blessants ? Elle, si elle le voulait ; lui, il n’en avait ni le courage ni la force.

Disons-le, Paul eut honte de n’avoir pas su mieux se maîtriser au bal du Château ; il prit une solide résolution : on pourra l’injurier comme l’avait fait mademoiselle de Busques, il ne descendra plus au niveau des gens qui voudront le ravaler. Ce fut donc très maître de lui, qu’il se rendit chez mademoiselle de Busques à l’heure convenue.

Alix attendait son visiteur dans son salon particulier. En voyant entrer le jeune architecte, annoncé par un domestique, elle se leva, et sans trouble apparent lui désigna un siège.

— Prenez la peine de vous asseoir, monsieur.

— Merci mademoiselle. Je ne vois pas que notre entretien puisse durer assez longtemps pour cela. Allant droit au but, il ajouta :

— Vous m’avez fait demander, mademoiselle, pourquoi ?

— Pour éprouver la sincérité de certaines de vos paroles, monsieur.

Les jeunes gens étaient debout, se faisant face.

Paul poursuivit :

— Poussé par l’aiguillon des tourments causés par vos attaques, je vous ai dit des mots durs et blessants au bal du Château ; je vous en demande pardon. Sous l’influence de mon cœur, je vous ai dit des paroles que je ne retracte pas. S’il s’agit de celles-là, mettez-moi à l’épreuve.

Alix demeura un moment silencieuse.

— Croyez-vous, monsieur, que les affronts doivent s’oublier ou se payer ?

— On les pardonne.

Puis continuant de sa voix chaude :

— Sur la route où nous nous sommes rencontrés, nous avons entretenu une pénible conversation qui nous a mis l’âme à nu. Mais le Christ de la croix a vu notre misère. Au pied de ce signe de réconciliation, pardonnons-nous nos offenses réciproques ; le voulez-vous comme je le désire ?

— Les mots de pardon viennent plus lentement à la bouche que ceux qui écorchent, monsieur. Vous me prenez au dépourvu, et point préparée, pour un acte qui semble vous paraître bien naturel et bien facile.

— Rien n’est difficile au cœur bien né pour…

Il s’arrêta, contrit.

Une flambée monta aux joues d’Alix.

— Vous êtes plus éloigné du talus surmonté d’une croix, que vous ne voulez le faire croire, monsieur.

— Ma phrase n’a pas été dite pour rappeler quoi que ce soit. J’ai été maladroit, veuillez m’excuser.

— Si votre phrase a pu me rappeler quelque chose, ce n’est pas ce que je voulais vous demander.

— Je vous écoute.

Devant les yeux toujours fixés sur elle, Alix baissa ses paupières, mais les relevant, elle dit provocante :

— Sous le voile d’oubli que vous voulez étendre sur tout ce qui s’est passé entre nous, mettez-vous aussi les sentiments de votre cœur à mon égard ?

— Je le voudrais… Je ne puis…

Elle abaissa de nouveau ses paupières, pour cacher l’éclat vainqueur de ses yeux. Puis regardant le jeune homme d’une façon singulière, elle dit sans ambage :

— Il y a des mots si durs, qu’ils lient pour la vie les êtres qui les échangent. Ils ont alors une force semblable à celle de promesses conjugales, ne trouvez-vous pas ?

Paul Bordier comprit la pensée de mademoiselle de Busques. Il fit un pas qui le rapprocha d’elle, et avec un accent chevaleresque, maîtrisant son émotion, et évitant l’humiliation à celle qui se jetait à sa tête, il dit en s’inclinant :

— Mademoiselle de Busques, j’ai l’honneur de vous demander votre main.

— Je vous l’accorde, répondit-elle sans hésiter.

Mais une sensation indéfinissable, vite disparue, lui serra soudain le cœur.

— Mademoiselle, reprit Paul solennel, je vous prends pour femme, avec la certitude que vous m’apportez un cœur, je ne dis pas aimant, mais sincère. Mon amour inconcevable pour vous trouvera, je le souhaite ardemment, une solution qui nous fera supporter notre étrange situation.

Elle dit, le regard lointain :

— Votre amour, c’est surtout lui que je veux…

— Vous l’avez depuis le jour où je vous ai vue. Disposez-en.

Il ajouta :

— Et n’oubliez pas que j’y suis lié par toutes les fibres de mon être. Vous avez entre vos mains le moyen de me tuer sans me toucher, je crois.

Elle frisonna, et une lueur passa dans ses yeux devenus de glace.

III

Lorsque Alix fit part à sa tante de sa décision d’épouser Paul Bordier, mademoiselle de Busques, de surprise, éleva ses deux mains parcheminées à la hauteur de ses épaules, et regarda autour d’elle en appelant Gilles, qu’elle prenait quelquefois comme conseiller. Ne le voyant pas, elle répondit à sa nièce en s’exclamant :

— Marier monsieur Bordier ! Y songes-tu réellement ! Je ne discute pas les qualités de ce jeune homme, mais sa naissance ne le met pas sur un pied d’égalité avec notre famille.

— J’ai pesé le tout, répliqua résolument la jeune fille, et j’épouse Paul Bordier.

— Ce n’est pas sérieux, réfléchis ! Notre blason, nos quartiers de noblesse !…

— Si on ne se croirait pas au Moyen-Âge, lança joyeusement Gilles qui entrait.

Amusé de l’infatuation de sa tante pour la noblesse, le jeune homme ne perdait jamais une occasion de se moquer ouvertement de la chère lubie que caressait la vieille demoiselle. Il reprit gamin :

— Ah, ma tante, votre blason, vos quartiers de noblesse, frottez l’un et assoyez-vous sur les autres.

— Gilles ! s’écria mademoiselle Eulalie scandalisée, comment peux-tu, toi, un de Busques, parler ainsi !

— Un de Busques, et le dernier de la lignée, encore ! C’est affreux, n’est-ce pas, de constater un tel désastre, fit-il en embrassant sa parente sur les deux joues.

— Notre famille s’éteindra en quenouille, soupira mademoiselle Eulalie.

— En quenouille ! Mon Dieu que vous êtes drôle avec vos expressions, style féodal. Pourquoi n’ajoutez-vous pas : Et la blanche haquenée vicieuse, d’un grand coup de ses pattes qui lui soutenaient le derrière, envoya le dernier des de Busques dans l’éternité. Une grande famille avait vécu ! Allons, noble dame, votre noble lignée ne s’éteindra pas ; ne parliez-vous pas mariage à mon arrivée ?

— Et quel mariage ! Ta sœur veut épouser Paul Bordier !

— Est-ce vrai, Alix ?

— Oui.

— Je te félicite, dit Gilles sincère. Ton choix est excellent.

— Écoutez-le donc ! Il approuve ! dit tante Eulalie, estomaquée.

Mais certainement j’approuve ; Paul Bordier est un homme d’une rare valeur.

— Oh, je m’oppose ! Je m’oppose ! protesta tante Eulalie, tout agitée.

— Et pourquoi vous opposer, demande Gilles la bouche en cœur.

— Mais pour le nom de notre famille !

— Peuh ! Vous vous êtes plainte tout à l’heure qu’elle s’éteignait en quenouille ? un sang nouveau et vigoureux lui fera du bien.

— Gilles !

— À quand la noce ?

— Gilles !

— Mais on fera des noces et je veux y être, moi.

— Le mariage sera très simple, et aura lieu dans trois semaines, dit Alix.

— Bravo ! cria Gilles, en exécutant un entrechat.

— Gilles ! Alix ! s’exclama mademoiselle Eulalie, Oh là, là ! ces enfants modernes ne doutent de rien ! Ah, je perds la tête…

— Mais non, mais non, tantinette, jeta Gilles en embrassant mademoiselle Eulalie sur le front, la voilà !

— Ah, j’en reste tout étourdie, murmura-t-elle, que de vitesse aujourd’hui !… Alix, ma chérie, as-tu bien réfléchi ?

— Oui, ma tante. J’épouse Paul Bordier, répondit-elle en regagnant ses appartements.

— Eh bien soit, ma petite, je ne m’oppose plus ; puisses-tu trouver le bonheur dans cette union. C’est curieux, ajouta-t-elle pour Gilles, ta sœur ne semble pas émue en parlant du grand jour de son mariage. Il me semble, continua la romanesque demoiselle, que des émotions bien douces doivent nous assaillir à cette perspective.

— Vous n’êtes pas trop vieille pour vérifier la chose, rien ne vous empêche d’en tenter l’expérience, riposta le jeune homme en riant franchement.

— Oh Gilles…

— Épousez quelque colonel chamarré de la garnison, avec double noblesse, civile et militaire, au plastron garni de décorations.

— Gilles, grand et cher fou, tu te moques de moi, mais je t’aime bien quand même.

Puis avec un peu d’inquiétude, elle questionna :

— Crois-tu qu’Alix sera heureuse ?

— Elle a choisi l’homme qui peut lui donner le bonheur ; puisse-t-elle bien le comprendre.

Il faut peu parfois pour redresser un défaut. Lorsque Gilles de Busques dans sa colère, lança l’affront à Paul Bordier dans la cour du collège, les reproches de ses compagnons de classe le firent entrer en lui-même. Il eut honte de lui. Et comme son orgueil avait été cause de tout, il s’y attaqua et le vainquit. Il ne fallut rien moins que des libations trop généreuses, pour lui avoir fait manquer de répéter sur la terrasse Dufferin ce qu’il appelait sa grande bêtise d’écolier.

Oui, ce sympathique garçon s’était corrigé de son défaut dominant, et un tout pareil qu’il voyait chez sa sœur, venait souvent jeter une ombre sur son rire facile.

Gilles menait une vie très large ; et quoique presque toujours en voyage, il suivait néanmoins les succès rapides de Paul Bordier, et admirait ce travailleur. La décision d’Alix d’épouser l’architecte, tout en le réjouissant, lui causait un malaise : saura-t-elle l’apprécier ?

CHAPITRE vii

Alix de Busques, agenouillée au pied de l’autel, venait de recevoir l’anneau qui l’unissait pour la vie à Paul Bordier.

Eustache servait de témoin à son fils, Gilles accompagnait sa sœur. Jeanne priait avec ferveur pour les nouveaux époux.

Pendant qu’Alix, le visage dur sous son sourire d’apparat, regardait vaguement le rubis de sa bague de fiançailles qui lui ensanglantait le doigt, Paul, recueilli, demandait un miracle au ciel, pour posséder un jour l’amour de celle dont la destinée venait de s’unir à la sienne.

Alix jeta à la dérobée un regard sur son mari, et le voyant incliné, eut une pensée odieuse :

— Prie, victime, prépare-toi à l’holocauste.

Mais elle fut punie de ce péché d’esprit.

Il lui semblait qu’un dédoublement d’elle-même se tenait devant elle, et assistait épouvanté à l’action infâme qu’elle commettait. Elle eut un geste de défi, et se redressa, agressive, mais ne parvint pas à se débarrasser complètement d’un malaise qui l’étreignait à l’égal d’un remords.

Après la cérémonie, Alix reçut sans broncher, tous les vœux de bonheur des invités. Paul, un peu pâle, mais très à l’aise, acceptait sa part de compliments.

Comme la réception touchait à sa fin, Paul se sentit tiré par le bras. Il se retourna, et vit Gilles à ses côtés. Sans dire un mot, le frère d’Alix entraîna le jeune marié à l’écart.

— Paul, dit-il, je suis heureux de t’appeler mon frère. Je me reproche dans ma vie, d’avoir commis une action qui t’a causé de la peine, et que j’ai failli renouveler il n’y a pas longtemps. Pardonne-moi.

— De tout cœur, Gilles, dit Paul la voix soudainement brisée.

— Merci. Tu sais, je n’ai jamais cru un mot de ce que j’ai dit. Grands dieux que l’on est bête parfois, quand on est jeune ou ivre.

Puis, secouant la tête comme pour chasser une obsession, il reprit devenu plus gai :

— Allons, cher ami, retournons auprès de ces dames, c’est tout ce que tenais à te dire.

Les deux jeunes gens s’éloignèrent bras dessus, bras dessous.

Après la réception, Paul dit à sa femme :

— Ne doutant pas que cela vous fisse plaisir, j’ai retenu deux places sur un paquebot pour une croisière aux Antilles. Ce paquebot partira de New-York après-demain. Nous nous rendrons dans cette ville par le train qui quitte la gare du Palais cette nuit ; mais comme l’heure de son départ en est assez avancée, nous irons, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, passer ce bout de soirée dans notre nouveau logis. Ceci vous fournira l’occasion de le mieux connaître. Vous n’y avez fait que de si courtes visites.

— Votre idée est excellente, je vous accompagnerai très volontiers. Elle avait parlé calmement, mais soudain un frisson la secoua, violent. La proposition de Paul de visiter la maison était pour elle le signal de châtier cet homme. L’heure qu’elle avait tant désirée allait sonner.

Au moment de partir, Paul conduisit sa femme auprès de sa mère et de son père. Et pendant qu’Eustache serrait vigoureusement la main de son fils, Jeanne prenant sa bru dans ses bras, lui dit à l’oreille :

— Aimez-le bien mon fils, Alix, il est si bon…

Puis se jetant au cou de Paul, elle l’embrassa bien fort :

— Sois heureux, mon enfant.

— Maman, priez pour elle et pour moi !

Les jeunes époux partirent, et l’auto qui les conduisait les déposa en peu de temps à leur nouveau logis.

Il y avait un an de cela, dans le but de son établissement futur, Paul avait acheté, Avenue des Braves, une superbe villa qu’il avait meublée et fait décorer avec un goût parfait.

À l’arrêt de l’auto, Paul montrant la maison illuminée, dit à Alix :

— Madame, vous voici rendue à votre foyer.

À ce mot qui renferme tout ce qu’une femme peut attendre de mieux de la vie, Alix éprouva une sensation faite de tourment et de joie imprécise. Une bouffée chaude la traversa. Elle tressaillit, et ses traits s’adoucirent. Le miroir placé dans sa sacoche qu’elle ouvrait inconsciemment à cet instant, lui renvoya sa gracieuse image. Elle eut un moment de stupeur, puis se mordit les lèvres de rage. Que voulait dire cette faiblesse incompréhensible ? Un rictus insolent vint déformer le beau visage. Elle dit indifférente :

— Cette résidence est jolie.

— J’ai fait de mon mieux pour la rendre attrayante ; libre à vous de faire les changements qu’il vous plaira.

En entrant dans ce nid que Paul avait préparé avec soin, Alix n’eut pas une minute d’hésitation dans sa résolution de le détruire. Son moment d’émotion passager était bien disparu. La haute glace du vestibule, où la jeune femme jeta un regard furtif après avoir ôté son chapeau, refléta l’air résolu de son visage. Ils visitèrent successivement, le salon de réception, la bibliothèque, le cabinet de travail de Paul. Puis, ils pénétrèrent dans un véritable bijou d’appartement, où le luxe raffiné des tentures, se joignait à l’élégance et au confort de l’ameublement.

— Votre boudoir, Alix.

Elle eut une lueur fugitive d’admiration.

— Il communique avec votre chambre, Alix, dit-il avec un accent recueilli, le centre véritable de ce foyer, visitons-le…

Mais il s’interrompit…

Alix, d’un bond venait de se placer devant la porte, les bras étendus, menaçante.

— Ma chambre, s’écria-t-elle, les yeux flamboyants, je vous défends d’en jamais franchir le seuil ! Ah, vous avez cru à une entente Paul Bordier ? Vous êtes naïf ! Si j’ai voulu entrer dans votre vie, sachez que c’était pour être plus près de vous, afin de mieux vous torturer. Les lanières plombées atteignent mieux une poitrine à notre portée !

Paul regardait sa femme, et hagard il bégaya :

— Vous… vous… avez fait cela… Vous m’avez épousé dans ce but…

— Oui, et je m’en glorifie ! Vous apprendrez ce qu’il en coûte d’outrager l’orgueil d’une de Busques !

— Malheureuse ! et rien ne vous a arrêté ! De quoi êtes-vous donc faite !

Tout se mit à tourner autour de l’infortuné, il lui semblait qu’un mouvement de valse l’entraînait. Mais Alix n’était pas dans ses bras, elle dansait lentement, seule, devant lui, et, d’une cravache armée de fer qu’elle tenait à la main, elle lui frappait, la figure en riant. Jamais elle n’avait été si belle.

Il eut un frémissement convulsif de tout son corps, ses traits se creusèrent et il s’effondra dans un fauteuil.

Alix regarda, triomphante, cet homme écrasé devant elle, mais sa joie méchante se ternit presque aussitôt par le remords qui vint la toucher.

Paul redressa le buste, mais sa tête se renversa sur le dossier de son siège. Il demeura les yeux clos, la respiration haletante.

Dans une pose galvanisée, Alix contemplait son œuvre. Une voix intérieure lui cria :

— C’est cela la vengeance ! Es-tu satisfaite ? Jouis alors et vite, car n’oublie pas que cet homme a dit : « Vous possédez le pouvoir de me tuer sans me toucher. » Regarde-le. Est-ce déjà fait ?

Elle eut un cri presque inquiet :

— Paul !

Il se redressa. Déjà elle s’était ressaisie.

Avec effort, l’architecte passa sa main sur son front. Puis se levant il fit quelques pas dans la direction de sa femme.

— Pourquoi avoir fait cela, demanda-t-il à nouveau…

— Je vous l’ai dit ! répliqua-t-elle avec défi.

Il secoua la tête.

— Ne saviez-vous pas que vous pouviez, mieux me faire souffrir de loin ? La seule pensée de vous avoir vue au bras d’un autre, me rendait fou. Aujourd’hui que vous êtes à moi, qu’importe le reste ! Ah qu’importe la souffrance !

Alix devint de marbre. Comment, une partie de sa vengeance lui échappait ! Les yeux effrayés, elle regarda Paul comme si elle le voyait pour la première fois. Soudain, elle se tordit les mains, et les portant à sa bouche, elle cria, la voix rauque :

— Allez-vous-en !

— Pourquoi, je suis ici chez moi ! N’avez-vous pas dit que vous désiriez me voir près de vous pour me frapper ? Contentez-vous !… fit-il, en offrant sa poitrine.

— Misérable ! bafouilla-t-elle, au paroxysme de l’énervement.

— Misérable ? non, mais bien malheureux, et malheureuse vous-même. Pourquoi avez-vous tenu à confirmer par des actes, ce que j’ai pu vous dire ?

— J’ai voulu vous prouver que bon sang ne peut mentir… Mes aïeux se battaient pour venger l’affront… Je les ai imités.

— Vos aïeux combattaient non par orgueil, mais pour défendre leur honneur, cet honneur qu’ils vous ont légué, et que vous venez de souiller par un parjure devant les autels où ils ont monté la garde !

Elle suffoquait. Paul l’éclairait trop rapidement sur l’action qu’elle avait commise. Elle fit un geste comme pour se défendre. Il poursuivit, désespéré :

— Alix, si votre présence auprès de moi n’a pas eu le pouvoir de me donner la souffrance que vous escomptiez, les moyens que vous avez employés pour entrer dans ma vie l’ont fait… La douleur de mon amour lacéré me paraît tolérable à côté de votre avilissement qui me broie.

Alix laissa échapper une plainte et chancela. Paul s’avança instinctivement et reçut sa femme évanouie dans ses bras. Il la retint un moment, puis doucement il la déposa sur son lit, et s’agenouillant près d’elle il la regarda avidement.

— Si je n’étais pas chrétien, gémit-il, je la tuerais pour ensuite me donner la mort.

Il se releva. Mais avant de quitter cette chambre interdite pour lui, il se baissa sur le visage si pâle, si beau sur le blanc de l’oreiller, et sa bouche se posa compatissante sur le front lisse. La fine moustache noire du fils de Gilberte, mit un arc de deuil à ce baiser de pardon.

Paul contempla encore un moment la superbe créature, si gracieuse dans sa pose allongée ; mais Alix fit un mouvement ; elle revenait à elle ; il se retira.

Lorsque Alix reprit ses sens, ses pensées au lieu d’être enténébrées, lui revinrent rapidement avec une précision très nette. C’est que la courte syncope, en suspendant pour un instant la vie exaltée de la jeune femme, lui avait fait reprendre son équilibre mental. Tout ce qu’elle venait de faire lui apparut en traits fulgurants. Comment avait-elle pu commettre une telle action ? Elle eut honte d’elle-même. Elle chercha désespérément un moyen de se disculper, et tout lui criait sa culpabilité. Elle se voila le visage de ses mains, mais par l’interstice de ses doigts, le rubis de sa bague, lui jeta une larme de sang sur la prunelle, et lui rappela son parjure. Elle sentit crouler son être affolé : en essayant de le soutenir par son armure d’orgueil, elle s’aperçut que cette dernière était bien fêlée. Et parce que moins prisonnière dans cette carapace de péché, son cœur se mit à battre plus librement, et combien plus rapidement. En circulant, pressé, ce sang orgueilleux se débarrassait, on eût dit, de ce qui lui avait fait commettre une faute.

Alix se sentit redevenir femme par ce qui se brisait en elle. De grosses larmes roulèrent sur ses joues. Larmes de repentir ? Larmes d’un cœur féminin, avec ses élans et ses retours, ses mystères et ses surprises, mais cœur si beau !

Qu’allait-elle devenir ? Assise sur son lit, elle se le demandait. Une seule solution s’imposait : la séparation. Se séparer de cet homme qui venait de se dresser trop grand devant elle.

La poussée d’orgueil fou qui lui avait fait commettre son péché se dissipait, mais sa nature altière demeurait. Elle, vivre près de cet homme, jamais !

— Jamais je ne le pourrai, se répétait-elle.

Mais une voix peureuse, douce comme le son des cordes d’une harpe frôlées par le doigt, lui dit : « Es-tu certaine ? »

Elle frissonna, car la voix, de petite, prit soudain de l’ampleur, et parla plus fort.

Pendant ce temps, Paul Bordier, assis sur une chaise droite du fumoir, les bras pendants, la tête vide, les yeux fixés sur le cadran de la cheminée, ne voyait qu’une chose : les deux aiguilles qui lentement marquaient la première heure de sa vie détruite.

Dix heures sonnèrent. Paul fit un mouvement. Il eut un soupir navrant et ses poings s’abattirent sur ses tempes.

— Pitié, Seigneur, ayez pitié.

Répétant entre haut et bas cette supplication angoissée, il se dirigea vers la chambre de sa femme. Comme il allait frapper, la porte s’ouvrit et Alix apparut.

Les deux jeunes gens s’immobilisèrent. Le luxueux intérieur où ils se trouvaient, avec ses coins d’ombre et de lumière bien balancés, leur semblait rien moins qu’un gouffre sans fond, sur le bord duquel, de chaque côté ils se tenaient.

Paul, le premier, rompit le silence.

— Madame, le chauffeur sera ici dans quelques minutes pour nous conduire à la gare.

Ces paroles banales tombèrent comme les coups d’un glas dans la nuit.

— À la gare, répéta-t-elle vaguement ?

Il dit, la voix blanche :

— À la gare, oui : ce soir commence notre voyage de noces…

Elle se souvint.

— Je ne tiens pas à faire cette croisière…

— Ni vous, ni moi, ne pouvons rien changer à ce qui a été décidé.

— Ne pourrions-nous pas, par un arrangement quelconque, rester ici jusqu’à…

Elle eut une hésitation.

— Jusqu’à notre séparation…

— Notre séparation ?

— Rompre les liens qui nous unissent, n’est-ce pas la seule solution…

— Je m’y oppose. À quoi servirait de donner au public avide de scandale, le spectacle de notre misère. Non. Ensuite, il y a nos familles. À tous ces êtres chers, il ne faut pas montrer notre grande erreur, mais la cacher. Qu’ils ne se doutent jamais que ceux qu’ils aiment se sont lourdement trompés.

— Qu’exigez-vous donc de moi, demanda-t-elle hautaine ?

— Rien. Vivez sous mon toit ; j’y resterai le moins possible. Nous donnerons l’exemple d’un ménage mondainement très uni.

— Je préférerais ne pas entreprendre cette croisière, redit-elle avec lassitude.

— Pour le moment, vous n’avez pas le choix de vos décisions. Et que ferions-nous dans ce logis où le feu est éteint, vous auriez froid jusqu’à l’âme. À tous deux, le soleil de l’Équateur ne sera pas de trop pour réchauffer nos cœurs transis.

Ils partirent.

Sur le paquebot, ceux qui virent le couple si bien assorti de Paul Bordier et de sa femme, ne se doutèrent pas du désastre de leur vie conjugale ; car tout dans leurs relations extérieures, indiquait une entente complète. Paul et Alix dansèrent et prirent part à tous les amusements à bord. Rien ne les différenciait des autres passagers.

Paul fournissait à sa compagne les renseignements sur les pays qu’ils traversaient.

Mais comme l’enthousiasme qu’il ressentait autrefois devant les beautés naturelles était loin ! Sa voix résonnait étrange à ses oreilles. Elle était sans inflexion, ne vibrait plus. Rien ne venait l’animer et lui rendre sa chaleur des beaux jours.

— Ma voix, songeait-il, n’est plus vivante, parce que le cœur qui la faisait chanter, rire et pleurer, est ravagé. Un de ces jours, je visiterai cet endroit désolé pour voir ce qui peut y être ramassé.

En effet, il le visita un jour ce cœur qu’il croyait désert, et fut effrayé d’y trouver parmi les décombres, son amour pour Alix aussi fort, aussi complet que jamais. En vain essaya-t-il de le déloger, il ne réussit qu’à se faire souffrir ; car en se débattant contre les attaques d’expulsion, son amour, qui emplissait son être, le déchirait.

Pour Alix, les fêlures de sa cuirasse d’orgueil, s’élargissaient de jour en jour, et les élans de son âme devenus plus souples la jetaient dans l’émoi. Elle était désemparée.

Revenus à Québec, monsieur et madame Paul Bordier s’installèrent dans leur magnifique résidence de l’Avenue des Braves, donnèrent des réceptions et acceptèrent des invitations. Leur attitude correcte à l’égard l’un de l’autre, ne trahissait aucune contrainte. Devant son père et sa mère, Paul se montrait joyeux. Ils ne devinèrent pas l’angoisse sous le rire, ils le voulaient si heureux leur cher fils ! Mademoiselle Eulalie, conquise par les attentions délicates du mari d’Alix, ne jurait plus que par lui. Gilles, seul, soupçonna une partie du drame.

CHAPITRE viii

— Hé, Kélano, vas-tu rire de nous encore longtemps ?

Le visage de l’Esquimau exprima une surprise telle, que celui qui avait interpelé le sauvage, éclata de rire.

— Moué pas saouère quoi li veut dire…

— Parle donc français !

— Pas pouvoir faire mioux, m’siou…

— À quelle distance sommes-nous du poste, Kélano ?

— Karante milles, m’siou, en passant par p’tite coulée. Mais Kélano pas marcher plus longtemps aujourd’hui. Kélano camper drette icitte, drette icitte, m’siou Thomas.

C’était cette décision d’arrêter la marche alors qu’il ne faisait pas nuit, qui avait valu la remarque à l’Esquimau de la part de son compagnon.

— Pourquoi rester ici, nous avons encore trois heures de marche avant le coucher du soleil. Le bourgeois est pressé de se rendre au poste, lui.

— Bourgeois partir tout de suite, bourgeois mourir, Kélano mourir, chiens mourir, m’siou Thomas mourir.

— C’est ça, sauvage impoli, place-moi après les chiens. Quel enterrement tu organises là ? Si tu nous blagues mon mangeur de suif, je te place près d’un feu, et tu vas fondre comme une chandelle.

— Toé pas faire ça, toé avoir besoin de Kélano, fit l’Esquimau dans un sourire qui montrait ses dents jaunes.

— Mais enfin, pourquoi arrêter si à bonne heure, s’impatienta Thomas ?

— Toé attendre, pas longtemps, pi ouère. Vent partout. Brrr… Vent casser arbres comme allumettes… Vent tuer bête, vent charroyer loups en l’air, zou-ou-ou !

— Bon, les loups vont passer dans l’air comme un volier d’alouettes. T’es fou Kélano.

— Kélano pas fou. Toé fin ? écoute…

Un sifflement venait de se faire entendre. À l’horizon, de gros nuages noirs zébrés de violet foncé, s’élevaient en s’entre-croisant dans le ciel, et, tels des écheveaux fantastiques de quelque toison de bête fabuleuse, tissaient d’épaisses écharpes funèbres, tout effilochées, qui attachaient rapidement la terre au firmament.

Un silence pesant suivit le sifflement. On entendait le hurlement des loups effrayés. Par vagues rapides, la noirceur emplissait les vallons et recouvrait les collines, et bientôt ce fut l’obscurité complète.

— La tempête, fit Thomas en se signant, la terrible tempête polaire !

— Hein ? Kélano pas fou… Kélano saouère tempête y venir…

— Brave Kélano !

La prudence du sauvage venait certainement de sauver la vie des voyageurs, dont il était le guide.

C’étaient les signes de la tempête aperçus par Kélano, qui décidèrent ce dernier pour un campement hâtif.

Les trois hommes s’empressèrent de recouvrir de neige leur tente de peau, dressée dans un endroit abrité, et d’y jeter une provision de bois mort. À peine les voyageurs et leurs chiens furent-ils entrés sous leur solide abri, que l’ouragan se déchaîna.

L’effroyable Fantôme Blanc du Pôle Nord venait de se dresser. Les éléments semblaient obéir à des ordres contradictoires. Le vent hurlait. Comme poussée par la force d’un volcan en éruption, la neige s’élevait en trombe vers le soleil, et par l’action du froid se soudait à celle qui tombait en bourrasque, formant des lames de glace, qui, en se rencontrant, se brisaient avec fracas. Quelque chose d’une accalmie se produisait par intervalles irréguliers, puis les forces de la nature se mesuraient de nouveau, implacables.

Pendant que les éléments dans des embrassements de délire, se faisaient une lutte de destruction, chiens et êtres humains confortablement installés sous leur tente de cuir, laissaient filer le temps. Le petit poêle de tôle qui entretenait une chaleur modérée dans ce trou de taupe, faisait suer à grosses gouttes le pauvre Esquimau et comme Thomas venait de jeter un fagot sur les braises, il se lamentait :

— Toé m’siou Thomas, vouloir faire fondre Kélano. Kélano fondu, plus Kélano, hein ? Toé pas pouvoir trouver chemin. Plus pareil chemin quand nous sortir. Kélano fondu, li bourgeois, m’siou Thomas, perdus…

Avec des gestes éloquents, l’Esquimau essaya d’expliquer à son compagnon le bouleversement qui se produisait.

— Finis donc de t’agiter les mains comme des nageoires de phoques, sacré soupçon d’homme, et laisse moi dormir, fit Thomas en se roulant dans ses couvertures, c’est le mieux que nous avons à faire. Mais vu qu’il y a trois jours que fermer l’œil est ma seule occupation, le sommeil commence à être léger.

Et comme Kélano continuait à baragouiner, Thomas ajouta menaçant :

— Ta gueule, Kélano, ou je mets une autre bûche.

Roulant ses yeux étroits dans sa face luisante, l’Esquimau alla se coller la joue sur la peau glacée de la tente, et resta coi.

Celui que nous avons entendu appeler le bourgeois, suivit un moment, amusé, la scène entre les deux hommes : puis à l’aide d’une torche électrique, se mit à lire une lettre froissée. Ayant fini sa lecture, il replia les feuillets et les enfouit sous sa veste de fourrure. Ensuite, éteignant sa lumière, il se coucha à son tour.

Mais l’inconnu ne dormit pas ; il songeait.

— Quelle atmosphère de tombeau m’entoure, se dit-il, que mes paupières soient ou non fermées, tout est noir ici. Ce linceul qui m’enveloppe et m’engourdit, convient bien au mort-vivant que je suis.

Vingt-cinq ans bientôt qu’elle est morte ma Gilberte, vingt-cinq ans que son souvenir seul me rend la vie supportable. Elle l’avait dit la chère épouse : « Mon âme sera avec vous là-bas. » Oh, comme ce fut vrai ! et qu’il fut vrai aussi le pressentiment qui lui fit ajouter : « Je sens que notre union sera courte sur la terre. »

Vingt-cinq ans répéta-t-il, et après tant d’années, que me veut Joachim Bruteau, ce vieux que j’associe indirectement à la cause de mes malheurs. Oh, si l’enfant avait vécu ! Si ce fruit de notre amour m’avait été laissé pour la joie de mes yeux ! Les caresses du fils auraient rendu plus tangible la présence mystique de la mère. Mais non, rien ! Tout disparut dans un affreux chaos, et je revois le hideux vieillard se repaître de ma douleur. L’orage accompagnait ses paroles alors, aujourd’hui la tourmente suit son appel. Que me veut cet homme, on dirait qu’il me poursuit ; il me fait presque peur ; les colères de la nature font toujours un chœur à sa voix.

