PÂQUES.

Tout ce qui porte, ô Christ ! de ta céleste flamme
Encore une étincelle en son cœur attiédi,
Hommes, filles, enfans, priaient dans Notre-Dame,
À Ténèbres, le soir du sacré vendredi.
La vieillesse encor mâle et la jeunesse blonde,
Et l’enfance débile, à la voix de fausset,
Chantaient à l’unisson, et l’auguste verset
Montait et descendait sous la voûte profonde.
Tous chantaient pêle-mêle et sans distinction,
Car ce jour-là, Jésus avait à tous ses hôtes
Ouvert le grand portail de sa triste maison,
Et ces ames pleurant leur misère et leurs fautes
Se confondaient ensemble en leur effusion.
Au chœur, sous les arceaux et dans chaque chapelle,
On récitait la mort du céleste martyr,
Et ses longues douleurs ; hélas ! et comme l’aile
D’un oiseau de la nuit, qui bat sans retentir,
À cette heure d’angoisse et de foi solennelle,
Passait sur tous les fronts la faux du repentir :

Cette faux qui partout apporte l’harmonie,
Égalise le faible et le pauvre et le fort,
Fait courber à son temps l’épi mûr du génie,
Et pour bien niveler et mettre tout d’accord,
Ne le cèle pas même à celle de la mort.
Tous chantaient et priaient dans leur sainte épouvante,
La mère et les enfans, et la vieille servante,
L’adolescent qui lit le texte familier,
Dévotement assis sous le feu d’une lampe ;
Le petit orphelin qui, seul près d’un pilier,
Suit l’office les yeux fixés sur une estampe ;
Et l’artisan robuste, en sa mâle vigueur,
Qui dans l’ombre à genoux sur les dalles de pierre,
Ou debout immobile, et toujours en prière,
Déroule simplement le livre de son cœur,
Où sont écrits trois mots, comme en lettres de flamme,
Impérissables noms : le saint nom de sa femme,
Celui de son enfant et celui du Seigneur,
Et qui, tout en priant, lui-même se compose,
Avec ces noms mêlés ensemble mille fois,
Un verset glorieux, une sublime prose,
Qu’il lance vers le ciel de sa puissante voix.

Tous, ceux de l’action et ceux de la pensée,
Ayant clos dès midi leur maison ce jour-là,
Étaient venus, laissant leur tâche commencée,
Suivre pieusement le Christ au Golgotha.
La forge était fermée aussi bien que la chambre,
Le peuple était allé sanctifier ses doigts
En touchant la blessure ouverte à chaque membre
Des divins crucifix ou d’ivoire ou de bois ;
Car la Religion, en son sublime zèle,
Rouvre la plaie ardente avec sa main fidèle,
Et pour voir sa blessure et baiser ses pieds froids,
Donne le coup de lance à Jésus sur la croix.
Les marteaux reposaient pendus loin des enclumes,
Et les secrets profonds des vastes univers,

Comme de gais oiseaux cachés sous les blés verts,
Dormaient abandonnés dans leurs poudreux volumes.
La foi régnait partout ; les hommes recueillis,
Ayant mis de côté toute science humaine,
S’apprêtaient à cueillir d’une main pure et saine
La fleur d’Eucharistie, auguste et chaste lys,
Qui, dans son frais jardin, au pied du crucifix,
S’élève aux derniers jours de la sainte Semaine.
Et tous laissaient l’étude et les mystères vains,
Que, dans un sol aride et qu’on creuse des mains,
On cherche chaque jour, sans profit et sans gloire,
Pour ceux qu’il ne faut pas approfondir, mais croire.

Cependant je suivais avec dévotion
Les célestes versets, écoutant chaque plainte
Du peuple catholique, assemblé dans l’enceinte,
Comme une voix du Christ durant la passion.
Et quand cette douleur auguste et solennelle,
Qui partout éclatait en ce divin moment,
Ne m’aurait point frappé, mon ame avait en elle
Assez d’affliction pour donner aliment
À dix ans de prière et de recueillement.
Et, comme dans les chairs une épine enfoncée,
Je tournais en mon sein mon amère pensée ;
Et tandis qu’on chantait les publiques douleurs,
Je creusais à loisir la source de mes pleurs.
Et de mes propres mains j’élargissais ma plaie,
Afin d’avoir, hélas ! une image plus vraie
Des supplices du Christ, et de mieux compâtir
Aux lamentations du céleste martyr.
Et combien sous vos nefs, ô saintes cathédrales !
Confondaient, entraînés comme moi, par leurs cœurs,
Leur propre affliction aux plaintes générales.
Dites-moi, dites-moi, catholiques ardens,
Parmi les longs soupirs et les pleurs abondans
Qui s’échappent ainsi de vos larges poitrines,
Ou tombent de vos yeux par ondes crystallines ;

