Péché d’orgueil (Brassard)/15
CHAPITRE xv
En allant chez sa tante, Alix ne trouva pas la paix qu’elle escomptait. Dès le premier soir de son arrivée, en entrant dans sa chambre de jeune fille, elle fut assaillie par une foule de souvenirs pénibles, qu’il lui fut impossible d’éloigner. Tout ici rappelait trop sa faute ; elle lui apparut irrémédiable. Le faible espoir qu’elle entretenait d’un rapprochement avec son mari, s’évanouit. Elle se trouva malheureuse comme la dernière des déshéritées, et rien ne vint la consoler parce qu’elle était le propre artisan de sa souffrance. Elle s’endormit à l’aube, et rêva de son amour. Son réveil la trouva plus vaillante, le cœur est si tenace !
Au cours de la visite que Paul fit à sa femme le lendemain, il lui demanda après une brève hésitation :
— Alix, accepteriez-vous un cadeau de moi…
— Avec plaisir, répondit-elle le cœur battant.
— Voici, dit-il en présentant, un écrin de velours noir à filigrammes d’argent.
Alix pressa le fermoir de la boîte, et eut une exclamation admirative en voyant le contenu.
— Oh, Paul, merci ! Ce bijou est merveilleux, ajouta-t-elle, en faisant couler un superbe fil de perle entre ses doigts.
— Vous l’aimez ?
— Beaucoup.
Paul regarda un moment sa femme dont les yeux semblaient ne pouvoir se détacher du joyau, puis il alluma une cigarette et se leva pour partir.
Alix eut un moment l’espoir que son mari lui attacherait le collier, mais l’architecte fumait distraitement. Alors, elle se para elle-même.
— J’étrenne votre cadeau, Paul, voyez.
— Oh, madame, les perles prennent de la valeur à votre cou.
C’était mondain et complimenteur.
— Il me croit vaniteuse, songea-t-elle déçue. Elle étouffa un soupir, mais une résolution subite lui fit dire :
— Il est d’usage d’échanger des cadeaux aux Fêtes ; j’ai reçu le vôtre avec plaisir à Noël, vous accepterez le mien au Jour de l’An, n’est-ce pas ? Il ne sera pas de métal précieux, je vous en avertis.
— Venant de vous, il aura le don de me plaire, n’en doutez pas, dit-il en prenant congé.
II
— J’ai promis, je dois m’exécuter, se disait Alix en s’habillant, fébrile, le jour de l’An au matin. Paul ne saurait tarder, puisqu’il prend le train de neuf heures. Encore un voyage ! mais pas long celui-là. Paul m’a assuré qu’il sera de retour pour le bal à Spencer-Wood, donc, dans deux jours. Allons, je suis prête !
Ce fut mademoiselle Eulalie qui ouvrit la porte à l’architecte, lorsqu’il se présenta. Après avoir souhaité la bonne année au jeune homme, tante Eulalie lui dit :
— Alix vous attend au salon, veuillez m’excuser, je suis fort occupée à ma correspondance.
Paul entra dans la pièce désignée. Alix vint au devant de lui.
— Bonjour, Alix, dit-il.
— Bonjour Paul… et bonne année.
— Vous pareillement, fit-il en ébauchant, un sourire.
— Le paradis à la fin de vos jours, ajouta-t-elle en tendant la main.
Il porta les doigts blancs à ses lèvres.
— Vous pareillement.
— Nous avons pris une vieille formule pour échanger nos souhaits, poursuivit-elle, mais nous avons oublié une partie importante du cérémonial.
— Bien des choses s’oublient de nos jours, répondit-il en pâlissant.
— Volontairement ?
— Peut-être…
Posant ses mains sur les épaules de son mari, Alix leva son visage vers lui, et dit, courageuse :
— Un oubli se répare, je suppose, et… un cadeau promis doit se donner. Appellerez-vous ainsi le baiser que je vous offre…
Il la regarda un moment, troublé, puis lui donna un baiser si violent, qu’elle fit un mouvement pour se dégager. Il la libéra d’un geste ferme.
— Pardonnez à ma rudesse, dit-il.
Et il sortit sans se retourner.
Une espérance folle accompagna Paul Bordier jusqu’à la gare du Palais, mais une fois à bord du convoi, son enthousiasme tomba.
— Pauvre fou, murmura-t-il, avec un sourire amer, tu as tout juste reçu le remerciement pour ton collier.
