Imprimerie des sourds-muets (p. 22-36).

CHAPITRE ii

Huit jours après son accident, Étienne Bordier revint à la ferme Bruteau. En le voyant arriver, le vieux Joachim, qui avait à peu près oublié son hôte passager, fut désagréablement surpris. À la salutation du jeune homme, il le toisa et répondit hargneux :

— Ah çà, avez-vous pris une nouvelle culbute ?

Sans se déconcerter par cet accueil impoli, le jeune Bordier reprit courtois :

— Non, monsieur, mais je remercie le ciel de celle que j’ai faite.

— De quelle façon calculez-vous avoir été favorisé par le ciel dans cette affaire ?

— Elle m’a permis de rencontrer une délicieuse personne, dit-il en souriant. Monsieur, me serait-il permis de présenter mes hommages à mademoiselle Mollin ?

Le vieux Joachim regarda, stupéfait, son interlocuteur, et soudain il blêmit de colère. Il venait de comprendre les prétentions du jeune homme. Il eut un rire sec et outrageant.

— Hé, hé, monsieur Bordier, ma nièce n’a que faire des attentions d’un freluquet de votre espèce. Vous êtes pressé ? ne perdez donc pas votre temps.

Sous l’insulte, Étienne pâlit d’humiliation, cependant il sut se contenir, et très digne répliqua :

— De quel droit jugez-vous mes sentiments à l’égard de votre nièce ? Sachez monsieur que je suis d’une honorabilité parfaite, et, pour vous en assurer, je vous autorise à vous référer à l’Association des Ingénieurs-Géomètres dont je suis membre, et au gouvernement fédéral canadien qui m’emploie.

— Que vous soyez un saint travaillant pour le diable, je m’en moque. Fichez-moi la paix !

Étienne fit quelques pas, et regardant le vieux Bruteau droit dans les yeux, il lui dit d’une voix ferme :

— Monsieur, j’ai une profonde vénération pour les vieillards, et malgré vos paroles blessantes, je veux vous respecter à plus d’un titre, car vous êtes le parent de celle que j’aime. Pour éloigner de votre esprit, tout doute sur la sincérité de mon amour pour mademoiselle Mollin, monsieur, j’ai l’honneur de vous demander sa main.

Si la foudre eût pulvérisé les bottes du fermier dans ses pieds, il n’eût pas sauté plus haut. Il cria, étranglé :

— Et moi le très grand plaisir de vous la refuser. Sortez !

Il se fit un silence de plomb entre les deux hommes. Le vieux Joachim, l’œil en feu, la mâchoire contractée, semblait prêt à bondir. Une haine féroce contre cet homme qui voulait lui ravir son bien, pénétrait dans son cœur.

Étienne Bordier, droit et résolu, tenait toujours son regard sur l’oncle de Gilberte. Fort de son amour, l’ingénieur était bien décidé à défendre son bonheur.

Gilberte, sortie pour une course, entra au moment où le silence venait de tomber entre les deux hommes.

Joachim avait introduit le visiteur dans la salle à manger.

En entrant dans la pièce, Gilberte eut un éblouissement en reconnaissant celui qu’elle aimait. Radieuse, ne voyant, que lui, elle avança les mains tendues. Étienne, frémissant sous le refus qu’il venait d’essuyer, s’empara des mains qui s’offraient et les tint passionnément dans les siennes. Puis d’un accent persuasif et doux :

— N’est-ce pas, mademoiselle Mollin, que vous consentez à devenir ma femme…

La demande parut naturelle à Gilberte, qui répondit sans hésitation :

— Je serai fière de devenir votre femme, monsieur Bordier.

— Et dans tout ceci, que fait-on de moi, rugit le vieux Joachim.

Gilberte qui n’avait pas remarqué l’expression convulsée de son oncle, en entrant, frissonna en la voyant.

Instinctivement elle s’approcha d’Étienne et celui-ci dans un geste protecteur l’attira à lui.

— Je te défends, entends-tu, Gilberte, je te défends d’épouser cet homme, tu as compris, je te défends.

— Mais je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous en ce sens, dit-elle résolument. Étant majeure, je suis indépendante de mes actes.

Le vieux bondit.