Dites s’il n’en est pas, aux jours d’effusion,
Qui, sortant tout à coup d’une propre blessure,
Et malgré vous peut-être, en la confusion,
Se mêlant au torrent, grossissent la mesure.
Même dans le saint lieu, même au pied de la croix,
Hommes, vous pleurez tous sur vos propres souffrances,
Sur vos illusions si belles d’autrefois,
Sur vos amours trompés, comme vos espérances.
Ah ! la douleur humaine est semblable au torrent
Qui tombe d’un seul jet du flanc de la montagne ;
Et puis, à chaque pas, s’augmente d’un courant,
Et n’arrive jamais dans la verte campagne
Sans avoir en ses flots, partout enveloppé,
Les algues, les graviers, et les eaux souterraines,
Et les petits ruisseaux, qui sont comme les veines
Du grand corps de granit dont il s’est échappé.
Sous les baisers de feu du soleil qui l’enivre,
L’onde vierge s’émeut sur la sainte hauteur ;
Et de grands bruits, roulant dans chaque profondeur,
Annoncent aussitôt qu’elle commence à vivre.
Et dès-lors, la vallée et la plaine en émoi
Attendent le torrent, leur vainqueur et leur roi.
Et, comme au premier chant des lointaines musiques,
Aux premiers bruits aigus du sonore clairon,
Femmes, enfans, vieillards, inondent les portiques,
Et de fleurs d’olivier se couronnant le front,
Entonnant tous en chœur les glorieux cantiques,
Agitent bruyamment des palmes dans leur main,
Attendant que le char passe sur le chemin,
Afin de l’entourer et de grossir le nombre
Des soldats triomphans qui marchent à son ombre.
Ainsi tous les courans, toutes les vives eaux,
Entendant le torrent qui gémit et qui gronde,
Commencent à sortir du stérile repos ;
Et déjà bouillonnant sous la voûte profonde,
Attendent le torrent pour se joindre à ses flots.
Et lui, se grossissant de ces eaux adultères,
Descend dans la campagne et féconde les terres.

Et voyant, à travers tant d’élémens jaloux,
La neige demeurer toujours limpide et blanche,
Du haut des firmamens, le Soleil, son époux,
Se dit : C’est Dieu qui veut que l’onde ainsi s’épanche.
Et tandis qu’elle suit son beau cours naturel,
Dans ses flots bien-aimés jette son arc-en-ciel.

Cependant on chantait la triste litanie,
Et sur cet Océan de céleste harmonie
Mon ame abandonnée errait, et sans travail
Flottait incessamment de la nef au portail,
Et comme l’encensoir dans les mains du lévite
S’élève dans les airs, puis tombe et redescend ;
Elle aimait à plonger au fond de l’eau bénite
Des réservoirs de marbre, et remonter ensuite
Jusque sous les vitraux où la lune en passant,
Morne et silencieuse, éclairait sur le verre
De ses pâles rayons les scènes du Calvaire,
Et faisait resplendir chaque goutte de sang.
J’avais beau dans mon sein retenir mes idées,
J’avais beau les vouloir rassembler en faisceaux,
Dès que le chant divin soufflait sous les arceaux,
Je les voyais s’enfuir toutes à cent coudées,
Et danser par essaim à l’entour des vitraux,
Et se disséminer sous les voûtes, pareilles
À ces graines de seigle, et d’orge et de blé mûr,
Que le vanneur cupide, appuyé sur un mur,
Secoue avec grand soin dans ses plates corbeilles,
Et que les coups de vent emportent au hasard
Pour que l’oiseau du ciel en ait aussi sa part.
Or, mon ame suivait le roulis monotone,
Et la voyant ainsi sans voile ni patronne
Errer sur l’Océan immense, harmonieux,
Et plonger dans l’abîme et remonter aux cieux,
Je sentais au milieu des saintes mélodies
Et de la piété qui venait m’inonder,
Que mon ame bientôt s’en irait aborder

Aux fraîches régions des belles fantaisies.