Après le départ de son mari, Alix, lentement, prit la place qu’il venait de quitter, et rêveuse, promena le bout de ses doigts sur ses lèvres. Mais soudain abandonnant sa pose méditative, elle s’enfuit dans sa chambre, et pleura longuement, sur elle, sur Paul, sur leur vie si désespérément compromise.
Le soir, en dînant, tante Eulalie dit à sa nièce :
— Demain, je donne un thé en ton honneur.
— Vous n’y pensez pas, si proche du jour de l’An !
— Critiquera qui voudra, je le donnerais le jour des Morts ; il y a assez longtemps que je n’ai pas eu un rassemblement de jeunes autour de moi, je profite de ton passage. D’ailleurs les invitations sont lancées et acceptées.
— On va être occupé pour le bal masqué du lendemain, vous n’aurez pas grand monde.
— Viendra qui pourra.
Contrairement à ce que pensait Alix, le thé de tante Eulalie eut un beau succès. À l’heure convenue, les salons de la romanesque demoiselle fleuris d’œillets et de jacinthes, étaient remplis d’une foule joyeuse.
— Grands dieux, fit Gilles qui rencontra sa tante tout affairée, vous ne croyez donc plus que la jeunesse est folle.
— Je le crois toujours… mais comme ces excellents Bordier, je la trouve ravissante. Si tu cherchais un compliment, prends celui-là pour toi, et vite, mon petit, aide-moi à bien recevoir mes hôtes, ajouta-t-elle en souriant, j’ai placé quelques tables pour le bridge, occupe-t-en, veux-tu ?
— Volontiers.
Lorsque Gilles se fut acquitté convenablement de sa tâche, il s’approcha d’un groupe formé d’Alix, de Luce Lebrun, jolie veuve au caractère sournois, et de Béatrice Vilet, jeune fille ultra-moderne, pas jolie, spirituelle, et qui faisait un emploi copieux de cosmétiques. Béatrice Vilet et Gilles, amis d’enfance, se tutoyaient. Mademoiselle Vilet vivait avec son père, vieillard toujours occupé de son herbier, et qui en raison de cela, n’avait guère le temps de voir à sa fille. Béatrice profitait de cette liberté surtout pour avoir son franc parler avec tous.
— Eh bien, fit Gilles, taquin, on épluche toujours le prochain ici ? Quand viendra mon tour d’être mis sur la sellette, Béatrice, dis-le moi, j’offrirai à l’avance mon supplice.
— Approche à l’instant martyr volontaire, nous n’avons qu’une cheville à planter à la chère dame qui nous occupe. Tu t’amènes à temps, je suis en appétit pour manger de l’homme.
— Et qui vas-tu déchiqueter, demanda Luce en étirant le bras pour prendre une cigarette sur le guéridon près d’elle.
— Cette demande ! mais monsieur que voici ! Assis-toi Gilles, que je te lance mon grappin d’abordage.
Et toisant le jeune homme :
— Toi, pourquoi ne travailles-tu pas, fainéant ?
— Par esprit de sacrifice pour toi.
— Hein !
— Eh oui, que deviendrais-tu sans moi ? plus de danseur qui te convienne, plus de partenaire au bridge, plus personne pour te chamailler…
— Vanité masculine, monsieur se croit indispensable. Sache jeune freluquet, que j’ai dansé cette semaine, et divinement, sans le secours de ton élégante personne. Pour le reste, hum ! ne t’inquiète pas. D’abord aux cartes tu triches sans vergogne comme…
— Comme une femme sur son âge ?
— Tu triches en homme que tu es !
— Mais, mes intentions sont bonnes, je force la chance au jeu pour t’empêcher de perdre, et t’éviter des colères, je veux sauver ton âme, moi…
— Tu es suave…
— À propos, avec qui as-tu dansé cette semaine ?
— Ça te chiffonne ? Apprends que Gaston Bendel est celui dont les pas gracieux ont accompagné les miens.
La pétulante Béatrice se leva, et fit un tour de danse, un coussin dans les bras.
Gilles se mit à rire, à gorge déployée. Béatrice s’arrêta, et sévère :
— Dis donc, toi, as-tu quelque chose de brisé ?
— Je le crains, et c’est de ta faute.
— Toujours pour moi, à cause de moi, ça devient chronique, mon p’tit.
— Alors, tu as eu pour danseur le beau Gaston ?
