Outre-Manche - Lendemain d’élections
Le 21 février 1910, Edouard VII, dans son cortège traditionnel, quittait Buckingham Palace pour gagner Westminster.. Chaque année, à pareille date, le bon peuple de Londres voit passer les mêmes berlines, rouge et or, le même carrosse, massif et lourd, encadré des mêmes hallebardiers, escorté des mêmes life-guards. Et d’ordinaire, seuls les chômeurs, les oisifs et les femme » trouvent le temps d’aller revoir cette « procession, » dont les officians sont choisis et les rites fixés d’après des règles séculaires. Mais, en 1910, une foule exceptionnellement nombreuse se presse dans les allées du Mall. De bonne heure, les chômeurs, les vagabonds et les pauvres, ces trois classes de la plèbe anglaise, aussi soigneusement hiérarchisée que l’aristocratie, reconnaissables à la propreté décroissante des casquettes et au rapiècement grandissant des vestons, se serrent en groupes silencieux, aux abords du palais royal. Ils contemplent, sans mot dire, les allées et venues, derrière les grilles de leur caserne, des Guards affairés. Ils examinent, sans desserrer les dents, les gestes minutieux avec lesquels, dans un ordre méthodique, des jardiniers dessinent, nettoient et sablent la route du cortège, — tels ces sacristains, qui, dans un village de France, préparent, avec une activité plus fébrile et un entrain plus bavard, la voie par où passera la procession sacrée. Un peu plus tard, quand sonne l’heure du lunch, les employés d’Oxford Street descendent en rangs pressés. Puis les démolisseurs, les manœuvres et les maçons, occupés aux constructions nouvelles du quartier de Westminster, se groupent sur le Horse-Guards Parade. Autour de moi, ni « hauts de forme, » ni chapeaux à plumes. Le « melon » lui-même est rare dans cet océan de casquettes et de canotiers. Sur les terrasses et dans des tribunes se tassent tous ceux qui peuvent fuir la foule.. Sur le Mall, le peuple de Londres règne en maître.
Pourquoi la foule est-elle plus nombreuse que de coutume ? Cet empressement est-il une répercussion des luttes passionnées que viennent de déchaîner les élections générales ? Cette masse démocratique a-t-elle conscience de la gravité des paroles qui tomberont des lèvres royales ? A-t-elle vaguement le sentiment que l’heure, qui vient de sonner à la grande tour de Westminster, — l’heure fixée pour le départ du Roi, — est vraiment une heure historique ? Ces employés, ces ouvriers, ces chômeurs veulent-ils prouver, dans quelques instans, par leurs cris, que le carillon joyeux de l’Abbaye, qui annonce la mise en marche du cortège, doit être interprété comme le Te Deum d’une victoire démocratique, remportée, au nom d’un budget socialiste, sur la Pairie héréditaire, désormais condamnée ?
Le silence est toujours aussi profond. Le passage des dernières berlines diplomatiques n’excite qu’une vague curiosité. Des réflexions narquoises sont échangées tout bas. Pas un éclat de rire, pas un éclat de voix. Les maniemens d’armes résonnent avec une sonorité inattendue. Les pas des chevaux font crier le gravier sous les fers. Le cortège royal avance sans que la moindre clameur, le moindre brouhaha l’ait annoncé.
Peu à peu les têtes se découvrent. Pas un chapeau qui ne tombe. Et si un des spectateurs hésite trop à exposer son chef à la bise froide, un voisin, d’un geste, le rappelle aux convenances. On se croirait dans un temple. C’est la même attitude et le même silence, la même tension des visages, la même flamme dans les yeux. On oublie les arbres, d’ailleurs rabougris. On ne voit plus le soleil, si pâle sous un voile gris. Il semble que, dans le cadre de quelque colossale église, un religieux cortège se déroule devant des fidèles recueillis. Soldats et laquais, les traits immobiles, figés dans leurs uniformes archaïques, ont la démarche d’officians. Les chevaux, sous leurs vieux harnais, dans leur allure aristocratique, ont l’air d’animaux sacrés. Justaucorps et hallebardes, berlines et carrosses transportent le spectateur dans un passé lointain, qui ignorait le veston, le parapluie et l’automobile. Et lorsque derrière les vitres, drapée d’écarlate, passe la silhouette royale, le Souverain apparaît à cette foule qui le salue d’une acclamation brève et nette, d’une litanie rapide de hurrahs, comme le symbole religieux de l’unité nationale.
Les employés retournent à leurs boutiques. Démolisseurs et maçons reviennent à leurs chantiers. Chômeurs et vagabonds reprennent leur flânerie. Le service est terminé.
Cet acte de piété monarchique est bien suggestif. Il est précieux au moment où les forces radicales vont tenter le premier assaut vraiment décisif contre la Chambre des Lords, Il éclaire d’une utile lumière les dessous de l’âme anglaise et les limites du mouvement démocratique. Il précise, d’une singulière façon, les résultats des élections dernières et la portée des batailles prochaines. Il montre qu’à l’ardente poussée de 1906 a succédé une légère accalmie, un temps d’arrêt.
Si l’on veut comprendre les traits qui caractérisent ce lendemain d’élections, il faut analyser d’abord les courans d’opinion : — ils s’équilibrent. — Il faut étudier ensuite la situation parlementaire : — les groupes se balancent. La vie politique du peuple anglais traverse une de ces courtes périodes d’incertitude et d’attente qui précèdent le retour certain de la marée prochaine.
Devons-nous, pour préciser les questions sur lesquelles le peuple anglais vient d’être appelé à se prononcer, dresser l’une en face de l’autre les silhouettes de H. Asquith et de M. A. J. Balfour ? Après avoir dessiné le portrait du bourgeois du Yorkshire, juriste redouté, avocat lumineux, au profil régulier et à la stature solide, après avoir buriné le masque du gentilhomme lettré, philosophe reconnu et musicien apprécié, au regard de poète et aux gestes d’universitaire, on n’aurait plus qu’à résumer leurs discours de propagande et à citer leurs professions de foi. Cette méthode, à laquelle est habitué le public français, présente, en l’espèce, de graves dangers. Elle tendrait à faire croire au lecteur que l’opinion britannique a été invitée à. choisir sinon entre deux doctrines politiques, du moins entre deux programmes rigides.
On ne saurait, quel que soit notre besoin de clarté, laisser supposer un instant qu’une pareille vision synthétique aurait la moindre ressemblance avec la réalité. Il faut, quand on franchit la Manche pour regarder et observer, renoncer aux lentilles convergentes. Il n’y a pas de pays au monde où il soit plus dangereux de généraliser. Les partis n’ont ni unité dogmatique, ni traditions rigoureuses. Ils n’existent qu’en tant que cadres. Leurs tendances et leurs programmes varient avec les circonscriptions. Tel projet législatif ne joue pas le même rôle, n’est pas interprété de la même manière, dans un Borough et dans un County. La politique anglaise est dominée par des conflits d’intérêts et de sentimens variables et divers, qu’il est difficile de faire rentrer dans les mailles de la logique française.
Les élections de 1910 n’échappent pas à l’application de cette loi. Leurs résultats ont été déterminés par le choc de forces économiques, pratiques et morales : ces courans d’opinion n’ont jamais eu partout ni la même forme, ni la même intensité.
Voici d’abord les traditions libre-échangistes. Elles ont joué, dans la bataille, un moindre rôle que dans la bataille de janvier 1906, où le problème des impôts sur les denrées alimentaires avait été nettement posé, devant les masses ouvrières, par l’établissement d’un droit de statistique sur les importations de blé.
Si le Free Trade a de nouveau été jeté dans la balance électorale, c’est à cause du budget. Les nouveaux impôts sur la plus-value des terres, le remaniement des droits de succession et des taxes sur le revenu, l’accroissement des charges sur le commerce des boissons alcooliques ont été présentés à l’électeur comme le seul moyen d’échapper aux tarifs douaniers qui limiteront l’entrée des denrées alimentaires. Un déficit a été creusé par les constructions navales et par les retraites ouvrières. Où prendre l’argent ? Sur la fortune des riches ou sur le budget des travailleurs ? Et pour éclairer la religion des masses populaires, on publie des tableaux comme celui-ci :
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Budget. | « | |
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Catégorie sociale. | radical. | protectionniste. |
1. Journalier agricole : 16 sh. par semaine |
paiera en plus 1 penny par semaine |
paiera en plus 10 pence par semaine |
2. Manœuvre : 20 sh. par semaine |
paiera en plus 1 penny par semaine |
paiera en plus 12 pence par semaine |
3. Propriétaire foncier : £ 5 000 de revenu net. |
paiera en plus £ 39 par an. |
touchera en plus £ 272 par an, |
4. Commerçant ou rentier : £ 5 000 de revenu net. |
paiera en plus £ 43 par an. |
paiera en plus une somme minime |
« Jadis au XVIIe et au XVIIIe siècle, la Gentry prenait à sa
charge l’entretien des routes, des écoles et de la police, le coût
des services publics : elle payait pour gouverner. Que la ploutocratie subvienne aujourd’hui aux frais des constructions navales
et des retraites ouvrières. » Tel est l’argument. Il a une force
psychologique indéniable chez ce peuple de consommateurs,
où la propriété constitue une rare exception, d’ailleurs peu
enviée : l’Anglais dépense ce qu’il gagne. Et la perspective d’un
prélèvement sur ses salaires, d’un renchérissement de la vie
suffit, pour le jeter, sans longue hésitation dans la voie du socialisme.