Absorbé dans ses pensées, Étienne perdit la notion du temps. Il fut tiré de sa torpeur par une exclamation de Kélano.

— M’siou, m’siou Thomas, lève vite…

— Allons qu’est-ce qui te prend encore, grogna Thomas ?

— Écoute, écoute…

— Écoute quoi… fit Thomas en se redressant.

— Toé entendre ?

— J’entends bien un grattement feutré au-dessus de nous. Qu’est-ce que c’est Kélano, des rats dans le grenier ?

L’Esquimau trouva la question si drôle, qu’il se mit à rire. Et son rire en s’égrenant rendait un bruit semblable à celui du frottement de morceaux de glace dans un sceau de bois. S’étant calmé, Kélano expliqua :

— Pas des rats, m’siou Thomas, pas des rats, non, mais des loups par exemple. Oui, des loups. Affamés, li loups grattent sur tente sentir viande, vouloir manger.

— Ils t’ont senti, toi, hareng-saur.

Kélano qui décidément possédait un beau caractère, se mit à rire de nouveau. Cependant l’idée de pouvoir enfin aller respirer le grand air, l’aidait pour beaucoup à prendre les choses gaiement.

— Je ne comprends pas la cause de ton hilarité, sauvage. Est-ce la perspective de te trouver nez à nez avec des loups qui te déride ainsi ? Monsieur Bordier, ajouta Thomas, au dire de Kélano, nous pouvons sortir de notre refuge. Des loups attendent pour nous saluer, paraît-il. C’est assez amusant.

Étienne sourit.

— J’aime mieux envisager la réception qui nous attend, que de rester ici plus longtemps, dit-il. D’ailleurs nous avons le moyen d’éloigner les hôtes de la forêt. Jette les braises du poêle dehors, et avec le bois qui reste fais un grand feu. La flamme chassera ceux qu’une courtoisie intéressée a placés devant notre porte.

Et ainsi fut fait. La clarté du foyer et les étincelles en roulant sur la neige firent déguerpir les loups qui, efflanqués, la gueule sanglante, s’enfuirent en hurlant.

L’on put sortir sans danger.

Les préparatifs de départ se firent rapidement.

Kélano la figure animée, vérifiait la solidité des harnais, et pendant qu’il s’activait à sa besogne, ses yeux bridés pétillaient de malice. Son inspection terminée, il s’adressa à Thomas :

— Bin m’siou Thomas dit-il, toé fin, Kélano fou, toé dire quel côté chiens pointer museau.

Thomas regarda autour de lui en hésitant, et montra la direction nord-est.

L’Esquimau se mit à rire derechef, ce qui secoua le poil roux de son vêtement de peau.

— Allons, qu’est-ce qui te prend encore, Kélano ? Si tu te crois intéressant en te secouant de la sorte, tu te trompes. Mais enfin, tes gestes d’ours qui s’épuce font sans doute ton affaire : envoie fort mon garçon, soulage et ta rate et ton épiderme.

— L’on part, dit Étienne en riant ?

— Oui, m’siou Étienne, nous partir. Mais pas suivre m’siou Thomas : li vouloir retourner en arrière. Hé, hi, hi, hi…

Le changement topographique survenu durant la tempête, avait désorienté Thomas.

On se mit en route.

Étienne ne pouvait satisfaire ses yeux de la beauté féerique qui entourait la petite caravane. Bêtes et gens se mouvaient dans un décor merveilleux tout illuminé par les lueurs incomparables des aurores boréales.

— Quelle apothéose, ne dirait-on pas que je marche en triomphe ! songea Étienne, mais il me semble que cette voie somptueuse où je vole léger, va se rétrécir tout à l’heure pour ensuite se terminer par une impasse dans laquelle Joachim Bruteau m’attend, un bâton à la main.

Repris par une angoisse qu’il ne pouvait éloigner, Étienne se remit à penser au mystère de l’appel du vieillard, appel que le vieux lui avait fait parvenir par l’entremise de tante Marie. La lettre de la bonne vieille à Étienne était ainsi conçue : « Mon cher Étienne : Ces quelques mots te parviendront-ils jamais ? Puisses-tu les recevoir sans trop de délai. Joachim Bruteau désire te voir ; que signifie cet appel tardif ? Je n’ai plus revu l’oncle de Gilberte depuis mon départ désespéré de la ferme, il doit être bien vieux. Hâte-toi ! Je mets sur cette enveloppe, ton ancienne adresse du Magasin Central de la Compagnie de la Baie d’Hudson, avec demande de faire suivre. Puisse le doigt de notre chère disparue guider cette missive jusqu’à toi. Ton affectionnée tante, Marie Barre. »

Étienne Bordier, comme nous le savons, son engagement avec le gouvernement terminé, s’était mis au service d’une grande compagnie du Nord exploitant le commerce des fourrures, et cette compagnie, comme toutes celles du même genre, était affiliée au Magasin Central qu’Étienne visitait deux ou trois fois l’an. Lors de l’arrivée de la lettre de Marie Barre au dit établissement, Étienne se trouvait à trois cents milles de l’endroit, visitant pour le compte de sa compagnie, un poste inaccessible à tout avion. Comment la lettre lui parvint-elle, voici : pour venir en aide aux chiens qui apportaient de ces postes lointains un chargement pesant, un autre équipage allait à leur rencontre. Ce fut le conducteur de ce dernier attelage qui, ayant passé par le Magasin Central, remit à Étienne sa correspondance. L’échange des chiens effectué, ceux des animaux lestés, prirent le devant, conduits par deux hommes. Étienne continua sa route avec ses compagnons.

On comprend la hâte du voyageur d’arriver à destination. Une fois rendu au Magasin Central, se disait-il, ce ne sera pas long. Et en songeant au voyage aérien qu’il allait entreprendre, il murmura :

— Quelle différence de locomotion depuis vingt-cinq ans !

Enfin la petite troupe atteignit le but de son voyage. Sans perdre de temps, Étienne fit ses préparatifs de voyage. Après avoir dit adieu à ses chefs, il prit place à bord du puissant avion mis à sa disposition.

Dans un vol record, à peine interrompu pour le ravitaillement, le grand oiseau vint se poser en rade de Vancouver. En descendant de la carlingue, Étienne se crut le jouet d’un rêve. Parti des régions de la Baie d’Hudson, où la neige avait été excessivement hâtive et abondante cette année-là, et le froid terrible, il se trouvait, soudain parmi la verdure et les fleurs ; et le temps nécessité pour l’emmener d’un endroit à l’autre pouvait mieux se mesurer en heures qu’en jours.

Une fois installé dans le convoi qui se dirigeait vers Montréal, Étienne éprouva une grande joie à l’idée de revoir sa chère vieille parente, et ses amis. L’appel du vieux Bruteau ne l’inquiétait pratiquement plus, que pouvait-il contre lui, tout n’était-il pas consommé ? Rien n’existait du passé qu’un souvenir intouchable. Et l’avenir ? Avec la large aisance qu’il possédait, il s’établirait en pays civilisé pour le reste de ses jours, près de ceux qu’il retrouverait.

CHAPITRE ix

Par un matin ensoleillé des premiers jours de décembre, soit environ cinq semaines après le mariage de Paul Bordier à Alix de Busques, Étienne Bordier arriva à la gare, où, plus de vingt ans plus tôt, en sautant, sur ce même quai, il s’était élancé joyeux vers celle, qui hélas, l’attendait les bras refroidis. Il ne prit pas la route de Chambly, cette fois. Courbé par les souvenirs poignants qui surgissaient à chaque pas, il se fit conduire au numéro de la maison qu’habitait toujours sa tante Marie, sur la rue St-Hubert.

Marie Barre, encore alerte malgré ses quatre-vingts ans bien comptés, vint ouvrir elle-même au coup de sonnette d’Étienne. En reconnaissant le mari de cette malheureuse Gilberte, elle eut un cri de joie et ses mains se joignirent en un geste d’action de grâce.

— Étienne ! Toi ! Je n’ose en croire mes yeux. Oh, viens que je t’embrasse !

Et la bouche fine et ridée se posa plusieurs fois sur les joues hâlées de son neveu. Puis sans lâcher les mains du voyageur, elle l’entraîna dans son salon vieillot et propret où elle le fit asseoir.

D’émotion, Étienne ne pouvait dire un mot. Les souvenirs qui l’avaient assailli dès son arrivée à la gare, prenaient ici une acuité infiniment douloureuse. Les lèvres qu’il venait de sentir sur ses joues, s’étaient posées sur le front glacé de sa jeune femme, les mains qui tenaient toujours les siennes, avaient fermé ses beaux yeux. Il eut un regard navré à l’adresse du témoin de la mort de Gilberte.

— Tante Marie, parlez-moi « d’Elle »…

— Nous en parlerons longuement, mon ami, un peu plus tard. Pour le moment, il faut te reposer, oh, excuse-moi, enlève ton paletot, mets-toi à ton aise. Là. Et maintenant, je vais te préparer un petit déjeuner ; mais avant, laisse-moi te regarder.

Prenant la tête d’Étienne dans ses mains, l’excellente vieille la leva vers elle.

— Tu es encore beau, mon enfant, tes cheveux blancs te vont bien.

— Oh, je suis vieux et bien changé.

— Vieux ! tu n’as pas cinquante ans !

— Les années ont compté double pour moi.

— Pauvre Étienne, je te comprends, je sais que les chagrins allongent les jours.

En songeant à ses disparus, tante Marie ne put retenir ses larmes, qui en habituées, se posèrent au bord de ses paupières flétries. Mais la chère vieille se ressaisit, et elle sourit de nouveau à son neveu.

— Allons, je bavarde, fit-elle, et durant ce temps, rien ne se prépare pour te restaurer. Tiens, couche-toi un moment sur ce canapé ; je cours à ma cuisine.

Elle s’éloigna toute menue.

Au bout d’un quart d’heure, elle revint au salon, portant un cabaret, chargé.

Étienne s’empressa de lui enlever son fardeau des mains.

— Ah, ah, tu es affamé, dit-elle.

Il dit oui pour lui faire plaisir.

Maintenant, assis tous deux près du guéridon supportant les mets à peine touchés, ils causaient.

— Avez-vous une idée de ce que peut me vouloir Joachim Bruteau, tante Marie ?

— Pas la moindre, dit-elle songeuse.

— Je croyais ce vieux-là mort depuis longtemps !

— Mort, lui ! Je ne pense pas que sa présence soit désirée nulle part là-haut. Ah, le sacripant !

— Comment vous a-t-il traitée le temps que vous étiez chez lui ?

— Aussi longtemps que Gilberte vécut, il me toléra ; mais après, il m’a mise à la porte.

Oh, il a agi ainsi ! A-t-il été bon pour elle, Gilberte ?

— Ni bon, ni méchant. Qui aurait pu deviner ce qu’alimentait cette caboche ?…

— Et ma femme, comment est-elle morte, demanda Étienne avec un soupir ?

— Subitement, sans souffrir, mon petit.

— Et l’enfant…

— Je ne sais pas. Comme je te l’ai dit, le vieux Joachim n’a pas été long à se débarrasser de moi. Trois jours après les funérailles de Gilberte, il me signifia l’ordre de partir. Oh, je n’avais pas l’intention de rester, mais mon plus grand désir eût été d’amener le petit avec moi…

Étienne sursauta, et coupant la parole à son interlocutrice :

— Que dites-vous, tante Marie ! l’enfant…

— Je voulais l’emmener avec moi. Il ne serait pas mort dans ses bras. Il était si fort, si beau lorsque je le quittai. Ah, ce vieillard, quel cœur de pierre !

Étienne se leva en proie à un trouble violent. Il fit quelques pas dans la pièce, puis, s’arrêtant devant sa tante, et penché vers elle :

— Précisez, tante Marie, vous dites bien que trois jours après l’enterrement de sa mère l’enfant vivait encore…

— Certainement ! et plus vigoureux qu’à sa naissance. Mais qu’as-tu donc ?

— Vous comprendrez mon émoi, quand vous saurez que le vieux Joachim m’a dit que le bébé mourut quelques heures après sa mère.

— Il t’a trompé ! s’écria-t-elle. D’ailleurs, tu peux t’en assurer ; demande-le à Mélanie Bêlon, elle doit vivre encore, c’est elle qui m’a remplacée auprès du petit.

— Comme c’est étrange ! Ah, j’en aurai le cœur net !

— Pour ta satisfaction, informe-toi ; hélas, ton fils est bien mort, j’ai lu l’avis de son décès dans les journaux quelque temps après que j’eus quitté la ferme.

— Le vieux Bruteau me dira toujours pourquoi il m’a menti, dit-il avec force.

Étienne se mit à marcher lentement, absorbé ; il repassait dans sa mémoire son dernier entretien avec Joachim Bruteau, il revoyait les yeux de braise fixés sur lui, il entendait encore la voix mordante lui annonçant ses malheurs.

— Pourquoi n’es-tu pas venu me voir avant de retourner dans le Nord, reprocha doucement tante Marie, je t’ai si attendu !

— Ne me le demandez pas, j’étais fou, une seule idée me hantait : fuir ! fuir les lieux où j’avais connu mon court bonheur si brusquement détruit. Tout ici me parlait trop de la bien-aimée disparue, j’avais une hâte morbide de retourner dans mon pays de glace, de retrouver là-bas le cadre que je lui avais fait, et où je savais qu’elle m’attendait.

— Pauvres enfants !…

Un silence tomba, plein de souvenirs pénibles.

— Ma tante, que vous disait Joachim Bruteau dans sa lettre où il exprimait le désir de me voir ?

— J’ai ici cette lettre, je vais te la montrer.

Étant allée la chercher, elle la donna à son neveu.

— Lis toi-même.

Étienne lut :

« Madame : Vous serait-il possible de communiquer avec votre neveu, Étienne Bordier. Je désirerais m’entretenir avec lui, sans faute. C’est urgent. Joachim Bruteau »

— Il désire me voir, soit, moi aussi, plus que jamais. Demain, je saurai ce qu’il me veut.

— Et demain soir, tu seras de retour ?

— Je ne m’éterniserai pas à Chambly, je serai de retour à bonne heure.

La journée se passa en réminiscences de toutes sortes. Le soir, en souhaitant bonne nuit à son neveu, tante Marie lui dit :

— Dors bien. Moi, je vais continuer ma neuvaine que je fais à ton intention, au bon Saint Joseph. Mais au lieu de lui demander qu’il te ramène à moi, je vais le supplier qu’il ne te laisse plus repartir.

— Vous êtes déjà exaucée ! Quoi qu’il arrive, je ne retournerai plus là-bas.

— À la bonne heure ! tu me rends bien heureuse…

CHAPITRE x

Le lendemain, Étienne partit en auto pour Chambly. En apercevant la ferme Bruteau, il fit arrêter la machine et dit au chauffeur de l’attendre. Il voulait continuer à pied le reste du trajet, espérant que la marche en lui faisant du bien, dissiperait son angoisse. La vue de cette maison l’oppressait.

Maintenant, appuyé au tronc rugueux d’un gros orme, Étienne regardait de toute son âme, cette demeure baignée de la lumière crue de l’automne. Elle lui apparut infiniment mélancolique.

Un quart de siècle laisse peu de marque sur la vie des choses. Les bâtiments de la ferme Bruteau semblaient solides, sans aucune marque de vétusté, mais l’ennui les enveloppait. L’eau de l’abreuvoir coulait avec le même clapotis dans son bassin près du peuplier grandi. Le gros saule avait seul subi les atteintes du temps. Brisé par le faîte, fendu par la moitié, il montrait son cœur noirci, désagrégé, pourri.

— Un cœur noir, murmura Étienne en avançant vers le logis, les yeux fixés sur la blessure de l’arbre, voici un emblème qui convient, je le crains, à celui qui loge à cette enseigne.

Il gravit lentement les marches du perron, et s’arrêta.

Oh, la vieille maison, comme certaines figures humaines, elle paraissait plus jeune de loin que de proche. Il y avait de la mousse sous les larges corniches, et les gouttières qui conduisaient l’eau de la toiture, pendaient, tordues par quelque rafale ; et les carreaux brisés faisaient paraître les fenêtres de la façade comme des prunelles avariées. À la place des plates-bandes fleuries d’autrefois, apparaissaient des rigoles profondes, sentier tortueux où flânaient de gros cailloux terreux, légèrement recouverts d’une mince couche de neige sale.

— Que tout est triste et désolé ici, dit Étienne, en soulevant le marteau de la porte d’entrée, qui rendit le son lourd du métal rouillé. Un bruit de pas traînants dérangea le silence du corridor, et la porte secouée à plusieurs reprises, s’ouvrit sur une grande femme osseuse, coiffée d’un petit bonnet en tricot de laine jaune, posé tout de travers sur sa tête échevelée.

En voyant Étienne, la femme se mit à le dévisager, tout en relevant les mèches rebelles de ses cheveux grisâtres, qu’elle plaça derrière ses oreilles.

Étienne s’informa :

— Monsieur Bruteau est-il chez lui ?

La femme se mit à rire.

— Bédame m’sieur, dit-elle en ramenant ses mains de ses oreilles à sa bouche édentée, où voulez-vous qu’il soit ! S’il y avait quelqu’un à être absent ici, ce serait moi, qui trotte du matin au soir, de la maison à la grange, de la ferme au village, au service de ce vieux scélérat.

— Alors, je puis voir votre maître ?

— Vous pouvez le voir tant que vous voudrez, avec ça qu’il n’est pas bien beau à regarder. Qu’est-ce que vous lui voulez à Joachim ?

Cette familiarité fit comprendre à Étienne, à qui il avait affaire. Pour plus de certitude, il demanda :

— Votre nom, madame…

— Mélanie Bêlon. Et j’peux vous dire que si vous pouvez questionner ce vieux hibou sans qu’il ne jure, vous êtes adroit et j’voudrais bien avoir votre recette.

Sans arrêter son bagou, Mélanie fit entrer le visiteur.

— J’aimerais bien vous faire passer au salon, où il y a de belles choses, dit-elle, mais Joachim ne se dérangera pas pour venir vous trouver.

— Est-il vigoureux votre maître, madame Bêlon ?

— Vigoureux ! j’cré quasiment qu’il va falloir lui donner un coup de hache pour l’envoyer au cimetière. Oh, ce n’est pas l’envie qui me manque de lui en donner un parfois, le vieil haïssable. Depuis vingt-trois ans que je suis ici, il ne m’a jamais commandé autrement que durement. Vrai, m’sieur, j’cré qu’il a du sang de Satan dans les veines, celui-là.

Étienne frémit. Si rien n’était venu amollir ce cœur, que lui réservait Joachim Bruteau ?

Mélanie Bêlon, tout à la joie de pouvoir parler, continua :

— Faut être pauvre comme moi, et n’avoir pas d’autre place à aller pour endurer un démon pareil. Dans la cuisine, je l’ai toujours sur mon chemin. Il chauffe le poêle quand ce n’est pas nécessaire, et a sans cesse le nez fourré dans mes chaudrons. Des fois, j’ai envie de l’ébouillanter. Je ne jouis d’un peu de paix que lorsque je vais à l’étable traire les vaches, et encore, elles me ruent parfois. De plus, les jeunes veaux mangent mes cordons de tablier chaque fois qu’ils en ont la chance. Ah, je suis bien malheureuse, allez…

Étienne ne prêtait plus attention aux insipidités de la Mélanie. Attiré par le bruit de voix, Joachim Bruteau venait d’arriver et se tenait devant lui. Le vieillard était bien de ceux que l’âge ignore. Un quart de siècle avait-il réellement glissé sur cet homme ? Répondant à la pensée d’Étienne, Joachim Bruteau prononça en le fixant :

— Notre dernière rencontre date de vingt-cinq ans, le dirait-on ?

— Pas sur vous ; il me semble vous avoir quitté hier.

Étienne offrit sa main au vieillard, mais celui-ci n’avança pas la sienne. Il poursuivit :

— Les années vous ont marqué plus que moi. Toutefois, ne soyez pas surpris si je vous ai reconnu. Je vous avais placé là, fit-il en se frappant la tête, j’ai suivi la marche de la souffrance sur vos traits. Vous avez bien souffert, Étienne Bordier. L’isolement n’agit pas également sur tous, reconnaissez cela en me regardant.

— L’isolement ravage celui qui en souffre, monsieur.

Étienne ne put se décider de donner le nom d’oncle au vieux Bruteau.

— Vous me visez ? détrompez-vous. J’ai pâti à tous les instants du jour de ma solitude, et surtout, ajouta-t-il en grinçant ses dents usées, du manque des soins auxquels j’étais habitué. Et c’est vous qui m’avez ravi celle qui aurait dû me les donner toujours !

Et son égoïsme éclatant :

— Vous n’avez pas craint de détruire la tranquillité de ma vie, vous êtes responsable du départ de cette Gilberte que j’aurais su mater sans votre influence néfaste !

— Je l’aimais, s’écria Étienne révolté de tant de cynisme.

— Un radotage qui vous a coûté cher, et n’est pas tout payé.

— Pas n’était besoin de m’inviter à venir ici, pour me rappeler ma souffrance…

— Non, mais pour l’aviver j’avais besoin de vous voir. Assoyez-vous pour ce que j’ai à vous dire.

— Non, je vous remercie, et je vous avertis que je ne tolérerai pas de vous entendre répéter les mots dont vous vous êtes servis pour m’annoncer la mort de Gilberte. De mon côté, j’aurai une question à vous poser tout à l’heure. Je vous écoute.

Hé, hé, vous n’aimez pas à entendre répéter les mots qui ont déjà été prononcés, mais ceux qui ne l’ont pas été, eux ? Restez debout si vous voulez pour les écouter, peut-être après vous sentirez le besoin de vous asseoir.

Et comme la bête sauvage qui retourne sa proie encore vivante dans ses griffes, avant de lui donner le coup de mort, il continua :

— Savez-vous que depuis deux mille ans, les crèches se sont agrandies ? Celle de Nazareth contenait juste votre Enfant-Jésus, et aujourd’hui, les crèches sont bourrées de milliers de marmots, hé, hé !

— Je ne vous comprends pas…

Étienne était complètement perdu dans la phrase du vieux Bruteau.

— Hé, et ces marmots, l’âge venu de prendre la clef des champs, continuent souvent en courant l’aventure, le genre de vie de leurs vertueux parents ; et n’ayant pas de nom à eux, ils s’interpellent de savoureux sobriquets nés de leurs vices.

— Les Crèches, murmura Étienne, je ne vois pas quel rapport il peut y avoir entre leur pitoyable contenu, et ce que vous avez à me dire.

— Il y a un rapport direct. Les Crèches, hé, peut-être aimeriez-vous à vous assurer si un enfant, déposé dans l’une d’elles il y a vingt-cinq ans, après avoir passé pour mort, ne serait pas par hasard ressuscité…

Étienne, les yeux épouvantés, ne voulait pas comprendre.

L’horrible vieillard poursuivit avec des gestes de dément :

— Dans ces grandes mangeoires, tombent pêle-mêle les enfants du plaisir. Ils forment plus tard des batteurs de pavé… Regardez donc, Étienne Bordier, si sur le visage des pauvres hères que vous rencontrerez, vous ne reconnaîtriez pas les traits de votre fils… Ah ! Ah ! Ah ! Quel plaisir j’ai eu à le jeter dans une Crèche votre fils… le fils de Gilberte…

Étienne, livide, râlait.

— Vous !… vous… vous avez fait cela !… Pourquoi ne pas avoir tué ce bébé innocent… votre crime eût été pardonnable… Que vous avait donc fait ce petit enfant !

— Lui, rien. Oh, mais il devait payer pour toi que je hais de toutes mes forces… Ton fils, maintenant un homme perdu, doit se demander le pourquoi de sa misère… Toi, Étienne Bordier, tu sais aujourd’hui la cause de ta nouvelle souffrance. Elle s’abat sur toi et te torture à mon goût… Je m’étais juré de me venger de vous deux… Les événements m’ont bien servi… Ta vue me réjouit en ce moment… Je m’en régale… Je suis repu, gorgé, satisfait de ton désespoir.

— Démon… où as-tu mis mon fils ?…

— Cherche !… cherche !… cherche !… Ma vengeance assouvie me saoule… Je me sens devenir un être nouveau, étrange, qui fera peur. J’ai du feu dans les veines… Je sens mes forces se décupler… Ma tête bourdonne… Ah !

Étienne Bordier, effrayant à voir, s’avança sur Joachim Bruteau comme un justicier.

Il se passa alors une chose si terrible, que la Mélanie Bêlon restée pétrifiée près des deux hommes, s’enfuit en criant, à la vue du spectacle qui s’offrait.

Le visage diaboliquement épanoui du bourreau copia soudain les traits convulsés de sa victime. De la gorge du vieux Bruteau, où l’air passait en sifflant, sortit un cri rauque qui dégénéra en un long cri inextinguible dont l’écho se répercuta dans la maison, et l’emplit d’une lamentation semblable au hurlement d’un chien.

Étienne, les poings toujours levés, recula devant l’homme devenu fou qu’il avait en face de lui. Il se dirigea vers la porte de sortie, l’ouvrit vivement, et se sauva en courant.

Oui, pour avoir étouffé tous sentiments humains, pour ne s’être même pas arrêté à cet instinct qui fait les bêtes s’épargner entre elles, Joachim Bruteau était tombé dans la plus grande des déchéances mentales, il était fou. Dans ses pupilles dilatées, il y eut un court combat entre des lueurs de raison et de folie ; puis, ses yeux se couvrirent de ce voile d’eau brouillée, propre aux prunelles de ceux qui n’ont plus d’intelligence.

En voyant arriver son neveu, méconnaissable, disant des mots sans suite, tante Marie lui tendit les bras.

— Mon enfant, mon pauvre enfant ! qu’est-ce que tu as ? Parle, dis-moi quelque chose ! Dissipe mon anxiété…

Étienne se laissa tomber sur un siège, sans force, l’âme absente.

Tante Marie s’agenouilla, et les mains jointes supplia :

— Étienne ! Étienne ! De grâce parle-moi, regarde-moi !…

Les yeux si aimants, si implorants de la bonne vieille attirèrent enfin ceux égarés du mari de Gilberte. Son regard troublé vacilla, et des larmes libératrices vinrent sauver ce cerveau aux prises avec la folie.

— Si vous saviez ! Ah, avoir eu la force de vous cacher tout, avoir pu éviter à votre vieillesse une dernière douleur !… Hélas, il vous faut être témoin de mon désespoir sans nom…

L’octogénaire embrassa son neveu, et vaillante, sublime dans sa foi :

— Parle, mon enfant, soulage ton cœur, confie-moi ton chagrin, et puisqu’il doit aussi m’atteindre, je l’offre à l’avance sans le connaître à Celui que je sens bien près de moi par le peu de temps qui me reste à vivre.

Étienne partagea alors le fardeau qui l’écrasait. Celle qui en reçut une part, ne défaillit pas sous son poids. Pour la montée de ce calvaire, ce fut la vieillesse qui soutint le pas hésitant de l’âge mûr. Ce fut le cœur de tante Marie, son cœur de mère, de femme chrétienne, qui trouva les mots apaisants qui soulagèrent le malheureux et lui firent accepter avec plus de résignation sa terrible épreuve.

— Maintenant, tante bien-aimée, vous voyez ma croix. Vous seule pouvez m’aider à la porter. Je demande l’abri de votre toit. Nulle part ailleurs qu’auprès de vous, je me sens le courage de vivre.

— Mon cher enfant, ma maison t’est ouverte, mon cœur aussi ; habite les deux. Et puis, attache-toi à l’ancre de l’espérance ; tout n’est pas perdu ; dis souvent : je retrouverai mon fils.

— Le retrouver dépravé, perverti ; je veux le croire mort et vivre du doute.

— Non, ton fils n’est pas mort, Étienne, quelque chose me le dit. Tu le retrouveras beau, vaillant et probe. Le vice n’éclot pas d’un mélange de vertus, celles du père et de la mère ont protégé l’enfant.

— Dieu veuille vous entendre !

— Oui, mais le Ciel seconde surtout l’effort persévérant. Tu dois chercher.

— Chercher ! Où ?

— Commencer par le commencement, remonter à vingt-cinq ans, visiter les Crèches en existence alors, fouiller partout, remuer le monde.

Étienne regarda sa tante avec admiration.

— Noble et sainte femme, vous me donnez courage. Ces démarches nécessiteront une activité qui me sera salutaire. Je les entreprendrai, je les poursuivrai avec ardeur.

— Voilà des paroles dont la fermeté me réjouit. Maintenant, procédons par ordre. Répète-moi ce que t’a dit Mélanie Bêlon aux questions que tu lui as posées, malgré ton désarroi, avant de quitter la ferme Bruteau.

— Elle m’a assuré avoir fait un voyage à Montréal avec Bruteau et l’enfant. Elle m’a donné une description de l’auberge où le fermier la fit descendre. Mais de là, ajouta-t-elle, Joachim partit seul avec le petit. Elle ne savait pas dans quelle direction.

Étienne continua ému :

— Les yeux de la pauvre Mélanie souriaient, en énumérant les détails de broderie sur le linge dont elle se servit pour envelopper le bébé. Elle traça dans sa main, les initiales qu’elle avait remarquées sur le manteau. Mais ce sont là des souvenirs d’une idiote, et vieux d’un quart de siècle.

— Les souvenirs de Mélanie sont exacts en ce qui concerne le trousseau, pourquoi ne les seraient-ils pas pour le reste. C’est ici qu’il faut chercher, et ce dès demain. Allons, il se fait tard. Je te prépare une bonne boisson chaude, et tu vas te coucher et dormir, comprends bien dormir, car demain tu auras besoin de la lucidité d’esprit d’un limier.

Étienne embrassa sa tante.

— Vous êtes bonne, tante Marie, et votre cœur est beau.

— Oh ! mon garçon, voilà des compliments que je veux bien accepter ici-bas, de peur de ne pas me les entendre décerner là-haut.

Le lendemain et les jours suivants, Étienne se mit à la recherche d’un indice pouvant le mettre sur les traces de son fils.

Une semaine se passa sans l’ombre d’un signe de succès. Partout où il se présentait, il fut reçu avec courtoisie, mais on ne pouvait, avec regret, lui donner les renseignements qu’il voulait avoir.

— Chercher à retracer un enfant, déposé sans aucune marque d’identité, parmi des centaines de petits êtres tous pareils, est de la pure folie, se disait-il avec découragement, et quand je songe à mon impossible entreprise, je me demande quelle force, contre tout espoir, me pousse à marcher.

La vigilante tante Marie voyait à maintenir le courage de son neveu, et ne voulait pas entendre parler d’insuccès.

En visitant toutes les institutions vouées aux soins des enfants abandonnés, Étienne devait logiquement entrer un jour dans celle choisie par Joachim Bruteau pour y déposer l’enfant de Gilberte. Il y entra en effet, après deux semaines de pénibles pérégrinations. Entré au parloir, il s’informa comme il l’avait fait ailleurs, si la supérieure de la communauté, d’il y a vingt-cinq ans, vivait encore.

— Oui, monsieur, lui dit la sœur postulante qui le reçut.

— Me serait-il permis de la voir, ma sœur ?

— Sœur Véronique est un peu impotente, si vous voulez me suivre, je vais vous conduire à ses appartements.

— Je vous suis, ma sœur ; fit Étienne.

Après avoir parcouru de longs corridors, la sœur postulante s’arrêta et frappa à une porte. À l’invitation d’entrer, celle qui guidait Étienne Bordier s’effaça pour le laisser passer.

— Je vous attendrai ici pour vous reconduire, monsieur, dit-elle, et présentant l’inconnu :

— Monsieur que voici, Sœur Véronique, désire s’entretenir avec vous.

— Bien, ma sœur.

Sœur Véronique s’était levée péniblement de la chaise qu’elle occupait près d’une grande table chargée de livres de comptabilité et de papiers de toutes sortes. Elle s’inclina devant Étienne Bordier avec cette politesse exquise qu’ont les personnes consacrées à Dieu, et demanda :

— En quoi puis-je vous être utile, monsieur, et à qui ai-je l’honneur de parler ?