— Ingrate ! sans-cœur ! Moi qui t’ai élevée, nourrie, instruite…

— Mais nullement aimée, ajouta Gilberte. Tout ce que vous venez d’énumérer, ce n’est pas à vous que je le dois, c’est à ma bonne tante. Vous, vous ne m’avez tolérée sous votre toit que dans le seul but de faire de moi votre esclave. Oh, il y a longtemps que je vous ai deviné. Et aujourd’hui, le bonheur s’offre à moi, et je le refuserais pour rester sous votre férule ? Jamais ! Je serai la femme d’Étienne Bordier.

— C’est toi ! c’est toi ! qui me parles ainsi ! Ah tu t’en repentiras ! Tu t’en repentiras. Ah, tiens, je te… je te maud…

Mais il ne finit pas son imprécation. Étienne s’était élancé et son visage touchant presque celui du vieux, il prononça, martelant ses mots :

— Malheureux ! qu’alliez-vous dire à cette créature de pureté ! N’oubliez pas que Gilberte Mollin est déjà ma femme devant Dieu, et que je la défendrai contre vous, à l’instant s’il le faut. Vieillard, je vous plains…

— Et toi… Et toi… je te hais, crapule ! Ah, je voudrais vous broyer tous deux !

— Oncle Joachim je vous en prie, calmez-vous, soyez humain, s’écria Gilberte bouleversée. Quel crime commettons-nous donc en nous aimant et en unissant nos destinées !

— Unir ta vie à ce mécréant, oui, et me laisser, moi, seul comme un chien.

— Mon oncle ! D’autres que moi peuvent prendre soin de vous… Vous verrez, tout s’arrangera.

— Des fois, tout s’arrange en effet, reprit-il effroyablement énigmatique, pourvu qu’on y mette du sien.

Il écumait.

— Mon oncle, je vous en supplie, ayez pitié de nous, ayez pitié de vous…

— Cette scène a trop duré, Gilberte ma bien-aimée, retirez-vous dit Étienne tendrement, vous êtes brisée. Je reviendrai dans deux jours et nous fixerons la date de notre mariage. Ayez confiance.

— J’ai confiance en vous Étienne.

Les jours qui suivirent furent mornes à la ferme Bruteau.

Lorsque Étienne Bordier revint, Gilberte éprouva une joie divine à se sentir si aimée, à voir luire enfin le jour de sa délivrance.

— Et l’oncle Joachim s’humanise-t-il, demanda Étienne en souriant.

— Il ne dit mot.

— Un volcan éteint ; il s’est vidé dans une seule éruption.

Gilberte sourit, puis soucieuse :

— Des volcans semblent parfois éteints, rien n’annonce leurs activités, et pourtant, le feu couve sous la lave. À quoi songe oncle Joachim ?

— Ah, laissons-le à ses pensées, et occupons-nous de notre merveilleux présent.

Ils furent d’accord pour un mariage immédiat, très simple, dans une chapelle de la Métropole.

— Après la cérémonie, ma chère femme, nous irons dans les Laurentides pour le temps que j’ai à ma disposition. Après, je voudrais que nous allions à Québec. J’ai là un cousin, Eustache Bordier. Je l’aime comme un frère, et pour cette raison, je désirerais vous le présenter.

— Tout est bien ainsi, mon cher seigneur et maître, dit Gilberte radieuse.

— De Québec, nous reviendrons à Montréal pour… Ici la voix d’Étienne s’enroua, il continua sourdement :

— … Pour vous confier à mon affectionnée tante, Marie Barre. Car alors, Gilberte,… il faudra se séparer…

Et devint la surprise douloureuse de sa compagne :

— Laissez-moi vous expliquer, soyez courageuse, courageuse pour deux ; si vous saviez comme je suis torturé à l’idée de cette séparation. Mais le devoir commande, il faut obéir. Mes chefs m’ont choisi pour faire partie d’une expédition dans l’Extrême-Nord, et…

— … Et vous serez absent…

Il répondit, accablé :

— Un an.

La réponse de Gilberte, fut celle de la femme chrétienne :

— Je ne discute pas les exigences du devoir, quelque pénibles qu’elles soient. Je souffre avec vous de cette séparation ; votre douleur est la mienne. Étienne, toutes mes pensées iront à vous ; là-bas, mon cœur vous suivra. L’union des âmes fait disparaître les distances, nous resterons ensemble par nos âmes.