C’est ainsi que de l’autre côté du détroit, — sur cette terre des contradictions et des paradoxes, — les traditions du libéralisme orthodoxe conduisent au collectivisme ! Mais, en l’espèce, les intérêts sont plus coupables que les idées.
Le courant libre-échangiste n’est pas seulement déterminé par des préoccupations fiscales : il subit les répercussions des oscillations industrielles.
Si, en janvier 1906, les candidats protectionnistes subirent un échec écrasant, c’est que le commerce du Royaume-Uni traversait, depuis peu, la période « des vaches grasses. » Cette prospérité dépassait les prévisions les plus optimistes. Les exportations de la Grande-Bretagne atteignirent, pour une période triennale (1905-1908), la moyenne annuelle de 368 millions de livres, battant tous les records antérieurs. Le chiffre des ventes anglaises, calculées par tête d’habitant, qui avait reculé progressivement depuis 1870-1874 (£ 7 sh, 7), montait presque, sans transition, à un niveau inconnu : £ 8 sh. 7 (1905-1908). Les nations rivales étaient dépassées, éclipsées, battues. Si on évalue à 100, toujours pour les mêmes années 1905-1908, la moyenne annuelle des expéditions d’origine anglaise, les Etats-Unis restent à 98 et l’Allemagne à 85. Si l’on ne tient compte que des objets ouvrés, l’avance du Royaume-Uni (100) est plus grande encore : l’Empire d’Outre-Rhin n’arrive qu’à 51, la République d’Outre-Mer qu’à 25. Que sont les 61 tonnes de la flotte yankee, les 24 tonnes de la marine allemande, comparées aux 100 tonnes de vaisseaux marchands sur lesquels flotte le rouge étendard ? Et rassuré, repris par sa terreur instinctive de tout changement, John Bull signifie un congé — provisoire — aux apôtres du protectionnisme.
Mais le courant libre-échangiste n’a plus la même intensité en janvier 1910. La période « des vaches maigres » est revenue plus tôt qu’on ne l’attendait. Les exportations, qui étaient montées de 330 millions de livres sterling en 1905 à 375 en 1906 et à 426 en 1907, retombent à 376 en 1908 et à 378 en 1909. La métallurgie est de nouveau atteinte. Les chantiers de constructions navales chôment. Les tissages du Lancashire travaillent à mi-temps. Si ces deux années mauvaises n’ont pas enrayé complètement la force libre-échangiste, c’est que la reprise des affaires s’est dessinée dès juin 1909. Les moins-values ont disparu dans les statistiques mensuelles des exportations. Le signe « plus » a réapparu dans leurs colonnes. Et on ne saurait dire de quel poids cette petite croix noire pèse dans la balance électorale. Il faut entrevoir, derrière ces deux traits, les milliards d’or et les millions d’hommes, dont ils résument l’activité et dont ils mesurent les souffrances.
Le courant libre-échangiste, qui, il y a quatre ans, balayait tout devant lui, n’a plus la même intensité en janvier 1910. Les droits sur les denrées alimentaires sont moins près. Les bénéfices des années prospères sont plus loin.
Mais les inquiétudes protectionnistes auxquelles se heurtent ces traditions économiques, cette crainte du pain cher qui joue dans les faubourgs anglais le même rôle que les souvenirs de l’« ancien régime » dans la campagne française, n’ont pas, elles non plus, la vitalité qu’elles ont eue lors des crises douloureuses et intenses de 1878-79, 1885-86, 1893-94.
Quelles sont les classes de cette société hiérarchisée de haut en bas, qui, à cette date précise de janvier 1910, dans des circonstances économiques bien déterminées, seront sensibles aux appels des Tariff Reformers.
Les propriétaires fonciers et les gros fermiers ne sont pas seuls à redouter les taxes agraires et à escompter les primes douanières. L’industrie du fer et de l’acier, cette doyenne des industries anglaises, campée dans les vallons du Midland, aujourd’hui déboisés par les villes et comblés par les scories, n’est plus la seule qui ne parvienne point à oublier les périls de la concurrence étrangère et les garanties d’une muraille protectionniste. À ces deux grandes catégories qui, aujourd’hui comme hier, forment les troupes les plus fidèles du parti conservateur, il faut ajouter des recrues individuelles appartenant aux mêmes classes sociales : tisseur du Lancashire, préoccupé du renchérissement des cotons américains ; armateur de l’Est, qu’irrite le cabotage allemand ; fabricant d’automobiles, lésé par la reprise des importations françaises.
Mais les inquiétudes protectionnistes, que réveillent la situation commerciale et les menaces budgétaires, ne sont point limitées à l’aristocratie terrienne et industrielle. Les classes moyennes ne font pas bloc en 1910, comme jadis, derrière l’étendard libre-échangiste. Les boutiques de luxe, — à Londres, par exemple, le commerce des objets d’art, — redoutent l’atteinte que porteront à la circulation de l’or les prélèvemens du fisc. Les débitans de boissons, quand ils ne sont pas touchés directement par l’accroissement des patentes, craignent la répercussion des droits sur la bière et des impôts sur les fabricans. Ces angoisses individuelles ne sont pas compensées par une satisfaction générale, qu’auraient pu éveiller les charges dont est grevé ce propriétaire urbain, invisible et à peine connu, représenté par un « agent » et un bureau, qui possède une rue, un square, un quartier et parfois une vil’e. Dans une circonscription de Londres entièrement bâtie, à South Paddington, le candidat radical, l’éloquent Frédéric D. Henlé, explique l’échec, qu’a subi, en sa personne, le budget, par la crainte qu’ont les électeurs, boutiquiers et employés, de voir les impôts sur la plus-value des fonds urbains provoquer, ultérieurement, une hausse des loyers[1]. Inquiétudes et souffrances élargissent peu à peu le cercle des intérêts économiques, sur lesquels mord la propagande en faveur de la Tariff Reform, panacée qui doit à la fois combler le déficit du Trésor, rendre à la terre sa fécondité disparue et imprimer à l’industrie un nouvel essor.
Ces espérances n’ont pas été sans gagner au parti conservateur des sympathies jusque dans la classe ouvrière. L’état du marché du travail, à la veille des élections générales, explique ces conversions inattendues. Le chômage a fourni des adeptes à la propagande protectionniste. La natalité débordante des familles pauvres, les progrès insuffisans de l’activité industrielle, la désertion constante des bourgs ruraux donnent à cette plaie sociale un caractère chronique. Elle a été avivée par la crise commerciale qui a sévi en 1908 et pendant les premiers mois de 1909. L’industrie du fer et de l’acier, les lissages de coton et de laine, les chantiers de constructions navales, ont fourni un certain contingent de out-of-work. Mais il ne convient pas d’en exagérer le nombre. Sauf dans le Midland, l’ouvrier spécialisé (skilled) n’a pas été atteint. Presque seuls, les manœuvres (unsidlled) ont supporté les conséquences de cette inactivité temporaire. C’est surtout la crise du bâtiment qui a jeté le désarroi dans le marché du travail. La construction des trums et l’ouverture des tubes avaient provoqué dans les banlieues une fièvre de construction. Elle est arrêtée. Le nombre croissant d’immeubles vacans, dans le centre des villes, fait réfléchir les propriétaires. On ne bâtit plus. Et le malaise commercial n’a pas contribué à améliorer le sort d’une industrie déjà sujette, de par sa nature, à de douloureuses fluctuations. A la suite de ces causes diverses, le pourcentage moyen des ouvriers syndiqués sans travail est monté progressivement de 3,7 et 3,9 en 1905 et en 1907, à 7,8 et 7,7 en 1908 et 1909. Ces statistiques sont sans précédens depuis 1886 (9,5) et 1879 (10,7).
Parmi ces ouvriers du bâtiment et ces manœuvres de l’industrie, momentanément réduits au chômage, il s’en est trouvé, à Londres, dans le Midland, à Manchester, qui ont voté pour le candidat protectionniste. « Quoi qu’il advienne, je ne serai pas plus malheureux, et je risque de l’être moins, » disait l’un d’entre eux. Et sans grand enthousiasme, sans vraie confiance, le sans-travail, s’il n’appartient pas à l’aristocratie ouvrière embrigadée et éduquée, se résigne à tenter l’aventure.