— Je m’appelle Étienne Bordier, ma sœur.

Sœur Véronique regarda le visiteur avec quelque surprise.

— Veuillez vous asseoir, monsieur Bordier.

— Merci ma sœur. Je crains de vous déranger bien inutilement, poursuivit-il, la cause de ma visite est déraisonnable et seul le désir d’accomplir un devoir me l’impose.

— Je vous écoute, monsieur. Ne craignez pas de m’importuner. Je vois que vous souffrez, ma sympathie vous est acquise.

— Merci du fond du cœur. Ma sœur, vous étiez supérieure de ce couvent, il y a vingt-cinq ans ?

— Oui monsieur.

— N’y aurait-il pas eu à cette époque, une adoption entourée de circonstances qui vous auraient frappée ? Il s’agit d’un petit garçon de quelques mois. Je vous pose là une question baroque, je le sais, excusez-moi, mais c’est le mieux que je puis trouver comme entrée en matière.

Étienne supposait que l’enfant avait peut-être été adopté, et commençait son questionnaire par cette demande.

— Votre question n’est pas ce que vous pensez, il se passe ici des faits qui restent gravés à jamais dans la mémoire. Vous avez dit il y a vingt-cinq ans ?

— Oui ma sœur.

— Je vais m’aider un peu de nos registres, continua-t-elle, en prenant dans un tiroir de sa table de travail un gros livre à reliure de cuir. Et le feuilletant :

— Ce livre contient un peu de tout ce qui se rattache à notre couvent expliqua-t-elle, et le nombre d’adoptions qui a lieu chaque année y est soigneusement inscrit.

Sœur Véronique s’absorba dans son travail de recherche, puis :

— Voici l’année qui nous occupe, dit-elle, en faisant glisser sa belle main fine et blanche comme une cire sur la large feuille couverte d’écriture serrée. Cette année-là, les adoptions furent restreintes, et chose étrange, ne se composaient que de filles. Aimeriez-vous avoir d’autres renseignements, monsieur ?

— Auriez-vous la très grande obligeance de me dire si dans les années qui suivirent…

— Je comprends ; ne marchant que sur des suppositions, vous partez de la date probable de l’entrée du bébé ici, en supposant que ce couvent est l’endroit où il fut déposé.

— Exactement, ma sœur. Quel imbroglio ! je déplore de vous donner ce trouble.

— Ne vous désolez pas ; je suis heureuse de vous rendre ce service.

— Oh, merci infiniment…

Patiemment Sœur Véronique vérifia la marche suivie par les adoptions pendant trois ans. Penchée sur le registre, elle donnait les renseignements pouvant intéresser son visiteur.

— Rien dans mes remarques ne vous a frappé, monsieur, dit-elle en posant au loin son regard un peu las ?

— J’ai le regret de vous dire non, et de vous avoir inutilement fatiguée. Acceptez mes remerciements et pardonnez-moi.

Sœur Véronique resta silencieuse et triste. Elle revoyait les enfants dont elle avait assisté le départ, petits êtres effarouchés à la vue de ceux qui venaient les chercher pour remplacer auprès d’eux les lâches qui les avaient abandonnés. Parmi les figures enfantines qui passaient ainsi devant elle, une, bien expressive, la fixa soudain et la fit tressaillir. Elle se retourna du côté d’Étienne Bordier.

— Il y a eu ici une adoption dont je me souviens bien, et que met encore plus présent à mon esprit le nom que vous portez, mais il s’agit d’un enfant plus âgé que celui qui vous occupe.

— Mon nom ne vous est pas inconnu ?

— Un monsieur Bordier est venu chercher un enfant ici, il y a de cela… dix-neuf ans. Ce monsieur venait de Québec, et en vous regardant, je retrouve un peu ses traits.

— Il s’appelait Eustache, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Il est mon cousin, et vous dites qu’il a adopté un enfant…

— Oui. Un garçonnet de six ans. Je revois le cher mignon se jetant au cou de celui qui lui tendait les bras.

— Mon cousin est heureux, lui, et moi…

Un désir de mourir le saisit, et était-ce pour répondre à son souhait ? une douleur aiguë lui traversa la poitrine, il porta la main à son cœur, et se leva avec effort.

— Adieu, ma sœur, et encore une fois merci, fit-il oppressé.

Sœur Véronique se leva à son tour et accompagna son visiteur jusqu’à la porte, mais comme Étienne Bordier allait en franchir le seuil, elle l’arrêta.

— Attendez, s’il vous plaît, monsieur, il me semble que je ne dois pas vous laisser partir sans vous parler de l’enfant adopté par votre cousin, et de son arrivée ici.

Étienne s’immobilisa, respectueux.

La religieuse commença sa narration et à mesure qu’elle parlait, un changement extraordinaire se produisait sur la personne d’Étienne Bordier. Il n’était plus un homme courbé, il rayonnait d’une joie surhumaine, des larmes brillaient sur son visage devenu radieux, rajeuni. Sœur Véronique qui suivait, émue, la marche de cette transformation en devina la cause, elle dit la voix infiniment douce :

— Les desseins de la Providence sont souvent incompréhensibles.

— Oh, je remercie Celui qui a protégé mon fils ! Ah, c’est lui mon enfant que vous avez reçu sous votre toit béni… Nul doute ne peut exister… Ces langes… ce manteau brodé, initialé… Cette petite médaille. Ah, c’est bien mon cher petit !

Étienne raconta l’épisode lamentable de sa vie. Pendant qu’il le fit, Sœur Véronique ferma souvent les yeux pour refouler les larmes qu’elle ne voulait pas laisser couler. Lorsqu’il eut fini, la religieuse reprit, maîtrisant son émotion :

— Dieu ne fait pas les choses à demi. Vous verrez votre fils, un homme aujourd’hui et qui fait honneur au nom qu’il porte. Tout le monde connaît, le célèbre architecte québécois, Paul Bordier.

Aucune parole ne fut échangée lorsque Étienne Bordier quitta Sœur Véronique, mais leurs regards se rencontrèrent sur le grand crucifix de la pièce. Étienne s’inclina profondément et la vénérable religieuse traça sur la tête penchée le signe de la croix.

Oh, il y eut des réjouissances dans le logis de la rue St-Hubert, ce soir-là.

— Je reverrai l’enfant de Gilberte, ne cessait de répéter la bonne tante Marie, je le reverrai bientôt et je mourrai heureuse.

— Vous vivrez longtemps encore tante bien-aimée, ne voyez-vous pas que j’ai besoin de la force de votre vieillesse pour supporter mon bonheur ? Je pars pour Québec, et je reviens vous chercher. Nous serons tous réunis à Noël. Ah, quelle fête nous aurons !

Pendant qu’une puissante limousine filait rapide, silencieuse, vers la ville de Champlain, une vieille, un peu courbée, le visage souriant sous la bise, gravissait à petit pas le versant du Mont-Royal, en route vers le pieux Oratoire de St-Joseph.

CHAPITRE xi

On imagine la surprise d’Eustache Bordier en apercevant celui qu’il croyait disparu à jamais. Ses exclamations joyeuses attirèrent la bonne Jeanne.

— Que se passe-t-il donc, demanda-t-elle intéressée en entrant dans la pièce où son mari avait reçu son cousin ?

— Il y a, que voici un revenant. Jeanne, reconnais-tu celui-là ?

— Oh, je le crois ! Étienne n’est-ce pas ?

— Mais oui, lui-même ! Mon cher Étienne, ajouta Eustache en riant, tu ne le croiras peut-être pas, cependant, il a fallu faire brûler un cierge pendant vingt ans pour te dégeler de tes banquises. Pourtant la flamme de notre cierge était bien chaude et bien claire.

— Maintenant que vous voilà revenu, dit Jeanne en embrassant son cousin, vous resterez, n’est-ce pas ?

— Les baisers du retour sont bien doux, mais même pour les goûter, je ne m’absenterai plus, non. J’ai fini mes voyages dans le Nord, je ne vous quitterai plus. Tout me retient ici, ah oui, tout !

— À la bonne heure, s’écria Eustache, voilà qui est parlé ! Tu t’établiras près de nous, il y a de belles résidences à vendre dans le voisinage, et pas cher.

— Ô hommes d’affaires, fit Jeanne en riant, après vingt-cinq ans d’absence, à peine s’est-on vu, que vite ! les transactions. Laissez-là l’aridité des chiffres, messieurs, et jonglez un peu avec vos souvenirs, tandis que je vais voir aux préparatifs du repas.

— Ne vous dérangez pas trop pour moi, cousine Jeanne, je vous prie.

— Laisse faire ma femme, Étienne. Elle saura bien préparer un plat qui ne te fera pas trop regretter la cuisine esquimaude, et un lit aussi moelleux que les couches de neige polaire.

— Je vous avertis que vous avez un pensionnaire sauvage, bien disposé cependant à accepter les bienfaits de la civilisation, dit Étienne, heureux.

La femme d’Eustache s’excusa pour aller donner ses ordres aux domestiques. Durant ce temps les deux cousins se mirent à causer et aux intonations de leur voix, on comprenait les émotions diverses par où passaient les causeurs. Mais leur intéressante conversation ne dura pas longtemps, on vint annoncer le dîner.

Retardé par le mauvais état des chemins en certains endroits, Étienne entra à Québec vers sept heures du soir. À peine une heure après son arrivée chez Eustache, on se mettait, gaiement à table. Le repas terminé, pendant que Jeanne allait s’assurer par elle-même si rien ne manquait au confort de son hôte dans la chambre qu’elle lui destinait, les deux hommes s’installèrent au fumoir.

— Ah, il y a longtemps que nous n’avons pas fumé ensemble, dit Eustache en présentant des cigares à Étienne, qui en accepta.

Ils fumèrent un moment, en silence, rêveurs, regardant monter puis s’étendre autour d’eux la fumée odorante.

— Sur quel sujet allons-nous commencer à parler, demanda Eustache, il en abonde.

— Continuons notre conversation de tout à l’heure, si tu veux.

— Si je veux ! j’étais sur le point de t’entretenir de mon fils, alors, et, à propos, je ne te l’ai pas encore présenté.

Étienne éprouva une si grande joie à l’idée de voir son enfant, qu’il sentit son cœur faiblir. Eustache continua :

— Tu ne verras pas Paul en personne immédiatement, mais ça ne peut tarder, demain peut-être tu auras ce plaisir. Pour ce soir, contente-toi de regarder mon héritier sur ceci.

Eustache mit dans les mains tremblantes d’Étienne un portrait encadré sur lequel Paul Bordier souriait de toute sa jeunesse vigoureuse.

— Un beau gars, hein ! fit le mari de Jeanne, et déjà célèbre.

Mais Étienne ne l’écoutait pas. Hypnotisé par la belle reproduction des traits de son fils, il buvait des yeux, les yeux tout pareils à ceux de Gilberte, fixés sur lui, presque vivants. Soudain il frémit de tout son corps, et un sanglot vint s’écraser sur le verre poli du cadre qu’il venait de coller avidement à ses lèvres. Après avoir embrassé à plusieurs reprises l’effigie de son enfant, Étienne, le visage rayonnant, regarda son cousin.

— Heureux est le père de ce jeune homme.

— Heureux, en effet, répondit Eustache convaincu, et je suis en position pour l’affirmer.

— Il me semblait pourtant que tu n’avais pas de descendants, Eustache.

— C’est exact. Paul est un orphelin. Nous l’avons adopté à six ans, et jamais enfant plus aimant n’a vécu sur la terre.

— Paul est un orphelin de père et mère ?

Eustache, surpris, regarda son cousin et éluda la question.

Étienne poursuivit :

— Y a-t-il longtemps que cet enfant habite chez toi…

— Dix-neuf ans bientôt.

— Eustache, dis-moi, lorsque tu es allé chercher ce petit, on t’a remis des effets lui appartenant.

De stupeur, Eustache s’écria :

— Étienne ! Comment sais-tu ?

Le mari de Gilberte continua avec une émotion grandissante :

— Si j’étais allé moi aussi au même endroit que toi, non pour adopter un enfant, mais pour essayer à retrouver le mien…

Eustache crut que son cousin devenait fou.

— Étienne mon ami, que veux-tu dire ?… Explique-toi je t’en prie.

— Dieu dans sa clémence, empêche ses créatures de sombrer dans le désespoir, parfois. Son doigt divin relève le front que la douleur va faire éclater ; à l’œil qui veut se fermer, il montre une vision qui fait bondir vers la vie…

— Étienne !

Mais celui-ci, transfiguré, poursuivait :

— … À la noirceur du cauchemar étouffant, Il jette un rayon si doux, que la bouche s’éveille sur un sourire ; Il casse la chaîne dont les mailles retiennent le boulet aux chevilles, et le corps s’élance léger.

— Eustache, l’enfant que je croyais mort, ne l’était pas. Je l’ai appris il y a à peine quinze jours, mais on ne me dit pas où il se trouvait. La certitude de le savoir quelque part dans le monde, abandonné, vagabond, vicieux peut-être ; mon impossibilité à le secourir m’attachèrent ce boulet aux pieds et me plongèrent dans ce cauchemar désespéré. C’est alors que le Ciel mit sur ma route deux saintes femmes : l’une, tante Marie, qui alluma pour moi la lampe de l’Espérance et la maintint bien haut pour chasser les ténèbres qui m’entouraient ; l’autre, Sœur Véronique, dont la main charitable souleva sans effort mon horrible fardeau, brisa ma chaîne, releva mon front, fit disparaître le pli amer de ma bouche, et, dans un geste de bénédiction, me montra la vie où m’attendait mon fils, non vicieux et malheureux, mais vertueux et choyé. Ah, Dieu se sert d’agents admirables pour éclairer ici-bas ses voies mystérieuses. Eustache, le fils que tu adores est le mien.

Étienne raconta alors dans le détail tout ce qui s’était passé depuis son entrevue avec Joachim Bruteau, jusqu’à sa rencontre avec Sœur Véronique.

Jeanne était entrée pendant la révélation d’Étienne, elle se tenait appuyée à l’épaule de son mari, et pleurait.

— Mes chers amis, consolez-vous, rassurez-vous, je ne viens pas vous enlever celui que vous aimez. Mon amour n’est pas égoïste, il s’ajoutera au vôtre : la famille de Paul s’agrandira sans se diviser. Mon fils vous appartient, nobles cœurs, moi je me donne à lui.

— Nous serons à l’aise tous trois dans ce cœur généreux, murmura Eustache.

Eustache et Jeanne parlèrent longuement de leur fils d’adoption, de ses études, de ses succès, de son mariage. Mais le cousin d’Étienne ne voulut pas dévoiler son secret sur l’heure douloureuse vécue par Paul lors de l’incident du collège. À quoi bon affliger inutilement Jeanne et Étienne en parlant d’une chose qui n’avait plus sa raison d’être. Il ne se doutait pas que son silence qu’il croyait généreux, dût apporter au jeune homme une souffrance semblable, sinon pire, que celle déjà endurée.

À la demande de son mari, Jeanne alla chercher le paquet de vêtements apporté de la Crèche et qui n’avait jamais été défait. Elle le déposa devant Étienne.

— Il vous appartient de l’ouvrir, mon ami, dit-elle.

— Je ne sais ce qu’il contient, dit Étienne, en touchant le paquet jauni avec des gestes pieux. Parmi le linge brodé, initialé au nom de Gilberte et au mien, se trouve une petite médaille portant gravé le nom : Georges-Étienne.

Autour de la table sur laquelle s’étalait maintenant le trousseau si amoureusement confectionné par l’infortunée jeune femme, un silence planait, mystérieux, rempli de la présence de la disparue.

— Ce soir, mon ami, Gilberte est bien près de vous, dans quelque temps vous presserez son fils dans vos bras, dit Jeanne.

— Heure bénie ! Il appartenait encore à une femme de me montrer la fin du chemin où m’attend mon fils.

— Oh, mais j’en veux une petite part, s’écria Eustache redevenu joyeux, demain je téléphonerai à Paul, et s’il est revenu de son voyage, je lui annoncerai la visite d’un client d’importance. Étienne, demain peut-être, tu révéleras dans une intimité de cœur à cœur, ton identité à celui qui l’ignore. Ce lui sera un beau cadeau de Noël.

CHAPITRE xii

La perspicacité de Gilles ne s’était pas trompée en devinant le drame dans la vie conjugale de Paul et Alix. Quoique rien ne transpirât au dehors, aux yeux plus avertis du frère d’Alix, aucun détail n’échappait. L’absence à peu près continuelle de Paul de son logis, l’éclairait suffisamment, et puis il avait été édifié incidemment sur ce qui l’occupait, d’une façon dont nous parlerons plus tard.

Le jeune couple avait écourté de moitié sa croisière dans le Sud. La tension à bord devenait intolérable. Paul comprit que les nerfs de sa femme étaient à bout Il eut pitié d’elle, pitié de lui aussi. Le ballottage, le tangage, le roulis du bateau lui rappelaient trop l’épave qu’il était. Et puis, dans l’oisiveté de ce palais flottant, trop de pensées l’accablaient.

À Québec, il reprendrait son travail, et l’ardeur à la tâche lui ferait peut-être un peu oublier. Alix, elle, retrouverait une atmosphère plus calme et la visite de ses parents, de ses amies lui serait une distraction salutaire.

Sans presque se le dire, les deux jeunes gens comprirent leur désir réciproque de mettre fin au supplice des tête-à-tête que leur imposaient souvent les circonstances du voyage.

Un mois après leur départ, Paul et Alix étaient de retour à Québec. Quelques visites, des réceptions, les étourdirent et les arrachèrent passagèrement à eux-mêmes durant ces courts instants de contact avec leurs connaissances.

Paul restait le moins possible à la maison, où Alix seule et désemparée faisait appel à toute son énergie pour ne pas crier la solitude de ses longues journées. Elle en vint à souhaiter la venue de son mari. Lorsqu’elle l’entendait rentrer, elle éprouvait comme une détente. Paul avait le don d’entamer une conversation sur un sujet intéressant, et elle l’esprit de l’entretenir. Mais comme il l’avait dit, Paul n’importunait pas sa femme par sa présence, il saisissait toutes les occasions de s’en éloigner. Les excursions de chasse et de pêche, sur fin de semaine, étaient de bons prétextes. Il fut absent huit jours à une convention d’architectes tenue à Ottawa.

On était rendu au premier décembre. Ce soir-là, Paul qui arrivait précisément d’Ottawa, parlait à sa femme de la capitale, de ses beautés, et d’une séance du parlement à laquelle il avait assisté. Alors qu’il citait une phrase du Premier Ministre, il s’arrêta.

— Décidément, Alix, je bafouille, me voilà qui parle politique, dit-il. Au retour du voyage que je dois faire à Rimouski, je vous entretiendrai de sujets moins ennuyeux, ou du moins j’essaierai.

— Vous allez à Rimouski ?

— Un voyage d’affaire. Je dois aller surveiller pendant quelque temps, trois semaines peut-être, certains travaux dont j’ai charge.

— Et vous partez quand…

— Après-demain.

Pour montrer à son mari qu’elle n’était pas tout à fait indifférente à ce qui le touchait, Alix fit adroitement allusion à ses travaux. Aussi adroitement, Paul bouta l’ouverture.

Non. Dans ce coin privé de sa vie, où il pouvait encore respirer, personne n’entrera.

Alix comprit, et, blessée, écourta la soirée. Son bonsoir fut froid.

Paul qui regardait s’éloigner cette femme altière, ne se doutait pas que la blessure qu’il venait de lui infliger, en figeant le beau visage, avait aussi fait saigner le cœur. Il regretta ses paroles. Il fut sur le point de rappeler sa femme, mais à quoi bon ?

— Rappeler Alix ? se dit-il, qu’est-ce que je lui dirais ! des banalités. Elle a rendu mon cœur muet, et de crainte qu’il se remettre à parler et dise les mots d’amour qu’il contient, je m’éloigne.

Le lendemain après-midi, Alix qui se croyait seule, pénétra dans la bibliothèque pour échanger un livre. En entrant dans la pièce comme le temps était sombre, elle poussa le commutateur. Celui-ci alluma une lampe sur pied dont la disposition de l’abat-jour projeta une lumière tamisée sur un large Chesterfield, placé près de la cheminée, et sur lequel Paul dormait.

L’architecte, revenu de bonne heure chez lui, fatigué, s’était jeté sur les coussins, d’où maintenant, Alix, sa surprise passée, ne pouvait détacher les yeux.

Comme il était beau cet homme étendu devant elle. À quoi songeait ce front bien modelé caché sous une main forte et souple. Que se passait-il dans ce cœur dont les battements soulevaient le vêtement, mystère ! Et que se passait-il donc dans ce cœur à elle aussi ? Cet homme qu’elle regardait, était son mari, elle lui avait juré fidélité et amour.

— Je suis trop fière pour lui être infidèle, se dit-elle en redressant la tête, et pour l’aimer…

Aimer ! Sans chercher à analyser le trouble qui l’envahit soudain, à ce mot, elle éteignit vivement la lumière, et regagna son boudoir. Entrée dans la pièce, elle en ferma la porte. Elle sentait qu’elle allait pleurer. En effet, à peine se fut-elle jetée sur un divan, que ses larmes jaillirent pressées, abondantes de ses paupières closes, mais ses pleurs ne venaient pas d’un cœur lourd, il y avait comme une chanson à travers ses sanglots, de la joie dans son chagrin. Elle soupira profondément, en songeant à l’homme accablé qu’elle venait de voir, une sensation de langueur l’enveloppa, si doucement, qu’elle s’endormit d’un sommeil tout léger, et dans cet engourdissement passager, deux mots se berçaient au rythme un peu inégal de sa respiration : « Tu aimes. »

Dormit-elle longtemps, elle ne sut le dire. Lorsqu’elle s’éveilla, elle se leva de sa couche d’un seul mouvement gracieux de ses membres. Une glace placée devant elle lui renvoya son image, elle ne reconnut pas l’éclat nouveau de ses yeux, ni le sourire étrange qui se jouait sur ses lèvres. Elle quitta son boudoir. Quelle force dirigea donc ses pas vers la bibliothèque, elle ne voulut pas se le demander, mais en voyant, les coussins désertés, elle éprouva une profonde déception.

— Paul est sorti, murmura-t-elle.

Elle entra au salon, et debout devant son piano, laissa errer ses doigts sur les touches d’ivoire, mais elle cessa son jeu et croisant, ses mains, elle se mit à regarder ardemment sa bague de fiançailles. Absorbée dans sa contemplation, Alix n’entendit pas marcher derrière elle, aussi un cri lui échappa-t-il lorsqu’une voix taquine prononça :

— À quoi songez-vous donc, ma petite dame…

Elle se retourna comme prise en faute.

Gilles, sans se faire annoncer était entré, et maintenant incliné devant sa sœur, il disait :

— Un sou pour vos pensées, argent comptant malgré la dureté des temps.

Alix sourit.

— Assieds-toi, enfant incorrigible, et garde ton argent.

— Je ne saurai pas ? À quoi songeais-tu, tout de même ?

— À rien…

— Un peu menteuse ?

Elle rougit légèrement.

— Je suis certain d’avoir dérangé ton colloque intime, Alix.

— Je t’assure.

— Alors, pourquoi cette pose d’attente, on dirait que tu crois que je vais m’éloigner, je reste tu sais…

Et comme Alix penchée vers son frère continuait à le regarder vaguement, il dit :

— Sais-tu ce à quoi tu me fais penser en ce moment ?

— Non…

— À quelque chose d’inerte, une plume par exemple, placée près d’une lettre inachevée et qui attend qu’on la reprenne.

Inerte, elle ! oh non ! mais distraite par le merveilleux changement qui remuait son cœur. Elle éloigna l’enivrante obsession et retrouvant sa maîtrise :

— Tu es fou, mon pauvre garçon.

— Fou ? quelle sorte : lunatique ? maniaque…

— Ah, tu m’agaces à la fin, toi.

— Disons, fou clairvoyant, il y en a…

— C’est bien…

— Alors, c’est convenu, je suis fou clairvoyant. Tu ne me crains pas ? J’ai vu et je vois encore beaucoup de choses.

— Quoi encore !…

— Paul est-il ici ?

— Tiens… pour un homme qui se vante de tout voir, ce n’est pas fameux. Non, Paul n’est pas ici. Je croyais que tu venais me voir…

— Précisément, je viens te voir, et suis bien aise de te trouver seule, dit-il devenu sérieux. Seule, répéta-t-il en regardant Alix assise dans une causeuse devant lui, le temps ne te dure pas trop, sœurette, durant tes longues journées ? Paul s’absente souvent ?

— Oui, ses affaires le veulent ainsi, il doit s’absenter…

— Pourquoi…

Alix toisa son frère, et hautaine :

— Gilles, ta question n’est pas de toi.

— Oui. Et ma réponse aussi : Paul te fuit.

— Je ne te reconnais pas le droit de me parler ainsi, dit-elle irritée.

Sans se déconcerter, Gilles poursuivit :

— Et moi, je ne te demande pas la permission pour continuer. Qu’y a-t-il entre Paul et toi…

Le coup était trop direct, et, disons-le, osé.

Alix se leva indignée.

— Ma porte t’est ouverte, Gilles, mais n’abuse pas !

— Oh Alix, excuse-moi, j’en conviens, j’ai été trop loin…

Devant la mine consternée de son frère, Alix eut pitié ; et pour ramener la conversation sur un sujet moins épineux, elle la fit dévier en se servant un peu de ce qui la composait pour l’aiguiller dans une autre direction.

— Sache donc, mon pauvre Gilles, que tu serais un piètre médiateur dans ce qui pourrait exister entre Paul et moi. Tes qualités de joli garçon te servent mieux pour organiser une sauterie, et distraire les dames et demoiselles à un thé. Et parlant thé, n’oublie pas de venir à celui que je vais donner la semaine prochaine.

Gilles demeura muet. Pour dissiper ce mutisme, et peut-être aussi pour se disculper, Alix revint à ce que son frère avait dit :

— Tu sais, Gilles, notre ménage, il passe pour un exemple d’harmonie…

— mondaine, finit-il.

Retrouvant son aplomb de frondeur, il continua :

— Alix, ton foyer est glacial, et tout y semble rébarbatif. On dirait que les ressorts de tes si beaux sièges vont se détendre pour nous piquer, lorsque l’on s’en approche. Et toi-même, sous ton apparence impeccable de femme mondaine on devine un hérisson dards en boule et… avance donc ! Que manque-t-il donc ici pour que ce soit plus accueillant ; il y a pourtant, la jeunesse, la beauté, la richesse et… l’amour. Mais de ces forces magiques, si l’on peut constater les trois premières, on cherche en vain la quatrième.

Alix frémit. Amour, ce mot venait de descendre dans son cœur, et donnait un nom à ce qui s’y passait. Elle ne se défendit pas pour nommer celui qui la jetait dans cet émoi troublant. Elle aimait son mari, et pour se l’avouer, elle sentit son amour grandir et la prendre toute. Empoignée par la sublimité de ce chant vainqueur, la jeune femme l’écoutait dans le ravissement, mais soudain, comme ces nuages subits qui cachent le soleil et jettent de l’ombre sur les choses resplendissantes, une angoisse terrible faite d’une certitude absolue, irréfutable, vint l’affoler puis la terrassa : elle aimait Paul, mais lui ne pouvait plus l’aimer, jamais. Alix vit avec épouvante la vie qui allait être la sienne, une vie de dissimulation et de souffrance. Son amour, il devra se consumer ignoré, elle devra le cacher à celui qui l’avait fait éclore, et Gilles, le clairvoyant, ne devra pas s’en douter. En songeant à l’humiliation qui l’écraserait si Paul un jour venait à découvrir qu’elle l’aimait, Alix fit appel à son orgueil pour lui éviter cet affront. Il arriva en se faisant prier mais la fierté de la jeune femme bondit et arriva à la rescousse. Non, elle, Alix de Busques, ne deviendra pas la risée de Paul Bordier. Personne ne connaîtra le secret de son cœur, et pour commencer, elle devait aveugler son frère.

Un peu désemparée dans ce combat qu’elle commençait, et dont elle ignorait les embûches, Alix, aux remarques de son frère, répondit sur un ton ironique :

— Tu deviens romanesque, mon cher Gilles. Comme tante Eulalie, tu lis trop avant de te mettre au lit. Dompte ton imagination : elle te bourre le crâne de suppositions stupides et de personnages fictifs.

— Celui qui nous occupe n’est pas un héros de roman, et tu le sais. Ne me fais pas répéter son nom.

— Encore ! fit-elle avec de la colère dans les yeux, tu entres sur un terrain où tu n’as pas d’affaire.

— Alix, comprends-moi donc, je ne vous veux que du bien, Paul n’est pas heureux, et toi-même affirmerais-tu ton bonheur ?

— Quelle perspicacité ! Et tu as découvert tout ça, seul, en quelques semaines ? Paul doit t’avoir fait des confidences.

— Paul ne m’a rien dit ; ce que j’ai découvert n’est peut-être pas si caché. Et puis, lorsque l’on redoute un orage, on regarde souvent le ciel : le tien était brouillé à l’époque de ton mariage, pour ne pas dire avant.

— Paul est une victime, je suis son bourreau : naturellement, la femme a toujours le mauvais rôle, ô hommes impeccables !

— Ne raille pas ; il y a une mésentente entre vous deux. À qui la faute ? Tu es fermée, et Paul souffre visiblement.

Pourquoi souffrirait-il ?

Alix aurait voulu éloigner le sujet, et malgré elle, elle venait de l’entretenir. Gilles reprit :

— Si dans mes rencontres relativement courtes avec ton mari, j’ai pu apercevoir ses signes de détresse, qu’est-ce que tu as découvert, toi, qui vis près de lui ?

Tout dévoiler à son frère, la jeune femme en éprouva tout à coup le besoin, mais non le courage. Accuser son péché d’orgueil ? Oh, à quoi bon ! Ensuite, ce n’était pas à Gilles de pardonner, et si elle lui faisait sa confession, il trouverait lui aussi, pour stigmatiser sa conduite infâme, des mots durs. Elle courba le front, en songeant à ceux que Paul avait, dits, et en entendre répéter de semblables, ah non ! Elle reprit avec lassitude :

— Tu te poses mal à propos en prédicant, Gilles, et comme conclusion de ton sermon, tu me suggères d’étudier mon mari et de descendre en moi-même, ce qui équivaut à observer l’un et à démolir l’autre, je suppose.

— Alix, tu déplaces la question afin de ne pas répondre.

— Et toi, de quel droit m’interroges-tu ! s’écria-t-elle, laisse-moi la paix ! Et pour le bénéfice de ton enquête, si tu veux la continuer, adresse-toi donc maintenant à l’autre intéressé.

— Petite sœur, je t’en supplie, ne biaise plus, ouvre les yeux, brise la chaîne de ton orgueil avant qu’elle ne t’ait attachée à un irréparable malheur.

Alix très pâle ne bougea pas. Gilles continua persuasif :

— Détruis ton orgueil comme j’ai détruit le mien, chasse ce vil défaut, j’en choyais un tout pareil, il m’a mal servi, il m’a fait blesser profondément autrefois, celui que je défends aujourd’hui. La scène de la cour du collège me poursuivit assez longtemps pour me corriger. Mais il y a une peine due au péché et que l’on doit à l’offensé : j’ai demandé pardon à Paul.

— Toi ! Quand ça ?

— Le jour de votre mariage. En plus que je lui devais cette réparation, je ne voulais pas être en reste avec l’amitié fraternelle qu’il ne me marchandait pas.

— Et… il t’a pardonné…

— De grand cœur. D’ailleurs l’affaire remontait loin. Peut-être Paul l’avait-il oubliée, mais au bal du Château, un peu gris, je me suis chargé de la lui rappeler, si tu t’en souviens.

S’en souvenir ! Alix revécut la scène avec une rapidité effarante. La Terrasse, l’aveu, l’affront. Puis la salle de bal, le couple qu’ils formaient sous la lumière. Elle ressentit l’étreinte brutale de Paul. Elle revit le sourire mondain du jeune homme qui accompagnait les mots mordants et insultants. Une phrase entre autres vint la brûler comme un trait de feu : « Avez-vous remarqué que des arbres sains, aux racines vigoureuses, pourrissent souvent par le faîte ? » Ah, l’outrage à sa famille ! Elle en oublia son amour pour celui qui l’avait lancée. Elle s’écria, ne pensant plus à la présence de son frère :

— Moi, je ne peux pas pardonner !

Gilles sursauta.