Et tout à coup du haut des plafonds entr’ouverts,
Sur le sombre Océan qui gémissait encore,
Un nuage passa véhément et sonore,
Qui, loin du tabernacle et des divers concerts,
En ses plis orageux me ravit dans les airs.
Te dire ici, lecteur, quel ténébreux espace
Il me fallut franchir en ma course emporté,
Quels vents impétueux sifflèrent sur ma face,
Quelle grande rumeur se fit à mon côté,
Serait chose impossible à l’humaine parole.
Et je crus dans mon trouble, en ce premier moment,
Que c’était saint Michel, l’ange du jugement,
Qui, m’enlevant aux bruits de la sainte coupole,
M’emportait sur son aile aux champs de Josaphat.
Et comme j’attendais qu’une lueur tombât,
Je vis à la clarté de sa pâle auréole
Que le beau séraphin, mon triste compagnon,
Qui, dans ces lieux déserts et ces plaines sans nom,
M’emportait au hasard dans sa course insensée,
C’était ma fantaisie et ma sombre pensée.
Après avoir ainsi, sous un ciel sans rayon,
Erré pendant un temps que je ne saurais dire ;
Car l’aride campagne, où plane le délire,
Ne peut se mesurer au terrestre compas ;
Et dans la plaine immense, infinie, éternelle,
Que l’ardente pensée échauffe de son aile,
Embrase de son souffle, et foule sous ses pas,
Les heures du cadran ne retentissent pas.
Après avoir long-temps erré, nous arrivâmes
Sur un sommet désert, où trois pieuses femmes
Se lamentaient, et comme une croix était là,
Je vis que ce sommet était le Golgotha.

Si tu n’as jamais vu cette sombre peinture,

Où Rubens produit Jésus crucifié,
Tu ne peux, ô lecteur, comprendre qu’à moitié
La désolation d’une telle nature.
Le ciel était couvert d’un livide linceul,
Çà et là déchiré par des lignes sanglantes,
Et sur le pic aride, à l’endroit où les plantes
Venaient de se flétrir, le Christ se tenait seul,
Triste, et laissant tomber sur sa blanche poitrine
Son beau front résigné tout couronné d’épine,
Et pâle désormais, tout étant consommé,
Paraissait dire encore aux femmes du Calvaire,
— Vous pleurez ? n’ai-je pas, hélas ! sur cette terre
Assez vécu, mes sœurs, ayant assez aimé ? —
Sous l’humide brouillard pourtant en cavalcade,
Trois jeunes gens venus du lac Tibériade,
S’avançaient, et s’étant enfin humiliés,
Adorèrent le Christ et baisèrent ses pieds.
Alors d’une voix douce : — Hélas ! dit une femme,
C’est l’heure maintenant, il faut l’ensevelir. —
Dès que cette parole arriva dans son ame,
La Mère, de nouveau, se sentit défaillir ;
Ce mot renouvelait ses plus tristes pensées,
Et faisait ruisseler les eaux de sa douleur,
Qui s’étaient, dans son sein, déjà cristallisées ;
Et pâle, confondue, et noyée en son pleur,
À genoux, et cherchant à recevoir le reste
De son fils adoré, cette mère céleste
Ouvrait avec ses mains le tombeau de son cœur.
Deux des blonds jeunes gens venus en cavalcade
Montèrent aussitôt sur l’arbre de la croix ;
Et comme avec grand soin on retourne un malade,
De crainte de meurtrir son corps avec les doigts,
De même avec respect des flancs du saint apôtre
Ils ôtèrent tous deux les clous de fer, et l’autre,
Qui seul était resté dans le saint groupe en bas,
Reçut le Rédempteur divin entre ses bras.
Alors on étendit dans les plis du suaire
Le corps immaculé du pâle bienheureux,

Joseph versa dans l’eau les parfums, et la Mère
Ayant lavé les chairs selon le rite hébreux,
Madeleine survint, qui de sa tresse blonde,
Essuya chaque plaie encor rouge et profonde.
Et tous, par un sentier qu’une flamme éclairait,
Et dont un séraphin semblait garder l’issue,
À travers les graviers et l’hysope touffue,
Portèrent au tombeau Jésus de Nazareth.

