Oxtiern, ou les Malheurs du libertinage/Acte 1

Chez Blaizot, Libraire, rue Satory. (p. 1-15).

OXTIERN,

OU

LES MALHEURS DU LIBERTINAGE.


ACTE PREMIER.


Le théâtre représente, pendant les deux premiers actes, une salle d’auberge qui tient à plusieurs appartemens ; sur un des côtés est une table à écrire, et un fauteuil près de la table.



Scène première.


FABRICE, CASIMIR.
Fabrice.

Croyez-vous, Monsieur Casimir, que cet appartement convienne à la jeune personne que votre maître amène aujourd’hui chez moi ?

Casimir.

Je le pense, Monsieur Fabrice. Y a-t-il près de là un cabinet pour Amélie, sa femme-de-chambre, et une autre pièce où Mademoiselle Ernestine puisse coucher ?

Fabrice.

Oui, voilà deux appartemens qui tiennent à cette salle ; une seule clef ferme le tout ; elles seront bien là, je vous en réponds… Dans un quartier tranquille… C’est sur le jardin : pas le moindre bruit des voyageurs.

Casimir.

À merveille. (Prenant Fabrice à part et mystérieusement). — Monsieur Fabrice ?

Fabrice.

Eh bien !

Casimir.

C’est un homme bien extraordinaire, que mon maître : convenez-en, vous qui le connaissez depuis sa jeunesse…

Fabrice.

Je connais le comte Oxtiern depuis longtemps ; et c’est à cause de cela que je parie qu’il n’y a pas un mortel plus dangereux dans toutes les provinces de Suède.

Casimir.

Oui ; mais il paye bien.

Fabrice.

Et c’est ce qui le rend plus redoutable : il n’y a rien de si pernicieux que l’or dans la main des méchans… Qui peut résister à celui qui possède le plus sûr moyen de toutes les corruptions… Mon ami, je voudrais qu’il n’y eut de riches que les honnêtes gens… Mais, dites-moi, je vous prie, quelle est cette nouvelle aventure ?

Casimir.

Une fille charmante… Oh ! Monsieur Fabrice, quel dommage ! Grand Dieu ! vous l’avez permis ! mais une telle créature devait-elle être la proie de la fourberie et de la débauche !

Fabrice, très surpris.

Comment, le crime serait consommé ?

Casimir.

Il l’est, Monsieur Fabrice, il l’est :… c’est cependant la fille du colonel Falkenheim, le petit neveu du favori de Charles XII ; il l’a enlevée… flétrie… Je vous le dis, Monsieur Fabrice, elle est perdue !

Fabrice, comme ci-dessus.

Il ne l’a point épousée : c’est une fille vertueuse et séduite, trompée et ravie qu’il amène… Casimir, volez à votre maître ; dites-lui que ma maison est pleine… dites-lui que je ne peux le recevoir ; je n’ai que trop à me plaindre des libertés qu’il croit être en droit de se permettre chez moi, parce qu’il me fait l’honneur de me regarder comme son protégé ; je ne veux point de la protection d’un grand seigneur, quand il n’en résulte, comme c’est l’usage, que la complicité de ses désordres. (Il sort.)

Casimir, courant à lui pour l’arrêter.

Un moment… un moment ; vous perdriez tout, et rien ne serait réparé. Continuez-lui plutôt vos soins ; et s’il vous est possible ; tâchez secrétement de rendre service à cette jeune personne. (Il faut appuyer sur ce qui suit.) Il n’y a qu’une lieue d’ici à Stokolm… il n’est pas tard… ils vont se reposer ; vous avez des amis dans la capitale… vous m’entendez Monsieur Fabrice.

Fabrice, après un peu de réflexion.

Des amis !… oui j’en ai ; mais il est d’autres moyens… des moyens plus sûrs, et qui j’espère réussiront. Expliquez-moi…

Expliquez-moi(Ici on entend la voiture du Comte.)
Casimir.

Taisons-nous… Une voiture arrive… Nous passerons tout-à-l’heure dans votre chambre ; là, je vous instruirai plus amplement… Quel tapage ! n’en doutons point, c’est Monsieur le Comte : le vice devrait-il marcher avec autant d’éclat !

Fabrice.