Tantôt les traditions libre-échangistes, tantôt les inquiétudes protectionnistes l’emportent. En 1910, — ce ne fut pas le cas en 1906, — la force des deux courans s’équilibre presque. Leur conflit caractérise l’Angleterre d’aujourd’hui. Albert Sorel, pour définir la politique étrangère du Royaume-Uni, a dit que « les Anglais apportent au gouvernement de leurs intérêts mercantiles la même âpreté et le même orgueil qu’un Louis XIV au gouvernement de ses intérêts dynastiques. Leur économie politique est leur raison d’Etat. » La même formule peut être appliquée à la politique intérieure de l’Angleterre contemporaine. Les oscillations du pendule commercial règlent les variations de la balance électorale. Les nécessités économiques dominent la vie interne, comme l’activité diplomatique de l’île britannique.
Mais si l’idée est proscrite d’Outre-Manche, le sentiment ne l’est pas. Emotions et intérêts sont les deux facteurs psychologiques, qui, parfois concordans, souvent contradictoires, dictent les actes que raconte l’historien. On les retrouve en présence, dans cette question des Lords, qui a joué, dans la bataille électorale de 1910, un rôle presque aussi important que la vieille querelle entre Free Trade et Tariff Reform.
Depuis que, sous l’action persévérante du prince consort et de la reine Victoria, il a été élevé au-dessus des luttes parlementaires dans le domaine sacré de la neutralité constitutionnelle, le souverain n’exerce plus qu’un contrôle discret sur les affaires : leurs tendances échappent complètement à son influence. Le trône est à l’abri des orages populaires. La couronne est un placement de père de famille. Mais cette transformation de l’activité royale a privé l’Angleterre d’un contrepoids d’autant plus nécessaire que l’évolution démocratique devient plus rapide. Du jour où le Souverain a renoncé à toute action sur le pouvoir législatif, le rôle des Lords, seule barrière contre les Communes toutes-puissantes, a grandi. Le pouvoir des Pairs est le dernier frein dont dispose l’Angleterre, pour ralentir la poussée des forces populaires. La seconde Chambre n’est pas une Cour d’appel parlementaire qui retouche les textes, précise les passages obscurs, atténue les articles imprudens. C’est un contrepoids social qui ne fonctionne que lorsqu’une poussée trop forte risque d’ébranler l’édifice.
Chaque fois qu’un Cabinet conservateur est au pouvoir, le frein n’agit pas : il est inutile. Lorsqu’un ministère radical prend en mains la direction des affaires, les roues sont bloquées ou presque. De 1874 à 1880, de 1886 à 1892, pendant le règne de lord Beaconsfield et de lord Salisbury, les Lords se bornent à rejeter la loi qui autorise le mariage d’un veuf avec sa belle-sœur. Lorsque Gladstone et lord Rosebery reviennent au pouvoir (1880-86, 1892-95), les Bills radicaux sont guillotinés avec une énergie implacable. Et cependant tel d’entre eux, — notamment sur les accidens du travail, — n’avait point un caractère révolutionnaire. De 1895 à 1905, pendant dix longues années, les roues de la machine législative tournent en pleine liberté. Pas une fois le frein n’est mis. Et cependant la loi scolaire conservatrice est aussi inique pour les églises protestantes, que la loi radicale de 1906 l’est au point de vue anglican ou romain. En 1906, les tories sont chassés de Westminster. Le contrepoids se remet à jouer.
Jamais son maniement n’a été plus délicat. Il faut être entré dans les Communes de 1900 et avoir assisté aux séances du Parlement de 1906 pour comprendre l’importance de cette transformation politique. Les couloirs, jadis déserts, sont envahis. Les « hauts de forme » et les redingotes disparaissent noyés sous les « melons » et les jaquettes. Les délégations ouvrières se succèdent dans les lobbies ; et, pilotées par les Labour members, font le tour de l’abbaye historique, comme d’un domaine conquis. Sur les bancs de cuir vert se presse une majorité si nombreuse qu’elle déborde sur les sièges réservés aux Conservateurs. Elle. est jeune et vibrante. Les applaudissemens crépitent et les interruptions se croisent. Elle est active et hardie. Les commissions sont envahies, les séances prolongées. Les Communes siègent sans interruption. La machine législative roule avec une activité fébrile.
Lord Lansdowne serre le frein. S’il bloque trop vile ou trop complètement, une catastrophe est possible. Il sait l’éviter ou, du moins, l’ajourner. Plus diplomate que politique, fermé aux exigences doctrinales, ouvert aux concessions nécessaires, lord Lansdowne est guidé par un tact infaillible. Il ne laisse tomber le contrepoids, la guillotine du veto, qu’à coup sûr. Les lois qui garantissent aux syndicats l’insaisissabilité de leurs caisses et donnent aux vieillards des pensions sans contribution préalable, sont contresignées par les Pairs, bien qu’elles méconnaissent des principes posés et violent des décisions prises par la Chambre Haute ; mais lord Lansdowne redoute les colères ouvrières. Au contraire, il arrête la réforme sur la patente des tavernes, parce qu’il escompte la gratitude des débitans de boissons. Tous les Bills qui introduisent en Ecosse le principe irlandais de la double propriété du landlord et du tenancier, ou organisent une timide enquête sur la plus-value des terres, sont rejetés sans scrupules. L’Ecosse est inféodée au radicalisme : les Pairs peuvent donc, sans redouter de desservir le parti conservateur, en lui aliénant des électeurs déjà hostiles, prendre en main la défense des grands domaines. Mais si une loi beaucoup plus grave, réservée à la seule Angleterre, pose les deux règles de l’expropriation forcée et de la nationalisation agraire, et fournit aux corps élus ou, à leur défaut, à des fonctionnaires nommés, les armes nécessaires pour créer une nouvelle classe sociale, celle des fermiers de l’Etat, des paysans à vie, lord Lansdowne la laisse passer. Il ne faut pas laisser croire au journalier agricole que l’aristocratie terrienne est opposée, a priori, au morcellement du sol. Il importe de ramener dans le bercail conservateur ces brebis momentanément égarées. Et le Small Holdings and Allotments Act (1907) est approuvé par les Pairs.
Mais ces concessions ne pouvaient empêcher la Chambre Haute de recueillir, tôt ou tard, le lourd héritage d’impopularité des George dont ils continuent, à la place de leurs successeurs directs, le contrôle vigilant sur les revendications démocratiques. Jamais la poussée n’avait été plus forte. Jamais le frein ne fonctionna avec plus d’énergie. Quatre Acts dus à l’initiative gouvernementale sont soigneusement tronqués et atténués, neuf Bills qui portent également l’empreinte ministérielle sont, ou bien rejetés, ou bien annihilés, de manière à amener leur re Irait. Lord Lansdowne détient le record de la guillotine législative. Cette responsabilité est d’autant plus lourde à porter que l’organisation de la Chambre Haute est moins défendable.
Dans cette assemblée de 606 Pairs, un seul parti est représenté. Le Cabinet radical n’a que 90 partisans. Sans doute, depuis 1831, 215 Lords doivent leurs titres à des ministères libéraux ; mais il a suffi d’une ou deux générations pour que l’ardeur démocratique s’éteignît. Elle ne résiste pas longtemps au prestige des armoiries, à la déférence des hommages, à l’aisance des aristocratiques demeures. Les 90 Pairs radicaux sont insuffisamment nombreux pour faire face à des débats prolongés. Les discussions de la haute assemblée ont une impériale brièveté. Le Licensing Bill (1908), qui a occupé 30 séances des Communes, est examiné et rejeté, en trois jours, par les Lords. Non seulement ils vont vite, mais ils travaillent à vide. Sur 606 Pairs, 400 ne viennent presque jamais. On a calculé qu’au cours des quatorze dernières années, il n’y eut que quatorze scrutins, un par an, auxquels plus de 100 Lords aient pris part. Lorsque les Conservateurs sont au pouvoir, les bancs de cuir rouge sont déserts. Ils ne se garnissent, — et encore dans une mesure bien restreinte, — que pour servir de contrepoids à un Cabinet radical.
Non seulement, il n’y a qu’un parti, mais encore qu’une classe, — celle des propriétaires fonciers, — sur les bancs de la seconde Chambre. J’entends bien qu’elle compte dans ses rangs des soldats, lord Roberts, des fonctionnaires, lord Cromer, des savans, lord Lister, des littérateurs, lord Morley. Les financiers sont nombreux : lord Rothschild, lord Revelstoke, de la maison Baring, lord Wandsworth, de la banque Stern. Les industriels forment un petit groupe. Lord Joicey représente le fer et le charbon, lord Inverclyde, les transports maritimes, lord Holden, les tissages, lord Wintersloke, le tabac. Il n’est pas jusqu’au commerce des boissons qui n’ait un de ses hommes assis au pied du dais écarlate : lord Iveagh. 40 de ses aristocratiques collègues figurent dans les Conseils d’administration des chemins de fer. Un fait n’en reste pas moins indéniable : les 282 Pairs, qui ont repoussé ou plutôt ajourné le budget possèdent 4 150 000 hectares, soit à peu près la cinquième partie de la surface du Royaume-Uni, Ce fait ne diminue ni leur capacité politique ni leur valeur sociale. Mais il facilite, autant que les discussions courtes et les salles vides, les accusations de partialité et les attaques des démagogues.