Tout à coup, comme on voit à l’aurore nouvelle
Les brouillards de la nuit dans les airs remonter,
Le funèbre linceul, étendu comme une aile,
Sous un vent tiède et pur commença de flotter,
Et bientôt grace à lui le lamentable voile
S’étant par vingt endroits déchiré, l’on put voir
Ses fragmens dispersés, par bande se mouvoir,
Et plus haut dans le ciel la matinale étoile
Trembler et resplendir comme un rayon d’espoir.
Et déjà toute voix affligée et plaintive
Était morte en ce champ de désolation :
Le ciel avait repris sa beauté primitive,
Quand une solennelle et lente explosion
Annonça le soleil à la création.
Du plus sublime point des vastes empyrées,
Comme Rachel ses pleurs, comme un torrent ses eaux,
Le soleil épancha ses lumières sacrées,
Et la flamme, buvant les humides sanglots,
Et les larmes de sang des filles éplorées,
Eut bientôt inondé le Calvaire en ses flots.
Ô vision céleste ! ô prodige ! ô miracle !
Le mont resplendissait comme le tabernacle,
Et l’arbre sur lequel Christ venait de mourir,
Tout à coup dans le champ se mit à refleurir,
Et tel qu’un trépassé qui du tombeau se lève
Plein de vie et d’amour, ouvrit au grand soleil
Ses bras longs et touffus, où comme un sang vermeil
Montait et descendait une nouvelle sève.


Et partout où le Christ mourant avait laissé
Une goutte de sang, une larme, une chose
De son corps glorieux au tombeau déposé,
Naissait en ce printemps une fleur blanche ou rose.
Alors de l’Orient, vers cet arbre divin,
Les femmes, les vieillards, du peuple évangélique,
Arrivèrent chantant le céleste cantique,
Et les petits enfans vêtus d’habits de lin
Dansaient autour en chœur et secouaient ses branches
Pour en faire tomber de belles tiges blanches,
Dont une vierge calme, avec ses doigts pieux,
Formait une couronne à leurs flottans cheveux.
Et cette foule heureuse et d’extase ravie
Chantait : Gloire à Jésus le divin rédempteur,
Qui nous a rassemblés tous sur cette hauteur !
Gloire au Verbe incarné, gloire au divin Messie,
Qui, laissant Dieu son père et le trône des cieux,
Est venu pour lancer les mondes ténébreux
Sur le grand océan de lumière et de vie.
Et les petits oiseaux, dans l’arbre réunis,
Répondaient en chantant sur le bord de leurs nids :
« Le gai soleil a lui sur notre plume ! Gloire
À Pâques, au saint jour de résurrection
Où, comme le Sauveur quitte la tombe noire,
Le grain qui nous nourrit sort du sombre sillon ;
À ce jour qui, pareil à la porte d’ivoire,
Sonore et lumineux ouvre des temps nouveaux
Pour les fleurs du jardin et les petits oiseaux. »

Alors je m’éveillai de mon ardente extase.
Ô lumière ! ô parfums ! ô saint ravissement !
La myrrhe des saints jours fumait dans chaque vase,
L’autel resplendissait comme le firmament ;
Le crucifix levait sa figure divine,
Et paisible, au-dessus du tabernacle en feu,
Portait avec orgueil sa couronne d’épine,
Et l’homme souriait étant devenu Dieu.

Et les croix que baignaient les larmes des fidèles,
Ayant laissé tomber le sanglant appareil,
N’avaient plus à leurs pieds que ramures nouvelles
Et gouttes de rosée et rayons de soleil.
L’orgue du sanctuaire entonnait son prélude,
Et sous les grands arceaux la sainte multitude
Ressuscitée aussi dans cet auguste jour,
Chantait alléluia dans un transport d’amour.
Quand je quittai l’église, Avril venait d’éclore :
Les jardins embaumaient les airs comme au printemps ;
Tous les oiseaux lascifs chantaient comme à l’aurore,
La terre tressaillait comme ses habitans.
Et les petites fleurs qu’enivrait la lumière,
Marguerites, épis, roses, brins d’herbe verts,
S’écriaient : « Nous avons entendu sous la terre
Les cloches qui sonnaient Pâques à l’univers,
Et nous sommes venus célébrer le mystère. »


Henri Blaze