Je voudrais que votre Comte fut logé à tous les diables. C’est un terrible métier que celui de maître d’une maison garnie, quand il faut ouvrir sa porte à toutes sortes de gens… Il n’y aura jamais que cela qui me dégoûtera de la profession.




Scène II.


FABRICE, CASIMIR, CHARLES.
Charles, à Fabrice.

Monsieur, ce sont deux dames qui viennent loger ici de la part de Monsieur le Comte Oxtiern : lui-même les suit de fort près ; il s’est arrêté avec son ami, Monsieur Derbac, à quelques pas d’ici, et desire que vous placiez ces Dames, en attendant qu’il arrive, dans votre plus bel appartement… Il y a en vérité plus de vingt couriers qui accompagnent la voiture.

Fabrice, avec humeur.

Allons, c’est bon, c’est bon ; je vais les recevoir ; c’est ici où elles logeront… Du secret, Casimir ; et secourons l’infortune, lorsque l’occasion s’en présente : il est si doux de faire le bien, mon ami, qu’il ne faut négliger aucun des moyens d’y réussir, quand nous sommes assez heureux pour les trouver… Suivez-moi, Charles.




Scène III.

Casimir, seul.

L’honnête homme ! voilà pourtant où se trouve la vertu… Dans un être obscur… sans éducation ; pendant que ceux qui sont nés au milieu de ce que la fortune a de plus brillant, n’offrent souvent à côté de cela, que de la corruption ou des vices… Mais, pourquoi le Comte n’arrive-t-il pas avec Ernestine ?… Ah ! c’est qu’il se concerte sans doute avec Derbac, ce digne compagnon des débauches du Comte, mais qui, plus sage que lui, s’opposera peut-être à toute la scélératesse de cette aventure.




Scène IV.


CASIMIR, FABRICE, ERNESTINE, AMÉLIE.
Fabrice, à Ernestine.

J’espère, Mademoiselle, que cet appartement vous conviendra ; j’ai mis à vous le préparer, tous les soins que m’a recommandé Monsieur le Comte, et que Mademoiselle mérite.

Ernestine, dans le plus grand accablement.

Tout est bien, Monsieur, tout est bien, tout est trop bien pour moi ; la plus profonde solitude, voilà la seule situation qui me convienne.

Fabrice.

Puisque Mademoiselle desire d’être tranquile, je vais pourvoir aux autres soins qui pourront lui rendre mon logis supportable. (Il sort).

Casimir, à Ernestine.

Monsieur le Comte entrera-t-il chez Mademoiselle, lorsqu’il sera arrivé dans cette maison ?

Ernestine.

N’en est-il pas le maître… Ne l’est-il pas de toute mon existence… Laissez-nous, Monsieur, laissez-nous… Nous avons besoin d’être seules.




Scène V.


ERNESTINE, AMÉLIE.
Amélie.

Cet état d’abattement m’inquiéte, Mademoiselle ; que je desirerais vous voir prendre un instant de repos !

Ernestine.

Du repos… moi, grand Dieu !… oh ! non, non, il n’en peut plus exister sur la terre, pour la malheureuse Ernestine !

Amélie.

Et quoi ! le barbare auteur de vos maux, ne peut-il donc les réparer ?

Ernestine.

D’aussi cruels outrages n’eurent jamais de réparation, Amélie… Par quelle insigne fourberie cet homme m’enleve à ma famille… à mon amant… à tout ce que j’ai de plus cher au monde ; et cet objet adoré de mon cœur, ce respectable Herman, sais-tu qu’il le fait gémir dans les fers ; une accusation mal fondée, des calomnies, des délateurs et des traîtres, voilà ce qui a perdu ce jeune infortuné ; l’or et les crimes d’Oxtiern ont tout conduit ; Herman est prisonnier… condamné peut-être ; et c’est sur les chaînes de cette idole de mon cœur, que le lâche Oxtiern vient d’immoler sa malheureuse victime.

Amélie.

Ah ! vous me faites frémir !

Ernestine, au désespoir.

Qu’espérer… qu’attendre, grand Dieu ! Quelles ressources peuvent me rester maintenant ?

Amélie.

Mais, Monsieur votre pere ?…

Ernestine.