— Ah, Gilberte, chère et noble femme, vos paroles me réconfortent et me rendent toute ma vaillance pour ce départ trop prochain. Mais le temps usera ces douze mois de solitude, pour vous et pour moi. Je vous reviendrai. Pensons à la joie de ce retour, elle rendra plus supportable l’amertume de la séparation. Puis, tout sacrifice comporte une récompense. Mon stage dans les régions lointaines me vaudra un avancement important. Sans doute nous pourrions refuser pour nous cet avantage matériel, mais nous n’avons pas droit de nous en désintéresser pour ceux qui plus tard viendront égayer notre foyer.

Prenant Gilberte dans ses bras, Étienne murmura avec passion :

— Gilberte, ah, je vous aime de toutes mes forces, je suis lié à vous pour la vie, rien ne peut vous détacher de moi.

— Votre amour rencontre le mien aussi complet, mon bien-aimé, dit-elle en posant, ses beaux yeux, sur ceux ardents et francs de son futur mari.

Une joie forte est faite d’un alliage de souffrance. Une joie exubérante, sans nuage étourdit. Celle d’Étienne et de Gilberte, tempérée par la douleur qui les attendait, était complète parce qu’ils la savouraient sans exaltation et dans le recueillement.

— Gilberte, poursuivit Étienne après un moment de cette communion intime, comme je vous l’ai dit, je vous confierai durant mon absence, à ma chère vieille parente, Marie Barre. C’est une personne bien sympathique et mûrie par l’épreuve. La mort l’a frappée dans son cœur d’épouse et de mère : elle est veuve et sans enfant. Vous serez bien auprès d’elle, mais je ne veux rien vous imposer, et tout autre arrangement rencontrera mon approbation.

La jeune fille resta silencieuse un instant, puis :

— Je tiens à la compagnie de votre tante, mon ami, n’en doutez pas. Avec elle, il me sera si facile de parler de vous. Dites-moi Étienne, cette personne pourrait-elle se déplacer ?

— Je le crois ; elle est seule. Pourquoi, mon amie, cette demande ?

— Si votre tante consentait à me suivre, je retournerais auprès de mon oncle le temps que vous serez parti. Voyez-vous, il me semble que je lui ferais du bien. Ensuite, je voudrais effacer par mes attentions, les paroles justes sans doute, mais sévères que je lui ai dites.

— Si ma tante Marie peut vous accompagner, dit Étienne ému, je ne puis qu’approuver votre charité compatissante.

— Notre conversation diffère bien de celle de la plupart des fiancés, Étienne. Je ne sais, j’ai le pressentiment que notre union sera courte ici-bas.

— Ne dites pas cela, Gilberte ! oh ne dites pas cela, s’écria Étienne, nous serons heureux, vous verrez, et commençons-le au plus vite notre cher bonheur. Tante Marie, avertie par moi, arrive ce soir pour vous chercher ; elle vous emmènera chez elle où j’irai vous trouver dans deux jours pour faire bénir ce gage de notre union, dit-il, en passant au doigt de la jeune fille une bague superbe.

La première fois qu’elle vit Gilberte, Marie Barre l’aima de tout son cœur. Au retour des jeunes gens de leur séjour dans les Laurentides, après leur mariage, elle ne fit aucune objection à la demande de Gilberte de l’accompagner sur la ferme de son oncle.

— Je serai bien n’importe où avec vous, mon enfant, dit-elle affectueuse.

— Je bénis le ciel qui vous envoie pour m’aider à supporter l’épreuve de cette dure séparation, dit Gilberte en pleurant.

— Allons, petite, du courage, ne devez-vous pas en avoir pour deux… et même pour trois, d’après Étienne qui m’a confié votre cher secret. Cet enfant que vous attendez vous versera tant de joie ! le temps passera vite, vous verrez.

Le vieux Joachim accepta la proposition de Gilberte, sans témoigner aucune marque de satisfaction ni de déplaisir.

Après le départ d’Étienne, tel que convenu, les deux femmes se rendirent à la ferme. Joachim Bruteau reçut sa nièce comme si elle n’était jamais partie, et Marie Barre comme une étrangère de passage, et la vie s’organisa.

Six mois s’écoulèrent. Durant ce temps, Gilberte reçut une lettre de son mari. Les postes aériennes n’existaient pas alors, et les nouvelles de ces pays entourant la Baie d’Hudson où se trouvait Étienne, venaient lentement.

Gilberte relisait souvent la missive, si réconfortante, si amoureusement attentive. Dans toutes les lignes éclataient l’amour véritable du mari pour sa femme, l’amour si tendre du père pour l’enfant qui allait naître.