Jamais, depuis la campagne contre les droits sur les blés, un pareil déluge de paroles véhémentes, une pareille masse d’affiches violentes ne s’était abattue sur le Royaume-Uni. Les ministres ont donné l’exemple : « La terre d’Angleterre n’est pas faite pour les perdrix, mais pour les paysans ! » s’est écrié le Chancelier de l’Échiquier (Londres, 31 déc. 4909). M. D. Lloyd George a parlé de « ces ménageries de Pairs, qui ont visité presque tous les coins du royaume. Ils n’ont jamais tant travaillé de leur vie. Ils ne sont pas habitués à un pareil effort, a-t-il dit, et j’espère qu’ils pourront tenir bon... Mes Seigneurs, vous voulez une modification de notre système fiscal. Bien volontiers. Aujourd’hui les charges pèsent lourdement sur les commerçans et les ouvriers et ne touchent pas le propriétaire foncier. Vous voulez un changement dans notre organisation financière. Nous allons vous le donner. Ils vont avoir leur tour, et nous allons les mettre pour un temps au moulin de discipline. » (Londres, 4 janvier 1910.) M. Winston Churchill, cousin du duc de Marlborough, n’a pas voulu se laisser dépasser par le fils d’un paysan gallois : « La Chambre des Lords, a-t-il dit, n’a été tolérée, ces dernières années, que parce qu’on la croyait dans cet état comateux qui précède la désagrégation. Elle en est là aujourd’hui. Que cette assemblée, non représentative, non réformée, se mette en avant, réclame le droit de faire et de défaire les gouvernemens, allonge une patte gourmande sur les prérogatives du Souverain, et l’autre sur les privilèges anciens et primordiaux des Communes, voilà un spectacle que personne, il y a un an, n’aurait cru voir un jour. Il y a cinquante ans, pas un pair n’eût osé l’envisager. Et il y a deux cents ans, la question n’aurait pas été discutée, d’une manière courtoise, quoique passionnée, au cours d’une campagne électorale, elle aurait été réglée par des charges de cavalerie, par la marche irrésistible de piquiers bardés de fer. » (Peoples Rights, p. 27.)
Si tel a été le ton des ministres, on peut deviner quel a été celui des orateurs de moindre envergure. Quand les épithètes de « voleurs » et d’« usurpateurs » n’étaient pas proférées, elles se lisaient sur les murs. Ici, sur un las de charbon, un pair, d’hermine vêtu, au profil sémite, jongle avec les sacs d’or, que lui rapportent les mining royalties, la propriété de la surface, tandis qu’au loin les usines fument, soufflent et peinent. Là, un Lord, couronne en tête, brandit le roc du protectionnisme, au-dessus d’une chaumière paisible, d’où sortent, affolés, vieillards, femmes et enfans. Plus loin, un vieux pair, édenté et ridé, aux doigts crochus, cache sous son manteau de gala des tas d’or : « C’est le travail dont nous ne voulons pas. » Et dans un coin, un chômeur pâle et maigre crie : « C’est du travail qu’il nous faut ! »
Ces gravures publiées par des journaux modérés, ces paroles prononcées par des ministres importans n’ont pas produit tout l’effet escompté. Certes, partout où, faute d’un contact direct, le Lord apparaît comme le membre mystérieux de je ne sais quel « Conseil des six, » — dans les villes industrielles du Nord-Est et du Nord-Ouest, — cette campagne a déterminé un courant d’hostilité. Encore est-il que, faute d’un mot d’ordre, d’une formule de ralliement, cette irritation s’est manifestée de manières différentes. Les ouvriers, plus pressés, demandent la suppression pure et simple. Les Ecossais, fidèles aux traditions du libéralisme, réclament l’abolition de la pairie héréditaire et la réorganisation de la Chambre Haute. Les cadres anglais de l’armée radicale reprennent le programme de sir H. Campbell Bannerman : dépouillés de leur veto, les Lords ne seront plus qu’une relique du passé féodal, comme le justaucorps de Black Rod ou la perruque du Speaker.
Ces trois solutions ont laissé parfaitement indifférente une masse électorale dont les radicaux avaient le droit d’escompter la gratitude. Depuis le jour où, en 1884, ils lui ont donné le bulletin de vote, le journalier agricole, dans les comtés du Centre et du Sud, est resté fidèle au libéralisme démocratique. Il craint le pain cher qui bouleversera son modeste budget. Il aspire au lopin de terre qui rendra sa vie moins précaire et plus libre. Il fréquente, avec le boutiquier du village, la petite chapelle méthodiste, pauvre et laide. Il y prie et il y prêche. Depuis quatre ans, sa dette, vis-à-vis des radicaux, s’est accrue. La loi sur les retraites met le journalier agricole à l’abri de la charité privée, parfois indiscrète, et de la charité publique, toujours déshonorante. Un gentilhomme, lord Carrington, s’est attelé au morcellement du sol avec l’ardeur d’un socialiste. Chargé, en vertu du Crown Lands Act (1906), de la gestion des domaines de la couronne, il a porté de 390 hectares à 2 400 l’étendue des petites exploitations. Muni de pleins pouvoirs, grâce au Small Holdings and Allotments Act (1907), il a pu, en quelques mois, amener les conseils généraux à acquérir, soit de gré, soit de force, 41 816 hectares qui seront ultérieurement divisés en petites fermes et en jardins ouvriers.
Mais les bulletins de vote escomptés en échange de cette œuvre agraire ne tombent pas dans l’urne radicale. Les paroles véhémentes, les affiches injurieuses contre les Lords ont surpris, blessé, irrité. La campagne anglaise n’est pas mûre pour une Jacquerie, même morale. Pour s’en étonner, il ne faut rien connaître de la vie rurale d’Outre-Manche. Pas un de ces villages du Centre ou du Sud, où l’on n’entrevoie derrière un rideau d’arbres séculaires, par delà des pelouses sereines, une aristocratique demeure. Elle n’a rien d’un château fort rébarbatif : ni tours hautaines, ni fossés inhospitaliers, ni mâchicoulis menaçans. Les murailles sont percées de bow-windows et tapissées de lierre. Les portes s’ouvrent sur de larges perrons et des allées accueillantes. Au dedans, des toiles précieuses et des souvenirs historiques. Au dehors, des fleurs, des prés et des bois. Les grilles du parc ne sont jamais closes. Elles tournent avec une égale aisance devant l’étranger de passage et devant le paysan de l’endroit. Les sentiers ne sont point interdits au villageois qui veut couper droit et gagner son champ. Les bosquets et les pelouses leur sont ouverts, le dimanche, pour promener la marmaille ou pour organiser un match. Le château n’est pas une forteresse. Ce châtelain n’est point un émigré. Les enfans de la maison jouent au cricket avec les fermiers. Les femmes organisent la charité et surveillent l’enseignement. Le Lord préside les associations sportives et commande les troupes territoriales. La vieille noblesse anglaise, — et c’est ce qui la distingue des financiers sémites et des millionnaires américains qui achètent un seat, armoiries comprises, pour jouer au grand seigneur, — est aussi accueillante que les pelouses de ses parcs et aussi hospitalière que les portes de ses demeures.
Le parson tory et le fermier protectionniste, le boutiquier puritain et le journalier radical entourent d’un égal respect le Lord du village. La pensée que le Château fermera ses fenêtres et clora ses portes, ne laisserait aucun d’entre eux indifférent. Caricatures outrageuses, épithètes blessantes ont irrité autant le paysan au collier de barbe grise, au pantalon de velours serré par une ficelle de cuir, que le fermier, correctement rasé, et guêtre de leggins. Un souffle de colère balaie les candida- tures radicales dans les circonscriptions rurales du Centre et du Sud. Le tocsin de la guerre civile n’est pas à la veille de sonner dans la campagne anglaise. Il retentira d’abord, — si la Grande- Bretagne doit revoir les jours sombres de 1819 et de 1848, — dans les villes industrielles.
Ces sentimens ne sont pas les seuls qui aient joué un rôle dans la bataille électorale. Passions puritaines et passions patriotiques se sont heurtées, tout comme les courans démocratique et conservateur, libre-échangiste et protectionniste. Mais des forces morales, plus encore que des forces politiques ou économiques, il est vrai de dire que, faute d’une intensité particulière, elles se sont mutuellement équilibrées.
The puritan wave, la poussée puritaine a laissé sur l’Angleterre d’aujourd’hui une empreinte visible. L’alcoolisme recule. A Londres, la prostituée disparaît du trottoir. Le Music Hall est épuré. Le Nu est proscrit. Les Églises dissidentes retrouvent de l’argent et des fidèles. Les pasteurs conformistes, docteur Clifford, docteur Campbell, Silvator Horne, jouissent d’une indéniable autorité.