Tu sais qu’il était pour quelque tems éloigné de Stokolm, quand Oxtiern m’ayant cruellement trompée, me conduisit chez lui, en me flattant d’obtenir au moyen de cette démarche, la liberté de mon amant ; sa main, peut-être, par le crédit du sénateur son frere, qui devait, disait-il, s’y trouver ; démarche aussi coupable que téméraire sans doute ; devais-je penser à un engagement sans l’aveu de mon père ? le ciel m’en a bien punie… Sais-tu qui s’est offert à mes yeux à la place du protecteur que j’attendais ? Oxtiern, le féroce Oxtiern, le poignard à la main, voulant mon déshonneur ou ma mort, et ne me laissant pas même la maîtresse du choix… Si je l’avais été, Amélie, je ne balançais pas ; le plus effrayant des supplices eut été plus doux pour moi, que les flétrissures que me préparait cet homme pervers ; d’affreux liens m’ont empêché de me défendre… Le scélérat… et pour comble de maux, le ciel m’a laissé vivre… le jour m’éclaire encore, et je suis perdue ! (Elle tombe sur la chaise qui est près de la table).

Amélie, en pleurs, prenant les mains de sa maîtresse.

Ô la plus malheureuse des femmes !… Ah ! ne vous désespérez pas, je vous conjure !… Votre père est instruit de votre départ ; croyez qu’il ne perdra pas une minute pour voler à votre défense.

Ernestine.

Ce n’est pas de lui que j’attends la punition de mon bourreau.

Amélie.

Si le Comte tenait sa parole ; il a parlé, ce me semble, de nœuds chéris, de liens éternels…

Ernestine.

Quand Oxtiern les desirerait, pourrais-je consentir à passer ma vie dans les bras d’un homme abhorré… d’un homme dont j’aurais reçu la plus sensible injure ? Peut-on faire son époux de celui qui nous dégrada ?… Peut-on jamais aimer ce qu’on méprise ? Ah ! je suis perdue, Amélie, je suis perdue !… La douleur et les larmes sont tout ce qui me reste ; je n’ai plus d’autre espoir que la mort : on ne survit point à la perte de l’honneur !… On peut se consoler de toutes les autres, jamais de celle-là !

Amélie, regardant de toutes parts.

Mademoiselle, nous sommes seules ; qui nous empêche de fuir ? d’aller implorer à la cour une protection qui vous serait si bien due, et à laquelle vous avez tant de droit ?

Ernestine, fierement.

Oxtiern serait à mille lieues de moi, que je m’en rapprocherais, bien loin de le fuir. Le traître m’a déshonorée ; il faut que je me venge. Je n’irai point chercher près d’une cour corrompue, une protection qui me serait refusée ; tu ne sais pas à quel point le crédit et la richesse dégradent l’ame des hommes qui habitent ce séjour d’horreur ? les monstres ! je serais peut-être un aliment de plus à leurs affreux desirs !




Scène VI.


Les précédens, FABRICE.
Fabrice, l’air de l’intérêt et de la tristesse.

Monsieur le comte fait dire qu’une affaire importante le retient ici près ; il ne pourra se rendre chez moi que dans quelques instans. Mademoiselle voudrait-elle me donner ses ordres ?

Ernestine, montrant la porte de la chambre qu’elle
croit être pour elle.

N’est-ce point là l’appartement que vous me destinez pour la nuit, Monsieur ?

Fabrice, idem.

Oui Mademoiselle.

Ernestine.

Je vais m’y retirer… Allons, Amélie, allons réfléchir aux projets importans qui m’occupent et qui peuvent seuls rendre le repos à ta malheureuse maîtresse.




Scène VII.

Fabrice, seul.

Casimir avait bien raison, cette fille est belle, elle est intéressante… Oh ! monsieur le Comte, que vous êtes coupable d’avoir fait le malheur de cette jeune personne ; devait-elle avec autant de titres à votre vénération, devenir la victime de votre scélératesse et de votre brutalité ? Mais le voici, taisons-nous ; les traîtres n’aiment pas la vérité, il n’est point d’hommes au monde qui desirent autant la flatterie ; le crime fait tant d’horreur, même à eux, qu’ils voudraient, afin de s’étourdir sur la nécessité où ils sont d’êtres méchans, qu’on les crut, et qu’on les peignit toujours vertueux.




Scène VIII.


FABRICE, le Comte OXTIERN.
Oxtiern.