Gilberte, aidée de tante Marie, confectionnait, du linge pour le cher petit qu’elle attendait. Layettes et couvertures s’empilaient.

Un jour que la jeune femme travaillait au trousseau, elle montra à sa parente le manteau terminé.

— Voyez, dit-elle, à l’envers de cette collerette festonnée, j’ai brodé les initiales de mon mari. Étienne ne sera pas ici pour porter son enfant sur les fonts baptismaux, ajouta-t-elle angoissée, mais son nom marqué sur le vêtement qui recouvrira le cher mignon, sera une caresse du père lointain. Ah, combien je désire de plus en plus, chaque jour, la présence d’Étienne auprès de moi…

— Gilberte, ne vous désolez pas, dit la bonne tante Marie en embrassant la future maman. Bientôt à notre joie d’être mère, se mêlera celle du retour prochain de votre mari.

Et pour distraire Gilberte de sa tristesse, l’excellente femme se mit à parler du bel avenir qui s’en venait. Puis, souriante, montrant les lettres brodées :

— Que n’ajoutez-vous vos initiales, Gilberte, accouplées à celles d’Étienne, elles doubleraient la caresse au petit durant la cérémonie à l’église, car, croyez-vous que vous pourrez accompagner votre enfant au baptême ?

— Vous avez raison, fit Gilberte émue.

La maternité prochaine de Gilberte laissait le vieux Joachim indifférent. Pourtant, parfois un éclair sinistre traversait ses yeux chassieux. Que se passait-il dans ce cœur, dont le blindage d’égoïsme ne s’était ouvert que pour y laisser entrer la haine : haine contre ce Bordier dont le nom seul mettait un blasphème dans la bouche du fermier, haine contre cette Gilberte assez osée pour lui avoir résisté. Oh, se venger, faire payer avec des larmes de sang, ceux qui, en lui tenant tête, avaient détruit les plans de sa vie.

— Oh, comment leur faire payer tout ça, songeait-il souvent les poings crispés.

Hélas, les circonstances allaient le servir bientôt pour assouvir pleinement sa vengeance, satisfaire complètement son cœur diabolique.

Un matin, le soleil vint poser ses rayons sur le berceau où reposait le premier-né de Gilberte. Un superbe garçon. Il reçut au baptême le nom de Georges-Étienne. Marie Barre fut sa marraine, et le médecin de la famille, son parrain.

Quelques jours après la naissance de l’enfant, alors que la convalescence semblait pourtant marcher normalement, Gilberte, cette maman de vingt-trois ans, fut foudroyée par une embolie.

La soudaineté de ce trépas anéantit la pauvre vieille Marie. Hébétée, elle ne faisait qu’aller et venir du cercueil au berceau. Ses lèvres tremblantes mêlaient des mots de prières et de caresses, et pour la mère et pour le fils.

Dans cette pénible circonstance, les voisins charitables vinrent offrir leurs services, mais le vieux Joachim les refusa. Il ne consentit à accepter que ceux de Mélanie Bêlon, une femme bonasse, ni vertueuse ni méchante.

C’est que depuis la mort de Gilberte, le vieillard avait conçu un plan infernal ; et les actions ténébreuses ne nécessitent aucun témoin inutile. C’est pourquoi les voisines avaient été éloignées.

Dans son désarroi, Marie Barre ne songeait qu’à Étienne. Elle rédigea une dépêche à son adresse au magasin central de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et la confia à l’oncle de Gilberte, en le suppliant de l’expédier au plus vite.

Le vieux promit. Mais une fois seul, il déchira le télégramme en ricanant :

— Hé, hé, moi avertir Bordier par ce moyen ? Non, non. D’ailleurs, il sera ici dans quelques mois, je veux lui annoncer moi-même son malheur et jouir de son désespoir. Hé, hé, Étienne Bordier, en attendant ton retour, j’aurai bien soin de ton fils. Ah, tu as voulu m’enlever le soutien de mes vieux jours, aristo maudit, tu n’as pas craint de te moquer de moi, eh bien, le fils paiera l’affront du père !