L’idéalisme démocratique et le protestantisme puritain sont, Outre-Manche, deux termes inséparables. Ces églises laïques, dont le culte ne consiste qu’en réflexions morales, coupées de prières improvisées, de lectures bibliques et d’hymnes religieux, ces chapelles, pauvres et laides, où fréquentent seules la petite bourgeoisie et l’aristocratie ouvrière, constituent les centres vivans du parti radical. Il leur doit ses caractères les plus nobles et ses orateurs les plus éloquens. Et si la campagne contre les Lords a parfois revêtu une allure révolutionnaire, elle a toujours conservé un caractère religieux.
Le chant de guerre des meetings radicaux est un hymne sacré :
Sonnez du clairon, en l’honneur de la liberté, gars, et qu’il retentisse au loin. — Marchons ensemble à la victoire, car Dieu est avec nous. — La voix de la nature tonne par-dessus la marée qui monte : — Dieu a créé la terre pour le peuple, — La terre ! la terre ! C’est Dieu qui l’a donnée, — La terre ! la terre ! Le sol sur lequel nous nous tenons debout ! — Pourquoi serions-nous des mendians, avec le bulletin de vote dans la main ? — Dieu a donné la terre au peuple.
Les voix des puritains les plus illustres se sont fait en- tendre dans les meetings radicaux. Dans la grande réunion organisée à Trafalgar Square, le 4 décembre, le docteur Clifford fut un des orateurs les plus applaudis : « L’armée de Pharaon, s’est-il écrié, a été engloutie dans la Mer-Rouge : j’espère que la Chambre des Lords va disparaître dans la mer rouge qui monte. » Le 16 décembre, le Christian World publie d’innombrables missives de pasteurs non conformistes, engageant leurs ouailles à combattre le bon combat. M. D. Lloyd George, un ancien prédicateur laïque, défend son budget, dans une réunion à laquelle sont conviés les fidèles des Églises dissidentes. Le Conseil national des Églises évangéliques libres lance un manifeste. La Liberation Society, dans une lettre aux électeurs, rappelle que les Lords « ont rejeté dix lois qui mettaient fin aux incapacités dont étaient frappés les catholiques ; repoussé sept Bills qui admettaient les Juifs à siéger dans le Parlement ; déchiré quatre lois qui ouvraient les Universités nationales à tous sans distinction de croyances ; rejeté des Bills qui autorisaient les non-conformistes à être mariés dans leurs Églises et enterrés avec les prières de leurs pasteurs, dans les cimetières de leurs chapelles. » Des affiches répandues à profusion ont démontré que le budget est conforme aux préceptes évangéliques, et que « le Christ aurait voté pour les réformes financières. »
Et Punch, irrité de cette intervention céleste, de demander gravement que la Constitution soit remaniée de manière à assimiler la Divinité au Souverain et à leur imposer une égale neutralité. Cette propagande religieuse a été moins efficace qu’en 1906. Les protestans ne sont plus condamnés à la prison pour refus de payer les taxes scolaires. Le rejet des lois, qui développent l’enseignement laïque et combattent le mouvement alcoolique date de plusieurs mois. Le flux puritain est stationnaire. Les statistiques trahissent un léger fléchissement, Et la bataille engagée, au son des hymnes bibliques, ne fut pas décisive.
Une autre, engagée au chant des refrains patriotiques, ne l’a pas été davantage. Et, cependant, les passions chauvines constituent le grand levier électoral du parti conservateur. Il a hérité de l’art merveilleux avec lequel les Whigs d’autrefois savaient, à l’heure psychologique, brandir le spectre de l’invasion. Une des plus écrasantes défaites qu’ait subies, au cours du XIXe siècle, le parti radical, celle de 1900, lui fut infligée au son des fifres et des tambours. Si Croydon, au mois d’avril 1909, — ce faubourg de Londres, à mi-chemin de Brighton, qui dresse ses cottages flambant neuf, sur les premiers contreforts des Downs, — a brusquement, en quelques semaines, passé d’un camp dans l’autre, battu le porte-drapeau radical, écrasé le candidat socialiste, c’est que l’élection a été faite aux cris de : « Des Dreadnoughts ! Nous voulons des Dreadnoughts ! »
Au mois de décembre dernier, les Conservateurs s’efforcèrent de faire appel, à nouveau, aux inquiétudes patriotiques.
C’est le socialiste Robert Blatchford qui ouvre le feu dans le Daily Mail. Romancier populaire, pamphlétaire redoutable, philosophe et économiste à ses momens perdus, cet ancien sous-officier est une des physionomies les plus curieuses du socialisme anglais. Son journal, le Clarion, tire à 40 000. Ses nouvelles, Merrie England, se vendent à des centaines de mille. Ses polémiques contre les théologiens des Eglises chrétiennes, contre les partisans du désarmement immédiat, ont un énorme retentissement. Les Conservateurs avaient la main heureuse et découvraient un allié précieux. Reprenant, sans les renouveler, ses articles antérieurs, Robert Blatchford profite de l’énorme tirage du Daily Mail pour analyser les ambitions politiques, la puissance commerciale, la force militaire et les rêves maritimes de l’Allemagne « tentaculaire. »
Aux articles viennent s’ajouter les discours. Un peu partout les orateurs tories approuvent et précisent les révélations de Blatchford. Lord Cromer, à Sheffield, le 17 décembre, reprend ses argumens. Lord Cawdor, ancien premier lord de l’Amirauté, le 18, à Belfast, prévoit le jour où le port servira de base navale à la flotte allemande. Le 4 janvier, le leader lui-même, M. A.-J. Balfour ne craint pas de prononcer de graves paroles : « Promenez-vous en Europe, à l’heure qu’il est ; consultez les politiques et les diplomates des petits États ; et je suis parlaitement sûr que vous les trouverez absolument unanimes à croire que tôt ou tard un conflit entre l’Angleterre et l’Allemagne est inévitable. »
Les affiches entrent en jeu. Ici, on raconte que, pour avoir voulu renseigner l’Amirauté sur l’impulsion donnée, dès l’avènement des radicaux anglais, aux constructions navales d’Outre-Rhin, M. Mulliner s’est vu dans l’obligation de résigner les fonctions de directeur de la Coventry Ordnance Cy, dont les usines étaient systématiquement boycottées par le ministère. Là on publie des chiffres inquiétans. Quand les libéraux ont pris le pouvoir, les sommes allouées pour la construction et l’armement des navires dépassaient de 5 millions de livres les crédits allemands ; ils leur sont aujourd’hui inférieurs de 2 millions. Plus loin, on imprime des statistiques navales.
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En 1906. | « | En 1909. | « | |
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Angleterre. | Allemagne. | Angleterre. | Allemagne. | |
Cuirassés de moins de 20 ans. | 50 | 18 | 45 | 27 |
Croiseurs protégés de moins de 20 ans | 64 | 24 | 39 | 31 |
Contre-torpilleurs de moins de 10 ans | 101 | 40 | 62 | 84 |
Affiches, discours et articles sont commentés de porte en porte, au cours des tournées de canvassers, par les dames de la Primrose League et des associations conservatrices.
Ces belles « ligueuses » n’ont pu allumer des passions patriotiques assez ardentes pour déchaîner le grand courant qui balaya les circonscriptions, lors de l’ « élection Kaki » de 1900. Cette quiétude relative de l’opinion publique s’explique par deux raisons. Tout d’abord, avec une extrême habileté, la Wilhelmstrasse a fait coïncider une détente diplomatique avec la période électorale. Jamais campagne n’a été plus adroitement menée. Dès le mois d’octobre, les journaux officieux font retentir les plus doux accords. Puis l’éminent ambassadeur, le comte von Wolff-Metternich recommence sa tournée de conférences. Le voyage en Angleterre du ministre allemand des Colonies, M. Pernburg, sert de prétexte à mille démonstrations. Des bruits de négociations circulent avec persistance. M. de Bethmann-Hollweg prononce de rassurantes et discrètes paroles. Le prince Henri de Prusse annonce sa venue. Tout est à la paix. Aucun incident n’éveille la méfiance de l’excellent John Bull. Et d’autre part, il a le sentiment que les responsabilités du pouvoir, le contact avec les réalités ont assagi les radicaux. Les quatre Dreadnoughts supplémentaires sont commencés. Le choix de sir Arthur Wilson, pour remplacer à la tête de la marine sir John Fisher, est l’objet d’une unanime approbation. Les professions de foi, — et c’est ce qui les distingue de celles de 1906, — ne parlent que de la nécessité d’accroître les forces militaires. Les flirts avec la Wilhelmstrasse sont interrompus. Les liens avec la France sont resserrés. Et John Bull, en proie à une douce quiétude, sommeille.