Que j’ai de grace à te rendre, mon cher Fabrice ; ton amitié, ton ancien attachement pour moi se montrent toujours de plus en plus ; je ne sais quels termes employer pour te marquer ma reconnaissance.

Fabrice, d’un air honnête et affectueux.

Un peu plus de franchise, Monsieur, et moins de reconnaissance ; ne m’annoncez pas celle qui serait le prix d’une mauvaise action, elle me dégraderait. Soyez franc, quelle est cette jeune personne que vous amenez chez moi, et que prétendez-vous en faire ?

Oxtiern, coupant vivement.

Mes vues sont légitimes, Fabrice ; Ernestine est honnête, et je ne la contrains point ; un excès d’amour a peut-être un peu trop pressé les démarches qui vont la réunir à moi pour toujours ; mais elle doit être ma femme, elle le sera mon ami ; oserais-je la considérer sous d’autres titres, et la conduirais-je chez toi, s’il en était autrement ?

Fabrice.

Ce n’est point là ce qu’on dit, Monsieur ; je dois vous croire pourtant ; si vous me trompiez, je ne pourrais vous recevoir.

Oxtiern.

Je pardonne tes soupçons, Fabrice, en faveur du motif vertueux qui les fait naître ; mais tranquillise-toi, mon ami, je te le répète ; mes projets sont purs comme celle qui me les inspire.

Fabrice.

Monsieur le Comte, vous êtes un grand seigneur, je le sais ; mais convainquez-vous bien, je vous prie, qu’à l’instant où votre conduite vous rendrait vil à mes yeux, je ne verrais plus en vous, qu’un homme d’autant plus méprisable, qu’il étoit né pour être honnête ; et qu’ayant plus qu’un autre des titres qui devaient lui mériter l’estime et la considération générale, il est en même temps plus coupable de n’en avoir pas su profiter.

Oxtiern.

Mais quelle est donc cette inquiétude, Fabrice ? qu’ai-je donc fait pour autoriser tes soupçons ?

Fabrice.

Rien encore, je le veux croire… Mais où menez-vous cette fille enfin ?

Oxtiern.

Dans ma terre, près de Nordkopinq, et je l’épouse dès qu’elle y sera.

Fabrice.

Pourquoi son père ne l’accompagne-t-il pas ?

Oxtiern.

Il n’étoit pas à Stokolm, quand elle est partie ; et la violence de mon amour ne m’a point permis des formalités… dont j’ai cru pouvoir me passer : tu es d’un rigorisme, mon ami… jamais encore je ne t’avais vu si sévère.

Fabrice.

Ce n’est point là de la sévérité, Monsieur, c’est de la justice ; voudriez-vous, si vous étiez père, qu’on vous enlevât votre fille ?

Oxtiern.

Je ne voudrais pas qu’elle fut déshonorée ; Ernestine. l’est-elle, quand je l’épouse ?




Scène IX


Les précédens, AMÉLIE.
Amélie.

Mademoiselle vous fait prier, Messieurs, de passer dans un autre appartement ; elle repose une minute, et voudrait…

Oxtiern, vivement.

Assure là, ma chere Amélie, que nous allons lui obéir ; désirerais-je autre chose au monde que le bonheur et la tranquillité de ta maîtresse ?

Amélie.

Ah ! Monsieur, qu’elle est pourtant loin de l’un et de l’autre !

Oxtiern, à Fabrice, sans prêter d’attention à ce
qu’Amélie vient de dire.

Viens Fabrice, je veux achever de te convaincre, qu’il n’est jamais entré dans mon ame, de principes qui puissent affliger la tienne… Amélie, je prie Ernestine de me faire dire, quand elle voudra me recevoir. (Elle sort). À Fabrice : Sortons, mon ami.

Fabrice, seul.

Je vous suis… Moi, l’ami de cet homme-là, oh ! non, non, jamais… il me donnerait toute sa fortune, que je ne serais pas son ami… Instruit par Casimir, je puis maintenant servir utilement Ernestine ; volons à Stokolm, ils ne partent que demain, j’en ai le tems ; il faut que je sauve cette fille infortunée, ou que j’y perde la vie : l’honneur et la probité m’en font un devoir ; ce sont les lois les plus sacrées de mon cœur.


Fin du premier acte.