Amyot Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 271-283).
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XV

Où le capitaine Barthélémy va chercher son Gélin.

Le capitaine Barthélémy galopa ainsi sans ralentir l’allure de son cheval pendant tout le temps, — ce qui ne fut pas long, — qu’il mit à traverser le village de Turbaco.

Puîs lorsqu’il fut éloigné d’à peu près une portée de fusil du village, il remit son cheval au galop de chasse, et, arrivé à un sentier feuillu et étroit, qui s’enfonçait sous bois, il s’y engagea résolument.

Ce sentier conduisait au jacal que le capitaine avait habité si longtemps ; où, pour la première fois, il nous est apparu, sous les apparences bien différentes de celles que nous lui voyons aujourd’hui et devant lequel il était passé une heure auparavant.

Arrivé à une portée de fusil du jacal, il aperçut, devant la porte même un nègre à cheval, arrêté, et tenant un second cheval en bride.

— Grâce à Dieu ! murmura-t-il, elle a eu la patience de m’attendre.

Et il enfonça les éperons dans les flancs de sa monture qui partit comme un trait.

Au bruit causé par cette course rapide, une délicieuse jeune fille apparut craintivement sur le seuil de la hutte.

Cette jeune fille était doña Lilia.

En un instant le capitaine fut auprès d’elle, sauta à terre, jeta la bride au nègre et salua respectueusement sa charmante visiteuse sur les pas de laquelle il entra dans le jacal.

— Vous vous êtes bien fait attendre, señor, dit doña Lilia, en faisant cette moue mutine qui la rendait si ravissante. N’avez-vous donc pas reçu ma lettre ? ou bien avez-vous oublié ce qu’elle contenait ?

— Vous ne le croyez pas, señorita ; vous devez être convaincue au contraire qu’un mot de vous est pour moi un ordre et que je serai toujours heureux de vous obéir.

— Peut-être ! mais avec peu d’empressement, fit-elle d’un air railleur.

— Señorita, je me rendais ici directement lorsque je me suis trouvé face à face, au moment où j’y comptais le moins, avec mon honorable ami le señor don Torribio Moreno qui semble, Dieu me pardonne, prendre à tâche depuis quelques jours, de se faire mon satellite, tant il s’obstine à tourner autour de moi, je n’ai réussi qu’il y a une heure à peine à me retirer de ses griffes, à quelques pas d’ici seulement.

— Ah ! fit-elle en riant, et il vous a fallu une heure pour vous rendre ici ? vous ferez bien de changer votre cheval, mon cher capitaine, car en vérité, le pauvre animal doit être horriblement fourbu.

— Riez, riez, señorita, répondit-il d’un air piqué ; il faut que vous ayez un bien aimable caractère pour que le récit de mes contrariétés vous cause tant de joie !

— Bon ! vous vous fâchez, capitaine. C’est un moyen adroit de se tirer d’affaire.

— Nullement, señorita : et la preuve, c’est que je veux tout vous dire : je suis allé dans une pulqueria.

— Pour vous rafraîchir ?

— Non, pour voir.

— C’est boire, que vous voulez dire sans doute, fit-elle d’un air moqueur.

— Plaisantez, plaisantez, señorita ; cela n’empêche pas que je n’étais pas gai du tout, moi, je vous assure. Je me suis introduit dans un affreux cellier ; j’ai appliqué l’œil à la fente d’une cloison et j’ai vu et entendu des choses à faire frémir un alcade et même un alguazil, gens assez peu timorés d’ordinaire.

— Bah ! quoi donc, capitaine ? s’écria-t-elle curieusement.

— Ah ! voilà, fit-il en hochant la tête ; je ne peux pas le dire.

— Alors c’est l’Apocalypse que vous me racontez-là ?

— Moi, par exemple ?

— Dam ! vous êtes tout confit en mystère.

— Hélas ! dit-il d’un air tragi-comique, est-ce ma faute à moi, señorita, si l’existence qu’on nous a faite est toute de mystère ? si nous allons, si nous venons, si nous dormons, si nous veillons, toujours avec mystère ? si le mystère nous enveloppe, plane sur nos têtes et gronde sourdement sous nos pieds ?

— Est-ce que vous devenez fou ? mon cher capitaine, lui dit la jeune fille, en le regardant bien en face.

— Moi ?

— Oui !

— Non pas que je sache ! je vous réponds, voilà tout, señorita.

— Ah ! vous appelez cela répondre, vous ?

— Puisque je vous dis, señorita, que le mystère…

— Ah ! non, je vous en prie, capitaine, interrompit-elle vivement, assez comme cela ; ne recommençons pas.

— Comme vous voudrez.

— Je crois qu’il vaut mieux que je renonce à rien savoir de vous.