Les belles dames ne parviennent à le réveiller qu’imparfaitement. Certes, les ports militaires culbutent les pacifistes avec un entrain général. Portsmouth bat la charge. Woolwich et Devonport suivent. Mais ailleurs, même à Londres, le péril maritime laisse les électeurs indifférens. Et lorsque la charmante et distinguée Mrs Lyttelton cite des chiffres et des faits, l’électeur lui répond : If they come, We will manage them. « S’ils viennent, ils trouveront à qui causer. »
Qu’il s’agisse des forces morales, politiques et économiques, que les élections de 1910 ont mises en conflit, toutes, à bien voir, ont le même caractère. Aucune n’a une intensité nettement supérieure. Chacun de ces courans s’équilibre. Intérêts et émotions se balancent. Le flux libre-échangiste, la poussée démocratique, la vague puritaine, dont la victoire radicale de 1906 nous avait révélé la violence, ont, en quatre ans, perdu une partie de leur élan. Mais ni les inquiétudes protectionnistes, ni l’instinct conservateur, ni les passions chauvines ne sont encore assez fortes pour être victorieuses.
1906 rappelait 1832, 1910 rappelle 1835. Aujourd’hui, comme il y a soixante-quinze ans, 514 libéraux sollicitent le renouvellement de leurs mandats : 385, en 1835, 387, en 1910, sont renommés. Quant au nombre des conservateurs élus, il est exactement le même : 273. J’ajoute que, hier comme aujourd’hui, une comète mystérieuse intriguait les savans et préoccupait les enfans.
A première vue, les Communes de 1910 ne semblent pas très différentes de celles qu’elles ont remplacées. Les couloirs sont toujours envahis par une foule démocratique dans ses vêtemens, plébéienne dans ses allures, qui surprend sous ces voûtes, gothiques, éclairées par de pâles vitraux. Les députés, qui vont et viennent, paraissent appartenir, presque tous, à la petite bourgeoisie ou à la classe ouvrière. Les moustaches sont nombreuses et les barbes tolérées. La jaquette est un luxe et le veston est admis. Le « haut de forme » devient un symbole conservateur, que le policeman de service est seul à considérer avec déférence. Les tailles sont petites ; les corps souvent mal bâtis ; les visages, parfois, tendus et nerveux. Et lorsqu’un aristocratique sportsman vient à passer, rasé, grand, carré, il a l’air d’appartenir à une autre race et à un autre peuple. Ces silhouettes, rares en 1906, sont plus fréquentes en 1910. Et c’est déjà un premier changement.
Il se précise, quand des couloirs on passe dans la salle historique où, face à face, séparés par la chaise du Speaker et par la table aux ferrures de cuivre sur laquelle repose la masse dorée, siègent les deux partis. En 1906, les radicaux étaient si nombreux qu’ils débordaient sur les bancs de leurs adversaires. Les conservateurs, — une poignée, — se serraient pour faire place à la gauche ouvrière et aux nationalistes irlandais. En 1910, les tories reprennent possession de leurs bancs. Seuls, les Irlandais restent leurs voisins. Ouvriers et radicaux se serrent et s’empilent pour tenir sur le côté qui leur est réservé.
Ces différences extérieures sont confirmées par les statistiques, par celle des professions d’abord. Les travailleurs manuels ne sont plus que 40, au lieu de 58. Les avocats et les avoués sont moins nombreux : 141 contre 171. La baisse des publicistes est très nette : ils tombent de 52 à 28. Médecins et professeurs sont en recul. Les négocians se maintiennent. Les industriels augmentent légèrement. Le progrès des financiers est plus sensible : ils passent de 20 à 33. Mais l’accroissement le plus important et le plus caractéristique est celui des propriétaires fonciers et des fils de pairs. Le petit groupe aristocratique ne comptait que 89 membres en 1906. Aujourd’hui, il en a 128. C’est la réponse de la campagne anglaise aux attaques contre la Gentry.
Mais cette réponse n’a point été assez unanime pour donner au parti conservateur la majorité. Pour apprécier la valeur de ce succès moral, il importe de rappeler que le suffrage restreint et plural, tel qu’il fonctionne Outre-Manche, constitue pour les tories un précieux avantage. La durée des élections permet à 300 000 personnes environ de voter plus d’une fois, dans des circonscriptions différentes. La complexité de la loi électorale, la longueur de la résidence légale, l’incapacité qui frappe les assistés écartent 4 millions et demi d’adultes mâles sur 12. Malgré ces avantages qui ne seront point éternels, les conservateurs ne sont pas arrivés à enrayer, en quatre ans, la poussée démocratique de 1906. Comme celle de 1832, elle ne cédera qu’à l’usure du temps et à la lassitude de la victoire.
Dans le Parlement de 1910, les Unionistes, avec leurs 273 voix, restent bien au-dessous du niveau atteint dans les élections générales antérieures. Je ne parle pas des Communes conservatrices de 1900, 1895, 1886 et 1871. Dans les Chambres libérales de 1868 et 1892, les Leaders tories disposaient de 279 et de 315 votes. Il n’y a qu’en 1880 et 1885, lors des derniers succès de Gladstone, que les adversaires des réformes démocratiques ont été plus mal partagés : ils n’étaient que 238 et 250.
Après avoir jeté un regard sur le passé, feuilletons les cartes. Laissons de côté celle d’Irlande. Si on teinte de bleu et de rouge, conformément à l’usage, les circonscriptions galloises et écossaises, qui ont élu un conservateur ou un ministériel, soit radical, soit ouvrier, on constate que les provinces celtiques deviennent de plus en plus les terres nourricières de l’idéalisation démocratique. Jamais, depuis 1832, sauf en 1880 et en 1906, la principauté de Galles et le royaume d’Ecosse n’ont envoyé à Westminster un plus petit nombre de mandataires tories. On peut suivre, sur la carte des régions proprement anglo-saxonnes, le rayonnement de ces ondes parties de l’Ouest et du Nord. Elles descendent, en suivant l’ossature centrale de l’ile britannique, la chaîne pennine ; mais elles ne peuvent aller plus Las que le Buckinghamshire et le Bedfordshire. Elles sont bientôt re jetées vers la mer du Nord, vers les plages du Norfolk et du Suffolk, refoulées par la vague conservatrice et protectionniste qui submerge les plaines agricoles du Centre et du Sud. Dans son élan, elle encercle les provinces galloises, limite leur action démocratique à la Cornouaille, remonte vers le Nord, entoure le Lancashire, tout plein du bourdonnement des tissages et va se perdre dans les montagnes pittoresques du Pays des Lacs.
Pour préciser les données de cette carte électorale, il faut ajouter les cheminées d’usines. Elles hérissent de leurs tètes d’épingles les taches rouges. Les villes du charbon l’ont bloc derrière le Cabinet radical. Les cinq cités de la laine sont également unanimes. Les industries du cuir ne le sont pas moins. Sur les 20 députés qu’élisent les métropoles du coton, 15 sont ministériels ; les conservateurs ont gagné 5 sièges, mais ils en ont perdu 2 ; les ports restent libre-échangistes et radicaux (36) ; le nombre des protectionnistes n’est passé que de 14 à 16. Seules, les 3 cités du fer et de l’acier envoient à Westminster 11 tories sur 14 députés. Les cinq arsenaux sont plus unanimes encore. Le Cabinet y perd 5 sièges et n’y compte plus que 2 défenseurs. Les ouvriers socialistes des chantiers de constructions navales ne sont partisans ni des économies militaires ni du radicalisme pacifiste.
Mais ces taches bleues dans des régions d’ordinaire rouges n’allèrent pas sensiblement les caractères de la carte électorale. Elles rappellent celles de 1832 et de 1868. Aujourd’hui, comme dans toutes les crises démocratiques, la poussée radicale et libre-échangiste, venue du Nord et de l’Ouest, appuyée sur les collines industrielles du centre, se heurte au flux protectionniste et conservateur, maître des terres saxonnes et des plaines agricoles. Il envahit le Midland et monte vers le Lancashire, mais il se brise impuissant contre les pics gallois, la chaîne pennine et les montagnes écossaises.
Cette résistance des provinces celtiques et des régions manufacturières ne suffit pas pour assurer au Cabinet Asquith, dans le Parlement de 1910, une existence facile et durable. La minorité conservatrice de 272 voix est plus homogène que jamais : les dissidens libre-échangistes, à l’exception de deux, ont disparu. La majorité ministérielle, au contraire, reste divisée en trois groupes indépendans.