— Oui, et j’en suis fière…
— Il y a de quoi, il danse avec la souplesse d’un ourson.
— Et comme il danse mieux que toi, juge de ta prestance…
— Par exemple, non ; et pour te prouver le contraire, voici.
Et Gilles entraîna Béatrice dans une ronde échevelée au son du radio qui jouait une romance.
— Là, es-tu convaincue ? dit-il en avançant un siège à sa compagne, la danse finie.
— Je n’en reviens pas ! Sais-tu qu’en plus d’être un danseur émérite, tu es un transpositeur de musique merveilleux.
— Oui ?
— Oui, tu viens de me faire danser un fox-trot sur une mesure de nocturne.
— Je ne m’en suis pas aperçu…
— Bien moi, je me suis aperçu d’une chose : tu ne nous conduis pas quand tu danses, tu nous secoues comme un pommetier.
— Mademoiselle craint pour la fleur de son teint, railla Gilles qui s’amusait ferme.
— Aie ! Apprends ignorant que tout ce que nous faisons pour être plus jolies, c’est pour vous plaire, monstres d’hommes.
— Ô charmes méconnus !
Elle tapa du pied.
— Du moins, les différentes nuances que nous employons nous font un teint ravissant ; vous autres, les hommes, quand vous vous servez trop de couleurs mélangées, tu sais ? vous devenez gris, vous avez l’air fin !
— Tu ne m’as jamais vu ainsi.
— Hum ! Sous quelle influence, par un soir de bal au Château, monsieur rappelait-il ses souvenirs d’écolier…
Gilles cessa de rire, et Alix pâlit.
Luce Lebrun dressa l’oreille, un éclair dans ses longs yeux, relevés vers les tempes.
Béatrice s’aperçut de l’émoi que venait de causer ses paroles.
— Toi, viens ici que je te confesse, dit-elle en emmenant le frère d’Alix. Excusez-nous. Luce, nous allons te chercher des cigarettes.
— Ah, mais c’est charmant, tu as vu que je n’en avais plus ?
— Oui, je crois que tu les manges.
Luce eut un rire étudié, et regarda s’éloigner les jeunes gens, puis ses yeux de félin se posèrent, sur Alix devenue songeuse.
— Maintenant, demanda Béatrice en entrant dans le solarium, dis-moi ce qu’il y a, j’ai commis une sottise et je vous ai peinés, Alix et toi. J’en suis chagrine.
— On t’a rapporté les paroles que j’ai dites sur la terrasse Dufferin ?
— Oui, elles étaient bien anodines, mais il paraît qu’elles ont eu le pouvoir de te dégriser.
— Elles paraissaient banales ; elles ont eu de pénibles suites.
— Pardonne-moi, Gilles, je n’ai voulu que te taquiner, je suis désolée.
Béatrice était foncièrement bonne sous le couvert de sa légèreté plus feinte que réelle.
— Ne parle jamais de cet incident devant Alix, veux-tu ?
— Je te le promets de grand cœur.
— Merci.
— À présent, retournons à nos places ; tu as les cigarettes ?
— Oui, j’en ai pris tout à l’heure en passant près du buffet.
Alix accueillit les deux jeunes gens avec un sourire, et Luce dans une pose de sphynx.
— Voici tes cigarettes préférées, Luce, dit Béatrice, en donnant une boîte argentée à l’élégante veuve.
— Tu es gentille. Qui en veut ? Vous, madame Bordier ?
— Non, merci.
— Monsieur de Busques ?
— Volontiers.
— Béatrice ?
— Je ne fume pas.
— C’est vrai, où ai-je l’idée, comme si une catéchiste pouvait se permettre l’abus du tabac. Et nous ramènes-tu un pécheur converti, vertueuse enfant ? Tu n’oublies pas que ton aparté avec monsieur de Busques avait pour but de le confesser. A-t-il le ferme propos ?
— Oh, sa contrition n’a pas eu cette spontanéité qui fait pleurer en oubliant de se cacher le visage dans son mouchoir, tu sais.
— Ah !
— Ah non, sa confession terminée…
— Ma confession ? coupa Gilles, parle donc de la tienne…
— Allons, l’accord ne s’établira donc jamais entre vous deux, dit Alix en riant.
— Comment peut-il se faire ! Sous un prétexte futile, Béatrice vient de me pousser dans un véritable traquenard, elle m’a éloigné de toi et de madame Lebrun à seule fin de me demander en mariage. J’ai refusé.