— Alix, dis-moi que tu ne t’es pas servie contre Paul de ce que je t’avais dit autrefois sur lui, c’était faux !

— Et qu’en sais-tu !…

— Alix !

— Et si c’était vrai, si cet homme est réellement ce que tu l’as appelé dans ta colère d’écolier.

— Que dis-tu ? Paul serait…

— Un enfant naturel !

Et forte de son orgueil revenu en entier, Alix jeta :

— Oui, Paul Bordier est un enfant du plaisir coupable, et ce rejeton du vice a osé lever les yeux sur moi, Alix de Busques ! Je l’ai bafoué, je l’ai puni sur-le-champ pour son audace.

— Tu connaissais son origine lorsqu’il t’a déclaré son amour ?

— Non !

— Alors… Pourquoi as-tu frappé sans savoir ? et surtout, pourquoi as-tu marié Paul ?

Alix comprit qu’elle s’était fourvoyée. Pour se donner le beau rôle, elle venait de créer une situation que seul un exposé sincère des faits pouvait éclaircir.

Mais pour cela, il lui fallait, la première, endosser ses responsabilités, et rien ne lui donnerait raison de son parjure. Une seule chose restait à faire : l’aveu. Elle se tordit les mains.

— Gilles, retire-toi, je t’en prie… Je suis brisée…

— Je ne peux pas me retirer dans l’état où tu es… Que je sois ton confident… Dis-moi tout, petite sœur !

— Et quand cela serait… Que peut-on contre l’irrémédiable ?

— Mais de t’être confiée te soulagerait.

— Je ne puis pas !

— Par pitié, Alix, parle !

Elle se cabra, toute sa nature altière révoltée.

— Enfin, me diras-tu le pourquoi de ton intervention hâtive dans tout ceci ?… Un mois ne s’est pas écoulé depuis mon retour, que tu veux forcer ton entrée dans la vie intime de mon foyer. Je ne le permettrai pas !

— Je n’ai pas attendu ta permission pour entrer, non dans ta vie, mais dans ton foyer. Je l’ai fait le premier soir de ton mariage… C’est vilain, j’en conviens. Après votre départ de chez tante Eulalie, je suis parti avec d’autres jeunes gens dans l’intention de vous offrir un petit « send-off » à Paul et à toi. Lorsque nous fûmes rendus devant votre porte, j’entrai seul, heureusement… La partie de plaisir proposée n’eut pas de suite. Je convainquis mes associés de vous laisser… jouir de votre soirée. Comprends-tu, non ma hâte, mais mon anxiété à vouloir vous secourir sans tarder… en autant que je le puis…

— Et qu’est-ce que tu as entendu ce soir-là, bégaya Alix épouvantée ?

— Des éclats de voix, la tienne. Ils étaient de nature à édifier sur le compte de celle qui les lançait ; les quelques mots que j’ai saisis, me font dire que tu es bien coupable…

— Alix eut un sourire navrant et se mit à sangloter.

— Eh bien oui ! je suis coupable et la seule coupable, jeta-t-elle à travers ses larmes. Ah, tu veux savoir… Soit ! Je vais mettre les mots qui ont précédé et suivi ceux que tu as entendus… Tu as assisté à l’épilogue d’un drame, je vais t’en dire le prologue !

Avec un accent de sincérité poignant, Alix fit sa confession.

— Et voilà mon crime dans toute sa laideur… Je dois te faire horreur…

Gilles s’approcha de sa sœur, la prit dans ses bras et l’embrassa plusieurs fois.

— Chère Alix, je ne vois que ton repentir, et il est si beau ! Et puis, malgré la souffrance qui creuse tes traits, je me réjouis de te savoir vainqueur de ton orgueil. Envisage la vie avec confiance, Paul est si bon, et vous êtes si jeunes tous deux…

— Je serai vaillante, tu verras, dit-elle avec un faible sourire, et toi, reprends bien vite ta figure rieuse, je ne te reconnais pas avec celle que tu as en ce moment. Retourne à tes plaisirs, Gilles, et sois persuadé que j’essaierai de réparer ce que j’ai brisé… Merci d’être venu.

— Je reviendrai souvent te voir, Alix. Dans tout ceci j’ai ma part de responsabilités. N’est-ce pas moi, qui, en te remettant en mémoire le fait se rapportant à la naissance de Paul, t’ai permis de le frapper ?

— Ne t’accuse pas, je suis seule coupable. Lorsque je lançais l’affront à Paul, j’étais loin d’être certaine de ce que j’avançais ; j’ai agi par méchanceté.

Vaillante, Alix allait l’être ; seulement, ce soir-là, elle n’eut pas la force de se montrer devant son mari. Elle le pria de l’excuser. Retirée dans son appartement, elle refusa les services de sa femme de chambre et pria qu’on la laissât seule. À Paul qui fit demander de ses nouvelles, elle fit répondre que son malaise était léger.

Elle se coucha aussitôt.

À l’abattement qu’elle éprouvait, succéda bientôt un repos absolu. Pour avoir détruit ce qui avait atrophié ses facultés de cœur et d’esprit, Alix les vit renaître, belles et consolantes. Un regret immense, une contrition parfaite, lui fit demander pardon à Dieu qu’elle avait offensé dans l’homme qu’elle avait fait souffrir.

Calmée, Alix ne voulut penser à rien et se laissa couler dans un sommeil profond. Une lampe mettait autour de la jeune femme une lumière rose, que l’aurore vint blanchir sans éveiller celle qu’elle auréolait. Un large rayon de soleil obstinément, attaché au lit de la dormeuse eut raison des paupières closes. Toutes les impressions de la veille attendaient Alix à son réveil. Elle les reçut dans le recueillement, mais comme la lèvre va à la plus belle des fleurs, elle sourit à son amour. Oui, l’aristocrate Alix de Busques aimait le roturier Paul Bordier, cet homme jeté dans le monde, sans berceau et sans nom. Elle l’aimait et ne s’en défendait pas. Fierté d’origine et naissance tarée, tout disparaissait. Il ne restait plus que la femme qui aimait un homme. C’était l’amour dans toute sa beauté.

Depuis quand Alix aimait-elle Paul ? la révélation était récente, et cependant cet amour, elle le sentait sien, elle y était habituée comme s’il avait toujours existé. Et qui sait, n’existait-il pas depuis sa première rencontre avec le fils d’Eustache ? Comme le plongeur qui entre sous l’onde afin d’éviter la furie des flots, n’était-il pas disparu lors de la tourmente, pour revenir l’orage éloigné ?

CHAPITRE xiii

Entre l’amour bafoué, inquiet de Paul, et l’amour frais éclos, également inquiet d’Alix, commença une lutte de doute et d’incertitude. Pourquoi n’y eut-il pas tout de suite une explication entre les deux époux ? C’est que la nature humaine s’y oppose farouchement. L’homme qui se sent chef, s’il est lésé, ne baisse pas facilement pavillon, et la femme dans sa dignité, se refuse à se courber en esclave, même si elle est fautive. De plus, un sentiment bien compréhensible empêchait tout rapprochement précipité entre Alix et son mari. Paul pouvait-il à nouveau offrir son amour à celle qui l’avait méprisé ? Alix pouvait-elle se jeter dans les bras de celui qu’elle venait de tromper et déclarer ce qui provoquait son geste ? elle ne serait pas crue. Non, le temps avec ses surprises et ses situations imprévues pouvait seul apporter une solution.

Et le Temps avec des précautions de chirurgien consommé, commença la délicate opération qui consistait à enlever de ces cœurs devenus fragiles, l’épine cruelle qui les blessait.

Tel qu’il l’avait annoncé à sa femme, Paul partit pour Rimouski à la date fixée. Mais son absence ne fut pas longue. Quinze jours après son départ, Alix reçut une lettre de son mari, lui annonçant son retour.

Maintenant, assise près de la cheminée du vivoir, Alix attendait le voyageur. La soirée était froide. Un grand feu brûlait dans l’âtre, et sa lueur capricieuse qui, seule éclairait la pièce en dansant un peu partout, faisait un halo fantaisiste à la jeune femme. L’éclat intermittent des flammes rendait presque vivants les grands oiseaux d’argent des lambrequins sombres placés au haut des larges fenêtres.

Ce décor de luxe convenait bien à celle qui l’animait, Alix était ravissante ce soir-là, Elle portait un déshabillé de soie molle d’un vert très doux dont la draperie harmonieuse créait autour d’elle des plis droits et brisés, profonds et légers, ourlés comme une lèvre, Dans sa pose méditative, Alix était bien l’image du bonheur dans un cadre de richesse, et soudain l’image s’anima.

Sept coups sonnèrent à la grande horloge du vestibule et vinrent s’ajouter aux crépitements joyeux de l’âtre qui coupaient le silence de la maison.

Alix se leva vivement, et retoucha sa coiffure d’un geste gracieux.

— Paul sera ici dans quelques instants, murmura-t-elle, en mettant le courant aux électroliers.

La lumière, grâce à sa belle ordonnance, vint poser ses rayons aux endroits assignés, éclairant, crûment le plafond à soliveaux de noyer, pour couler ensuite en traînées moins vives le long des murs couleur d’ocre pâle,

Avant de retourner s’asseoir, Alix s’approcha d’une haute potiche posée sur le parquet luisant, près de la plinthe presque noyée d’ombre, et arrangea les grosses tiges de glaïeuls roses et blancs qu’elle contenait. Puis, ayant frôlé du bout des doigts la reliure de plusieurs livres alignés sur une table, sans en prendre aucun, elle revint à sa place ; son pied se posa sur un tabouret recouvert comme les fauteuils de l’ameublement d’un tissu un peu rugueux, aux tons mariés ocre et beige, et songeuse revécut la soirée passée avec son mari, la veille de son départ pour Rimouski.

Ce soir-là, après le repas, Paul se préparait à sortir.

Alix, intérieurement troublée par la perspective de la première offensive qu’elle allait tenter pour un rapprochement avec son mari, demanda du ton poli de celle qui sollicite un hôte à prolonger sa visite :

— Vous sortez, Paul ?

Comme elle l’avait dit à Gilles, Alix tenait fermement à réparer ce qu’elle avait détruit. Si elle voulait essayer d’un rapprochement immédiat avec Paul, c’était dans ce but, avec, au fond de son cœur, une lueur d’espoir que son amour y trouverait son profit. À la question de sa femme, Paul répondit :

— Oui, une course.

— Qui ne peut se remettre ?

— Si, attendez-vous quelqu’un ?

Elle eut une hésitation. Comme elle était difficile, pénible, cette ouverture.

— Je n’attends personne, dit-elle.

Il la regarda un peu surpris, puis, courtois :

— Vous voudriez que je demeure près de vous…

— Peut-être… Mais je ne veux pas vous imposer quoi que ce soit qui pourrait vous contrarier.

Paul s’inclina.

— Soyez assurée qu’il me sera agréable de vous tenir compagnie, Alix, et je vous remercie d’en avoir exprimé le désir.

Comme tout cela était poli, trop poli même ! Le tact de cet homme bien élevé la blessa presque.

— Comprenez, Paul, que je ne veux rien vous imposer, dit-elle distante.

Ce que Paul comprit surtout, c’était qu’Alix voulait définir la ligne de démarcation de leurs relations. Il est de bon ton pour un mari qui doit s’absenter, de passer les moments qui précèdent son départ avec sa femme. Elle avait raison ; aux yeux du monde, il fallait jouer la comédie. N’était-il pas le premier qui avait voulu qu’il en fût ainsi ? Il reprit, s’efforçant de sourire :

— Je resterai d’autant plus volontiers avec vous, que ma course peut se faire en allant à la gare, et que rien ne m’attire en dehors de la maison.

— … Et voyez-vous quelque chose qui puisse vous retenir au-dedans ?

Il eut envie de crier : « Vous ». Il se contenta de dire, galant :

— Oh, certainement, la présence d’une jolie femme…

— Vous me trouvez jolie ?

— Plus que jolie.

Un malaise glissa entre eux.

Elle reprit :

— Avouez que votre compliment n’a pas été difficile à tourner alors.

Il riposta vivement :

— On ne pourra pas m’accuser d’en avoir pris l’inspiration dans un livre…

Nerveux, maladroit, il venait de répondre par les mots dont Alix s’était servie pour ridiculiser sa description de l’amour, lors du bal au Château. À peine sa phrase échappée, il regretta l’allusion qu’elle contenait, à en être misérable. Il s’approcha de sa femme et lui offrit son bras.

— Passons au salon pour un peu de musique, voulez-vous ?

— Vous avez raison ; la musique avec son beau langage parlera mieux que nous pouvons le faire, je crois.

— Je n’ai pas voulu vous blesser tout à l’heure, Alix.

— Je n’en doute pas.

Et elle ajouta, tout en suivant son mari, la main à peine appuyée sur son bras :

— Ne croyez-vous pas qu’un effleurement du passé pourrait être salutaire…

Mais sa voix faiblit ; elle venait de sentir la détente des muscles sous le drap souple où sa main reposait.

— Nous ne pouvons repasser deux fois dans un sentier où les ronces nous ont déjà blessés, sans risquer de venir à nouveau au contact de leurs pointes acérées. Laissons le passé, je vous prie…

Paul avait parlé avec effort.

Alix étouffa un soupir. Tout était si affreusement compliqué. Elle le comprenait plus que jamais.

Oh, crier son amour à Paul ! Depuis quelque temps, il lui prenait souvent une envie irrésistible de brusquer ainsi les choses. La peur du dédain de son mari, seule l’empêchait de parler, et ce fut elle qui une fois de plus lui tint les lèvres closes.

Après un peu de musique, Paul était parti sur un au revoir sans conviction, et quelques paroles aimables.

Alix, elle, s’était couchée. Elle voulait se reposer, ne plus penser, dormir. Mais le sommeil ne vint pas vite.

À ce moment de sa rêverie, la jeune femme appuya sa tête sur sa main repliée. La bûche que venait de jeter un domestique sur le feu attira un moment son attention, et fit dévier le cours de ses pensées. De sa nuit d’insomnie d’alors, elle passa à la soirée qu’elle vivait dans le moment. Elle laissa errer son regard sur ce qui l’entourait.

— Tout serait parfait ici, murmura-t-elle, mais mon irréparable faute étend un voile de tristesse sur ce foyer si bien fait pour l’intimité. Paul ne retrouvera pas en entrant, cet accueil chaud des êtres et des choses. Cette harmonie de couleurs, ce raffinement de confort, me paraissent perdus, ce soir, au milieu de la lumière de ces lampes qui semblent brûler sans but.

Un désir affamé de faire disparaître cette ambiance démolisatrice s’empara d’elle. L’idée de dévoiler son amour se présenta de nouveau avec force. Oh, que lui importait le dédain ! Elle était prête à l’ajouter à sa souffrance, pour savoir. Ce fut avec de l’espoir dans les yeux qu’elle alla au devant de Paul lorsque celui-ci entra, mais en voyant cet homme au visage fermé sous son affabilité, elle vit tout s’obscurcir. Ainsi en sera-t-il donc toujours ! Elle entrevit étape par étape, ce que serait leur vie. Elle s’écoulerait monotone jusqu’à ce que la vieillesse vienne la détruire, pour en même temps briser de ses mains débiles les liens puissants qui les unissaient tous deux. La vision était trop lugubre, Alix la chassa avec effroi, et trouva un sourire pour demander à Paul :

— Vous avez fait un bon voyage ?

— Satisfaisant au point de vue affaires, je vous remercie.

— Et vos impressions sur cette partie de la province ?

— Très bonnes. Cette contrée mérite d’être visitée.

Ces phrases étaient vides, et n’en promettaient pas d’autres plus intéressantes. Si cette facilité d’expression qui alimentait leurs conversations et les rendait supportables, allait faire faillite, que deviendraient-ils ? Ils eurent tous deux l’intuition que si les banalités présidaient à leurs courts entretiens, c’en était fait de leur misérable vie conjugale à laquelle ils tenaient ardemment sans se le dire. Contre toute espérance, Alix attendait quelque chose, elle ne savait au juste, qui chasserait le gros nuage. Et Paul, également, s’accrochait à tout ce qui pouvait devenir un espoir, même problématique, pouvant améliorer son sort. Mais en attendant que se dissipât le brouillard qui leur cachait la rive, il fallait à tout prix maintenir leur barque à flot. Et pour se distraire du danger des remous où l’embarcation évoluait, les passagers devaient se parler aimablement.

Alix, la première, trouva des mots assez intéressants pour éloigner la gêne qui s’infiltrait entre eux.

— Les comtés le long du Saguenay sont magnifiques, je le sais pour les avoir visités. Mais le plus bel endroit de la province, à mon point de vue, est la Gaspésie, cette péninsule aussi vieille que le reste du pays, et qui pourtant paraît plus jeune, plus fraîche, plus vivante.

— Vous illustrez bien ce que vous voulez dire, Alix. En effet la Gaspésie est bien l’image d’une jeune fille auprès d’une vieille maman.

— Vous avez trouvé l’expression juste, dit-elle amusée, elle servira aux touristes dans leur tournée gaspésienne.

— Alors, vous croyez que j’ai trouvé l’architecture des mots qui conviennent à votre contrée préférée ?

— Parfaitement.

— Vous pourrez vous en servir lorsque vous rendrez visite à l’endroit de votre choix, l’été prochain.

— Je n’ai pas parlé d’aller à Gaspé, fit-elle surprise.

— Je le sais ; seulement, n’est-il pas logique de penser que vous aimeriez aller voir tous les ans, ce coin de terre qui vous tient au cœur ?

— Vous devez croire que j’accorde mon attention de préférence aux choses inanimées.

— Oh non ! Je vous vois trop bienveillante à l’égard des miens…

— Parlant des vôtres, votre père a téléphoné cette après-midi. Lorsqu’il a su que vous arriviez aujourd’hui, il m’a prié de vous annoncer pour ce soir, entre huit et neuf heures, la visite d’un personnage important.

— Il ne vous a pas dit son nom ?

— Non. Mais vous le saurez bientôt, car l’arrivée de votre visiteur approche. Comme une entrevue avec un grand personnage doit être nécessairement longue, ajouta-t-elle affable, pendant qu’elle durera, je vais aller au théâtre avec Gilles. Voulez-vous faire approcher l’auto ?

Il obéit avec empressement.

La voiture prête, Paul y installa sa femme, lui souhaita bonne veillée, entra dans la maison et s’installa dans son cabinet de travail.

L’architecte aimait cette pièce où il se trouvait complètement chez lui. L’appartement n’avait pas cet aspect d’austérité qu’on se plaît souvent à lui donner. De superbes maquettes se voyaient sur les étagères de chêne aux rayons remplis de livres. De belles études, têtes et paysages coupaient agréablement les murs. Deux lampes de bronze dressaient leur tige élégante derrière un divan recouvert de cuir fauve veiné de rouge, et placé près de la cheminée. Un bureau-table occupait le centre du plancher fait de merisier et d’érable cirés. Trois larges fenêtres versaient durant le jour une lumière abondante. Un fauteuil était placé devant chaque croisée.

En attendant son visiteur, Paul prit une revue, mais sa pensée ne s’arrêtait pas à ce qu’il lisait, elle suivait celle qui venait de s’éloigner et dont l’image le poursuivait sans cesse.

— Un jour, se dit-il, Alix fatiguée de son rôle, me quittera, elle ne peut s’étioler ici indéfiniment. Et alors, moi…

Il eut peur de ce qui l’attendait, et devant cette faiblesse, il ébaucha un geste impuissant.

— Oh, arracher cet amour inutile, insensé… Mais comment le pourrais-je, quand l’horrible catastrophe n’a pu l’ébranler.

Le souvenir de ce qu’il avait enduré à cette époque tragique de sa vie, vint peser lourdement sur son cœur. Il joignit les mains avec une force à les briser et des larmes vinrent s’écraser sur ses phalanges enlacées.

Paul resta un long moment absorbé par son chagrin. Le tic-tac de l’horloge, en divisant le temps par petites fractions, vint le tirer de sa prostration, et lui rappeler qu’il attendait quelqu’un. Il se redressa et se mit à marcher pour se calmer. Il y réussit. Toutes les traces de son émotion étaient disparues, lorsqu’un domestique annonça :

— Monsieur Étienne Bordier.

Paul vit entrer un homme exactement de sa grandeur, très pâle. Ému par l’aspect de cet étranger, l’architecte s’avança vivement vers lui la main tendue.

— Je suis particulièrement heureux de vous rencontrer, dit-il, votre nom seul, semblable à celui de mon père, me rend votre visite bien agréable.

Étienne Bordier serra la main offerte, et son étreinte virile impressionna profondément le mari d’Alix. Il ne pouvait détacher les yeux de celui qui disait maintenant la voix enrouée :

— C’est un bonheur unique pour moi de vous rencontrer, monsieur Paul Bordier.

— Veuillez vous asseoir, monsieur ; vous semblez bien fatigué, permettez que je fasse apporter un cordial…

— Oh merci, n’en faites rien… Ce que je ressens n’est pas de nature à me faire souffrir, ah non !

— Vous avez désiré me voir, monsieur Bordier, en quoi puis-je vous être utile ?

— Avant de le dire, peut-être aimeriez-vous savoir qui je suis.

— Vous avez été annoncé par mon père, cela me suffit.

— Vous semblez aimer beaucoup ce père… adoptif…

— Je l’adore !

— Alors, donnez-moi un peu de votre affection, car je suis son très proche parent. Votre père et moi nous sommes cousins germains.

La figure de Paul s’éclaira.

— À ce seul titre, vous m’êtes cher ; mais je ne crois pas qu’il eût été nécessaire pour provoquer mon amitié ; une bien grande sympathie m’attire vers vous, monsieur. Mon père m’a déjà parlé de vous comme d’un disparu…

— C’est exact, je suis un revenant…

Étienne n’avait pas accepté de siège, et Paul se tenait debout, attendant le bon vouloir de son visiteur, mais celui-ci ne portait pas attention au fauteuil placé près de lui. Étienne buvait les paroles de son fils.

Son fils, cet homme, là, devant lui et qui souriait avec des yeux semblables à ceux de Gilberte… Son fils, cet homme pourvu de tous les dons du cœur et d’un physique parfait. La chair de sa chair, il venait, de lui ce corps bien fait. Il eut un choc au cœur, et un désir presque sauvage d’étreindre cette poitrine qui se dressait à la hauteur de la sienne s’empara de lui. Mais ses bras déjà levés, retombèrent, il dut s’asseoir, les jambes fauchées par l’émotion.

Par la voix du sang, Paul ressentait ce qu’éprouvait son père et les marques de son trouble étrange apparaissaient sur sa figure.

— Veuillez m’excuser, reprit Étienne, vous comprendrez mon émoi, lorsque vous saurez ce qui m’amène ici…

— Je connais l’épreuve de votre vie ; revoir les lieux, les gens qui en furent témoins, expliquent l’état de votre âme… Mais, dites-moi, pourquoi êtes-vous resté si longtemps loin des vôtres…

— Vous ne pouvez comprendre comment la souffrance pousse parfois à se cacher, vous qui ne connaissez que la joie et le bonheur.

— Qu’en savez-vous ! ne put s’empêcher de s’écrier Paul.

— Vous ne seriez pas heureux… Ah, confiez-moi votre peine !…

Cette demande pourtant déplacée, surprit à peine le jeune homme. Allons ! à quoi pensait-il donc devant cet étranger… Il reprit poliment. :

— Si vous me disiez le but de votre visite.

Et il ajouta :

— Je vous remercie de votre sympathie ; convenez cependant que ce qui me touche devrait vous laisser assez indifférent.

— Je ne puis en convenir !

— Si j’avais des malheurs, je ne vous les dirais pas, le seul fait d’avoir parlé de leur possibilité semble vous affecter.

— Je ne veux pas que vous soyez malheureux !

L’accent passionné avec lequel ceci avait été dit, fit courir plus vite le sang dans les veines de Paul, et une sensation indéfinissable lui fit presque bégayer :

— Vous me portez beaucoup d’intérêt, monsieur, est-ce votre voix… sont-ce vos paroles… vous avez, le don de m’émouvoir…

— C’est que vous ne pouvez pas vous douter des liens qui nous unissent…

— Les liens qui nous unissent… Je ne vois pas… dit Paul en frémissant.

— Comme enfant d’adoption, vous êtes-vous déjà demandé qui vous étiez…

Paul chancela et recula de quelques pas.

— Monsieur !… jeta-t-il comme une demande en grâce.

Étienne se leva. Sa violente émotion l’empêcha de voir celle de l’architecte. Il poursuivit :

— Le nom de Bordier vous appartient, mais l’autre n’est pas le vôtre…

Paul haletait, on allait encore le frapper dans sa chair d’enfant naturel ; et il était impuissant devant la menace. La voix qui venait de parler était douce, pourtant, elle retentit implacable lorsqu’elle parvint de nouveau à ses oreilles.

— Non, Paul n’est pas votre nom… c’est Georges-Étienne…

— Georges-Étienne !… Étienne, c’est votre nom… Qui êtes-vous donc ?…

— Inutile de te le dire… Tu le sais… Mon enfant…

Une force mystérieuse poussa Paul vers cet homme qui lui tendait les bras, mais au lieu d’aller à lui, il resta cloué sur place, et ses épaules se courbèrent.

— Paul, mon petit… balbutia Étienne pétrifié dans son élan vers son fils.

Paul se redressa, et d’un mouvement brusque se jeta derrière son bureau-table.

— Mon petit, répéta la voix altérée d’Étienne, je…

Mais Paul, méconnaissable, lui coupa la parole.

— Vous ! C’est vous mon père !… Je vous crois… Tout en moi me le dit, s’écria-t-il avec un mélange de douleur et de colère. Oh, n’approchez pas ! N’approchez pas !… Laissez-moi me ressaisir. Je pourrais vous frapper avant de vous serrez sur mon cœur… Pourquoi êtes-vous venu ! J’avais donné au lâche auteur de ma misérable vie, des traits qui m’aidaient à le mépriser, et aujourd’hui que je vous ai vu, votre figure si douce emplit mon âme… Je voudrais l’en chasser, je l’appelle… Je voudrais la haïr, je l’aime… J’ai su que vous aviez pleuré une épouse bien-aimée, pourquoi avez-vous sali son amour vénéré par un amour coupable qu’il vous eût été si facile de légitimer. Oh, pourquoi avant de partir pour vos régions de glace, ne m’avoir, au moins, laissé votre nom, il eût compensé votre abandon…

— Mon petit, que crois-tu donc !…

— La vérité ! Vous vous êtes inquiété de mon bonheur tout à l’heure… Sachez que je suis malheureux à en mourir… Par la femme que j’adore je fus traité de ce que je suis… un déchet du plaisir… Et pourquoi m’avez-vous retracé, vous ? Passe-temps d’homme blasé et fortuné, je suppose…

— Paul !

— Oh, je voudrais vous maudire, s’écria-t-il dans un sanglot, et voyez, je vous tends les bras… Je voudrais vous crier des injures et je vous supplie de me parler d’elle… ma mère… Si elle fut coupable…

Mais Paul ne finit pas sa phrase, une main forte lui ferma la bouche pendant qu’un bras puissant encerclait ses épaules, et la voix d’Étienne, vibrante, impérieuse, explicite, arrivait à ses oreilles :

— Paul mon enfant, tu n’es pas ce que tu crois… Ta mère était une sainte et notre union fut bénie dix mois avant ta naissance… Jamais berceau ne fut préparé avec autant d’amour… Gilberte Mollin, c’était ta mère, si vertueuse, si attirante dans l’épanouissement de sa jeunesse… Hélas, la belle fleur ne vécut pas… Le jeune rameau en naissant de la tige, l’a brisée : ta mère, Paul, mourut en te donnant le jour…

— Maman ! dit Paul, en joignant les mains.

— J’étais loin lors de ta naissance. Perdu dans les glaces polaires, je ne pus revenir à temps pour te défendre des mains d’un scélérat. Oh, cet homme, comme il a su me martyriser !

— Papa ! murmura le fils de Gilberte.

Étienne conduisit le jeune homme près du divan, et le fit asseoir à ses côtés.

Alors dans tous les détails, le père raconta à son fils le drame de sa vie.

Paul écoutait comme dans un rêve, cette voix qui parlait presque bas.

Un silence impressionnant suivit la narration.

— Et moi qui ai blasphémé, soupira Paul.

— Rien de ce que tu as dit n’a effleuré ni la mémoire de ta mère, ni la mienne. Tu t’es attaqué aux êtres fictifs que tu croyais responsables de ta naissance. Mon fils, tu as ma fierté. Je conçois ce que tu as pu souffrir. Dis-moi, comment as-tu découvert ce que tu croyais être ?

Paul relata l’incident du collège.

— As-tu été souvent humilié dans la suite ?…

— Une fois ; ce fut atroce ; on détruisit ma vie… Mes parents adoptifs, par leurs bontés, m’avaient presque fait oublier mon origine, « Elle » me l’a rappelé. Il raconta alors ce qui s’était passé entre Alix et lui.

— Et tu l’aimes toujours en dépit de ce qu’elle t’a dit…

— Oui, pour mon malheur…

— Ne dis pas cela, espère plutôt. Un amour comme le tien peut vaincre bien des obstacles.

— Comment connaissez-vous à quel degré je puis aimer ?

— Ton amour, il est plus fort que toi, il te possède en entier, il fut foudroyant… il ne cessera qu’avec ta vie. C’est ainsi qu’aime un Bordier. Tel est ton amour, tel fut le mien pour Gilberte. Et maintenant dis-moi un peu ta vie.

— Je fus choyé. Ma mère d’adoption fut une véritable maman, et mon père fut admirable toujours, et surtout à mon heure si crucifiante que vous savez. J’eus des succès dans mes études, mes camarades, mes amis ne me marchandèrent ni leur amitié, ni leur estime. Je vivais heureux. Et lorsque je connus Alix, je crus à la limite du bonheur. Oh, ma vieille blessure était bien guérie ! Hélas ce fut la catastrophe… On m’éclaboussa de la boue de mon origine et je compris que j’en resterais entaché, à jamais.

— Pauvre enfant !

— Vous concevez ma vie depuis ce jour. Je voyais la droiture et l’honneur en moi, et il me fallait convenir que j’étais issu du vice et de la honte. La révolte voulait me faire crier, mais je dus me taire pour ne pas affliger les êtres chéris auxquels je devais tant. Mais vous êtes venu, papa, et le cauchemar vient de fuir. Ah, quel délice ! quelle ivresse ! quelle délivrance ! J’éprouve la joie du papillon qui après avoir connu la marche rampante sur le sol aride, avant sa transformation, s’élève vers le ciel en fendant le soleil de ses ailes. Je devrais être complètement heureux, mais l’allégresse de mon âme ne parvient pas à éloigner l’angoisse de mon cœur. Cet amour merveilleux que j’éprouve pour vous, ne peut me consoler de celui malheureux que j’ai pour Alix.

— Aie confiance, aie foi. Une sainte étoile t’a protégé, elle te suivra encore.

— Ah ma sainte étoile, qu’elle garde sous mon toit celle que j’adore. Je songe avec frayeur au jour où Alix me quittera. Mon père, venez, ajouta Paul en passant son bras sous celui d’Étienne, ma femme vient de rentrer, j’ai reconnu son pas, je vais vous la présenter.

Les deux hommes passèrent au vivoir, et se trouvèrent en présence de la jeune femme. Alix n’avait pas encore enlevé son manteau, et la fourrure d’un gris très doux du vaste collet, faisait ressortir royalement sa beauté de blonde. Paul s’empressa auprès de sa femme et lui aida à ôter son vêtement qui glissa soyeux et facilement des épaules nues.

Étienne eut un regard admiratif à l’adresse de sa bru.

— Vous avez passé une agréable soirée, Alix, demanda Paul ?

— À vous d’en juger, je suis allé au cinéma où l’on montrait la pellicule : « Étrange Intermède »…

Paul connaissait cette pièce discutable. Actée par les meilleurs artistes, elle montre d’une façon saisissante tous les genres de souffrances que peut causer la dissimulation.

— Un Étrange Intermède, murmura-t-il, la chose ne se produit pas seulement dans les œuvres de théâtre. Alix, ajouta-t-il avec émotion, permettez-moi de vous présenter… un parent, monsieur Étienne Bordier.

— Très heureuse de vous connaître, monsieur.

— Je suis honoré, madame.

— Et quel titre de parenté dois-je vous donner monsieur Bordier, oncle ou cousin…

— Mieux que cela…

— Je suis perdue… dit-elle perplexe.