J’entends bien que les 40 voix ouvrières seront aussi fidèles au gouvernement que les 275 bulletins libéraux. Le Labour Party est contraint d’évoluer dans l’orbite du radicalisme. L’heure des grandes pensées et des rêves ambitieux est passée. Le parti ouvrier ne deviendra pas de longtemps le centre du mouvement démocratique. Peloton d’avant-garde, il doit se contenter de pousser, par la crainte d’une défection et par la menace d’une surenchère, les ex-libéraux dans la voie des réformes socialistes. Les résultats des dernières élections ont démontré au Labour Party la nécessité de la modestie et la vitalité du radicalisme. Dans 22 circonscriptions sur 26, où trois candidat* sollicitaient les suffrages, le porte-drapeau ouvrier est arrivé bon dernier. Dans 33 divisions, où les Labour Members engageaient la lutte pour la première fois, trois seulement se sont laissé convaincre. Et encore sur trois victoires, la première est due au retrait d’un libéral (Derby), et la seconde (Manchester) est compensée par un échec. En 1906, le Labour Party pose 50 candidatures et accroît son effectif de 25 voix. En 1910, il engage la lutte dans 78 circonscriptions et perd 5 sièges. S’il ne sort pas plus diminué de la bataille, c’est que le groupe radical-ouvrier. Liberal Labour, a disparu. Les 11 députés mineurs sont venus combler les vides faits dans les rangs par le dernier combat. Mais ces recrues nouvelles, qui appartiennent à la corporation la plus modérée de l’aristocratie ouvrière, travailleront à assagir le Labour Party. Eclairé par l’échec des candidatures indépendantes posées par les associations révolutionnaires, ligoté par la pénurie de ses ressources, irrité par le nouvel arrêt des Lords qui interdit aux syndicats de remplir sa caisse, le Parti ouvrier Constitue désormais l’aile gauche de la majorité radicale. Et lorsque ses membres ont accepté, quand les sièges furent répartis entre les nouveaux élus, de s’asseoir sur les bancs ministériels, leur décision est venue résumer, d’une façon visible, cette évolution politique.
Si les élections de 1910 ont rapproché les Labour Members d’un parti de jour en jour plus radical, — c’est en effet le centre qui a fait tous les frais des défaites électorales, — elles n’ont pas, en revanche, resserré les liens séculaires qui unissent les représentans de l’île d’Erin aux mandataires de la démocratie anglaise. Des scissions récentes, des ressentimens farouches, dont le groupe irlandais a le secret, sont venus modifier l’attitude des nationalistes vis-à-vis du Cabinet radical, à l’heure même où il ne pouvait se passer de leur alliance. Deux hommes ont été les chevilles ouvrières de cette transformation. Ils ne sont, ni l’un ni l’autre, des débutans. M. Timothée Michel Healy, — le visage encadré d’une barbe en pointe, le regard voilé par un lorgnon, — approche de la soixantaine et a fait ses preuves lors des débats sur la loi agraire de 1881. Il était, avec Gladstone et le chancelier Law, le seul orateur qui pût jongler avec les articles de ce texte obscur. Tour à tour employé de chemin de fer, commis de magasin, journaliste parlementaire, il s’est, à force de travail et de talent, taillé une place au barreau et dans les Communes. Quand s’ouvrit la succession politique de Parnell, il fut évincé par M. J.-E. Redmond. Chassé du Parlement par son adversaire, il y rentre, malgré lui, en 1906 et en 1910. La même haine rapproche M. T.-M. Healy de William O’Brien, dont la longue silhouette maigre et osseuse, prolongée par un énorme haut de forme, accentuée par un bec d’aigle sur lequel chevauchent de larges lunettes, fait la joie des caricaturistes anglais. Révolutionnaire ardent, auteur d’un plan inexécuté pour la prise de Dublin Castle, il a un casier judiciaire orné de neuf condamnations. Assagi par deux années de prison et par le contact des Lettres sereines, W. O’Brien est devenu le partisan des transactions opportunes et des réalisations immédiates. Il se brouille avec M. J.-E. Redmond, parce que celui-ci se refuse à appuyer le plan de décentralisation administrative préconisé par lord Dunraven. Aujourd’hui, il est d’accord avec M. T.-M. Healy pour reprocher à l’héritier de Parnell ses interventions électorales en faveur des radicaux, son attitude conciliante dans la discussion du budget. Les droits sur le whisky vont grever le débitant irlandais. Les taxes foncières frapperont 100 000 petits propriétaires, qui possèdent 20 hectares d’une valeur de 500 £. Le groupe nationaliste a obtenu du parti libéral tout ce qu’il pouvait donner : des retraites ouvrières, des lois agraires. Quant au Home Rule, M. Asquith est parfaitement résolu à ne jamais l’accorder. Il faut donc se retourner vers les Conservateurs, défenseurs des écoles confessionnelles, partisans des tarifs différentiels. Sur ce terrain, catholiques et paysans irlandais peuvent s’entendre, provisoirement, avec leurs ennemis héréditaires. Et cette tactique, M. T. -M. Healy et M. W. O’Brien, grâce à l’argent des tories anglais, ont déjà pu la faire approuver par dix circonscriptions.
Pour enrayer cette scission et parer à cette menace, M. J.-E. Redmond est obligé d’accentuer son indépendance vis-à-vis des radicaux et de reprendre sa campagne en faveur du Home Rule. Maître de la situation, avec ses 71 voix, dans ce Parlement divisé entre 315 radicaux-ouvriers et 273 conservateurs, auxquels viennent s’ajouter les 11 partisans de MM. T. -M. Healy et W. O’Brien, il entend jouer au dictateur. Et Punch nous le Représente drapé d’hermine et couronné d’or, assis dans une chaise gothique. D’une main, il tient un globe, — la Constitution britannique ; — de l’autre, il cache sous sa robe la matraque du paysan irlandais,
Malgré une majorité nominale d’une centaine de voix, M. Asquith est à la merci de la moindre débandade. Punch résume ses angoisses et ses difficultés dans un Spirituel dessin. Au fond se dresse le château fort des Lords, que le chevalier Asquith, bardé de fer, voulait enlever d’assaut. D’un geste mélancolique, il montre sa monture, courte sur pattes et longue de poils : « Je demandais un cheval d’armes, et on me donne un poney. »
Les caractères de ces étranges élections, dont tous les partis, sans exception, sortent amoindris, ont été précisés par la première semaine de la nouvelle session. Trois séances ont suffi pour jeter une vive lumière sur l’avenir prochain.
Dès la discussion de l’Adresse par les Communes, la situation du parti radical paraît inextricable.
Devant une salle comble, M. Asquith se lève. Le pouvoir l’a vieilli. La stature est moins droite, les traits plus tirés, les lignes moins pures. Il n’a plus le masque impassible et le profil régulier du Barrister. Salué par d’ardentes acclamations, le premier Ministre répond aux critiques de M. A. J. Balfour. Plus il parle, plus l’enthousiasme de la gauche diminue. Les « Hear ! Hear ! » manquent d’ardeur. À plusieurs reprises, les déclarations de M. Asquith soulèvent l’approbation des bancs conservateurs. En face, le silence des radicaux grandit. Il devient impressionnant. Dans cette atmosphère glaciale, les paroles de l’orateur retentissent avec un accent singulier. Surpris par la sonorité de ses paroles, sa gêne grandit. Cet avocat, dont l’impassibilité bouleversait les témoins et dont la clarté émerveillait les juges, hésite et tâtonne. Il termine mal ses phrases. Il trouve difficilement ses mots. Et lorsqu’il se rassoit, aucune acclamation ne vient troubler le silence oppressant de l’assemblée.
Des bancs conservateurs, un député se lève pour répondre à M. Asquith. Il n’a rien d’un Anglais. Un accent chantonnant atténue les gutturales. Sa voix chaude résonne avec un timbre particulier. Ses gestes sont faciles et souples. Vue d’un peu plus loin, cette silhouette agréablement rebondie, ce visage rond, aux lignes pleines et aux paupières alourdies, a je ne sais quoi d’ecclésiastique. Le discours, dans le fond et dans la forme, trahit une culture latine. Le plan est rigoureux. Le style est châtié. Ce n’est pas un homme d’affaires, qui, dans une causerie courte et improvisée, expose un ou deux points précis. C’est un orateur : il parle ; il agit ; il joue. Ce réquisitoire logique contre le programme ministériel soulève les acclamations des radicaux. Et lorsque M. J.-E. Redmond, l’ancien whip de Parnell, se rassoit, après avoir accentué son ultimatum par une menace de scission, la Chambre est en plein désarroi. Le brouhaha des conversations s’élève. Nul ne demande la parole. Le banc des ministres paraît atterré.
Huit jours de négociations, dans les antichambres ministérielles et dans les couloirs parlementaires, resserrent tant bien que mal les liens du bloc démocratique. M. Asquith fait trois concessions à son aile gauche. Bien que l’année financière expire le 31 mars, bien que le déficit créé par la non-perception des impôts directs atteigne 28 millions de livres, la discussion du budget sera ajournée. La bataille contre les Lords sera immédiatement engagée. De plus, les projets de réorganisation de la Chambre Haute, demandés par les représentans de l’Ecosse au sein du Cabinet, par sir Edward Grey, M. Haldane, M. Winston Churchill, seront remis à la prochaine session. La méthode préconisée par Sir H. Campbell Bannerman, — la limitation du veto, — les sympathies de l’aile gauche pour le régime de la Chambre sinon unique, du moins prépondérante, seront respectées. Enfin, une fois les « résolutions » adoptées, grâce à la procédure rapide qu’autorise, en l’espèce, le Règlement, les « vœux » seront immédiatement transmis aux Lords. Le gouvernement n’attendra pas de leur donner une forme législative, qui aurait, cependant, l’avantage d’obliger les Pairs à se prononcer sur la décision prise par les Communes.
