Péché d’orgueil (Brassard)/04
CHAPITRE iv
Par un soir d’hiver, six ans après le départ d’Étienne, son cousin, Eustache Bordier, assis auprès de sa femme, dans le confortable boudoir de leur résidence de la rue Bourlamaque, à Québec, lisait distraitement son journal.
Madame Bordier qui observait son mari, lui dit :
— Ton journal ne semble pas intéressant, Eustache, on te dirait rendu à cent milles de ce que tu lis.
— Je suis rendu beaucoup plus loin que cela, mon amie.
— Peut-on savoir…
— J’étais rendu au Pôle Nord, où je cherchais des traces de cet infortuné Étienne.
— Pauvre garçon, quelle vie brisée.
Eustache apprit par les compagnons d’Étienne, que celui-ci était revenu avec eux, mais qu’à l’annonce de la mort de sa femme, désespéré, il était retourné dans le Nord.
— Oui pauvre garçon, répéta Eustache, si bon, si aimant, la mort de sa jeune femme a été un coup terrible pour lui.
— Une personne charmante ; je garde un souvenir ineffaçable de la seule fois que je l’ai vue.
— Je me demande pourquoi Étienne n’est pas venu nous trouver dans sa détresse ; nous l’aurions secouru, réconforté. Si je ne connaissais si bien mon cousin, je dirais qu’il a couru au suicide. Mais non, cet homme de droiture à toute épreuve, n’a pas quitté la vie en volant son heure dernière à Dieu. Je suis persuadé qu’il n’a pas choisi ce climat meurtrier dans un but de destruction. Ah, le malheureux, ce qu’il a dû souffrir, et qu’il doit souffrir encore s’il est vivant. Les Bordier n’ont qu’un amour dans leur vie, tu sais cela, Jeanne, ma chère femme ?…
— Oui, répondit-elle émue, il est complet et ne se dément jamais.
— Et perdre l’objet aimé, c’est affreux ! Que pourrions-nous faire pour aider ce parent affligé ?
— Pas grand’chose, je le crains, par les moyens terrestres. Tu t’es déjà adressé à qui pouvait te renseigner sur le sort de ton cousin. De ce que tu as recueilli, il ressort qu’une fois son second engagement terminé, Étienne s’est mis au service d’une des compagnies de la Baie d’Hudson. Et là, nous perdons ses traces.
Eustache soupira.
— Humainement parlant, dit-il, il est impossible de venir en aide à ce pauvre Étienne, je le vois bien.
— Restent toujours les grands moyens, mon ami, la prière, les aumônes, les bonnes œuvres. Avec cela, on peut atteindre ton parent, mort ou vivant, fit Jeanne songeuse.
— Que suggères-tu de particulier, pour le soulager dans un cas ou dans l’autre ?
— Je ne sais au juste.
— Cherchons, alors.
— Mon ami, reprit vivement l’excellente femme, si je venais de trouver, comme ça, tout de suite…
— Dis vite ton idée, ma mie.
— Le cierge bénit en brûlant, prie pour l’obtention de la grâce demandée ; un enfant que nous adopterions en faveur du disparu, ne serait-il pas un peu comme ce cierge ? Mais au contraire de la cire, ajouta-t-elle en souriant, au lieu de se consumer, l’enfant grandira et sa prière augmentera avec lui au bénéfice d’Étienne, de son âme ou de son corps.
— Ah, mais, c’est parfait ! Chouette, un enfant sous notre toit, nous qui n’en avons pas.
— Qui n’en avons plus rectifia Jeanne mélancolique, en songeant à ceux qu’elle avait perdus.
— Pardon, Jeanne. Et maintenant, vois donc ta merveilleuse idée, adopter un enfant ! Pourquoi n’y avons-nous pas pensé plus tôt ! Et nous irons chercher, un garçon ? une fille ? les deux ?
— Comme tu voudras, mon cœur s’ouvre largement à l’un et à l’autre.
— Oh, il ne faut pas abuser. Ta santé n’est pas très bonne. Avoir soin d’un enfant serait suffisant pour toi. Bambin ou bambine, à toi de choisir.