— Il ne me reste plus qu’à mourir, soupira Béatrice tragique.
— Et quel genre de mort choisis-tu, demanda Luce, les yeux mi-clos, poison ?… poignard ?…
— Oh, ce m’est indifférent, toutes les morts me seront douces, comparées à ce que j’endure, dit-elle résignée.
— Servons-nous de cette conversation de badinage pour en entamer une plus sérieuse, suggéra Luce, et voici pour commencer : je ne comprends pas que l’on meure ou veuille se tuer par amour.
— Que tu ne comprennes pas, ne me surprend nullement de ta part, tu es si énergique, si maîtresse de ton cœur.
La veuve se gourma.
Ce n’était pas un secret, pour personne, que Luce Lebrun avait fait un désastre des courtes années de son ménage. En s’apercevant que son mari, Alex. Lebrun, ne répondait pas à l’idéal excentrique qu’elle s’était tracé de la vie conjugale, Luce s’acharna sur le pauvre homme comme s’il en avait été responsable. Il riposta aux imbécillités de sa femme en se mettant à boire. Il s’ensuivit un sabbat continuel. Mais avant que tout tournât au drame, et alors que Luce inscrivait une demande en divorce, Alex. eut la bonne idée de quitter la vie. Il mourut, ne pouvant plus rien absorber, imprégné qu’il était de part en part de whisky et d’anisette ce qui fit dire à l’un des deux loustics qui le mirent en bière :
— Le pauvre, s’il lui restait une étincelle de vie, il s’enflammerait.
Ce à quoi l’autre répondit :
— Cher Alex, il s’en va dans l’autre monde avec un bon entraînement pour ce qui pourrait l’attendre : sa femme l’a habitué à une vie d’enfer.
Luce Lebrun resta veuve à vingt-neuf ans, âge où toute femme redoute le cap au sournois reflet d’automne. Déçue dans son premier amour, elle ne tourna pas pour cela le dos au mariage. Les hommes n’étaient pas tous des êtres stupides comme son premier mari ; elle espérait en rencontrer un qui lui apporterait le bonheur désiré.
Rousse, d’une beauté du diable, Luce fut remarquée par de bons partis bien disposés à la consoler de son veuvage par un second conjungo, et si dans le temps elle refusa leur offre matrimoniale alléchante, c’est qu’elle avait jeté son dévolu sur Paul Bordier. Mais l’architecte venait de se marier, c’était vexant. Cependant dans le nouveau ménage, Luce soupçonnait que tout n’allait pas sur les roulettes ; qui sait si le jeune couple ne finirait pas dans une culbute de divorce. Il fallait guetter ça. N’ayant ni principe ni scrupule, Luce jugeait les autres d’après elle-même. Et son imagination allant bon train, elle se voyait déjà presque au bras de Paul Bordier. Pour savoir où en étaient les choses dans le foyer qui l’occupait, à la remarque de Béatrice, elle jeta comme une fleur :
— Madame Bordier serait en mesure de nous dire si l’amour peut conduire au trépas.
Le coup était direct, et pour empêcher Béatrice d’intervenir, elle ajouta :
— Béatrice, écoute. Toi et moi ne voyons goutte dans tout ceci : si mon cœur est enferré, le tient bat la chamade par le refus que tu viens d’essuyer de la part de monsieur de Busques.
Béatrice regarda Luce. À travers la fumée de sa cigarette, la jeune veuve épiait Alix, dont les lèvres tremblaient.
— Gilles semblait mal à l’aise.
Ces détails frappèrent mademoiselle Vilet. Puis les recommandations de Gilles étaient fraîches à la mémoire.
— Qu’est tout ceci, se dit-elle inquiète, quelque malentendu entre Alix et son mari ? et toi ma belle rousse, tu veux t’y fourrer le nez. Je vois cela à ton air.
Alix ayant maîtrisé son trouble, répondit d’un ton affable à la demande de Luce Lebrun :
— Ma chère madame, vous me posez là une question dont la réponse fut criée à travers les temps. L’amour est souverain, donc il peut tout.
— Même donner la mort ? S’accommoder d’une longue absence ?
La nouvelle était officielle que Paul Bordier devait partir sous peu pour la Nouvelle-Angleterre, où il resterait quatre mois afin de surveiller le parachèvement d’une église érigée suivant ses plans.