Il s’inclina respectueusement devant sa gracieuse interlocutrice, mais sans répondre.

— Oh ! le vilain qui ne veut rien dire. Savez-vous ce qui se passe au moins ?

— Il se passe bien des choses, señorita.

— Oui, et entre autre celle-ci.

— Quoi donc ?

— Le mariage de ma cousine avec le señor don Torribio Moreno est fixé à jeudi prochain. Qu’est-ce que vous dites de cela ?

— Moi, je dis que c’est très-drôle.

— Comment, vilain homme, voilà l’effet que cette terrible nouvelle produit sur vous ?

— Ah ! permettez, señorita ; ne confondons pas, s’il vous plaît ! Si cette union, détestée avec raison par votre charmante cousine, devait s’accomplir, vous me verriez désespéré ; mais comme elle ne s’accomplira pas, au contraire, cette nouvelle m’amuse beaucoup.

— Tenez, capitaine, vous mériteriez que je vous arrache les yeux.

— Moi !… ah ! non, par exemple.

— Comment, je viens ici, la mort dans l’âme, pour chercher auprès de vous des consolations, pour vous conter nos peines, et voilà tout ce que vous trouvez à me répondre ? cette union ne s’accomplira pas ? sera-ce vous, par hasard, qui l’empêcherez ?

— Eh ! eh ! on ne sait pas, fit-il de son air narquois ; cela se pourrait bien. Mais, dans tous les cas, si ce n’est pas moi, ce sera un autre que je connais.

— Ah ! oui, votre ami, le fameux capitaine Ourson Tête-de-Fer.

— Juste, comme de l’or señorita.

— Ce monsieur, fit-elle d’un air dépité, qui vient toujours et qui n’arrive jamais ?

— Eh bien ! voilà ce qui vous trompe, señorita, c’est qu’il arrive.

— Lui ?

— Parfaitement !

— Le capitaine Ourson ?

— Tête-de-Fer ! oui, señorita.

— Vous l’avez vu ?

— Ma foi non.

— Qu’est-ce que vous me dites, alors ?

— Attendez !

— J’attends, mais vous me faites bouillir ; vous prenez un malin plaisir à me tourmenter, s’écria-t-elle en frappant avec colère le sol de son pied mignon.

— Si on peut dire ?… moi qui fais tout ce que vous voulez, señorita !

— En finirez-vous ?

— En deux mots, voici l’affaire, señorita : tout à l’heure, en gravissant la montagne, toujours en compagnie de mon honorable ami don Torribio Moreno… En voila un, par exemple auquel j’en réserve une !

— Mais allez donc, capitaine ! allez donc ! au nom du ciel.

— Eh ! bien, señorita, j’ai aperçu deux grands navires, une frégate et un brick, qui commençaient à pointer à l’horizon.

— Si vous n’avez que ce seul indice ?

— Il me suffit parfaitement, señorita, et voici pour quelle raison : la frégate avait son petit perroquet cargué, et son grand perroquet en toile rouge.

— Vous savez que je ne vous comprends pas du tout.

— Je m’en doute un peu, señorita. Eh bien ! cela signifie pour moi, Ourson Tête-de-Fer, aussi clairement que si ce nom était écrit en lettres de six pieds.

— Ah ! mon Dieu, s’écria-t-elle en chancelant et devenant toute pâle.

— Hein ! est-ce que vous avez été piquée par un serpent ?

— Moi, capitaine ? non, c’est l’émotion.

— J’aime mieux cela, señorita, c’est moins dangereux.

— Aussi, vous avez une façon de dire les choses !

— Allons ! bien. Si je ne parle pas on veut m’arracher les yeux : Si je parle, on se trouve mal ; me voilà dans une jolie situation !

— Taisez-vous !

— Je ne demande pas mieux.

— Répondez ?

— Ah ! bien.

— Quand arrivera le capitaine ?

— Cette nuit, probablement.

— Pouvez-vous communiquer avec lui ?

— Je le pourrai, c’est-à-dire… non, je ne peux pas !

— Voulez-vous m’expliquer cette contradiction ? s’il vous plaît.

— C’est bien facile, señorita. Je le pourrais, si j’avais une embarcation, un canot, une pirogue quelconque ; je ne le peux pas, parce que je manque des moyens de locomotion précités et qu’il m’est impossible, malgré toute ma bonne volonté, de faire au moins quatre lieues à la nage, sans compter que je serais probablement happé au passage par les requins qui ont la mauvaise habitude de venir continuellement flâner le long des côtes.

— Ainsi, c’est une embarcation qui vous manque ?

— Ô mon Dieu ! n’importe quoi ? pourvu que je puisse me mettre dedans.

— Si je vous procurais une pirogue indienne, cela ferait-il votre affaire ?

— C’est-à-dire, señorita, que cela me chausserait comme un gant !