Et Bruteau, le visage contorsionné par la joie sauvage de pouvoir enfin se venger, poursuivit :

— Je connais une place dans la Métropole qui s’appelle « une Crèche ». Elle ne sert pas celle-là à mettre du fourrage aux bestiaux, non… on y dépose les enfants issus de mariages non consacrés, c’est là que je conduirai ton fils Étienne Bordier, ton fils légitime, entends-tu ? et que le monde stigmatisera plus tard du titre de bâtard. Ah, tu m’as fait l’aumône de laisser ta femme près de moi en partant, tu as été bien inspiré ! Demain, je la porterai au cimetière, et dans quelques jours je jetterai son enfant dans l’endroit que tu sais, où, en se mêlant à ceux qui l’habitent, il perdra son nom !

C’était le plan du vieux scélérat, et il ne devait pas tarder à l’exécuter.

Trois jours après l’enterrement de Gilberte, Joachim Bruteau signifia à Marie Barre, l’ordre de quitter sa maison, et d’y laisser le fils d’Étienne qu’elle voulait à tout prix emmener. Malgré les pleurs et les supplications de la pauvre femme, l’enfant dut rester à la ferme, et pour cause…

La garde du bébé fut confiée à la Mélanie Bêlon, mais pas pour longtemps car huit jours après le départ, de Marie Barre, Bruteau dit à Mélanie d’emmailloter le petit pour un voyage, ayant, prétendit-il, reçu instruction de placer l’enfant dans une famille de Montréal.

En habillant le bébé, la Mélanie se plut à lui mettre le plus beau linge qu’elle put trouver. On se mit en route, et, tard dans la nuit, on arriva à Montréal. Joachim laissa la Mélanie dans une auberge, et se dirigea seul avec l’enfant de Gilberte dans les bras, vers le couvent où des sœurs dévouées, reçoivent, chérissent et consolent de pauvres petits êtres abandonnés. Rendu près de la lourde porte de l’institution, Joachim déposa son fardeau sur le seuil. Ni la chaleur du petit qu’il sentait sur sa poitrine, ni ses cris plaintifs et affamés, n’émurent le cœur de cet homme.

— Hé, hé, patiente un peu mioche, on va venir te chercher. Ta vie ne sera pas celle qui t’attendait. On a voulu me laisser seul sur la terre, toi aussi tu connaîtras l’abandon, et, en plus, tu passeras pour un déchet de la rue. Hé, hé, Gilberte Mollin, tu m’as refusé tes soins, regarde, — ton Dieu doit te le permettre — quelle attention j’ai pour ton rejeton. Regarde, cria-t-il la bouche tordue, à la place de tes genoux et de ton sein pour se blottir, ton fils est étendu sur une pierre, il piaille de faim ! Mais il ne faut pas qu’il crève maintenant. Vois, j’appelle à son secours.

Et cynique il tira la cloche qui avertit les religieuses de l’arrivée d’un nouveau malheureux, et s’éloigna.

La petite sœur tourière préposée aux appels nocturnes du couvent, ne s’éveilla pas au coup de cloche de Bruteau. Ce fut la supérieure, digne et sainte femme, qui, n’entendant rien remuer, alla ouvrir la porte de la rue. Apercevant l’enfant, elle le prit dans ses bras et le bénit d’un signe de croix sur le front.

La sœur tourière, éveillée en sursaut par les pleurs du bébé, accourut dans le corridor. À la vue de la supérieure, elle s’excusa, confuse.

— Ce n’est rien, vous étiez fatiguée, ma fille. Allez, je vous prie, chercher des aliments pour ce petit. Et maternelle, berçant l’enfant abandonné dans ses bras, Sœur Véronique, la dévouée supérieure le calma, en attendant la pitance.

Pendant que le bébé buvait avidement le lait apporté, les deux religieuses l’examinaient.

— Voilà un enfant bien richement vêtu pour avoir été déposé ici, dit la sœur tourière.

— En effet, c’est étrange, répondit Sœur Véronique.

On déshabilla le poupon, mais au moment, de mettre le linge en commun, Sœur Véronique hésita, et tellement, qu’au lieu de le faire, elle l’enveloppa dans un paquet séparé, et l’ayant daté alla le déposer au fond d’une armoire aux archives.

— C’est peut-être un peu contre les règlements ce que je fais là, murmura-t-elle ; l’avenir prouvera si j’ai tort.

Revenu à la ferme, le vieux Joachim avait congédié la Mélanie en lui disant avec menace :

— Toi, ma gueuse, oublie jusqu’au souvenir de ce voyage.

— Ouais ! maître Bruteau, vos paroles suffisent pour que je me rappelle à jamais la belle promenade que j’ai faite avec vous, rétorqua Mélanie.

Et elle partit en riant, niaise.