Ces trois concessions précipitent le conflit entre les deux Chambres, assurent la coopération des groupes démocratiques, laissent, en cas de crise rapide, au parti conservateur, le soin de liquider un gâchis financier sans précédens. Les radicaux sont satisfaits. M. Asquith l’est moins. Par loyalisme politique, pour éviter le renouvellement des scissions de 1900 et de 1885, il a capitulé. Mais l’avenir montrera que, lorsqu’il se refusait à laisser aux conservateurs le soin de combler le déficit et aux Lords le monopole de la Réforme parlementaire, il était guidé par une vision plus exacte des intérêts de la patrie anglaise et du parti libéral.
Même s’il lui est possible de retarder le choc et de boucler le budget, M. Asquith ne saurait prolonger que de quelques semaines l’existence des Communes. Le Parlement radical de 1910 est mort-né, comme ceux de 1886 et de 1892.
Autant la séance des Communes, le 21 février, fut fébrile et mouvementée, autant celle des Pairs fut sereine et paisible. Et cependant le Discours du trône, lu quelques instans plus tôt, avait provoqué, dans les rangs pourpre, blanc et or, un long mouvement de surprise vite réprimé. Les manteaux d’hermine sont rependus dans les cases. Les couronnes d’or sont enfermées dans les écrins. Les Pairesses ont regagné les tribunes et revêtu des toilettes de ville. Uniformes et bibelots du moyen âge ont vite disparu. Et, de noir vêtus, les représentans de l’aristocratie britannique viennent écouter la réponse de leur porte-parole aux menaces du radicalisme. Cette réponse n’a rien d’un ultimatum.
Le sang d’une Française, Mlle de Flahaut, coule dans les veines du marquis de Lansdowne, on le sait ; et les caricaturistes, après avoir accentué son profil irrégulier et sa moustache brune, ne manquent jamais de coiffer son chef d’un haut de forme à bords plats, de nouer à son cou une cravate lavallière, ces deux signes distinctifs auxquels le solide John Bull reconnaît le nerveux grenouillard (Froggy). Mais cette hérédité ne saurait prévaloir contre des traditions familiales vieilles de sept cent cinquante ans, et contre des traditions politiques qui datent de plus d’un siècle. Descendant de lord Shelburne, ce disciple des physiocrates français qui fut un des pionniers du libéralisme orthodoxe, le vingt-sixième baron de Kerry et Lixnaw a été formé à l’école de l’aristocratie whig qui épargna à l’Angleterre deux révolutions. Gouverneur des Indes et du Canada dans des circonstances difficiles, secrétaire d’Etat à la Guerre lors du conflit sud-africain, ministre heureux et hardi des Affaires étrangères, le cinquième marquis de Lansdowne a l’expérience d’un diplomate vieilli sous le harnais. Il n’a pas joui, en artiste paresseux, de ses merveilleuses collections, de ses trois châteaux, et de ses 57 200 hectares. Il a acquis la science et l’autorité nécessaires pour diriger la Chambre Haute dans une évolution délicate et dicter les concessions qu’exigent les circonstances.
Sans élever la voix, ni chercher de gestes, le lorgnon au bout des doigts, sur le ton de la conversation, il parle en homme du monde et en vétéran de la « Carrière. » Pas d’épithètes violentes, pas de formules rigides. Il nuance. Il atténue. Çà et là quelques lignes plus nettes surgissent : « Si le budget passe aux Communes, il passera ici. » « Il y a une question des Lords. » Et il indique les trois points, sur lesquels des modifications sont possibles : mettre à la transmission des Pairies des conditions d’assiduité et de capacité ; modifier la répartition des sièges, de manière à assurer une plus équitable représentation des partis politiques et un meilleur fonctionnement de la machine législative ; chercher un moyen d’éviter désormais, entre les deux Chambres, les conflits insolubles. Mais ces concessions, qui, précisées avec la logique française, n’équivaudraient à rien moins qu’à l’abandon du principe d’hérédité et à l’établissement du référendum, sont exprimées dans une forme volontairement discrète et vague. Lord Lansdowne ne peut cesser d’être diplomate. A la barre des Lords, comme dans les bureau du Foreign Office, il négocie : il fait des offres, il esquisse des transactions
Mais si l’on rapproche les paroles de lord Lansdowne du discours de M. J.-A. Balfour, prononcé le 5 mars dernier, la tactique des conservateurs achève de se dessiner. Il faut opposer la réorganisation des Lords à la limitation du veto, les espérances de la Tariff Reform aux charges des impôts socialistes, la stabilité de la petite propriété au danger des concessions viagères, l’unité de l’Empire aux menaces du Home Rule. Ce programme est dangereux pour les radicaux. L’occasion est propice pour les tories. Le suffrage restreint et plural est encore intact. Le Labour Party voit, en vertu de l’arrêt des Lords, sa caisse frappée d’interdit. Le parti irlandais est paralysé par des querelles intestines, qu’il sera facile, avec un peu d’argent, d’étendre et d’aviver. Si on laisse aux radicaux le temps de s’user dans des manifestations forcément impuissantes, et aux conservateurs le temps de remplir leurs caisses aujourd’hui vides, si le gâchis financier grandit, si la réforme des Lords est amorcée, le retour des Tories au pouvoir paraît probable.
La poussée démocratique de 1832 recula au bout de huit ans. Celle de 1906, moins forte, ne durera vraisemblablement que cinq ou six ans. Mais la réaction conservatrice de 1910 sera-t-elle aussi éphémère que celle de 1841 ? Le protectionnisme viendra-t-il demain, comme il y a soixante-dix ans, soulever les masses ouvrières ?
C’est là une formidable inconnue. Elle se présentait, avec une force irrésistible, à l’esprit de tous ceux qui assistaient aux séances des Communes, les 23 et 24 février.
La Chambre discutait l’amendement protectionniste à l’Adresse. Les jeunes députés conservateurs, frais émoulus d’Oxford et de Cambridge, étalent leur science économique. M. Austeen Chamberlain reprend les argumens classiques de la réforme douanière, avec l’énergique et combative autorité qu’il tient de son père. M. A.-J. Balfour les atténue ; en disciple fidèle des philosophes sceptiques. M. A. Bonar Law les résume, avec la précision d’un maître de forges. Mais la thèse ne mord pas sur les Labour Members. Et ce qu’il y a de plus frappant, ce n’est ni la réfutation savante et claire de M. J. Ramsay Macdonald, le secrétaire général du Labour Party, ni l’improvisation ardente et sincère de M. Shackleton, le vétéran tisseur, c’est l’attitude des députés ouvriers
Les argumens des tories les irritent. Leurs avances les blessent. Ils interrompent, ils réclament, ils murmurent. Un rien suffirait à provoquer quelque fâcheux incident. Si telle est, dans un débat théorique, l’hostilité des chefs de l’armée trade-unioniste, quelle sera celle des soldats incultes et rudes, habitués à dépenser tout ce qu’ils gagnent, pleins du souvenir du pain cher, lorsque des tarifs différentiels auront provoqué une hausse, même légère, des denrées alimentaires ? « Nous sommes plus près que nous ne l’avons jamais été, me disait, quelques instans plus tard, un des membres les plus modérés et les plus fins du Labour Party, de la bataille dans la rue. »
Le résultat du scrutin est proclamé. Pour la première fois, depuis 1846, le libre-échange n’a que 31 voix de majorité. Le Parlement se vide rapidement. Le phare de la tour de Westminster s’éteint. Les rues sont désertes. Le silence est absolu. Les camelots ne crient pas des éditions spéciales. Les passans marchent vite, sans s’arrêter. Et sur le pas des portes, mal abrités contre la pluie qui cingle, des chômeurs en haillons offrent une boite d’allumettes, sans ouvrir la bouche, avec une tristesse résignée.
JACQUES BARDOUX.
- ↑ Et, d’autre part, dans la banlieue nord-est de Londres, le député radical, J.-A. Simon, explique sa victoire, par la popularité des taxes agraires : les maisons sont insuffisantes et les loyers chers, parce que les propriétaires fonciers refusent de vendre les terrains non bâtis : ils attendent la hausse. La taxe budgétaire sur l’undevelopped land les obligera à bâtir ou à céder. On voit par cet exemple, pris entre mille, combien il est difficile de généraliser, de concilier tous les faits particuliers, souvent contradictoires, dans une de ces vues d’ensemble, que demande le lecteur français