— Ne trouvez-vous pas une certaine ressemblance entre votre mari et moi…

— En effet, elle est frappante, dit-elle en hésitant.

— Je pourrais être le grand’père de Paul, peut-être.

— Vous êtes trop jeune pour être cela, répondit-elle figée, et puis…

— Notre ressemblance reconnue, enlevez l’adjectif au titre que je me suis donné, et vous serez dans le vrai : je ne suis pas le grand’père de Paul, mais son père.

— Alix pâlit et regarda son mari dont le visage rayonnait.

— Oui, Alix, cet homme est mon père…

La jeune femme pâlit davantage, puis une flamme d’indignation traversa ses prunelles.

— Et vous avez cru bon de m’imposer celui…

Elle s’arrêta et baissa le front, puis elle ajouta, cachant son trouble sous un calme apparent :

— Je suis heureuse de ce qui vous arrive, en autant que vous l’êtes vous-même.

— Alors soyez-le sans restriction ; en plus de connaître mon père, j’éprouve cette jouissance que me procure cette fierté de me savoir au niveau de tout le monde par ma naissance.

Avec des mots brefs, hachés, Paul expliqua la situation.

Alix écoutait les yeux lointains la poignante révélation, et elle se disait l’âme en détresse :

— J’ai trop hésité. Le fils naturel eût peut-être, sans le partager, accepté mon amour tardif, l’homme intact dans sa naissance ne le peut pas. La faute dont il portait le poids, le rapprochait en quelque sorte de la mienne. Libéré, il s’élance trop haut, je ne puis le suivre, parce que moi, je demeure captive de mon heure de folie.

Lorsque Paul eut fini de parler, Alix tendit la main, et le jeune homme la sentit froide dans la sienne.

— Soyez assuré, mon ami, que je remercie le ciel de tout cœur de sa clémence en votre faveur.

Puis se retournant du côté d’Étienne Bordier :

— Quoi que vous puissiez penser de moi, monsieur, ne doutez pas de mes sentiments qui me font me réjouir profondément de votre bonheur.

Étienne s’inclina.

— Je suis très touché, ma chère enfant, permettez que je vous appelle ainsi, et souvenez-vous que le bonheur n’entre jamais seul sous un toit.

Et il ajouta :

— D’après une entente convenue, mon retour reste le secret de la famille. Pour tout le monde, je suis le parent qui ayant amassé une petite fortune dans le Nord, vient finir tranquillement ses jours en pays civilisé.

Un silence suivit. Alix le coupa :

— Veuillez m’excuser, je me retire, vous avez encore tant de choses à vous dire… Bonsoir Paul, et bonsoir… père, dit-elle en s’éloignant.

L’architecte tendit les bras avec désespoir. Il comprenait trop ce qui se passait dans l’âme de sa femme.

— Jamais, se dit-il, Alix pardonnera à ma naissance qui maintenant surpasse la sienne. Elle ne pourra supporter l’idée de voir ses ancêtres courber la tête devant les miens. Son parjure a humilié ses marquis, et mes pères n’ont pas à rougir de moi. Quel dilemme ! Mon bonheur de fils tue les possibilités de mon bonheur d’époux…

Étienne et son fils retournèrent dans la bibliothèque. Toutes les heures de la nuit sonnèrent et les deux hommes causaient toujours. Ce ne fut qu’au petit jour qu’Étienne retourna chez son cousin.

Le lendemain, l’heure du déjeuner réunit Paul et sa femme.

— Êtes-vous reposée, Alix, demanda Paul en s’assoyant, après avoir avancé le siège à sa compagne ?

— Assez, je vous remercie ; et vous, êtes-vous un peu remis de votre émotion bien compréhensible…

— Je vis comme dans un rêve, et je crains parfois de m’éveiller.

— Votre vie fut bien étrange.

— Que peut faire la perversité d’un seul homme…

Elle songea.

— Et la méchanceté d’une seule femme…

La conversation devenait difficile ; Paul chercha une phrase, et ne la trouvant pas, nerveux, il froissa sa serviette. Oh, il allait disparaître de la présence de sa femme, il devait être un tyran à ses yeux. Puis il ne pouvait plus supporter la vue des ravages causés par l’humiliation sur les traits bien-aimés.

Il se leva de table.

— Vous permettez ? j’ai un appointement dans quelques minutes.

Alix arrêta son mari d’un geste de la main, et se leva à son tour.

— Ne croyez-vous pas qu’il serait à propos, dès aujourd’hui, de prendre certains arrangements pour…

Elle se tut, il lui en coûtait de dire ce qu’elle avait dans l’idée. Peut-être verra-t-elle de la gouaillerie sur le visage expressif de son mari. Tant pis, elle devait parler. Elle reprit, pendant que Paul, le souffle coupé dans la gorge, attendait avec l’épouvante du prisonnier qui prévoit une condamnation à vie. Alix allait demander la séparation. Il en était certain.

— Pour… pour fêter le retour de votre père, finit-elle.

C’était cela ! Les nerfs de Paul subirent une telle détente, qu’une irrésistible envie de rire mêlée à une non moins grande envie de pleurer s’empara de lui et un soupir navrant fait de larmes et de rire refoulés s’exhala, de sa bouche.

— Mais oui… mais oui… il faut préparer quelque chose pour fêter le retour de mon père… Une petite réception intime… Vous saurez comment… Je vous donne carte blanche… Merci de votre attention.

Il sortit sur ces mots.

Le trouble de son mari n’échappa pas à Alix. Pourquoi ce désarroi chez cet homme toujours si maître de lui ? La phrase qu’elle avait dite en était-elle la cause ? En analysant, Alix s’aperçut que pour l’avoir divisée par un arrêt, la première partie, ainsi construite, laissait la pensée en suspens sur ce qui pouvait suivre. Comment expliquer l’émotion violente de Paul sans reconnaître qu’il était loin d’être indifférent à ce que disait ou pensait sa femme. Cette découverte enivra Alix de joie, et, afin de ne pas compromettre ce qui s’annonçait si beau, elle décida de taire son amour pour un certain temps et de s’abandonner aux événements. Ensuite, elle aviserait. Elle ne voulait pas s’avouer vaincue…

La réception proposée eut lieu le lendemain soir, et permit à Gilles et à sa tante de connaître Étienne. La soirée eut un cachet tout familial. Alix évoluait parmi ses hôtes avec aisance et sérénité. À la voir ainsi, Paul éprouva une telle satisfaction, qu’il décida lui aussi de cacher son amour, plus que jamais, afin de ne pas gâcher les choses.

De ce sacrifice mutuellement consenti en secret, il s’ensuivit une relation de camaraderie entre Paul et Alix, qu’ils découvrirent avec délice. Puis, pour aider à ce rapprochement précieux, partout c’était fête, bientôt ce serait Noël, anniversaire de la révélation du grand mystère de l’amour et du pardon ; nuit inoubliable, qui, à deux mille ans de distance emplit encore les cœurs d’allégresse, et comme disait Marie Barre au temps de ses pires épreuves :

— Il est vrai que le cortège des misères humaines n’arrête pas de circuler ce jour-là, mais les pleurs sont moins amères, les plaintes moins déchirantes… C’est Noël… L’aile immense d’un Dieu couvre le monde et n’oublie personne, il y a un moment de répit plein de courage : de la mansarde obscure aux palais éblouissants, les croix changent d’épaules.

CHAPITRE xiv

Sur le chemin qui les conduisait à la messe de minuit à la chapelle de l’Orphelinat des Sœurs-Grises, Alix et son mari se laissaient envelopper par cette magie noëlliste. Ils étaient plus confiants, puis la nuit était si belle. Dans l’air calme et doux, une neige molle tombait venant des nuages si diaphanes qu’ils ne cachaient pas toutes les étoiles. Les vibrations des cloches appelant les fidèles au lieu saint, en traversant l’atmosphère faisaient parfois voltiger comme des nuées de papillons immaculés, les flocons légers, indécis dans leur chute lente.

Au retour de l’église, Paul et sa femme se rendirent chez Eustache Bordier où un réveillon réunissait tout le monde, y compris tante Marie qu’Étienne s’était empressé d’aller chercher. La bonne vieille avait consenti avec joie à venir vivre auprès de son neveu dans l’appartement meublé que ce dernier venait de louer non loin de la résidence de son cousin.

Et maintenant tante Marie assise sur la même causeuse que tante Eulalie, n’avait d’yeux que pour ce grand garçon, le fils de Gilberte, et sa charmante compagne, qui venaient d’entrer. On s’embrassa, on se fit des souhaits, on échangea des cadeaux, la gaieté était générale. À ces agapes, il ne manquait que Gilles, mais celui-ci arriva au moment où l’on désespérait de le voir apparaître. Il fut salué avec enthousiasme. En entrant dans le salon, où tous les invités étaient réunis, Gilles fit une révérence à l’antique, et jeta son chapeau sur un siège. Puis la bouche rieuse, il lança en faisant des liaisons désastreuses entre les mots :

— Comment allez-vous aimables gens de la docte compagnie ?

On se mit à rire.

— Eh bien, c’est ce que vous trouvez de mieux pour me recevoir, protesta-t-il drôlement scandalisé. Je m’en donnerai encore des tours de reins pour faire le gracieux, pour ce que ça rapporte.

— Mon Dieu, Gilles, sois donc convenable ! Si c’est ainsi que l’on entre dans un salon. Je ne t’ai pourtant pas élevé comme un page, gronda tante Eulalie.

Il s’approcha de la vieille demoiselle :

— Vous, ma tante, toutes mes excuses et mes hommages, là, à vos pieds, pêle-mêle.

— Gilles, tu es inconvenant !

— Et je finis par être tout à fait détestable en vous embrassant devant tout le monde. Voilà, c’est fait !

— Oh Gilles !

— Mais c’est permis… Et encore passez-vous la première. Alix vient en deuxième, voyez.

Et le turbulent garçon présenta pudiquement la joue à sa sœur. La jeune femme y appliqua un soufflet.

— Ah bien, c’est du nouveau ! Frapper au visage demande réparation, dit-il en empoignant Alix par la taille pour lui déposer un gros baiser dans le cou. Maintenant, toi, un avertissement : si tu te mets à cogner avec tes pattes de devant, moi je vais me mettre à mordre. Et après avoir menacé Alix du doigt, il frappa de son ongle l’émail éclatant de ses dents.

— Attention, ajouta-t-il, en fronçant ses sourcils bien fournis sur ses yeux bruns, clairs et moqueurs, ce n’est pas pour badiner.

— Le lion ne m’effraie pas, dit Alix, peuh !…

— Non ? regarde cette forte mâchoire.

Alix lui donna une chiquenaude au menton. Il se mit à rire, ce qui lui plaça une large fossette au bas de la joue.

— Horreur, tu ne t’es pas fait la barbe, s’écria la femme de Paul, je viens de sentir la rudesse de ton poil sous mon doigt…

— Pas rasé ! J’ai les joues douces comme celles d’un bébé. Mais sachez, madame, que je vais me laisser pousser la barbe en barbiche.

— Je te le conseille… ça va bien t’aller…

On suivait la scène, amusé.

— Je crois mon jeune ami, reprit Étienne Bordier, que l’idée de votre barbiche devrait être abandonnée ; les dames ne semblent pas la priser.

— Oh, pour l’amour d’elles je puis la sacrifier. Moi, ce qui me faisait opter en sa faveur c’était une question d’économie.

On se regarda interloqué, puis des rires fusèrent.

Paul s’approcha de son beau-frère, et du ton confidentiel d’un homme d’affaires :

— Si tu as des ennuis pécuniaires, Gilles, je puis peut-être te venir en aide, je viens précisément de vendre le bois qui a servi de forme à un cheval en ciment construit pour annoncer les services d’un charretier de la Basse-Ville, ne te gêne pas, je suis en fonds.

— Je te remercie, répondit Gilles, avec un grand sérieux, je saurai me rappeler ton offre généreuse.

— Mais qu’est tout ceci, s’enquit tante Eulalie, prompte à s’alarmer ?

— Oh rien du tout, tantinette, nous badinons comme des enfants, hommes que nous sommes. Ne savez-vous pas que nous sentons parfois le besoin de faire les gamins ? crier, parler et même sauter comme eux ?

— Gilles, il y a un âge pour tout.

— Pas pour cela. Rien de fixé. Et méfiez-vous, un de ces jours, vous vous achèterez une corde à la souque.

— Gilles ! c’est le comble, tu deviens effronté !

— C’est parce que j’étais devenu enfant. Redevenu homme, je vous prie de me pardonner.

Il poussa un soupir à fendre l’âme.

— Ah, quand on est homme !

— Il faut se faire la barbe souvent, taquina Paul, surtout lorsque l’on en a une vigoureuse comme la tienne, hein ?

— Oui, et si l’on évite cette corvée, même par économie, ces dames s’affolent.

— Comment, ça revient ?

— Eh oui… ça revient…

— Explique-toi. Si c’est tout ce qui te manque pour balancer honorablement tes livres, je prends sur moi de faire accepter la barbiche.

— Voilà : tu sais qu’il y a un bal masqué à Spencer-Wood dans dix jours, exactement.

— Oui, après…

— Bien après, j’y suis invité, et pour y aller, je dois me costumer.

— Ah, je comprends… Pour ton déguisement, tu voulais ménager sur l’achat d’une barbe postiche, en te servant de la tienne propre…

— T’es brillant… C’est cela… et maintenant ma piastre est flambée.

— Qu’aurais-tu fait d’une barbe de huit jours ? Elle n’aurait pas eu la longueur réglementaire d’une barbiche !

— C’est vrai. Tout de même, j’aurais pu me composer un visage d’apache.

— Faites-vous donc charbonnier, conseilla Eustache qui riait de bon cœur, puisque vous avez un faible pour la noirceur.

— Bravo ! lança Gilles, voilà une superbe idée. Qu’en dis-tu, Alix ?

— Ma foi, à ton goût.

— Et toi, quel sera ton déguisement ? Oh, ne le dis pas, ni toi non plus, Paul, je vous chercherai. Ce sera rigolo.

— Oh chers enfants, s’écria tante Eulalie en levant, suivant son habitude, ses mains à la hauteur de ses épaules, combien j’aime à vous entendre parler de bals masqués. Que de souvenirs ! Ma chère amie, ajouta-t-elle en s’adressant à tante Marie, êtes-vous déjà allée à un de ces bals ?

— Oh non ! Tout au plus ai-je conduit quelques cotillons au temps de ma jeunesse, dit-elle en souriant.

— Bien moi, je suis allée à plusieurs de ces bals, et à l’un d’eux, surtout, je m’amusai comme un bossu. J’étais habillée en poupée hollandaise, fragile à souhait. Je fus poursuivie par un seigneur apoplectique qui voulait m’embrasser. Comme il allait m’atteindre, je lui jetai au visage toutes les dragées contenues dans une bonbonnière que je tenais à la main. Il en buta, le pauvre, et sa perruque lui tomba sur le nez, la couette en l’air. Il était chauve ! Que j’ai donc ri…

À propos, monsieur Bordier, minauda-t-elle en s’adressant à Étienne, est-ce au dix-sept ou au dix-huitième siècle que les hommes adoptèrent la mode du ruban pour s’attacher les cheveux…

— Oh, je ne saurais vous renseigner, mademoiselle.

— C’est au vingtième siècle reprit Gilles avec aplomb. Avant ce temps, les gentilshommes retenaient les poils de leur perruque poudrée avec les crins de la queue de leur coursier.

La vieille demoiselle bondit de son siège, pendant qu’on se mordait les lèvres pour ne pas rire.

— Gilles ! Gilles ! mais c’est infâme, irrévérencieux ! parler de la sorte d’une époque qu’ont connue tes aïeux !

— Que voulez-vous que j’ fasse ! Si l’on ne veut pas que l’on se moque des coiffures d’une époque, c’est à ceux qui y vivent de s’arranger les cheveux comme du monde.

— Gilles, assez ! J’ai honte de toi !

— Moi, pas. Ma tante, si je me faisais une couette, vous seriez la première à tirer dessus.

— Qu’on le fasse taire ! Qu’on le fasse taire ! cria la pauvre demoiselle en se bouchant les oreilles.

— Votre bouche la première, tante chérie, dit-il en embrassant mademoiselle Eulalie tout en jetant un clin d’œil de coquin à Paul qui ne savait où se mettre.

— Laisse-moi, enfant déchu, habille-toi en charbonnier, ça te convient !

On se mit à table. Chacun y alla de ses souvenirs et anecdotes, et le réveillon progressa au milieu d’une sobre gaieté. Comme il tirait à sa fin, Gilles, profitant de ce que mademoiselle Eulalie se plaignait des rigueurs de l’hiver, fit glisser l’à-propos sur les charbonniers.

À ce mot de charbonnier, la vieille demoiselle oublia ses frissons pour toiser son neveu.

— Les charbonniers sont des gens détestables et malpropres. Ce n’est pas l’intérêt que tu portes au chauffage qui te fait parler d’eux, Gilles, mais ton idée bête de vouloir revêtir leur costume au bal masqué de Spencer-Wood.

— On ne doit plus revenir sur une chose sagement décidée. Je m’habille en charbonnier, le visage et les mains pleins de suie, et si quelques marquises ont oublié leur mouche, je me charge de leur en appliquer de superbes.

— Gilles ! tu ne feras pas cela ! s’écria tante Eulalie encore aux abois.

— Pourquoi pas ?

— Gilles, c’est monstrueux.

— Non ! Et j’aurai aussi du plaisir à casser quelques sceptres avec mon tisonnier.

— Mon cher, dit Paul, prends garde de tomber dans le mouvement anarchiste. Crime de haute trahison, on te jettera dans des oubliettes.

— Brrr… Prisonnier d’État ! On pourrait m’écarteler, m’empaler, me pendre haut et court ; ça porte à réfléchir…

— Fais attention aussi d’enlever la dame de quelque mousquetaire ombrageux, leur rapière répondra de l’affront, et la couleur sombre de ta peau pourrait s’étoiler de marques écarlates.

— Tu me fais peur ! J’ai presque envie de rester chez moi…

— Comment ? Poltron ?

— Ah que non. Je suis prêt pour l’aventure.

— Alors, j’assisterai à tes exploits. Et si le charbonnier a besoin de témoin pour les duels que je devine inévitables, compte sur moi. Mais comme tu ne pourras me reconnaître, quand tu seras tombé dans un guet-apens, imite le cri de l’engoulevent, et j’irai à ton secours.

— Bien choisi pour l’oiseau. Si je dois fermer les yeux avant que tu n’arrives, tu m’identifieras à mon bec ouvert.

— Si ce bal doit dégénérer en champ de bataille, remarqua Alix, je m’habille en infirmière.

— Je te le conseille, Alix.

— Là, là, là, s’écria tante Eulalie qui courait après ses idées, a-t-on jamais vu jeunesse plus folle ! je vous prends tous à témoin. Cette jeunesse mérite la fessée.

— Vous avez la parole, tante Marie, dit Eustache, qu’en dites-vous ?

— Oh moi ! Placée au seuil de la jeunesse éternelle, je me range du côté de la jeunesse d’ici-bas, va sans dire : ne devons-nous pas nous soutenir entre jeunes ?

— Ceci vaut un baiser, dit Paul assis près de l’aimable vieille, et je vous le donne. Et vous, maman, ajouta-t-il, vous qui n’avez rien dit, je vous embrasse pareillement, car je vois dans vos beaux yeux où je sais si bien lire, que vous ne les condamnez pas ces jeunes écervelés.

— Je les adore, répondit Jeanne de sa voix douce.

— Alors c’est une ligue contre moi ! s’écria mademoiselle Eulalie, en se levant. Du moins vous, monsieur Étienne Bordier qui avez mené une vie sérieuse, vous allez être de mon avis. Quand je dis jeunesse folle, je me sers d’une expression trop faible mais elle est fantasque ! ne doute de rien ! et nous mène par le bout du nez.

— Moi, mademoiselle, je suis comme ma cousine Jeanne, notre jeunesse, je l’adore. Oh, je conviens avec vous qu’elle est bien un peu folle, mais en l’appelant ainsi, n’est-ce pas pour nous venger de ce qu’elle nous traite parfois de vieux fous ?

— Eh bien, fit mademoiselle Eulalie en souriant, je dois abattre pavillon, mais comme représaille, j’emmène ma nièce avec moi pour quinze jours, avec la permission de son mari, cependant.

— Je n’ai pas d’objection, fit Paul courtois.

— Et toi Alix ?

— Vous savez bien, ma tante, que je suis toujours heureuse en votre compagnie. J’irai volontiers passer quelque temps avec vous.

Alix accéda au désir de sa tante d’autant plus facilement qu’elle savait qu’un changement de milieu lui serait salutaire. Elle était inquiète sur la suite de la camaraderie établie entre elle et son mari. Déjà, son amour s’en accommodait mal.

— C’est cela, mademoiselle de Busques, reprit Jeanne joyeuse, amenez Alix, nous garderons Paul ici. En mamans égoïstes, nous jouirons pour un moment de notre bien retrouvé.

— Très bien. Seulement comme il y a une hypothèque sur le mien, j’autorise celui qui la détient de se prévaloir de ses droits quand il lui plaira. De plus mon cher Paul, vous viendrez tous les jours faire la cour à votre femme.

CHAPITRE xv

En allant chez sa tante, Alix ne trouva pas la paix qu’elle escomptait. Dès le premier soir de son arrivée, en entrant dans sa chambre de jeune fille, elle fut assaillie par une foule de souvenirs pénibles, qu’il lui fut impossible d’éloigner. Tout ici rappelait trop sa faute ; elle lui apparut irrémédiable. Le faible espoir qu’elle entretenait d’un rapprochement avec son mari, s’évanouit. Elle se trouva malheureuse comme la dernière des déshéritées, et rien ne vint la consoler parce qu’elle était le propre artisan de sa souffrance. Elle s’endormit à l’aube, et rêva de son amour. Son réveil la trouva plus vaillante, le cœur est si tenace !

Au cours de la visite que Paul fit à sa femme le lendemain, il lui demanda après une brève hésitation :

— Alix, accepteriez-vous un cadeau de moi…

— Avec plaisir, répondit-elle le cœur battant.

— Voici, dit-il en présentant, un écrin de velours noir à filigrammes d’argent.

Alix pressa le fermoir de la boîte, et eut une exclamation admirative en voyant le contenu.

— Oh, Paul, merci ! Ce bijou est merveilleux, ajouta-t-elle, en faisant couler un superbe fil de perle entre ses doigts.

— Vous l’aimez ?

— Beaucoup.

Paul regarda un moment sa femme dont les yeux semblaient ne pouvoir se détacher du joyau, puis il alluma une cigarette et se leva pour partir.

Alix eut un moment l’espoir que son mari lui attacherait le collier, mais l’architecte fumait distraitement. Alors, elle se para elle-même.

— J’étrenne votre cadeau, Paul, voyez.

— Oh, madame, les perles prennent de la valeur à votre cou.

C’était mondain et complimenteur.

— Il me croit vaniteuse, songea-t-elle déçue. Elle étouffa un soupir, mais une résolution subite lui fit dire :

— Il est d’usage d’échanger des cadeaux aux Fêtes ; j’ai reçu le vôtre avec plaisir à Noël, vous accepterez le mien au Jour de l’An, n’est-ce pas ? Il ne sera pas de métal précieux, je vous en avertis.

— Venant de vous, il aura le don de me plaire, n’en doutez pas, dit-il en prenant congé.

II

— J’ai promis, je dois m’exécuter, se disait Alix en s’habillant, fébrile, le jour de l’An au matin. Paul ne saurait tarder, puisqu’il prend le train de neuf heures. Encore un voyage ! mais pas long celui-là. Paul m’a assuré qu’il sera de retour pour le bal à Spencer-Wood, donc, dans deux jours. Allons, je suis prête !

Ce fut mademoiselle Eulalie qui ouvrit la porte à l’architecte, lorsqu’il se présenta. Après avoir souhaité la bonne année au jeune homme, tante Eulalie lui dit :

— Alix vous attend au salon, veuillez m’excuser, je suis fort occupée à ma correspondance.

Paul entra dans la pièce désignée. Alix vint au devant de lui.

— Bonjour, Alix, dit-il.

— Bonjour Paul… et bonne année.

— Vous pareillement, fit-il en ébauchant, un sourire.

— Le paradis à la fin de vos jours, ajouta-t-elle en tendant la main.

Il porta les doigts blancs à ses lèvres.

— Vous pareillement.

— Nous avons pris une vieille formule pour échanger nos souhaits, poursuivit-elle, mais nous avons oublié une partie importante du cérémonial.

— Bien des choses s’oublient de nos jours, répondit-il en pâlissant.

— Volontairement ?

— Peut-être…

Posant ses mains sur les épaules de son mari, Alix leva son visage vers lui, et dit, courageuse :

— Un oubli se répare, je suppose, et… un cadeau promis doit se donner. Appellerez-vous ainsi le baiser que je vous offre…

Il la regarda un moment, troublé, puis lui donna un baiser si violent, qu’elle fit un mouvement pour se dégager. Il la libéra d’un geste ferme.

— Pardonnez à ma rudesse, dit-il.

Et il sortit sans se retourner.

Une espérance folle accompagna Paul Bordier jusqu’à la gare du Palais, mais une fois à bord du convoi, son enthousiasme tomba.

— Pauvre fou, murmura-t-il, avec un sourire amer, tu as tout juste reçu le remerciement pour ton collier.

Après le départ de son mari, Alix, lentement, prit la place qu’il venait de quitter, et rêveuse, promena le bout de ses doigts sur ses lèvres. Mais soudain abandonnant sa pose méditative, elle s’enfuit dans sa chambre, et pleura longuement, sur elle, sur Paul, sur leur vie si désespérément compromise.

Le soir, en dînant, tante Eulalie dit à sa nièce :

— Demain, je donne un thé en ton honneur.

— Vous n’y pensez pas, si proche du jour de l’An !

— Critiquera qui voudra, je le donnerais le jour des Morts ; il y a assez longtemps que je n’ai pas eu un rassemblement de jeunes autour de moi, je profite de ton passage. D’ailleurs les invitations sont lancées et acceptées.

— On va être occupé pour le bal masqué du lendemain, vous n’aurez pas grand monde.

— Viendra qui pourra.

Contrairement à ce que pensait Alix, le thé de tante Eulalie eut un beau succès. À l’heure convenue, les salons de la romanesque demoiselle fleuris d’œillets et de jacinthes, étaient remplis d’une foule joyeuse.

— Grands dieux, fit Gilles qui rencontra sa tante tout affairée, vous ne croyez donc plus que la jeunesse est folle.

— Je le crois toujours… mais comme ces excellents Bordier, je la trouve ravissante. Si tu cherchais un compliment, prends celui-là pour toi, et vite, mon petit, aide-moi à bien recevoir mes hôtes, ajouta-t-elle en souriant, j’ai placé quelques tables pour le bridge, occupe-t-en, veux-tu ?

— Volontiers.

Lorsque Gilles se fut acquitté convenablement de sa tâche, il s’approcha d’un groupe formé d’Alix, de Luce Lebrun, jolie veuve au caractère sournois, et de Béatrice Vilet, jeune fille ultra-moderne, pas jolie, spirituelle, et qui faisait un emploi copieux de cosmétiques. Béatrice Vilet et Gilles, amis d’enfance, se tutoyaient. Mademoiselle Vilet vivait avec son père, vieillard toujours occupé de son herbier, et qui en raison de cela, n’avait guère le temps de voir à sa fille. Béatrice profitait de cette liberté surtout pour avoir son franc parler avec tous.

— Eh bien, fit Gilles, taquin, on épluche toujours le prochain ici ? Quand viendra mon tour d’être mis sur la sellette, Béatrice, dis-le moi, j’offrirai à l’avance mon supplice.

— Approche à l’instant martyr volontaire, nous n’avons qu’une cheville à planter à la chère dame qui nous occupe. Tu t’amènes à temps, je suis en appétit pour manger de l’homme.

— Et qui vas-tu déchiqueter, demanda Luce en étirant le bras pour prendre une cigarette sur le guéridon près d’elle.

— Cette demande ! mais monsieur que voici ! Assis-toi Gilles, que je te lance mon grappin d’abordage.

Et toisant le jeune homme :

— Toi, pourquoi ne travailles-tu pas, fainéant ?

— Par esprit de sacrifice pour toi.

— Hein !

— Eh oui, que deviendrais-tu sans moi ? plus de danseur qui te convienne, plus de partenaire au bridge, plus personne pour te chamailler…

— Vanité masculine, monsieur se croit indispensable. Sache jeune freluquet, que j’ai dansé cette semaine, et divinement, sans le secours de ton élégante personne. Pour le reste, hum ! ne t’inquiète pas. D’abord aux cartes tu triches sans vergogne comme…

— Comme une femme sur son âge ?

— Tu triches en homme que tu es !

— Mais, mes intentions sont bonnes, je force la chance au jeu pour t’empêcher de perdre, et t’éviter des colères, je veux sauver ton âme, moi…

— Tu es suave…

— À propos, avec qui as-tu dansé cette semaine ?

— Ça te chiffonne ? Apprends que Gaston Bendel est celui dont les pas gracieux ont accompagné les miens.

La pétulante Béatrice se leva, et fit un tour de danse, un coussin dans les bras.

Gilles se mit à rire, à gorge déployée. Béatrice s’arrêta, et sévère :

— Dis donc, toi, as-tu quelque chose de brisé ?

— Je le crains, et c’est de ta faute.

— Toujours pour moi, à cause de moi, ça devient chronique, mon p’tit.

— Alors, tu as eu pour danseur le beau Gaston ?

— Oui, et j’en suis fière…

— Il y a de quoi, il danse avec la souplesse d’un ourson.

— Et comme il danse mieux que toi, juge de ta prestance…

— Par exemple, non ; et pour te prouver le contraire, voici.

Et Gilles entraîna Béatrice dans une ronde échevelée au son du radio qui jouait une romance.

— Là, es-tu convaincue ? dit-il en avançant un siège à sa compagne, la danse finie.

— Je n’en reviens pas ! Sais-tu qu’en plus d’être un danseur émérite, tu es un transpositeur de musique merveilleux.

— Oui ?

— Oui, tu viens de me faire danser un fox-trot sur une mesure de nocturne.

— Je ne m’en suis pas aperçu…

— Bien moi, je me suis aperçu d’une chose : tu ne nous conduis pas quand tu danses, tu nous secoues comme un pommetier.

— Mademoiselle craint pour la fleur de son teint, railla Gilles qui s’amusait ferme.

Aie ! Apprends ignorant que tout ce que nous faisons pour être plus jolies, c’est pour vous plaire, monstres d’hommes.

— Ô charmes méconnus !

Elle tapa du pied.

— Du moins, les différentes nuances que nous employons nous font un teint ravissant ; vous autres, les hommes, quand vous vous servez trop de couleurs mélangées, tu sais ? vous devenez gris, vous avez l’air fin !

— Tu ne m’as jamais vu ainsi.

— Hum ! Sous quelle influence, par un soir de bal au Château, monsieur rappelait-il ses souvenirs d’écolier…

Gilles cessa de rire, et Alix pâlit.

Luce Lebrun dressa l’oreille, un éclair dans ses longs yeux, relevés vers les tempes.

Béatrice s’aperçut de l’émoi que venait de causer ses paroles.

— Toi, viens ici que je te confesse, dit-elle en emmenant le frère d’Alix. Excusez-nous. Luce, nous allons te chercher des cigarettes.

— Ah, mais c’est charmant, tu as vu que je n’en avais plus ?

— Oui, je crois que tu les manges.

Luce eut un rire étudié, et regarda s’éloigner les jeunes gens, puis ses yeux de félin se posèrent, sur Alix devenue songeuse.

— Maintenant, demanda Béatrice en entrant dans le solarium, dis-moi ce qu’il y a, j’ai commis une sottise et je vous ai peinés, Alix et toi. J’en suis chagrine.

— On t’a rapporté les paroles que j’ai dites sur la terrasse Dufferin ?

— Oui, elles étaient bien anodines, mais il paraît qu’elles ont eu le pouvoir de te dégriser.

— Elles paraissaient banales ; elles ont eu de pénibles suites.

— Pardonne-moi, Gilles, je n’ai voulu que te taquiner, je suis désolée.

Béatrice était foncièrement bonne sous le couvert de sa légèreté plus feinte que réelle.

— Ne parle jamais de cet incident devant Alix, veux-tu ?

— Je te le promets de grand cœur.

— Merci.

— À présent, retournons à nos places ; tu as les cigarettes ?