— Hein ! vous dites ?…

— Rien ! ne faites pas attention : la langue m’a fourché, je voulais dire que cela me conviendrait parfaitement.

— Eh ! bien, je puis vous en avoir une.

— Une pirogue ?

— Oui.

— Tout de suite ?

— À peu près. Pour quand vous la faut-il ?

— Dam ! attendez, señorita… Le soleil se couche à sept heures, sept heures et demie à peu près ; la nuit ne sera pas complète avant huit heures, il faudrait que j’aie ce canot ou cette pirogue, comme vous voudrez, vers huit heures et demie, mais pas plus tard.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, en calculant le temps qu’il me faut pour conduire la pirogue à l’endroit où je dois m’embarquer… puis, celui que j’emploierai à faire le trajet… Je n’arriverai guères à la frégate avant minuit.

— Ne sera-ce pas trop tard ?

— Non pas, au contraire, señorita, ce sera le bon moment. La lune ne se lève qu’à onze heures ; lorsqu’elle paraîtra, je serai assez loin des côtes pour ne pas être aperçu.

— Enfin, cela vous regarde, capitaine, vous savez tout cela mieux que moi.

— Oui, oui, soyez tranquille, señorita, laissez-moi faire : J’arrangerai cela pour le mieux, rapportez-vous-en à moi.

— Capitaine, vous êtes un homme charmant, et je vous aime beaucoup.

— Ah ! si cela pouvait être vrai ! fit-il d’un air tragi-comique. Mais c’est égal, il paraît que le vent est changé, j’aime mieux cela.

— Et le capitaine, quand le verrons-nous ?

— Qui ? Ourson ?

— Tête-de-Fer, oui, monsieur.

— Je le savais bien, señorita. Quand voulez-vous le voir ?

— Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? Que ma cousine sera heureuse de le voir le plus tôt possible.

— Eh ! bien, attendez.

— Quoi ?

— Je calcule.

— Vous calculez toujours !

— C’est vrai ; et ce n’est pas le moyen de ne point se tromper. Mais il le faut. Pouvez-vous aller à n’importe quelle heure dans la huerta de votre maison ?

— Qui nous en empêcherait ? Ma cousine et moi nous sommes parfaitement libres.

— Bon ! alors, promenez-vous comme cela toutes les deux, sans avoir l’air de rien, cette nuit, vers trois heures du matin, du côté de la petite porte, vous savez ?

— Qui est tout au haut du jardin, du côté de la forêt !

— Justement.

— Eh bien !

— Eh bien ! il est probable que vers cette heure-là quelqu’un que vous savez bien, viendra frapper à la petite porte.

— Ah ! par exemple, capitaine, ai vous faites cela, je…

— Quoi ; interrompit-il vivement.

— Je vous le répète, vous serez un homme charmant et je vous aimerai bien.

— Alors, c’est convenu ; je vous amènerai le capitaine, mort ou vif.

— Ma cousine préférera qu’il soit vif !

— Je comprends cela. Et lui aussi, vous n’avez plus rien à me demander pendant que vous y êtes, señorita ? ne vous gênez pas.

— Non, rien de plus.

— Eh ! bien, señorita, moi, je vous demanderai quelque chose : ma pirogue.

— Je vais partir à l’instant ; vous me suivrez à distance sans affectation ; je vous indiquerai l’endroit où elle se trouve. Surtout, n’oubliez pas votre promesse ?

— Señorita, j’aimerais mieux mourir que vous tromper.

— Voici ma main : au revoir, capitaine.

— Au revoir, señorita ! répondit-il en baisant la main mignonne qui lui était tendue.

La jeune fille lui fit une gracieuse révérence accompagnée d’un séduisant sourire, puis elle sortit du jacal.

Un instant après on entendit résonner sur la terre durcie le galop précipité de deux chevaux qui s’éloignaient.

Dès qu’il fut seul, après avoir jeté un regard soupçonneux autour de lui, le capitaine se baissa, fouilla dans un tas de feuilles sèches amoncelées dans un coin du jacal et en retira son fusil de boucanier qu’il y avait caché lorsque, quelque temps auparavant il était parti en compagnie de don Torribio Moreno.

— Voila mon Gelin, dit-il d’un air narquois ; il est bon de tout prévoir, et, si je rencontre mon brave matelot, je lui prouverai que je ne lui ai point menti.

Vers dix heures et demie du soir le capitaine Barthélémy descendait, dans une pirogue et se dirigeait, à force de rames, vers l’escadre boucanière qu’il avait aperçue pendant la journée.

Par surcroît de précaution, et au cas où quelque espion invisible aurait surveillé ses mouvements, il avait garni le portage de ses avirons avec de la laine, afin que la nage ne produisit aucun bruit.