Les deux époux demeurèrent silencieux.
Au haut d’une page du journal déplié qu’Eustache tenait à la main, un garçonnet était représenté dans une vignette soulignée des mots suivants : « Adoptez-moi, je vous aimerai bien ».
Les yeux de Jeanne se posèrent sur ce portrait d’enfant sans y porter beaucoup d’attention, mais un mouvement que fit son mari, déplaça la feuille, et la manchette se détacha clairement sur le papier : « Adoptez-moi, je vous aimerai bien ». Jeanne se pencha.
— Veux-tu me prêter ton journal, Eustache ?
— Certainement, dit-il en s’empressant d’offrir le quotidien montréalais. Est-ce pour te distraire de ce qui nous occupe, ajouta-t-il taquin.
— Au contraire, mon ami, c’est plutôt pour m’en occuper, dit-elle en regardant attentivement la vignette qui l’intéressait.
Et pliant le journal de façon à ce qu’elle fut bien en évidence, Jeanne demanda à son mari ?
— Que penses-tu de ceci ?…
Le regard d’Eustache alla de la vignette à sa femme, il dit :
— Tu serais disposée à adopter ce petit… ?
— Pourquoi pas, il a l’air gentil…
— C’est vrai. À quelle heure le train pour Montréal ? Elle le regarda médusée.
— Ah çà, qu’est-ce qui te prend ! Les affaires te font-elles déjà oublier notre projet ?
— Non, c’est pour y faire suite.
— Comment calcules-tu y faire suite en partant pour Montréal, dit-elle en riant.
— Mais parce que c’est dans une Crèche de la Métropole que se trouve notre futur garçon, et qu’il faut bien aller le chercher là si nous voulons l’avoir.
— Ah, d’avoir parlé d’enfant, a remué mon cœur ; va vite chercher celui auquel je donne à l’avance toute ma tendresse.
— Nous en ferons quelque grand personnage, hein ?
Heureux de leur bonne action, les deux époux s’embrassèrent, et Eustache partit, pour la gare, afin de prendre le train qui devait le conduire à l’endroit où se trouvait l’enfant de leur choix.
En arrivant à Montréal, Eustache Bordier se rendit à l’adresse fournie par le journal, et c’était précisément le couvent où six ans auparavant, Joachim Bruteau, par un crime sans nom, avait abandonné le fils de Gilberte.
Arrivé au parloir de l’institution, Eustache s’informa auprès de la sœur qui le reçut, si l’enfant annoncé pour adoption, dans le journal, dont il montra, l’exemplaire, était encore à la Crèche.
— Sœur Véronique, notre supérieure, va vous renseigner mieux que moi, monsieur, je vais aller la chercher. Veuillez vous asseoir, je vous prie.
Après quelques minutes d’attente, Eustache vit entrer la religieuse que nous connaissons déjà. Elle salua.
— En quoi puis-je vous être utile, monsieur ?
— Je suis Eustache Bordier, industriel de Québec, dit-il en s’inclinant respectueusement, et je viens au sujet de l’adoption de l’enfant représenté sur ce journal. Ce petit est-il encore ici, ma sœur, ajouta-t-il en montrant le quotidien.
La religieuse regarda la feuille et sourit un peu tristement.
— Le cher mignon, oui monsieur, il est toujours ici.
— Ma femme et moi avons décidé de l’adopter, ma sœur.
— C’est une action louable que vous accomplissez, mes amis, vous en serez récompensés. Cet enfant est charmant.
Elle eut une courte hésitation, et poursuivit :
— Son arrivée ici m’a frappée singulièrement. Je vais vous mettre au courant. Veuillez m’excuser un moment.
Sœur Véronique alla chercher dans l’armoire aux archives, le paquet de vêtements que nous lui avons vu déposer, et revint auprès de son visiteur.
— Voici, dit-elle, le linge qui enveloppait ce bébé à son entrée ici. Il est riche et marqué de deux initiales enlacées : E. G.