— Oui, j’en ai pris tout à l’heure en passant près du buffet.

Alix accueillit les deux jeunes gens avec un sourire, et Luce dans une pose de sphynx.

— Voici tes cigarettes préférées, Luce, dit Béatrice, en donnant une boîte argentée à l’élégante veuve.

— Tu es gentille. Qui en veut ? Vous, madame Bordier ?

— Non, merci.

— Monsieur de Busques ?

— Volontiers.

— Béatrice ?

— Je ne fume pas.

— C’est vrai, où ai-je l’idée, comme si une catéchiste pouvait se permettre l’abus du tabac. Et nous ramènes-tu un pécheur converti, vertueuse enfant ? Tu n’oublies pas que ton aparté avec monsieur de Busques avait pour but de le confesser. A-t-il le ferme propos ?

— Oh, sa contrition n’a pas eu cette spontanéité qui fait pleurer en oubliant de se cacher le visage dans son mouchoir, tu sais.

— Ah !

— Ah non, sa confession terminée…

— Ma confession ? coupa Gilles, parle donc de la tienne…

— Allons, l’accord ne s’établira donc jamais entre vous deux, dit Alix en riant.

— Comment peut-il se faire ! Sous un prétexte futile, Béatrice vient de me pousser dans un véritable traquenard, elle m’a éloigné de toi et de madame Lebrun à seule fin de me demander en mariage. J’ai refusé.

— Il ne me reste plus qu’à mourir, soupira Béatrice tragique.

— Et quel genre de mort choisis-tu, demanda Luce, les yeux mi-clos, poison ?… poignard ?…

— Oh, ce m’est indifférent, toutes les morts me seront douces, comparées à ce que j’endure, dit-elle résignée.

— Servons-nous de cette conversation de badinage pour en entamer une plus sérieuse, suggéra Luce, et voici pour commencer : je ne comprends pas que l’on meure ou veuille se tuer par amour.

— Que tu ne comprennes pas, ne me surprend nullement de ta part, tu es si énergique, si maîtresse de ton cœur.

La veuve se gourma.

Ce n’était pas un secret, pour personne, que Luce Lebrun avait fait un désastre des courtes années de son ménage. En s’apercevant que son mari, Alex. Lebrun, ne répondait pas à l’idéal excentrique qu’elle s’était tracé de la vie conjugale, Luce s’acharna sur le pauvre homme comme s’il en avait été responsable. Il riposta aux imbécillités de sa femme en se mettant à boire. Il s’ensuivit un sabbat continuel. Mais avant que tout tournât au drame, et alors que Luce inscrivait une demande en divorce, Alex. eut la bonne idée de quitter la vie. Il mourut, ne pouvant plus rien absorber, imprégné qu’il était de part en part de whisky et d’anisette ce qui fit dire à l’un des deux loustics qui le mirent en bière :

— Le pauvre, s’il lui restait une étincelle de vie, il s’enflammerait.

Ce à quoi l’autre répondit :

— Cher Alex, il s’en va dans l’autre monde avec un bon entraînement pour ce qui pourrait l’attendre : sa femme l’a habitué à une vie d’enfer.

Luce Lebrun resta veuve à vingt-neuf ans, âge où toute femme redoute le cap au sournois reflet d’automne. Déçue dans son premier amour, elle ne tourna pas pour cela le dos au mariage. Les hommes n’étaient pas tous des êtres stupides comme son premier mari ; elle espérait en rencontrer un qui lui apporterait le bonheur désiré.

Rousse, d’une beauté du diable, Luce fut remarquée par de bons partis bien disposés à la consoler de son veuvage par un second conjungo, et si dans le temps elle refusa leur offre matrimoniale alléchante, c’est qu’elle avait jeté son dévolu sur Paul Bordier. Mais l’architecte venait de se marier, c’était vexant. Cependant dans le nouveau ménage, Luce soupçonnait que tout n’allait pas sur les roulettes ; qui sait si le jeune couple ne finirait pas dans une culbute de divorce. Il fallait guetter ça. N’ayant ni principe ni scrupule, Luce jugeait les autres d’après elle-même. Et son imagination allant bon train, elle se voyait déjà presque au bras de Paul Bordier. Pour savoir où en étaient les choses dans le foyer qui l’occupait, à la remarque de Béatrice, elle jeta comme une fleur :

— Madame Bordier serait en mesure de nous dire si l’amour peut conduire au trépas.

Le coup était direct, et pour empêcher Béatrice d’intervenir, elle ajouta :

— Béatrice, écoute. Toi et moi ne voyons goutte dans tout ceci : si mon cœur est enferré, le tient bat la chamade par le refus que tu viens d’essuyer de la part de monsieur de Busques.

Béatrice regarda Luce. À travers la fumée de sa cigarette, la jeune veuve épiait Alix, dont les lèvres tremblaient.

— Gilles semblait mal à l’aise.

Ces détails frappèrent mademoiselle Vilet. Puis les recommandations de Gilles étaient fraîches à la mémoire.

— Qu’est tout ceci, se dit-elle inquiète, quelque malentendu entre Alix et son mari ? et toi ma belle rousse, tu veux t’y fourrer le nez. Je vois cela à ton air.

Alix ayant maîtrisé son trouble, répondit d’un ton affable à la demande de Luce Lebrun :

— Ma chère madame, vous me posez là une question dont la réponse fut criée à travers les temps. L’amour est souverain, donc il peut tout.

— Même donner la mort ? S’accommoder d’une longue absence ?

La nouvelle était officielle que Paul Bordier devait partir sous peu pour la Nouvelle-Angleterre, où il resterait quatre mois afin de surveiller le parachèvement d’une église érigée suivant ses plans.

— Oh chère madame, excusez-moi, reprit Luce sur un ton apitoyé, je ne voulais pas faire allusion à la longue absence forcée de votre mari. Vous accompagnerez monsieur Bordier aux États-Unis ?

Devant le mutisme d’Alix, la veuve eut un frémissement joyeux.

— Hum, se dit-elle, ça devient intéressant. Depuis le retour de son voyage de noces monsieur court la prétantaine, et madame reste à la maison ; monsieur part pour quatre mois, madame ne le suit pas.

Béatrice plissa ses yeux gris.

— Toi, mon frelon, attends que je te retrousse la lancette.

— Ma chère Luce, dit-elle avec candeur, lorsqu’il est question d’absence, pour l’amour, il s’agit, c’est compris, d’absence éternelle, et…

Elle s’arrêta, stupide. Puis avec une fougue bien jouée, elle embrassa Luce plusieurs fois.

— Chère, chère, pardonne-moi ! dis que tu me pardonnes de t’avoir rappelé si brutalement ton veuvage… Suis-je assez sotte ! Ah, tiens, parlons d’autres choses…

— Mais pourquoi changer le cours de la conversation, reprit Luce, je t’assure Béatrice que d’avoir parlé de mon veuvage, déjà vieux de deux ans, ne m’a pas affectée, c’est si loin… D’ailleurs, ce n’est un secret pour personne que je devais divorcer, si Alex n’avait pas eu la bonne idée de tourner l’œil.

— Seulement, divorcée, on n’est pas libre de se remarier chez nous, remarqua Béatrice mécontente d’avoir manqué sa petite comédie.

— Pas libre ! Tu es vieux jeu ma chère ; je ne suis pas arriérée comme toi, à preuve que lorsque j’ai pris mon instance en divorce, le choix de mon deuxième mari était fait.

— Avouez, madame, fit Gilles narquois, que votre élu ne s’est pas pressé de répondre à votre appel.

— Rien ne prouve que je l’ai appelé. Et voulez-vous savoir ce qui est arrivé ? mon adoré s’est marié avec une autre…

Et elle se mit à rire.

— Je n’ai pas à t’offrir de sympathies, dit mademoiselle Vilet, l’incident te semble négligeable.

— À peu près. Je viens d’apprendre que ce mariage ne durera pas six mois ; alors le pauvre déçu me reviendra, fit-elle, sans pouvoir s’empêcher de jeter un coup d’œil à madame Bordier.

Les œillades que madame Lebrun dirigeaient sans cesse du côté d’Alix, finirent par intriguer cette dernière. Les propos équivoques de la veuve lui mirent soudain à l’esprit une idée si invraisemblable, qu’elle la rejeta, mais elle revint et s’implanta : Luce Lebrun convoitait son mari. Alix n’ignorait pas la flamme de Luce pour l’architecte au temps où il était garçon, et ce feu-là ne serait pas éteint ?…

Que pouvait cette intrigante ? Alix eut froid. Mais décidée à défendre son bien, elle dit en regardant la jeune veuve :

— Vous semblez, madame, appuyer vos chances de bonheur terrestre sur le divorce, c’est un mauvais pilier, le mariage ne se rompt pas.

— Que si, et c’est heureux.

— Ah ? J’inviterai mon mari à discuter ce sujet avec vous, la passe d’armes sera intéressante, lui qui n’admet même pas l’idée d’une séparation.

Luce s’aperçut qu’elle avait été devinée et en resta stupéfaite.

Alix enregistra son trouble.

— J’ai frappé juste au premier coup, se dit-elle, cette rousse a des prétentions sur mon mari. Elle se leva pour servir le thé, en s’excusant, nerveuse :

— Vous permettez ? je vais aider ma tante ; puis s’adressant directement à madame Lebrun :

— Lorsque vous serez prête pour le tournoi que vous savez, madame, j’avertirai mon mari. Moi, je marquerai les points.

Elle fit cette remarque d’un ton calme, mais l’attitude de Luce l’inquiétait horriblement.

Après le thé, les invités de mademoiselle Eulalie se quittèrent sur un au revoir joyeux, promettant de se retrouver à la mascarade.

Le lendemain vers sept heures du soir, Alix reçut un téléphone de son mari, lui demandant de bien vouloir se rendre seule au bal, qu’ayant été retardé, il la rejoindrait dans le cours de la soirée.

CHAPITRE xvi

Le bal annoncé battait son plein. Le coup d’œil était féerique.

Enchevêtrés de serpentins multicolores, noyés de lumières, les danseurs s’en donnaient à cœur joie. Nobles et roturiers se mêlaient dans une même valse, un même quadrille, un même cotillon. Les souliers de satin frôlaient les sabots de bois, le brocard voisinait avec le calicot, l’habit de cour avec la vareuse. L’accoutrement et les gestes des personnages étaient parfois cocasses. Un magistrat imposant badinait avec un apache, un Mathusalem défendrait son cornet de crème glacée contre les attaques d’un huguenot. Oubliant le caractère de ceux qu’ils personnifiaient, un Samson parlait de gouret avec un gladiateur, un Franklin et un Napoléon discutaient automobile. Une dame représentant la nuit s’entretenait de sa cure de bains de soleil avec une sirène. Des bergères à la Watteau passaient par groupes et leur babil, qui s’émaillait d’expressions empruntées au langage du flirt et du sport, prenait la tournure d’une conversation fort moderne.

On riait, badinait, se taquinait.

Grisé de jeunesse, un peu fou, on jouissait puissamment de cette vie factice d’un moment.

Deux hérauts venaient de fendre la foule en criant : Place ! Place ! Place ! Voici la reine des Champs !

Une magnifique chaise à porteurs s’avança et vint s’arrêter au milieu de la salle. Deux petits pages vêtus comme des coquelicots ouvrirent la portière, et, aux acclamations de l’assistance, on vit descendre une ravissante paysanne le visage enfoui sous une large capeline rouge, les bras remplis de fleurs.

On entoura l’arrivante.

— Un baiser pour moi, Marianne, suppliait un petit duc pédant.

— Ni pour vous, monseigneur, ni pour d’autre, mon mari m’attend quelque part dans cette fête, répondit-elle gracieuse.

— Où se trouve votre Jean-Pierre, lança un croisé belliqueux, que je lui frotte les oreilles ?

— Attention à vous, pourfendeur d’infidèles, vous pourriez recevoir une bastonnade, mon mari est très fort.

— Pourrait-il résister à ceci, demanda un lutteur romain, en exhibant ses biceps ?

— Je le crois, dit-elle, en jetant une fleur au fort-à-bras.

Un Pierrot, effronté, le visage enfariné, sans en demander la permission, saisit la paysanne par la taille et disparut avec elle dans le tourbillon d’une danse au son argentin de ses grelots.

— Ça valait la peine d’emprunter le prestige d’un de Guise, pour se voir rebuter par une fermière, se lamentait drôlement le petit duc.

— Vous n’êtes pas plus à plaindre que moi, reprit le croisé, penaud.

— Allons, fier chevalier, pas cette figure triste, dit une superbe Sarrasine ; un peu de danse, profitons de la trêve de Richard.

— Holà ! beau duc, fit une jolie bergère, votre bras, je vaux bien une fermière.

Les deux couples s’éloignèrent joyeux, pendant que le lutteur romain commençait à conter fleurette à une jolie cendrillon.

Pendant que l’on ovationnait la paysanne, une scène amusante se déroulait derrière un paravent chinois, posé près d’un sofa.

— Insolent ! disait une douairière scandalisée, à un grand diable noir qui venait de lui poser un baiser sur une joue, et une mouche sur l’autre, vous ne pourriez pas un peu vous laver, sale monsieur ?

— Mais, noble dame, c’est ma couleur naturelle !

— Enlevez-moi cette affreuse mouche !

— Ce n’est pas difficile, voici.

Et le charbonnier que nous avons reconnu, déposa un minuscule morceau de satin noir dans la main de la gardienne des blasons, interloquée.

— Altesse, si vous craignez les mouches, baissez votre voile. Mais pas à la mode des Turques : ne cachez pas votre bouche vermeille, elle est attirante.

— Pour ceux qui déposent des mouches ?…

— Malheureusement, je vois que vous détestez les charbonniers.

— Oh, reprit la douairière avec un rire très jeune, j’adore l’audace et les compliments et ceux qui s’en servent adroitement comme vous.

— Je suis confus, honoré…

— Vous êtes charmant, je vous prends à mon service.

— À vos ordres, madame.

— Présentez-vous à mon château demain.

— À quelle poterne devrais-je frapper ?

— Marquée à cet écusson.

Elle tendit un petit carnet à couverture de marocain rouge.

Le charbonnier y jeta les yeux, et eut une exclamation de surprise.

— Toi, Béatrice, sous cet accoutrement ! Je ne t’aurais jamais reconnue.

— Chut ! Il n’est pas encore temps d’enlever les masques.

— Béatrice, demanda Gilles taquin, pourquoi m’avoir donné ton adresse tout à l’heure, tu ne savais pas qui j’étais, tout à coup tu aurais eu affaire à Gaston Bendel. Vois-tu la gaffe ?

Elle se mit à rire.

— Je t’ai reconnu en te voyant…

— Ça ne vaut pas la peine de me déguiser, alors.

— Attention à ta démarche, c’est elle qui te vend.

— Mademoiselle m’observe, mâtin ! As-tu découvert quelques connaissances sous les masques ?

— Une toujours. Quand tu rencontreras une sirène aux écailles vertes et or, tu seras en présence de dame veuve Lebrun.

— Hum !… Coulante comme un poisson.

— Gilles, cette femme veut nuire à Alix, fit mademoiselle Vilet gravement, comment ? je l’ignore ; mais elle trame quelque chose.

— Moi, je le sais ; Luce veut tourner autour de Paul, marié, comme elle le faisait lorsqu’il était garçon. Mais comme elle n’a pas eu de succès alors, je me demande le but qu’elle poursuit aujourd’hui. Mais il n’y a pas lieu de s’alarmer. Quand Paul s’apercevra de son manège, je voudrais bien être là pour voir la manière dont il corrigera la belle rousse.

— Qu’il fasse attention, les sirènes sont dangereuses.

— Leurs sortilèges ne sont pas pour troubler Paul Bordier, il est comme moi, il ne les craint nullement. N’est-il pas lui aussi sous la protection d’une haute et noble dame ?

Et après un galant baise-main à la douairière, le charbonnier prit congé en riant.

— Combien vends-tu ton combustible, homme-taupe, demanda un archer masqué, en pêchant par le cou, quelques minutes plus tard, avec la corde bandée de son arc, notre charbonnier qui gesticulait au milieu d’un groupe de saltimbanques ; fais-tu partie de quelque trust d’affameurs de fournaises ?

— Aie ! ne m’étrangle pas, coureur de savanes… Je… je… Comment ! c’est toi Paul, je me demandais qui était ce Robin Hood assassin.

— Tu t’amuses ?

— Mieux, à présent que j’ai le cou libéré de ton carcan.

— As-tu eu des aventures sanglantes ?

— Non. Les gens sont paisibles.

— As-tu vu… Alix ?

— Je la cherche. Je ne sais du diable sous quel déguisement elle se cache. Je voudrais pourtant la découvrir avant qu’on donne l’ordre d’enlever les masques.

Ils regardèrent autour d’eux.

— Gilles, quelle est cette belle fermière, là-bas ?

— Où ça…

— Dans le coin de droite, au bras de l’Hindou casqué de diamants.

— Ah… j’y suis. Pristi, une superbe fille ! À elle seule, elle prêche le retour à la terre plus éloquemment que tous les pamphlets du Ministère de l’Agriculture. Paul, j’me fais colon, ajouta-t-il en s’éloignant.

— Où vas-tu ?

— Voir ma fermière. Ce fanatique d’Hindou n’a rien à faire auprès d’elle : il serait capable de lui suggérer de faire un jeûne à mort pour soulager Ghandi. Tu me suis ?

— De loin ; rien ne me presse.

En faisant son chemin pour aller trouver la paysanne, le passage rapide de Gilles fit un sillon noir parmi les toilettes éclatantes. Ce n’est pas sans s’être attiré des quolibets, que le charbonnier aborda la délicieuse fille des champs. Il se présenta à elle avec l’allure d’un débutant gêné.

— Belle fleur des plaines et des coteaux, dit-il, accorderez-vous à l’humble manieur de pic que je suis, le plaisir de danser avec vous ce soir, et demain, la permission d’aller vous visiter dans votre chaumière, et de mêler mes déclarations d’amour à ma demande en mariage ?

— Oh là là, jeune impudent, vous y allez rondement ! Et si je n’étais pas libre ? Tut ! pas un mot. Je vous accorderai peut-être une danse, cependant, monsieur le charbonnier, soyez assuré qu’à défaut d’amour, je vous serai compatissante. On vous dit batailleur, jeune homme sombre, et si quelque épée vient à vous percer la peau, je panserai volontiers vos blessures dans ma chaumière, ajouta-t-elle en soulevant le coin de son loup de velours.

— Alix ! je te cherchais parmi les plus somptueusement parées.

— Et tu me trouves sous la livrée des humbles. Après ce que tu m’as dit, n’avais-tu donc pas confiance en moi ?… L’habit appartient bien au moine, tu sais.

Gilles regarda sa sœur, ravi.

— Si tu savais le bonheur que tu me causes ! Et vois l’attirance que tu exerces. Malgré ta robe de deux sous, on te fait la cour. Tout à l’heure un nabad, et voici un grand seigneur, un roi et de France, ma foi, qui vient te présenter ses hommages. Je me sauve.

— As-tu vu Paul ?

Gilles fit signe que oui.

Le monarque s’inclinait :

— Ce soir, Fleur Champêtre, le roi soulève son diadème devant la capeline d’une paysanne, et demande à sa sujette d’appuyer sa main brune au bras de son souverain.

Alix exécuta une révérence à l’antique.

— Sire, dit-elle, je suis très honorée, et… très fatiguée. Je réclame le privilège de retourner dans ma chaumière.

— Pas avant un tour de danse, fit le roi en riant.

— Sa Majesté insiste peut-être pour son malheur ; qui lui dit que sous mon apparence honnête, je ne cache pas une férocité d’anarchiste…

— Qui vous dit, reprit-il sur un ton de confidence, que la couronne que je porte, m’appartient bien. Si vous me frappiez, vous recevriez une récompense du véritable roi régnant qui ne demande pas mieux que de se débarrasser de tous les prétendants à son trône, dont je suis du nombre.

Alix fut cruellement remuée par ces mots. Ils lui mettaient trop en mémoire un souvenir affreux. Elle parvint à dire à peu près calme :

— Je suis réellement fatiguée, et je ne veux plus danser ce soir, veuillez m’excuser, monsieur.

Alors comme le roi insistait, un archer intervint. Il s’était approché pendant le court dialogue. Aux paroles du pseudo-roi, il avait regardé la paysanne, et à peine ses yeux se furent-ils posés sur elle, qu’il tressaillit.

— Sire, dit-il avec effort, vous êtes fait pour commander, mais pour une fois obéissez à l’enfant des champs. Retournez à votre palais, ou… je ne réponds pas de mes flèches.

— Qui défendez-vous donc, brave Robin Hood, fit le monarque amusé ; la belle est partie ajouta-t-il en saluant.

L’archer tourna la tête à droite et à gauche, et ne vit plus la jolie capeline rouge. Il eut un geste impuissant.

Alix avait profité de l’intervention de l’archer pour s’esquiver. Maintenant, assise sur un siège caché par de hautes plantes vertes, le visage dans ses mains, elle contenait ses larmes à grand’peine, car devant ses yeux passait le roi barbu et masqué.

— Paul avoir cela… oh, non ! je lui fais injure… Je suis folle…

On criait :

— Bas les masques !

Elle se leva, électrisée. Savoir ! Ses prunelles brillantes fouillaient les visages à découvert. Soudain, du ciel coula dans son âme, elle venait de reconnaître son mari dans l’archer secourable. Légère comme un sylphe, elle le rejoignit ; pâle encore de la secousse ressentie, elle lui toucha le bras.

— L’agile Robin Hood accepterait-il la compagnie d’une fermière pour son retour vers sa forêt ?

Paul se retourna d’un bloc.

Alix ! dit-il à voix basse, oh, avoir pu vous éviter cela…

— N’en parlons plus. Que le fidèle défenseur de Cœur de Lion, me reconduise à ma chaumière.

— Et si la porte en était close, accepteriez-vous l’abri de mon chêne ?

La proposition la troubla à un tel point, que les mots lui manquèrent pour répondre.

Paul interpréta défavorablement son silence, il reprit plutôt froidement :

— Nous rentrons, n’est-ce pas ? Le bal est fini. Les masques sont tombés. La personnalité véritable de chacun réapparaît.

— Paul, je vous assure…

Elle ne put continuer. Béatrice et Gilles arrivèrent et se mirent à causer. Au même instant la veuve Lebrun s’approcha, onduleuse, vraiment ensorcelante dans son splendide costume. À chacun de ses mouvements, les écailles d’or jetaient des fléchettes de feu sur les écailles vertes. Elle rutilait.

— Ah, nous voilà au complet, s’écria-t-elle, enchantée de l’effet produit.

— Mes compliments madame, fit Gilles, votre travestissement est superbe. Voulez-vous une cigarette ? De votre séjour chez Neptune, les vôtres doivent être humides.

— Vous êtes gentil, merci. Et, ajouta-t-elle en aspirant la fumée de la cigarette acceptée, voyez donc comme chacun de nos costumes fait penser à quelque chose de poétique. La douairière habite un château ; la paysanne, les champs. Le charbonnier vit sous le gazon ; la sirène sous les eaux, et l’archer dans les bois. La prairie et la mer bordent, la forêt, je suppose, comme dans les contes de fées. Je me demande si ce sera le bruit de la faucille ou le chant de l’ondine qui charmera l’hôte des bosquets.

C’était si osé, qu’on resta interdit. Fière d’elle, Luce exultait, mais sa jubilation fut de courte durée. Paul fronça les yeux pour répliquer :

— Les choses réelles ont plus de valeur, madame, les gens sérieux s’en occupent. Vous représentez une chimère. Sans forfanterie, je me calcule du nombre des gens sérieux.

Elle resta estomaquée.

— Jetez quand même vos chants mélodieux, belle sirène, railla Gilles, leurs accents pénétreront peut-être jusqu’à moi et me sortiront des entrailles de la terre pour me faire accourir sur le rivage.

Luce était furibonde. Elle dit, contenant difficilement sa colère :

— Je ne saurais m’occuper d’un barbouillé de votre espèce. Que n’avez-vous mis un masque de singe, monsieur de Busques, on vous aurait pris pour le « missing link ».

— Le masque n’ajoute rien, chère madame, avertissez les darwinistes de votre découverte. Mais écrivez-leur, n’y allez pas, rapport aux méprises.

— Impertinent ! fit-elle, recouvrant sa maîtrise, je vous croyais bien élevé.

— Décidément, la soirée est aux pertes des illusions pour vous, dit-il en s’inclinant.

Elle le toisa dédaigneuse, et après un bonsoir bref, sans regarder Paul, elle s’éloigna. En passant près d’Alix, celle-ci ne put résister au désir de lui souffler :

— Quand vous voudrez parler divorce avec mon mari, à votre aise.

Elle fit comme si elle n’avait pas compris.

— Pfuit ! évanouie, dit Gilles avec le geste du gamin qui voit crever son ballon.

— Nous partons, demanda Alix, qui avait hâte de se retrouver seule.

— Mais oui, répondit Béatrice, arrivée en chaise-à-porteurs, ma chère, tu retournes en limousine. Voici ce que vaut le progrès.

On se sépara, Gilles reconduisant mademoiselle Vilet.

— Rentrez-vous chez votre tante, Alix, s’enquit Paul en prenant place à côté de sa femme dans l’automobile qui les ramenait de la fête ?

— Je le crois.

Sans une seule objection, Paul donna un ordre en conséquence au chauffeur.

— Que je suis lasse, se disait Alix quelques instants plus tard, assise sur son lit, et froissant distraitement sa capeline de mousseline. La jeune femme se mit à repasser les événements de la soirée. Si le souvenir de l’un d’entre eux lui fut pénible, l’incident causé par madame Lebrun, vint la consoler. Les paroles de Paul, en cette circonstance, avaient dû assez éclairer la veuve pour lui faire abandonner ses intrigues. Et c’était vrai. Luce, vexée et humiliée au suprême degré, avait envoyé promener l’architecte à tous les diables, en se promettant d’être plus pratique à l’avenir.

Cependant pour Alix, l’idée que son mari pourrait lui échapper par l’influence d’autres femmes, la tourmentait, et il allait s’éloigner.

II

Vers la mi-janvier, Paul partit pour les États-Unis, laissant Alix chez sa tante pour la durée de cette absence, soit le reste de l’hiver.

En faisant sa visite d’adieu aux siens, l’architecte trouva mauvaise mine à son père.

— Soignez-vous bien, dit-il à Étienne, vous semblez abattu.

— Ne t’inquiète pas, mon cher enfant, ce n’est rien. J’avoue être fatigué parfois, j’attribue cela au changement de climat.

— Consultez un médecin, mon père.

— Oh, tante Marie vaut tous les docteurs de la terre. À ton retour, tu me trouveras tout ragaillardi. Et quand reviens-tu ?

— Dans trois ou quatre mois, je ne sais au juste… Veillez sur Alix, père, ajouta-t-il la voix tremblante.

— Oui, oui… Va, mon petit, sois courageux…

Alix accompagna son mari à la gare. Ils se quittèrent comme des amis en bons termes.

Pendant que le rapide emmenait Paul, désespéré, outre frontière, Alix revenait chez sa tante, démoralisée.

— Vois, dit cette dernière, lorsque sa nièce entra, des fleurs sont arrivées durant ton absence.

Alix ouvrit la boîte enrubannée.

— Elles sont de Paul, dit-elle, regardez, ma tante comme elles sont belles.

— Oh les roses ravissantes !

— En voici pour vous, tante Eulalie, placez-les sur la table de votre boudoir.

— Merci, chère Alix. Mais tu te dépouilles…

— Oh non, il en reste beaucoup, je vais porter le reste dans ma chambre, tout de suite.

En plaçant les roses dans un vase plein d’eau fraîche, une des épines des tiges piqua Alix au doigt près de son alliance. Elle retira vivement sa main, puis se mit à regarder la goutte de sang qui sortait de la légère blessure, et qui grossissait près du rubis de sa bague. Oppressée, elle ne pouvait détacher les yeux de ces deux joyaux, dont l’un venait du cœur, et l’autre l’enchaînait. Elle eut un profond soupir. Une larme tomba de ses paupières ; cette eau limpide vint se mêler à la goutte de pourpre, elle forma un mince filet vermeil qui coula d’un seul jet sur une rose sans y laisser de trace. Elle porta sa main à sa bouche, et ses lèvres s’appuyèrent longuement sur le doigt blessé. Puis, prenant toutes les roses dans la courbe de son bras, la jeune femme frôla ses joues sur la gerbe parfumée et murmura à travers ses larmes :

— Roses rouges, pétales fragiles, fleurs d’amour au parfum durable, ah, consolez-moi donc !

Lorsque le soir venu, Alix fit de la lumière, les roses plus épanouies, timidement, dans leur langage, parlèrent d’espérance.

Rendu sur les chantiers de sa construction, Paul s’installa non loin de son ouvrage, et se traça un programme d’étude et de travail. Chaque semaine, il écrivait à sa femme, et celle-ci répondait régulièrement. Mais cette correspondance entretenue sur un ton simplement amical, était une torture pour ces cœurs amoureux. Péniblement de part et d’autre, l’hiver s’écoula.

CHAPITRE xvii

Le printemps était revenu. Dans toute sa splendeur, le favori du monde étalait ses atours. Drapé de nuits chaudes, pleines d’étoiles, de journées lumineuses brodées de matins vaporeux perlés de rosée et de soirs dentelés de clair de lune, il prenait possession de son vaste domaine, visitant vallons et collines, bosquets et prairies. Il réveillait les fleurs qui bâillaient de la grandeur de leurs corolles, secouait les pommiers, les couvrant de millions de calices roses qui se chargeaient d’abeilles d’or, pénétrait dans tous les foyers où il ranimait le courage. Généreux, il jetait des charges de parfums sur l’aile du vent qui les éparpillait avec une égale prodigalité chez le riche comme chez le pauvre. L’incomparable saison étendait sa gloire partout, et parce qu’elle faisait renaître tant de choses à la vie, elle jetait un peu d’espoir aux âmes inquiètes.

Par une après-midi chaude et ensoleillée de fin de mai, Béatrice Vilet arriva en tourbillon chez Alix.

— Bonjour, ma chère, s’écria-t-elle rieuse, en jetant son chapeau derrière un meuble. J’ai une nouvelle si importante à t’apprendre, qu’elle rejette dans l’ombre les déclarations les plus sensationnelles du Cabinet Provincial.

— Et quoi donc !

— Je me suis acheté une automobile.

— Mes compliments ! Et quelle marque de machine as-tu choisie ?

— Je sais que c’est une torpédo, avec un siège réversible à l’arrière, et une tête de sauvage à l’avant.

— Un Pontiac, alors.

— Tout juste, c’est cela. Quels agréables moments on passe à s’acheter une auto !

— Raconte-moi tes émotions, veux-tu ?

— Volontiers. Voilà : je suis entrée dans un salon d’autos, et j’ai demandé à un grand gaillard qui sentait la gazoline :

— Elles sont à vendre ces machines-là ?

— Oh oui, madame.

— Je voudrais en acheter une, je dispose de douze cents dollars.

— Ma chère, si tu avais vu l’empressement, les civilités, les courbettes, les « Madame » par ici, les « Madame » par là, tout le personnel était ameuté. Ah, mais, on ne finissait plus de me rabattre les oreilles sur les qualités, la force, l’élégance, le confort, la perfection de telle et telle machine. Je devins agacée de ce bavardage et je lançai un peu raide :

— Messieurs, vous m’ennuyez. Que peuvent me faire les accélérateurs, les démarreurs, les carburateurs, les étinceleurs, les pistons, les soupapes, les couleurs citron ou marron de vos machines. Je veux une automobile pour aller à Gaspé, en avez-vous ?

— Mais, oh oui, chère madame, toutes les voitures que vous voyez ici sont garanties pour n’importe quelle route, unie ou accidentée. Faites votre choix.

— Je pointai une torpédo jaune serin, avec un liséré d’argent le long de sa carrosserie basse, et qui depuis mon arrivée, me faisait de l’œil de toute la grandeur de ses phares brillants.

— Combien, fis-je importante ?

— Douze cents dollars.

— Douze cents,… vous aurez l’obligeance de dire quinze cents dollars à ceux qui pourraient s’informer combien j’ai payé.

— Oh, si madame le préfère, nous pouvons majorer le prix convenu, et atteindre celui que vous nous demandez de mentionner.

— Dites donc, vous, à part votre nom d’effronté, avez-vous d’autres attributs ? je voudrais vous faire mon chèque.