— Oh chère madame, excusez-moi, reprit Luce sur un ton apitoyé, je ne voulais pas faire allusion à la longue absence forcée de votre mari. Vous accompagnerez monsieur Bordier aux États-Unis ?
Devant le mutisme d’Alix, la veuve eut un frémissement joyeux.
— Hum, se dit-elle, ça devient intéressant. Depuis le retour de son voyage de noces monsieur court la prétantaine, et madame reste à la maison ; monsieur part pour quatre mois, madame ne le suit pas.
Béatrice plissa ses yeux gris.
— Toi, mon frelon, attends que je te retrousse la lancette.
— Ma chère Luce, dit-elle avec candeur, lorsqu’il est question d’absence, pour l’amour, il s’agit, c’est compris, d’absence éternelle, et…
Elle s’arrêta, stupide. Puis avec une fougue bien jouée, elle embrassa Luce plusieurs fois.
— Chère, chère, pardonne-moi ! dis que tu me pardonnes de t’avoir rappelé si brutalement ton veuvage… Suis-je assez sotte ! Ah, tiens, parlons d’autres choses…
— Mais pourquoi changer le cours de la conversation, reprit Luce, je t’assure Béatrice que d’avoir parlé de mon veuvage, déjà vieux de deux ans, ne m’a pas affectée, c’est si loin… D’ailleurs, ce n’est un secret pour personne que je devais divorcer, si Alex n’avait pas eu la bonne idée de tourner l’œil.
— Seulement, divorcée, on n’est pas libre de se remarier chez nous, remarqua Béatrice mécontente d’avoir manqué sa petite comédie.
— Pas libre ! Tu es vieux jeu ma chère ; je ne suis pas arriérée comme toi, à preuve que lorsque j’ai pris mon instance en divorce, le choix de mon deuxième mari était fait.
— Avouez, madame, fit Gilles narquois, que votre élu ne s’est pas pressé de répondre à votre appel.
— Rien ne prouve que je l’ai appelé. Et voulez-vous savoir ce qui est arrivé ? mon adoré s’est marié avec une autre…
Et elle se mit à rire.
— Je n’ai pas à t’offrir de sympathies, dit mademoiselle Vilet, l’incident te semble négligeable.
— À peu près. Je viens d’apprendre que ce mariage ne durera pas six mois ; alors le pauvre déçu me reviendra, fit-elle, sans pouvoir s’empêcher de jeter un coup d’œil à madame Bordier.
Les œillades que madame Lebrun dirigeaient sans cesse du côté d’Alix, finirent par intriguer cette dernière. Les propos équivoques de la veuve lui mirent soudain à l’esprit une idée si invraisemblable, qu’elle la rejeta, mais elle revint et s’implanta : Luce Lebrun convoitait son mari. Alix n’ignorait pas la flamme de Luce pour l’architecte au temps où il était garçon, et ce feu-là ne serait pas éteint ?…
Que pouvait cette intrigante ? Alix eut froid. Mais décidée à défendre son bien, elle dit en regardant la jeune veuve :
— Vous semblez, madame, appuyer vos chances de bonheur terrestre sur le divorce, c’est un mauvais pilier, le mariage ne se rompt pas.
— Que si, et c’est heureux.
— Ah ? J’inviterai mon mari à discuter ce sujet avec vous, la passe d’armes sera intéressante, lui qui n’admet même pas l’idée d’une séparation.
Luce s’aperçut qu’elle avait été devinée et en resta stupéfaite.
Alix enregistra son trouble.
— J’ai frappé juste au premier coup, se dit-elle, cette rousse a des prétentions sur mon mari. Elle se leva pour servir le thé, en s’excusant, nerveuse :
— Vous permettez ? je vais aider ma tante ; puis s’adressant directement à madame Lebrun :
— Lorsque vous serez prête pour le tournoi que vous savez, madame, j’avertirai mon mari. Moi, je marquerai les points.
Elle fit cette remarque d’un ton calme, mais l’attitude de Luce l’inquiétait horriblement.
Après le thé, les invités de mademoiselle Eulalie se quittèrent sur un au revoir joyeux, promettant de se retrouver à la mascarade.
Le lendemain vers sept heures du soir, Alix reçut un téléphone de son mari, lui demandant de bien vouloir se rendre seule au bal, qu’ayant été retardé, il la rejoindrait dans le cours de la soirée.