Eustache écoutait poliment la religieuse, pour la forme. Ces initiales ne lui disaient rien, quoiqu’elles fussent celles de son cousin et de sa femme. D’ailleurs, comment aurait-il pu se douter que le fils d’Étienne avait été déposé dans une Crèche. Et puis, Joachim Bruteau pour se protéger, et pour faire taire ses voisins qui lui demandaient parfois des nouvelles du bébé, avait fait insérer dans les journaux l’acte de son décès. Et Eustache lut comme tant d’autres : « Georges-Étienne, enfant d’Étienne Bordier et de feue Gilberte Mollin, décédé le 10 juillet 1907. »
Sœur Véronique continua :
— Gardez ces vêtements, monsieur, on ne sait jamais… plus tard…
— J’observerai vos recommandations, ma sœur.
— Il y a aussi une petite médaille de baptême. Toutefois, nous avons baptisé l’enfant sous condition. Nous l’avons appelé Paul, le plaçant sous l’égide du saint du jour.
— Le nom est beau, ma sœur, j’en ajouterai un de famille, le mien. Nous adoptons cet enfant légalement.
— Vous ne vous en repentirez jamais ; je vous affirme que ce garçonnet ne vous apportera que de la joie. Maintenant continua Sœur Véronique, visiblement émue, je vais aller vous chercher votre fils.
En entrant au parloir, le petit Paul dévisagea de ses beaux yeux candides, celui que Sœur Véronique lui présenta comme son papa d’adoption. La nature aimante de l’innocente victime de Bruteau devina un ami dans cet homme qui lui tendait les bras, et dans un geste spontané, il offrit les siens.
Eustache serra l’enfant sur sa poitrine, et l’embrassa. Surpris, le petit Paul sourit, puis fougueux, il rendit la caresse.
— Vous voyez, votre récompense commence. Adieu monsieur, que le bon Dieu vous bénisse, fit sœur Véronique.
— Merci, et adieu, ma sœur. Nous ferons de Paul Bordier un homme de devoir.
Eustache Bordier arriva tout joyeux à son domicile de Québec. Le long du trajet, le babil de l’enfant l’avait charmé. Ce fut d’une voix triomphale qu’en entrant au logis de la rue Bourlamaque il appela sa femme :
— Jeanne, nous sommes arrivés !
Elle accourut, et apercevant celui qui allait devenir son fils, elle joignit les mains, ravie.
— Oh cher mignon, dit-elle viens que je t’embrasse.
— Mon Paul, voici ta maman, dit Eustache.
Au nom de papa prononcé par Sœur Véronique, l’enfant avait souri, à celui de maman, une douleur crispa ses traits, et ses yeux purs s’emplirent de larmes. Pourquoi ce chagrin subit à la douce appellation qu’il ne connaissait pas pourtant ? Dans le mystère de son âme enfantine soupçonnait-il les caresses perdues… Mais les larmes du petit Paul séchèrent vite sous les baisers de la bonne Jeanne.
— Viens, mon petit, viens te reposer, dit-elle, en entraînant l’enfant, j’aurai tant de plaisir à border ton lit ce soir.
Lorsque l’enfant fut endormi, Jeanne le regarda un long moment, puis marchant sur la pointe des pieds pour ne pas l’éveiller, elle alla trouver son mari qui fumait, l’air réjoui.
Eustache accueillit sa femme avec un large sourire.
— Hein, ma chère, avons-nous eu la main assez heureuse ! Il me semble que ce petit nous a toujours appartenu.
— C’est vrai ; comme je le sens déjà mien.
— Oh, à propos.
Et Eustache alla chercher dans sa malle, le paquet que lui avait donné Sœur Véronique. Il le présenta à sa femme :
— Place donc ceci en lieu sûr, ce sont les effets du petit. On m’a demandé de les conserver.
Sans exiger plus d’explications, Jeanne alla mettre le dépôt au fond d’un placard, et revint s’asseoir auprès de son mari.
— Notre foyer est plus doux, plus chaud, ce soir, avec cet enfant qui l’habite, dit-elle.
— Il est surtout plus complet.