— Mon achat conclu, j’ai nommé mon auto « Gaspé » en l’honneur de la randonnée qu’elle va entreprendre bientôt.

— À Gaspé, murmura Alix, tu vas à Gaspé ?

— Oui, et je t’amène.

— Comme c’est curieux, je songeais justement à y aller. Je dois rencontrer Paul à Percé.

— C’est charmant ! Aujourd’hui est le vingt-huit de mai, écris à monsieur Bordier qu’il vienne nous trouver à Percé vers le quinze juin. C’est convenu ?

Sans donner d’explication, Alix avait demandé à son mari de bien vouloir venir la rejoindre à Percé. Il lui semblait que dans ce pays où rien ne rappelait le passé, leur rencontre serait plus facile. Paul venait d’écrire que son travail achevait. La proposition de Béatrice arrivait donc à point.

— Quand partons-nous, demanda la jeune femme ?

— Dans deux ou trois jours, ma chère.

— À propos, qui prendrons-nous comme chauffeur ?

— Il est tout trouvé.

— Qui est-ce ?

— Moi-même.

— Toi ? tu n’as jamais conduit une automobile !

— Non ? regarde mon certificat de compétence et de prudence suffisantes. On me l’a décerné hier. J’ai acquis mon expérience d’un vieux loup du volant, en véhiculant avec lui, par monts et par vaux, durant cinq semaines. Je sais écraser les poules, les oies, les dindons, les gorets qui ne connaissent pas la loi de la circulation, et pousser par en arrière les vaches qui n’osent pas nous envisager.

— Grands dieux ! il est peu rassurant de voyager avec toi. En allant en Gaspésie, nous traversons beaucoup de contrées agricoles, et les animaux…

— Sois tranquille. Les bêtes se domptent mieux que les hommes. Les quelques bipèdes et quadrupèdes victimes de mes roues, ont servi d’exemple aux autres. À l’avertissement de mon claxon, bêtes à poil ou à plume disparaissent, de la route.

— Tout ça est très bien, mais s’il nous arrivait un accident, des femmes seules, ce n’est pas prudent. Sais-tu, j’ai envie de demander à Gilles de nous accompagner.

— C’était aussi mon idée, et si nous proposions ce voyage à monsieur Bordier, nous avons place pour quatre.

— Je ne sais s’il accepterait, sa santé n’est pas très bonne.

— Raison de plus, un changement lui serait salutaire.

— Je lui en parlerai, et merci infiniment.

— Pas de quoi, ma grande, le plaisir est pour moi, je m’entoure de charmants compagnons pour mon excursion. Gilles et toi, vous êtes mes meilleurs amis, et monsieur Bordier est si sympathique.

Étienne Bordier accepta avec empressement l’offre qu’on lui faisait, et Gilles se garda bien de la refuser. Le jour convenu, on se mit en route.

— Holà les amis ! s’écria mademoiselle Vilet la main au volant, remarquez comme nous partons sous des signes heureux : nous étrennons une auto, nous étrennons un mois, aujourd’hui est le premier de juin, en route nous étrennerons une nouvelle lune. Hourra ! tout est neuf, plaisir, voiture, quantième, et l’amitié ne vieillit pas. Quelle belle randonnée va être la nôtre ! On rit, et Gilles, assis auprès de Béatrice, applaudit bruyamment.

— Pas tant de tapage, mon garçon, ou tu retournes à la maison, dit-elle en appuyant sur l’accélérateur de la machine.

— Pour ça, il faudrait descendre de voiture, et le moyen de mettre le pied à terre à du soixante à l’heure… Écoute ma chère, tu fais trop de vitesse.

As-tu envie de nous rompre le cou ? N’oublie pas que nous voulons aller à Percé Rock Hotel, et non à la morgue.

— Pauvre chéri, tu as peur de mourir. Vois, je ne roule plus qu’à du quarante, par amou… par amitié pour toi.

— Pourquoi avoir changé le mot, Béatrice…

— Alors, par amour pour toi, puisque tu le préfères, dit-elle en regardant franchement son compagnon.

— Merci, fit-il, de la joie plein ses yeux clairs. Et étendant les bras :

— La vie est belle, le ciel est bleu, la route est large…

— … Le clairon sonne la charge, finit Béatrice, en faisant jouer de nouveau son claxon, bruyamment.

On voyageait par petites étapes, sans se presser, s’arrêtant pour admirer les beautés grandioses de ce sol tourmenté. Souvent les voyageurs prenaient leur repas sur la grève. Alors, de chauffeur émérite, Béatrice se muait en cordon-bleu accompli.

Un jour que l’on était ainsi à préparer une dînette, Gilles qui ouvrait le panier aux provisions, s’écria déçu :

— Mes amis, le garde-manger est vide, ou à peu près.

— Qu’est-ce que l’on fait alors, demanda Béatrice occupée à consolider, sur un feu, un poêlon plein de poissons qui commençaient à rôtir ?

— On va à la chasse aux victuailles, et c’est ce à quoi je me prépare, dit-il en se dirigeant vers une cabane adossée à un rocher, non loin du campement.

— Que vas-tu chercher par là ? s’écria Béatrice en se levant vivement.

— Du pain, du beurre, de la crème, des œufs…

— Et de l’huile de foie de morue ? on n’éventre que du poisson dans cette masure-là, c’est visible, regarde donc toutes ces perches, sur lesquelles sèche le produit de la pêche.

— Ah, je croyais qu’on avait fait le lavage.

— C’est désespérant. Écoute, mon p’tit, vois-tu à ta gauche, dans le vallon, près d’un bouquet d’arbres, les jolies bâtisses blanchies ?

— Oui.

— Bon, c’est une ferme cela et les animaux que tu aperçois, ce sont des vaches. Là, tu auras plus de chance pour avoir de la crème et du beurre.

— Et pour les œufs ?

— Si tu vois des poules, non des canards, tu en demanderas. Monsieur Bordier, voulez-vous accompagner Gilles. Malgré les recommandations, il est encore capable de commettre des erreurs lamentables.

Les deux hommes s’éloignèrent en riant, dans le vent qui s’élevait avec force.

— Alix, une minute, ajouta-t-elle, je baisse le feu, puis nous admirerons les vagues. Voilà qui est fait, et maintenant, viens, dit-elle, en entraînant la jeune femme sur le rivage.

— Quel magnifique spectacle, murmura Alix.

— Empoignant !

Elles admirèrent un long moment silencieuses, puis, pour distraire son amie qu’elle voyait soucieuse, Béatrice prit une pose comique et déclama :

« Quel vacarme ! Les vagues de l’océan sont aux prises. Ne font-elles pas penser au combat de la vie ? C’est tout comme. Écoutez des cris, des vociférations, des menaces, des éclats de rire, des sanglots ; des murmures, des soupirs ; des supplications, des prières ; des chants de triomphe, d’amour et de haine… »

Elle s’arrêta pour reprendre haleine.

— Hein ?… crois-tu si je comprends bien le puissant langage de la mer…

Et se composant une voix sourde et frémissante, elle continua :

« Ce fracas sur la falaise ressemble à des coups de feu… »

Et d’un accent mourant :

« Des coups de feu… On en tire en signe de joie, on en tire pour tuer… »

— Ah… râla-t-elle.

Cette finale dramatique fut accueillie par une fusée de rire.

Béatrice sursauta.

— Milles excuses, mademoiselle, d’avoir dérangé votre improvisation, parvint à dire Étienne Bordier en se tenant les côtés.

— Vous en avez une façon d’apprécier l’art théâtral, vous autres. Voyons, Gilles, calme-toi. Allons, voilà Alix qui se met de la partie, alors moi aussi.

Et elle éclata de rire.

Un coup de vent violent vint couvrir de poussière le groupe joyeux.

— Entends-tu des voix dans ces saletés, demanda Alix en courant après son chapeau, tout en regardant son amie, qui, les pieds sur le sien, se tenait les cheveux des deux mains.

— Non, mais je sens quelque chose de brûlé… Ah, malédiction ! notre chaudron a chaviré ! nos poissons rôtis retournent à la mer dans un ruisseau de graisse ! Ohé ! les hommes, où êtes-vous donc pendant que la calamité s’abat sur nous, pauvres femmes !

— Ma foi, je l’empêche d’être plus complète, cria Gilles, en sauvant le panier à provision tombé dans cette crevasse, et vous éviter ainsi la famine et ses horreurs.

— Ah, brave homme ! On vous devra de ne pas mourir maigre, et de revoir la lune et nos familles !

— Maintenant, mademoiselle, suggéra Étienne, pour nous remettre de notre alerte, ne pourriez-vous pas nous improviser un sonnet sur la mer ?

— C’est impossible ; pas devant le désastre de notre dîner. Non, voyez-vous, l’inspiration, cet angelot délicat qui vient toucher parfois notre front, prend la fuite devant les appétits vulgaires de notre nature ; or, j’ai faim.

— Alors à table, à l’assaut du panier, ou plutôt des paniers, suggéra Étienne.

— Des paniers ? nous n’en avons qu’un…

— Deux, avec celui-ci que vous n’aviez pas vu, et que j’ai fait préparer ce matin avant de quitter l’hôtel où nous avons logé. Voyons ce qu’il contient : des fruits, des biscuits, des gâteaux…

— Ce n’est pas si mal, remarqua Gilles occupé à mettre sur le napperon de beaux radis rouges. Mais que vois-je ! s’écria-t-il en regardant dans le panier de monsieur Bordier, un blessé ? là couché sur le côté, c’est tout rouge avec des bandages…

— Un blessé ! crièrent Alix et Béatrice en regardant autour d’elles, où ça ?

— Ici, dit Étienne en exhibant une bouteille de vin muscat.

— Oh ! s’exclama mademoiselle Vilet, le blessé sera un mort tout à l’heure, et son bouquet aura vécu !

On mangea à belles dents, et comme durant la collation le vent avait subitement cessé, Alix proposa de paresser un moment avant de se mettre en route. On fut d’accord pour prolonger la halte.

Pendant que monsieur Bordier et Gilles allumaient leurs cigarettes, les deux jeunes femmes prenaient une position confortable pour causer.

— Monsieur Bordier, demanda Alix, vous qui avez vécu longtemps dans les glaces et la désolation du Nord, vous devez jouir du spectacle qui nous entoure : cette mer câlinement bercée, ces rochers superbes, ces bois, cette verdure au loin, cette brise rafraîchissante, doivent l’emporter de cent coudées sur l’aridité et la bise glaciale de là-bas.

— Je jouis énormément de ce que vous venez de décrire, Alix, mais n’allez pas croire que le Nord soit dépourvu de beautés. Oh, non !

— Des beautés perdues alors, remarqua Béatrice. Qui peut en bénéficier, les Esquimaux ?

— Précisément, et les splendeurs polaires ne laissent pas les sauvages indifférents. Ces rudes habitants admirent sans réserve les féeriques spectacles de leur pays, ils semblent les comprendre. Nous, les blancs, nous restons presque épouvantés devant les neiges bleues des soleils de minuit, et l’éclat incroyable du feu des aurores boréales.

Étienne s’arrêta un moment et ses yeux se posèrent sur le paysage environnant. Il poursuivit :

— Quelle impeccable harmonie encercle le monde, tout est proportionné, tout est à l’unisson. Ici, paysans, fleurs et verdures sont enveloppés des douceurs de l’été ; le vent est léger, en passant dans les branches il berce les nids et accompagne le chant des oiseaux. Il y a de la volupté sur les êtres et les choses, le tableau est splendide. Mais là-bas, au bord de ce pays de crystal, quelle gloire ! Ce n’est plus la langueur des zones tempérées, c’est la vigueur partout. Vigueur des hommes qui se jouent de la bise comme l’enfant de la brise, et dont la voix rauque est un défi au froid terrible de l’air qui parfois gèle les poumons ; vigueur des bêtes, qui en nageant d’une banquise à l’autre, lancent leurs cris puissants dont l’écho remplit la solitude de ces contrées aux aurores longues comme des saisons, aux crépuscules longs comme des mois.

Que tout est donc divinement balancé ! N’essayez pas, mes amis, de changer ces deux cadres de place. Ce qui nous enchante ici paraîtrait mignard là-bas, et ce qui nous émerveille aux approches du Pôle nous stupéfierait ici.

Sur le silence qui suivit, Béatrice laissa tomber ces mots dits d’une voix très douce :

— Je m’explique mieux la sérénité des personnes qui se retirent du monde ; elles vivent dans la compréhension des œuvres de leur Créateur.

Cette phrase venant de lèvres qui n’étaient habituées qu’à rire, tira Alix de sa rêverie. Surprise, la jeune femme regarda son amie.

— Est-ce bien toi qui viens de parler, Béatrice ?

— Mais oui, c’est moi. Et j’ajoute après monsieur Bordier : malgré cette nature qui nous prêche une harmonieuse entente, nous compliquons notre vie à plaisir. Oh, moi, je veux une vie tout ainsi.

— Je souhaite que ton vœu s’accomplisse, dit Alix émue, en se levant. Allons, nous partons ? Vous êtes prêt, monsieur Bordier ?

— Certainement, Alix, je vous suis.

Mademoiselle Vilet se leva à son tour, et regarda Gilles qui ne bougeait pas.

— Monsieur de Busques reste-t-il ici pour demander à la marée de venir lui lécher les pieds, dit-elle cérémonieuse.

— Hein ? Quoi ? Que me veut-on ?

— Tu dormais, sacripant !

— Oui, et je rêvais. Je voyais une maisonnette, fleurie de glycines, ombragée d’un gros tilleul, et sur le perron, il y avait douze enfants qui me tendaient les bras, oui, douze.

— Grands dieux ! quel rêve ! fit Béatrice en prenant une mine effarée, et as-tu vu la maman de la nichée ?

— Oui, et je la revois en te regardant.

— Oh, oh, oh, ne t’endors plus ! En route ! En route ! Le lendemain, Gilles dit à ses compagnons :

— Ce soir, nous serons rendus à destination. Pour cette dernière journée de notre voyage, je paie le lunch. Pour ne pas être à la merci d’un coup de vent, qui renversera la marmite, j’ai fait amplement garnir le panier.

— Je suis curieuse, dit Béatrice, que contient la coque d’osier ?

— Sa cale est pleine de menues friandises, et, sur le pont, couché dans un lit de laitue succulente et frisée, repose un poulet froid.

— Froid de la mort ; y a-t-il un blessé ?

— Malheureusement non.

— Dommage ! j’aurais eu une sollicitude de garde-malade pour lui, et… oh ! regardez donc le coin délicieux, là dans cette anse, quel endroit idéal pour déguster tes provisions, Gilles.

— Arrêt ! ordonna le jeune homme.

La machine ralentit, et vint s’immobiliser doucement en bordure de la route.

Les voyageurs descendirent, et s’installèrent à la place remarquée.

— À table ! dit Gilles, en étalant le contenu des paniers.

— Dernier stage de tranquillité avant de se lancer dans le tourbillon mondain, fit remarquer Béatrice en attaquant une aile de poulet. Ce soir même, la colonie fashionable de Percé, sans se douter de la bonne fortune qui l’attend, aura l’avantage de voir son actif augmenté de précieuses recrues. Ici prend fin notre vie de nomades, ajouta-t-elle en soupirant, demain nous ne nous appartiendrons plus. Que voulez-vous, la beauté doit se produire. Je ne parle pas pour toi, tu sais, Alix.

— Avant d’être soumises aux lois de l’étiquette, et pendant que ces messieurs grillent leur tabac, allons nous promener un peu sur le bord de la mer, suggéra Alix.

— Une bonne idée, viens.

Les deux amies s’éloignèrent, et se mirent à marcher sur la grève, à pas lents.

La mer était calme. Au loin, quelques voiles passaient, penchées, comme appuyées sur le ciel. Des mouettes volaient, lentes et gracieuses, des croissants d’azur dans la courbe de leurs ailes.

Madame Bordier et son amie marchèrent longtemps sans parler.

— Je ne sais pourquoi, dit tout à coup Alix, je me sens heureuse de vivre. Pourtant, j’ai plus d’une raison d’être inquiète.

— C’est un pressentiment ; il va t’arriver quelque chose de joyeux. Quand il te vient un bonheur soudain, Alix, comment le manifestes-tu ?

— Je le savoure en silence, mais il y a longtemps qu’il ne m’a pas été donné d’en goûter, ajouta-t-elle assombrie.

Sans avoir reçu des confidences, Béatrice savait son amie malheureuse, et s’en désolait. Elle reprit :

— Que nous sommes différentes ; moi, quand je suis heureuse, si je m’écoutais, je le dirais à tous les passants.

— Preuve que tu es destinée à consoler les autres.

— Ou à les embêter, car alors, je chante. Mais, sais-tu que nous parlons comme des oracles ?

Pour chasser le nuage du front d’Alix, la gaie Béatrice se mit à chanter sur un ton de fausset, une complainte apprise, Dieu sait où. Mais au beau milieu d’une savante vocalise, alors qu’elle attaquait courageusement la destruction d’une note harmonique, et sur le point de réussir, des applaudissements frénétiques retentirent derrière elle. Béatrice se retourna, la bouche ouverte.

Étienne Bordier et Gilles, le corps penché comme s’ils eussent regardé du haut d’une loge de théâtre, battaient des mains.

Béatrice les toisa :

— Encore vous autres ! Ça tourne à la persécution. Je ne puis exercer mes talents librement, que vous arrivez, et vous me donnez…

— Quoi ? coupa Gilles, les yeux ronds.

— Le trac !

— Le trac ! et tu as eu cela alors que tu escaladais ton si bémol ?

— Mais oui, et juste au moment où ma voix allait tirer le trémolo. Mes cordes vocales doivent être fêlées à jamais, et c’est votre faute à tous deux.

— Excusez-nous, fit Étienne Bordier en jetant un éclat de rire si jeune que Béatrice remarqua :

— Tiens, monsieur Bordier rit comme ton mari, Alix.

— Monsieur Bordier et Paul sont très proches parents, répondit la jeune femme en souriant à son beau-père.

— C’est cette parenté avec mes meilleurs amis qui m’empêche de vous fustiger, monsieur.

— Je suis désolé de mon intervention. Que voulez-vous ! J’ai cru qu’une sirène sortie des eaux chantait pour moi ; je n’ai pu résister au désir de venir la contempler.

— Moi, j’étais certain que j’allais me trouver en présence de la rousse madame Lebrun, dit Gilles.

— Vous êtes bien déçus tous deux. Au lieu de vous trouver en face de l’enchanteresse des marins, cette créature de rêve aux cheveux fleuris de lotus, au corps ondulant, portant toilette à la Lebrun, Gilles, avec traîne taillée en queue de poisson, vous donnez du front sur une personne maigrette, au nez rousselé, les cheveux courts, et vêtue d’un tricot vert-roseau.

— Oh, ne parlons pas de déception, fit monsieur Bordier, quand mon compagnon et moi, sommes ravis de constater que notre excellent chauffeur n’a pas étudié la mécanique au détriment de ses capacités artistiques. Pour ma part, mademoiselle, je vous prierais de bien vouloir continuer votre cantilène. Je suis tout oreilles.

— C’est cela, riez de moi. Mais sachez, ô hommes prétentieux, que je ne chantais pas pour vous. Ma voix, je la confiais aux flots afin qu’elle aille bercer les matelots qui naviguent dans le moment sur l’océan. Ces braves gars ont dû m’écouter dans le recueillement.

— C’est plus qu’il n’est nécessaire pour ancrer au cœur des marins la certitude que les sirènes existent, fit Gilles.

— Seulement, vos exclamations déplacées en jetant une note humaine dans mon chant divin, ont dû semer le doute au sein des équipages. Vous avez causé un beau gâchis ! Déguerpissons avant que n’arrive quelque divinité aquatique courroucée.

Mademoiselle Vilet et Gilles partirent en courant. Alix et Étienne Bordier suivaient à distance.

— Quelle heureux caractère a cette jeune fille, fit Alix.

— Belle et riche nature.

— Je souhaite que rien ne vienne l’entraver.

— Nous avons beaucoup de ressources en nous pour combattre les difficultés, dit Étienne tendrement, cependant il y en a qui ne semblent pas vouloir exploiter ces trésors, faute de confiance en eux ou envers les autres.

— Le rendement entrevu peut décourager parfois.

— Il ne faut pas perdre confiance lorsque les ouvriers sont jeunes.

Étienne Bordier et Alix firent quelques pas en silence.

— Paul vous a-t-il dit à quel point j’avais brisé sa vie, articula péniblement la jeune femme ?

— Mon fils m’a parlé du chagrin de sa vie comme d’une chose qu’il voulait essayer d’oublier.

— Puisse-t-il y réussir ; bien des souvenirs pénibles pour lui disparaîtraient en même temps.

— Ayez confiance, Paul est homme à tout pardonner.

— Mais il y a des mots si durs. Vous a-t-il raconté la scène du boudoir ?

— Non, Alix.

— Noble cœur…

— Et je crois que mon fils a rencontré l’âme sœur de la sienne…

— Oh, j’en doute, il y a des distances épouvantables…

— Il y a un sentiment qui ne connaît pas d’obstacles…

— Mais bien des causes peuvent le tuer.

— Ce qui paraît mort n’est souvent que terrassé ; on ne doit désespérer de rien. Aimez Alix, tout deviendra facile…

Elle baissa la tête pour cacher ses larmes. Pouvait-elle aimer à un plus haut degré ? Et cependant elle allait vers Paul, bien décidée à lui cacher son amour. Le plan de la jeune femme consistait à proposer à son mari d’établir leur foyer sur une base familiale. N’était-ce pas le parti le plus sage ? Les enfants défendraient le père contre les attaques du genre de celles de madame Lebrun. Oh cette femme ! elle avait hanté son esprit jusqu’à la torture durant cet interminable hiver. Plus d’une fois, Alix pour se calmer fut sur le point d’aller trouver son mari afin de le supplier de croire en son cœur ; mais toujours, fatalement, sur le point de partir, lui arrivait la lettre correcte de Paul qui la rejetait dans le trouble et l’incertitude. Elle finit par croire qu’elle devenait tout à fait indifférente à son mari. Alors à ses yeux affolés se dressait madame Lebrun victorieuse. Épouvantée, voulant au prix de tous les sacrifices attacher à elle celui qu’elle adorait, elle en était venue à la décision que nous savons.

— Hélas, murmura-t-elle, mon amour n’a pas rencontré celui de Paul à temps. Comme je suis punie d’avoir rendu muet à jamais un cœur si beau !

— En route ! cria Gilles, cette voiture va à Percé…

On s’empressa, et la puissante torpédo démarra.

Le soir les voyageurs arrivèrent à destination, et s’installèrent au Percé Rock Hotel dans les chambres qu’ils avaient retenues à l’avance.

Une vie saine et reposante s’organisa. Gilles et Béatrice firent rapidement des connaissances. Alix, très réservée, tenait la plupart du temps compagnie à son beau-père, ce dernier souvent excessivement fatigué.

CHAPITRE xviii

Pendant que nos amis laissaient filer les heures à Percé, Paul Bordier, assis à sa table de travail, ce jour-là, relisait la lettre de sa femme, et sa lecture l’affolait.

— Alix me prie de la rejoindre en Gaspésie, pourquoi cette fugue ? Mon père et Gilles sont là aussi, ça ressemble à un conseil de famille…

L’idée d’une demande en séparation de la part de sa femme se présenta soudain avec une telle force devant l’architecte, qu’il bondit de son siège, et se mit à marcher de long en large comme une bête en cage.

— Ohé ! Alix va me quitter, et je ne puis rien…

Une rage le saisit. Il sentait un besoin de tordre ses muscles sur quelque chose d’impossible à remuer, un rocher, une montagne ; de se battre avec n’importe quoi, homme ou chimère.

— Mon corps crie à la lutte, bégaya-t-il, eh bien, il l’aura ! Je vaincrai mon amour inutile… Je l’arracherai où il se cramponne… Je l’écraserai et marcherai dessus victorieux… Alix veut sa liberté, soit, je serai un homme libre aussi… Je prouverai à ma femme que ces mois de séparation m’ont été aussi salutaires qu’à elle.

D’un violent effort de volonté, il calma son agitation, mais sous la poigne de fer, son cœur se cabra, révolté, agressif.

Comme un cheval fougueux qui échappe à son maître, et qui après un saut furibond s’arrête devant celui qui voulait le dompter, Paul vit son amour superbe se dresser devant sa raison qui voulait l’étouffer.

Haletant, courbé, les mains crispées au bois de sa table de travail, le mari d’Alix assista au duel en arbitre impuissant.

L’Amour attaqua le premier :

— Tu veux me détruire, ô raison téméraire, où est ta force ? Une maladie te fait sombrer, moi, je ne crains pas la mort…

— Je frappe avec sûreté ; mes calculs sont froids, et j’échafaude avec prudence, rétorqua la Raison.

— Je fais un signe, et les plans conçus par ta sagesse, s’écroulent misérablement. Que peux-tu ! Où j’allume mon brasier, je suis inexpugnable.

— J’ai gagné des victoires sur toi. Je suis devenu maître de plus d’un cœur qui t’appartenait, en te chassant.

— Tu n’es pas devenu le maître de ce que tu croyais. Je brise ce que j’abandonne ; en sortant d’un cœur, j’en emporte la vie.

— Tu te vantes ! Je répare ce que tu as détruit, et le cœur refait à neuf…

— … par tes soins, n’en est plus un.

— Il m’obéit…

— Le cœur qui obéit à la raison, prouve qu’il a perdu son beau titre.

— Nous avons fait des compromis, et avons vécu en bonne intelligence.

— Jamais ! Je suis tout-puissant et entier, tu es faible et versatile, nous ne pouvons conduire de pair. J’inspire la foi, les actes sublimes et héroïques spontanés, toi, tu marchandes ; j’ouvre des horizons d’une magnificence insoupçonnée qui ravissent les yeux que je dessille, tu ne montres rien de neuf ; j’enseigne les plus belles choses du monde, tu es borné ; je réchauffe le cœur et lui verse l’ivresse qui l’empêche de vieillir, je donne l’élan à l’âme et je rends le corps léger, et ta froideur fait traîner la vie…

— Tu meurtris et tu désespères ! Tu fais agoniser et tu tues !

— Je donne un courage à vaincre le monde ; et toi, consoles-tu ?

Paul se courba davantage, et son front moite tomba lourdement sur le dur de la table. Un sanglot emplit sa bouche.

— Non, ma raison ne me consolera jamais… Et mon amour…

Son amour, il le sentait plus puissant que jamais ; son chant victorieux emplissait son âme.

Il se redressa, vibrant.

— Mon amour ! eh bien je le garde ! J’adore cette royauté qui me tyrannise… Je souffre de ce qu’elle m’impose, et je ne veux plus me passer de son joug… Je plains ceux qui n’en subissent pas le poids… Ils ne connaissent pas la joie de mes tourments… Je tremble de perdre celle que j’aime, et c’est précisément ce dont cette crainte est faite qui m’enivre. Je veux aimer toujours, et croire aux miracles de l’amour.

Il se trouva plus vaillant ; c’était le butin qu’il ramassait de sa raison vaincue.

Sur-le-champ, Paul Bordier adressa un télégramme à sa femme pour lui dire qu’il serait à Percé dans huit jours. Ensuite, il s’activa à régler ses affaires. Celles-ci en ordre, il boucla ses valises, et se mit en route. Durant le trajet, il se défendit de penser à ce que pouvaient être les intentions d’Alix.

— L’architecte arriva à Percé par une belle matinée ensoleillée. À l’hôtel, on lui dit que ces dames étaient sur la grève, car la journée, par exception en ce temps de l’année, était très chaude et qu’il trouverait monsieur Étienne Bordier chez lui.

Paul demanda le numéro de la chambre, et monta immédiatement voir son père.

— Bonjour papa, s’écria-t-il gaiement en entrant sans frapper.

Mais il s’arrêta interdit en voyant son père, qui, après s’être levé en l’apercevant, s’était laissé tomber dans un fauteuil.

— Père ! dit-il alarmé.

— Ce n’est rien, fit Étienne en s’efforçant de sourire, la surprise de te voir, mon cher enfant.

Paul s’approcha vivement.

— Moi qui croyais vous trouver en bonne santé. Êtes-vous sujet à ces faiblesses, demanda-t-il anxieux ?

— Non, ne t’inquiète pas, vois, c’est déjà fini. En effet, Étienne semblait à peu près remis.

— Vous m’avez effrayé, fit le jeune homme en riant.

— L’alerte est passée, reprit Étienne ému, et toi, comment vas-tu…

— Très bien. Et Alix ?

— En bonne santé. Tu as hâte de la revoir…

— Oui et non.

— Ce long hiver a dû être pénible, pourquoi n’es-tu pas venu à Québec ?

— À quoi bon ! Oh, excusez-moi de n’avoir pensé qu’à elle pour éviter cette visite. Vous étiez là pourtant avec ceux que j’aime. Je suis un ingrat.

— Tu es un amoureux, fit Étienne en soupirant, va trouver celle que tu aimes et qui finira bien par te rendre ton amour.

Et il décrivit l’endroit où les jeunes gens se tenaient de préférence. Les deux hommes causèrent encore un moment, puis Paul prit le chemin de la grève. Il découvrit facilement ceux qu’il cherchait.

Alix la première aperçut son mari.

— Paul ! dit-elle en se levant du pliant sur lequel elle était assise.

Arrivé près du groupe, l’architecte serra les mains à la ronde, puis prit place près de Gilles sur le sable.

— Quel endroit charmant, dit-il en regardant Alix, demeurerons-nous longtemps à Percé ?

— Ce sera à vous de décider, répondit-elle en fixant les vagues.

— Monsieur Bordier, comment trouvez-vous notre idée d’être venu ici à bonne heure comme ça, demanda mademoiselle Vilet ?

— Mais excellente, mademoiselle. Et toi Gilles, tu t’amuses ?

— Oui, les gens sont aimables.

— À propos, Gilles, reprit Béatrice en regardant à sa montre-bracelet, il est l’heure pour notre tournoi de tennis.

— Vous nous excusez, Alix ? Paul ? dit Gilles.

— Certainement.

Maintenant seule avec son mari, Alix suggéra :

— Préféreriez-vous que nous marchions un peu ?

— Oh, ne sommes-nous pas bien ici ?

— Mais oui.

— Alors restons-y, voulez-vous ?

— Volontiers.

— Et les chers nôtres à Québec, étaient bien portants lorsque vous les avez quittés ?

— Oh, oui. Ils m’ont, chargée d’amitiés pour vous, et…

— … Et de baisers ? Je les leur donnerai bientôt. Merci. Le temps ne vous a pas trop duré, cet hiver ?

Alix regarda son mari, une résolution dans ses beaux yeux.

— Paul, dit-elle, émue, nous ne pouvons vivre toujours ainsi…

Il pâlit.

— Vous avez raison, un arrangement quelconque serait à souhaiter.

— Dites toute votre pensé ?…

— Désirez-vous reprendre votre liberté, jeta-t-il à brûle-pourpoint ?

— Est-ce là votre solution, demanda-t-elle faiblement ?

— Peut-être est-ce la vôtre ?

— Croyez-vous que je fais appel à votre jugement pour un compromis de la sorte ? Je repousse toute idée de séparation. Est-ce que le principe qu’il ne faut pas se donner en pâture au public n’existe plus ?

— Il existe toujours ; et je rentre en grâce avec les « qu’en dira-t-on » qui m’aident à conserver aujourd’hui une apparence de foyer, dit-il désabusé.

Alix qui avait préparé longtemps à l’avance la conversation qu’elle venait d’entamer, resta étourdie, humiliée par cette réponse. Blessée, elle reprit hautaine :

— Il y a des gens qui se croient inattaquables dans leurs vertus et doutent de celles d’autrui. De le faire, est déjà un péché, et cette faute les ramène au niveau du commun des mortels. Cette faiblesse reconnue, ils devraient avoir égard aux manquements des autres, et ne pas juger trop vite. Se relever appartient à ceux qui sont tombés. Tendre la main alors est plus charitable que de frapper. Ce qui me fait repousser toute idée de séparation, n’est pas la crainte des « qu’en dira-t-on ». Si vous m’avez crue vaine à ce point, la paternité de votre supposition vous rapproche de moi.

— Vous me rappelez à mon devoir, Alix, pardonnez ma phrase si peu charitable, je la retire.

Elle haussa les épaules, lassée.

— Il ne m’appartient pourtant pas de vous donner une leçon.

— Oublions le passé, dit-il sourdement, le voulez-vous…

— Je le voudrais, mais le pourrai-je ?… Chaque action, suivant ce dont elle est faite, porte une récompense ou entraîne une punition ; je ne dois pas m’attendre à une palme pour les miennes, et les oublier par humilité. Pourtant j’ai tant de regret.

C’était la première fois qu’Alix parlait directement de sa faute. La façon dont elle le fit, bouleversa son mari. Paul prit les mains de sa femme et y appuya ses lèvres avec ferveur.

— Les plus belles places au Paradis, dit-il, sont à ceux qui savent se vaincre, et vous avez eu ce courage. Sur la terre, il n’y a personne sans reproche. Mes paroles vous ont profondément blessée jadis, pardonnez-moi.

— J’ai plus à me faire pardonner qu’à absoudre.

— Ne vous accablez pas outre mesure, Alix.

— Oh, je fus infâme, et vous le savez bien, dit-elle les larmes aux yeux, j’ai été méchante et cruelle, sans motif.

— Je vous en conjure, Alix, cessez de parler ainsi, vous vous torturez et me faites souffrir.

— Je vous devais de reconnaître mes torts…

— De l’avoir fait, prouve une grandeur d’âme peu commune…

— Je veux croire qu’en récompense, vous ne me refuserez votre estime.

— Je vous ai jamais méprisée, Alix ? s’écria-t-il. Oh, je vous ai… je vous estime tant, finit-il en baissant le front.

— Vos paroles me vont au cœur, murmura-t-elle, cela prouve peut-être que j’en ai un…

— Ah, votre cœur Alix, de quoi est-il donc fait !…

— Il fut bien compliqué, mais à présent, il est tout ainsi, pas romanesque. Paul, j’aspire à une vie paisible… près de vous…

— Qu’entendez-vous par vie paisible, mon amie ?

— La seule, la vraie, la vie chrétienne avec ses devoirs que je veux accepter, ses obligations, que je veux remplir.

Paul se redressa transfiguré.

— Alix ! vous feriez cela !… Oh ! soyez bénie…

La jeune femme éprouva un intense contentement, mais son amour refoulé mit une note mélancolique à sa voix lorsqu’elle reprit :

— Oh, ma décision est bien naturelle, ne trouvez-vous pas ?… Elle eût fait sourire la plus humble des paysannes.

— Les paysannes, je les adore ! Est-ce pour avoir pris leur costume une fois, que vous agissez bravement comme elles aujourd’hui ? Vous étiez ravissante ce soir-là, et Robin Hood fut bien déçu lorsque vous refusâtes de l’accompagner sous son chêne.

— J’étais née pour vous causer de la peine…

Paul prit sa femme doucement dans ses bras.

— La joie que vous venez de me donner, efface tous les chagrins, toutes les peines. Nous serons heureux dans la vie que vous venez de rendre possible.

Alix ne put retenir une larme qui tomba sur la main de son mari, et cette goutte pourtant tiède, glaça le jeune homme jusqu’au cœur.

— Alix, s’écria-t-il, qu’est-ce qu’il y a ? N’avez-vous pas confiance en moi… Ne voyez-vous pas que je vous…

Il s’arrêta frémissant, cherchant dans les mots ardents qui se pressaient, sur ses lèvres, ceux qui ne blesseraient pas celle qu’il tenait sur sa poitrine. Il reprit coupant ses phrases :

— Ne voyez-vous pas que je veux vous aider… Vous secourir… Rendre notre union agréable… Nous érigerons notre bonheur sur des bases solides… Nous…

Oh les mots insipides ! Il resserra son étreinte, il comprit qu’il ne pouvait plus contenir son amour, il ouvrit la bouche pour l’aveu, mais Alix disait en se dégageant :

— J’ai confiance en vous, mon ami. C’est cela, érigeons notre bonheur sur un calcul raisonnable. Oublions le passé, rebâtissons en neuf, tout en neuf…

Paul se vit ligoté par d’invincibles attaches. « Rebâtir en neuf ». Il eut la vision d’une maison construite dans un endroit désolé sur un coteau sans arbre. Maison toute droite, haute et sans ligne, peinte en gris dehors, et, à l’intérieur, divisée en pièces toutes pareilles, monotones, remplies d’écho : c’est là qu’il lui faudrait donc vivre. Il fut secoué du mouvement de révolte qui affecte l’innocent que l’on jette au cachot. Il ouvrit de nouveau la bouche sur l’aveu. La vue d’Alix dans une pose rigide dont il ne devina pas la souffrance, le dompta. Sa tête retomba. Dans l’enclos de la maison désolée, il vit un prisonnier qui venait de se blesser affreusement sur la haute muraille qui le tenait captif.

La voix du jeune homme ne lui parut plus la sienne, lorsqu’il reprit :

— Je vois, mon amie, que vous n’oubliez pas que votre mari est un architecte. C’est cela : rebâtissons !

Il se coucha sur le sable en fermant les yeux ; et, allumant une cigarette, il la consuma presque en entier de quelques profondes aspirations. L’air extraordinairement calme à ce moment, retint la fumée autour de lui.

Alix tourna lentement les yeux et regarda avidement son mari ainsi enveloppé. Elle laissa tomber tel un adieu :

— Cette fumée qui vous entoure, Paul, vous rend immatériel. Vous êtes tout estompé de bleu comme les personnages qui entrent et sortent de nos rêves.

— Le rêve… Qui n’a pas caressé, entretenu, espéré voir grandir cet enfant de notre imagination, mais la réalité nous le tue. Cette marâtre ne s’inquiète pas de ce genre d’infanticide pour nous rappeler au bon sens. Sans doute a-t-elle raison. Nous sommes créés pour vivre sur la terre et non dans les étoiles. Pourtant l’azur du ciel est si beau, il en coûte toujours d’en descendre…

— Rarement l’être en descend de lui-même, une main brutale se charge de l’en déloger…

— De grâce, Alix, fit Paul en se voilant la figure de ses mains, ne faites plus de ces allusions qui nous font mal à tous deux.

Un besoin de consoler cet homme qu’elle aimait tant, s’empara d’Alix, elle s’agenouilla près de lui :

— Mettons tout notre espoir en l’avenir, nous ne pourrons être malheureux avec ceux que le ciel nous enverra.

Paul se souleva sur son coude, et jeta, le regard fixé sur sa compagne :

— Oh ces enfants comme je les aime déjà, je les adore, dit-il avec passion.

Alix détourna la tête, et ne vit pas qu’il y avait plus que de l’amour paternel dans les yeux de l’architecte, celui de l’amant s’y reflétait désespérément.

— Oh que cet homme saura chérir ses enfants, se dit-elle, et moi… Oh, je devrai me contenter de la part, magnifique après tout, qui me revient du lamentable gâchis dont je suis cause.

Elle se leva, et courageuse sourit à son mari.

— Vous venez, Paul, dit-elle en lui tendant la main. Il prit la main offerte et la serra avec force.

— Amie ? interrogea-t-il, avec au cœur un reste d’espoir pour quelque chose de mieux que l’amitié.

— Amie, répondit-elle doucement, amie sincère et dévouée pour la vie. Elle souriait toujours, mais l’âme meurtrie, elle voyait son bel amour se laisser envelopper par l’ombre grandissante de son jardin caché.

Paul se leva et prit le bras de sa femme.

— Incomparable amie, fit-il en étouffant un soupir, marchons un peu, voulez-vous ? Faisons les premiers pas dans le sentier que vous venez de découvrir.

— Marchons, dit-elle simplement.

Ils prirent la direction de l’hôtel, en silence d’abord, mais Alix reprit presque aussitôt :

— Paul, j’avais choisi à dessein ce coin de terre que j’aime, pour être témoin de notre rencontre. Il saura en garder le souvenir.

— La terre que vous aimez, dit-il, en prenant une pincée de sable fin qu’il serra dans sa main avant de la laisser glisser dans ses doigts rapprochés, elle est douce au toucher, et, voyez, j’en mets un échantillon dans la poche de mon veston, à titre de porte-bonheur.

— Moi, je voudrais pour amulette, une parcelle du rocher là-bas.

— Le Rocher Percé, murmura-t-il, oh non, il est trop tragique avec sa blessure béante, inguérissable.

Il se baissa, et ramassa une petite coquille à ses pieds. Il la présenta à sa femme :

— Prenez ceci, plutôt, regardez, c’est nacré avec un peu de rose, tout comme un filet d’aurore, et cela a servi de maison.

— Merci, fit Alix, en introduisant le léger objet dans la pochette de sa bourse, nous voilà protégés contre les maléfices, ajouta-t-elle en souriant.

— Les maléfices, reprit-il en souriant à son tour, ce ne seront pas ceux qui s’en viennent à notre rencontre qui nous en jetteront, voici mademoiselle Vilet et Gilles.

Ils parlaient d’un ton naturel comme si aucune émotion ne les eût touchés. Pourtant la scène qu’ils venaient de vivre les avait suppliciés.

Alix envoya de la main un signe d’amitié ; les deux jeunes gens accoururent.

— Et cette partie de tennis, Gilles, demande Paul, une victoire ?

— Non. Une défaite, répondit-il en riant.

— Tu parais bien gai pour un vaincu, et mademoiselle Vilet ne semble pas peinée.

— Imaginez-vous que c’est cette disposition joyeuse qui nous a conduits à la défaite. Le sourire me bouchait les yeux, et Béatrice était aveuglée par ce qui brillait à son doigt. Nous avons raté toutes les bonnes combinaisons du jeu.

— Oh, je comprends vos distractions, dit Alix en prenant la main de mademoiselle Vilet, voyez donc Paul…

Une magnifique bague dont la monture ajourée retenait un diamant, brillait au doigt de la jeune fille.

— Fiancés, mes amis ? demanda Paul.

— Fiancés, dirent-ils d’une même voix.

L’architecte offrit la main à son beau-frère.

— Félicitations et sincères vœux de bonheur, dit-il.

Alix embrassa son amie.

— Sois heureuse, lui chuchota-t-elle à l’oreille.

— Nos fiançailles, lança Gilles, une surprise pour tout le monde, hein ?

— Même pour toi, je parie, répliqua Alix en regardant son frère, affectueusement.

— Je m’y attendais puisque je gardais une bague pour fin d’engagement, en permanence dans mon porte-monnaie. Béatrice l’ayant, vue, me l’a demandée, et voilà ! acheva-t-il en saluant son amie d’enfance. Oh, et parlant mariage, ajouta-t-il, madame veuve Luce Lebrun est à la veille de convoler ; Gaston Bendel de passage ici hier soir, m’a assuré la chose.

— Qui épouserait-elle ? demanda Alix intéressée et soulagée de savoir cette femme enfin casée.

— Un de ses anciens admirateurs. D’après Bendel, la belle rousse se serait subitement assagie à la suite du voyage qu’elle fit à Lucerne-en-Québec l’hiver dernier, et où elle fut l’héroïne de la détestable aventure que voici :

Donc lors de son passage à Lucerne-en-Québec, Luce fit la connaissance de Richard Wills, un magnat de l’huile du Texas. À la vue de la québécoise aux cheveux d’incendie, le fils de l’Oncle Sam tomba foudroyé d’amour à ses pieds. En moins de trois semaines, Luce montrait à tous ceux qui le voulaient ou non, une énorme bague, où étaient encloses les promesses Canado-Américaines. Richard couvrit sa dulcinée de superbes breloques. Luce, triomphante, se laissait parer en établissant une désobligeante comparaison entre le pauvre chat de gouttières qu’avait été son premier mari, et le généreux matou de gratte-ciel qui allait être son deuxième. La corbeille de noces débordait comme une corne d’abondance, quand vinrent y tomber quatre petits billets d’aspect inoffensif, mais dont chacun contenait un avertissement à la fulmicoton. Ces billets venaient des quatre femmes divorcées du yankie. Ces dames mettaient charitablement la future cinquième madame Wills en garde contre les « petits travers » de monsieur Richard, qui consistaient, en jalousie, ivrognerie, libertinage, avec, en plus, l’habitude détestable de changer de « sweetheart » à tout instant, et de laisser dans le dénuement celles qu’il abandonnait. Tout était dûment signé.

Luce commença par être indignée de ces écrits, puis le venin du doute s’infiltra en elle, pour ensuite se changer, hélas, en cette certitude révoltante : Richard Wills se moquait d’elle ! Elle eut un petit rugissement prometteur, et attendit son millionnaire. Lorsqu’il se présenta, il reçut le premier jet de la terrible colère de l’élégante veuve :

— Vous êtes propre, vous…

Il se méprit.

— « Very neat indeed » je prends mon bain chaque jour, « my love ».

— « My love… my love… » combien en avez-vous de « my love » dans votre vie, vil pompeur d’huile ?

— « Say, by the way » qu’avez-vous « Lucy dear… »

— Ce que j’ai ? J’ai surtout failli avoir ce que d’autres ont eu. Lisez ceci.

Et elle présenta les feuillets accusateurs du geste d’un percepteur montrant des billets échus.

Richard les lut, et, flegmatique, les remit à Luce :

« Oh, les sweet darlings », dit-il en cassant de ses dents armées d’or, des petites lames de gomme aromatisée.

— Vos femmes, hein ?

— « Ya… »

— Vos femmes, « Ya… », numéro de un à quatre, mais je ne continue pas la série, « no sir ».

— « Lucy ! breaking of promises ? You don’t mean it !… »

— « Breaking » rupture, comme vous voudrez, en Canadien, on appelle ça « la pelle ». Décampez !…

— « But Lucy », les bijoux que je vous ai donnés, « they are splendid »…

Elle avança d’un pas, l’air résolu.

— Ah, « savage », fit Richard Wills en battant en retraite.

— Adieu, butor !

Et c’est sur ces mots gracieux, que l’idylle prit fin.

— Voilà qui n’est pas banal, dit Béatrice en riant, et de quelle façon l’aventure aurait-elle assagi la belle Luce.

— Probablement qu’en regardant les riches cadeaux de Wills, et surtout en les vendant, comprit-elle comment on l’évaluait. En tous les cas, comme par enchantement, sa morgue provocante se changea en plus de dignité, avec le résultat que nous savons.

— Enfin ! elle a fini ses flirts pour ne pas dire ses intrigues, dit Alix avec un soupir de satisfaction.

Paul fixa sa femme.

Cette dame Lebrun, demanda-t-il, et la superbe sirène du bal de Spencer-Wood, font bien une même et seule personne, n’est-ce pas ?

— Mais oui, fit Alix avec une lueur inquiète dans les yeux, pourquoi cette question, mon ami…

Paul devina un sentiment de jalousie chez sa femme à l’égard de Luce, ce qui lui causa une joie troublante ; pourtant, il ne voulut pas exploiter sa découverte, même pour s’assurer si cette jalousie était motivée par quelque chose qui ressemblait à de l’amour. Il dit galant :

— Oh, si j’ai voulu savoir, ceci faisant penser à cela, c’était pour me rappeler la ravissante paysanne qui éclipsait la fille de la mer, ce soir-là.

Alix fut profondément touchée du compliment, et dans le regard de remerciement qu’elle adressa à celui qui l’avait tourné, elle laissa passer un peu de son amour.

Il resta ébloui.

— Oh, si le cœur de cette créature de beauté, songea-t-il, allait se réveiller, Et pourquoi pas ! Comme la vie serait belle !

Dans l’espoir de revoir ce qui venait de l’enchanter, il épiait ardemment Alix. Mais le beau visage ne montrait aucun signe d’émotion. Il s’était, trompé. Il soupira.

— Je crois, reprit Béatrice, que l’ondine a fini par comprendre la poésie des prairies, et c’est bien ainsi. Vivre simplement, s’aimer et se le dire, sont les meilleures garanties du bonheur.

— Un cœur et une chaumière, taquina Gilles.

— Deux cœurs dans un joli cottage en ville, ce n’est pas mal, tu sais, répliqua-t-elle moqueuse.

À ce moment, l’attention des jeunes gens fut attirée par un valet de l’hôtel qui accourait dans leur direction.

— Ce garçon vient vers nous, remarqua Alix, que nous veut-il ?

Un pressentiment traversa l’esprit de Paul.

— Mon père, murmura-t-il, en pâlissant.

L’employé, arrivé près du groupe, expliquait en s’adressant à Paul :

— Monsieur Bordier, votre parent je crois, est indisposé ; et vous demande. On a appelé le médecin.

Alix fut effrayée de la douleur de son mari devant cette nouvelle.

— Ne vous tourmentez pas à l’avance, supplia-t-elle, ce n’est peut-être rien de grave.

Mais Paul, sans répondre, prit le bras de sa femme.

— Allons vite, je vous en prie.

Ils arrivèrent à l’hôtel.

Lorsque Paul et Alix entrèrent dans la chambre d’Étienne Bordier, celui-ci assis dans son lit, leur fit un signe amical.

— Un simple malaise, mes enfants, dit-il, ne vous alarmez pas, le médecin qui vient de me quitter m’affirme que demain je serai sur pieds.

— Oh, je veux vous croire, papa, fit Paul soulagé.

— Mais oui, il faut me croire. Je n’aurais pas dû vous déranger.

Et se retournant du côté d’Alix :

— Quel piètre compagnon de voyage je fais.

— Ne dites pas cela à ceux qui vous aiment, mon père, et qui ne pensent qu’à votre santé, dans le moment. Aussitôt que vous pourrez voyager sans fatigue, nous retournerons à Québec, et là, nous vous guérirons. Nous entreprendrons encore de beaux voyages ensemble, monsieur Bordier.

— Vous êtes bonne, Alix, merci.

Paul resta au chevet de son père toute la nuit.

Le lendemain, le médecin qui avait donné ses soins à Étienne Bordier, revint voir son patient.

Paul reconduisit l’homme de science, sa visite terminée, et au moment de le quitter, lui demanda :

— Comment trouvez-vous monsieur Bordier ce matin ?

— Beaucoup mieux.

— Alors, fit Paul joyeux, tout danger est disparu ?

— Pour le moment, je le crois, oui.

— Pour le moment… craignez-vous quelque complication ?

Le docteur regarda l’architecte.

— Cet homme vous touche de près, n’est-ce pas ?

— Oh oui !…

— Alors il est de mon devoir de vous avertir que votre parent peut mourir d’une minute à l’autre. Le cœur est pris.

— Monsieur, supplia Paul, vous ne voulez pas dire que le danger est immédiat ?

— Je ne puis vous leurrer de vains espoirs. Le danger est plus proche qu’éloigné, malheureusement.

Paul resta atterré sous le coup, il demanda au médecin :

— Pourrait-on transporter monsieur Bordier chez lui ?

— Où demeure-t-il ?

— À Québec.

— Il peut accomplir le voyage, mais ne tardez pas. Et compatissant il ajouta :

— Du courage, mon ami, et n’oubliez pas : évitez les émotions au malade.

On fit hâtivement les préparatifs de départ. Et pendant que Béatrice, Alix et Gilles prenaient place dans l’auto, Paul s’installait avec son père à bord du convoi pour revenir à Québec.

Étienne supporta assez bien le trajet, mais rendu chez lui, le mal fit des progrès rapides. Tante Marie qui en avait tant vu mourir, ne s’illusionna pas sur l’état de son neveu. Ses jours étaient comptés. Elle le savait. Et si elle pleurait en cachette, elle souriait toujours en s’approchant du malade. Ses mains ridées, aux doigts fluets, avaient des gestes adroits pour replacer les oreillers, border les couvertures. Et lorsque, attentive, elle s’assurait si rien ne manquait, au confort du père de Paul, elle faisait penser à la maman, qui, après avoir habillé son enfant pour un grand voyage, se prépare à le suivre. Et c’était vrai pour tante Marie Elle savait qu’elle allait suivre Étienne dans la tombe. Son vieux cœur ne pourrait pas supporter l’épreuve de ce dernier deuil.

On se releva au chevet du mourant.

Impressionnée par la vue de la mort qui approchait, Alix ne pouvait détacher son regard du visage émacié de son beau-père, où seuls les yeux vivaient, si beaux, si sereins, si confiants.

Un soir, vers dix heures, la jeune femme commença son tour de veille. Étienne éprouvait, à ce moment, le grand mieux qui précède la fin, le repos de tous les membres avant l’assaut final du mal. Il reposait avec une apparence de santé.

— Demain il faudra le faire administrer, dit tante Marie, en venant embrasser sa nièce à son poste de garde-malade.

Et elle avait ajouté :

— Si vous avez besoin d’aide, ma chère petite, venez me chercher.

À minuit, Eustache vint remplacer Alix. Celle-ci alla se coucher, sans se dévêtir, sur un lit de repos dans la pièce voisine.

Par la fenêtre ouverte, l’air tiède de la nuit entrait en soulevant les rideaux, et Alix songeait qu’une brise semblable l’enveloppait lors de sa rencontre avec son mari, au bord de la mer, quelques jours plus tôt. Sa mémoire lui rappela tous les mots de leur entretien dont les suites avaient décidé de leurs relations futures. Mais en ce moment, cette vie de devoir lui apparut infiniment lourde à porter. Par une pensée qui l’obsédait depuis le triste retour de Percé, il lui semblait que toutes les attentions, toutes les prévenances de son mari ne s’adressaient plus à elle, mais à ceux auxquels elle donnerait le jour.

— Ah, pourquoi me torturer à l’avance, gémit-elle, le sort en est jeté, soyons vaillante. « Ô Dieu, supplia-t-elle, soyez-moi clément et donnez la paix à celui que j’aime. » Et toi, mon pauvre amour, adieu pour toujours !

La fatigue eut raison de la détresse, et Alix sombra dans un sommeil sans rêve.

Quelques heures plus tard, une voix familière venant de la chambre du malade, l’éveilla.

— Comment, se dit-elle, Paul est là, monsieur Bordier serait plus mal !

Elle se leva. Mais au moment d’ouvrir la porte de communication, qui unissait, les deux pièces, elle s’arrêta, clouée au parquet par ce qu’elle entendait.

Paul, arrivé sur le matin, avait pris la place de son père adoptif, et maintenant assis sur le rebord du lit d’Étienne, il demandait affectueusement :

— Vous sentez-vous mieux, papa ?

— Beaucoup mieux.

— Que je suis heureux ! Vous allez guérir !

— Ne te méprends pas sur la signification de mes paroles, mon fils, je suis mieux parce que je ne souffre plus, mais c’est la fin.

— Oh, ne parlez pas ainsi !

— Sois courageux ; rester avec toi eût été bien consolant, aller vers elle, ta mère, c’est divin, vois-tu…

— Oui, je vous comprends, vous allez à celle que vous aimez.

Et il ajouta âprement :

— Je préférerais l’amour d’une morte à l’indifférence d’une vivante…

— Paul, mon enfant, dis-moi que tu ne désespères pas de conquérir l’amour de ta femme ?

La voix d’Étienne quoique faible, résonnait très distincte, comme il arrive souvent chez ceux qui se meurent.

— Là-bas, en Gaspésie, reprit Paul, un moment j’ai cru, oui j’ai cru à la possibilité de l’admirable chose, j’ai aperçu dans les yeux d’Alix un reflet de cet amour que je convoite. Hélas, la lueur fut aussi fugitive que mon fol espoir.

— Et depuis, mon petit…

— Je passe par toutes les tortures du doute. Ah mon père, je suis las de souffrir, las de lutter contre moi-même, las de jouer la comédie où le bouffon pleure sous le masque. J’ai voulu arracher cet amour de mon cœur, j’avais à peine essayé, que j’ai bondi de douleur ; pour mon malheur, je n’ai plus le courage d’y toucher. Au contraire, je l’entretiens sans cesse, et aujourd’hui comme hier, il m’étouffe, il m’enivre. Ah, j’ai été lâche, et je le suis encore puisque le courage me manque devant vous pour me taire et vous éviter une dernière douleur.

— Mon cher fils, ne sois pas si malheureux, Alix t’aimera, c’est ton père mourant qui te le promet. Crois en la bonté, en la franchise de ta femme…

— Ce n’est pas sa bonté que je veux, reprit Paul la voix presque dure, et je crains sa franchise. Et pourtant, bientôt, demain peut-être, je lui jetterai mon cœur encore une fois… Elle s’en amusera si elle le veut…

— Oh, ne parle pas ainsi ! Quoi qu’il arrive, promets-moi d’être fort et de tout accepter avec résignation.

— Je le promets et je me résigne, dit Paul désolé, le front appuyé sur la main de son père.

Mais il se releva, et prononça lentement :

— Oui, résigne-toi et meurs. Comme tous ceux des nôtres, père, vous n’avez eu qu’un seul amour dans votre vie. À celle qui l’a partagé et vous a devancé dans la tombe, vous ne voulez pas survivre, et vous mourez dans la force de l’âge. Combien d’années peut durer l’existence misérable d’un Bordier, avec son amour méconnu…

— J’ai eu tout pour me tuer, et toi, fils adoré, tu auras tout pour vivre, fit Étienne le visage illuminé, tu posséderas un jour l’amour de ta femme, et tes enfants ne te seront pas ravis. Souris à la vie. Que mes yeux ne se ferment pas sur les tiens désespérés.

Paul resta un moment silencieux, puis il dit avec foi afin de ne plus attrister inutilement son père :

— Je crois en vos paroles, mon père, mourez en paix. Oh, plutôt non, vivez pour être témoin du bonheur que vous me promettez.

— Va à ton amour, mon fils, laisse-moi aller au mien ; je te bénis…

Alix avait écouté, sans perdre un mot, le dialogue pathétique. Cramponnée au chambranle de la porte, la tête appuyée sur son bras, elle restait chancelante. Des sons de cloches harmonieux emplissaient ses oreilles, et cette musique accompagnait jusqu’à son âme ces mots magiques :

— « Tu n’as jamais cessé d’habiter le cœur de cet homme. »

Une joie surhumaine l’enveloppa, et elle glissa sans bruit sur le parquet, évanouie.

L’air frais du matin venant de la fenêtre ouverte, la ranima. Avait-elle été longtemps inconsciente ? Le jour pointait dans toute la gloire du ciel pur. Elle se souvint, et la beauté de son regard éclipsa celle de l’aurore. Elle se leva. Un murmure de prière venait d’à côté ; sans hésitation, Alix ouvrit doucement la porte, et un spectacle impressionnant s’offrit à ses yeux : un prêtre à cheveux blancs, tout courbé, administrait l’Extrême-Onction à Étienne Bordier. Paul essuyait, d’une main qui tremblait, les sueurs qui coulaient du front de son père, Eustache et Jeanne pleuraient agenouillés au pied du lit ; tante Marie disait son chapelet, et sa voix chevrotante se fêlait souvent comme si elle allait se briser.

Alix vint prendre place à côté de son mari. Celui-ci suivait fasciné, le mouvement des doigts du prêtre qui mettaient le sceau suprême du pardon à ce corps dont la tâche était finie.

Sur une dernière bénédiction, le prêtre se retira, un peu plus courbé, ému de la douleur des autres.

Aux premiers coups de l’angélus, Étienne Bordier s’éteignit doucement.

Épilogue

Paul resta terrassé par la mort de son père. Sur cette douleur navrante, Alix ne voulut pas tout de suite verser la joie : on ne mélange pas deux parfums de prix. Elle était femme, et femme amoureuse, elle saurait deviner quand jeter l’aveu.

Et le moment vint.

Un soir, Paul était assis dans la bibliothèque et revivait courageusement ses souvenirs. La journée avait été pluvieuse et froide, comme il arrive quelquefois au commencement de l’été, un feu léger achevait de brûler dans le foyer.

Absorbé dans sa méditation, l’architecte n’entendit pas entrer sa femme. Celle-ci s’arrêta sur le seuil, et regarda un moment la silhouette de son mari dont le contour s’éclairait par endroit aux lueurs du feu mourant.

— Bonsoir, Paul, dit-elle, si je vous dérange, vous et vos rêves, je me sauve.

— Retirez-vous si vous le désirez, mon amie, mais votre présence était déjà près de moi avant votre arrivée, elle demeurera.

— Alors, comme les présences imaginaires ne peuvent se défendre si elles sont attaquées, au cas d’une offensive je donne corps à celle qui vous tenait compagnie et j’entre sous votre tente, en attisant le feu du bivouac en passant, ajouta-t-elle en faisant rouler du bout de son pied une bûche à demi consumée, dans les cendres qui semblaient éteintes.

Le bois pétilla, puis une flamme claire illumina la cheminée.

— Voyez, dit-elle, le beau feu qui couvait sous les cendres. Il a suffi d’un simple geste pour le rallumer.

— Souvent le geste brûle celui qui l’accomplit.

Alix prit place sur le bras du fauteuil de son mari. Sa tâche lui apparut soudain difficile ; il fallait dire son amour à celui qu’elle aimait, et lui dire pour qu’il le crût. Elle demanda avec une certaine hésitation :

— Dites-moi votre pensée, mon ami, vous semblez morose ce soir, quelle en est la cause ?

— La cause, vous la savez… en partie.

— De toute mon âme, Paul, je compatis à votre deuil si grand.

— De la compassion, songea-t-il, voilà ce qui m’attend.

Il murmura :

— Je vous remercie de votre sympathie. Oui, je regrette la mort de mon père, je la regrette amèrement. Oh je le regrette lui, lui seul, lui que j’ai tant aimé et qui me le rendait. De nous deux, celui qui est parti est le plus heureux. Mon père est allé à celle qui l’aime et qu’il adore… et moi…

Elle laissa tomber de sa voix harmonieuse :

— Paul, mon ami, il n’est pas toujours nécessaire de mourir pour aller à celle que l’on aime… et qui nous aime…

— Que voulez-vous dire ! reprit-il haletant. Alix… il y a des cruautés qui ne sont pas permises !

Elle se leva pendant que tout son amour, à lui aussi, montait dans ses yeux.

— Loin de moi l’idée d’être cruelle, dit-elle, et si je l’étais, croyez-vous que l’oiseau bleu ne fuirait pas, dans ce moment où il voltige si près de vous ?

Il eut un cri :

— Alix !

— Oui, mon bien-aimé, il n’appartient pas qu’aux Bordier d’avoir un seul, un seul et unique amour au cœur…

— Ah, vous m’aimez !… Divine et sainte ivresse, vous m’aimez ! Je le sens, je le vois dans vos yeux, par votre sourire. Tout le chante en vous…

Il la prit dans une étreinte frénétique.

— Votre amour, reprit-il passionnément, il m’enchante… Il nous ravit tous deux, si près l’un de l’autre, dans les bras l’un de l’autre, enlacés, éperdus de joie… Ah que c’est bon !… Que la vie est belle !… et vous êtes adorable… Et vous m’avez toujours aimé, dites que vous m’avez toujours aimé ainsi…

— Oui, je le crois. Lorsque mon orgueil fut disparu, mon amour apparut tel que je vous le donne. Oh, j’ai appris ce que l’amour faisait endurer à ceux qui le maltraite. Il se venge. Mais il donne de grands et crucifiants courages. Paul, si je n’avais entendu votre conversation avec votre père la veille de sa mort, vous n’auriez rien su de mon amour, car, certaine d’avoir tué le vôtre, j’ensevelissais le mien à jamais.

Paul pressa plus fortement sa femme contre lui.

— Adorée ! dit-il, en la couvrant de baisers.

Elle reprit :

— En faisant mon sacrifice, je demandai à Dieu, pour moi sa pitié, pour toi la paix. La bonté divine s’est manifestée bien vite à mon égard, et toi Paul, dis-moi, as-tu la paix ?

— Oh, profonde et complète. Elle folâtre de mon cœur à mon âme et enivre tout mon être. Elle est enveloppante et m’isole avec toi. Et dans cette solitude de repos merveilleux, le tutoiement de tes lèvres, résonne à mon oreille charmée comme la mélodie d’un chant d’oiseau dans l’écho d’un sanctuaire. Mais tu l’éprouves cette paix au même degré que moi ; tous deux nous nous reposons après avoir gravi la pente ardue. Voyageurs courageux, la montée est finie ; devant nous s’étend la plaine large, baignée de soleil, bordée d’ombrage frais, attrayante. Assoyons-nous. C’est la fin d’un soir parfait. Demain se lèvera l’aurore sur nos rêves réalisés.

— Rallumons le feu du bivouac, il couve sous les cendres ; un souffle, et l’horizon s’embrase.

— Un baiser, et le ciel apparaît…

— Et vers lui élevons nos cœurs, Dieu soit loué !

— Jouissons du présent, nos berceaux garantissent l’avenir. Les têtes blondes soutiendront celles qui blanchiront…

Fin