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XII

Comment doña Lilia rendit un peu d’espoir à sa cousine.

Lorsque la porte de la salle se fut refermée sur don José Rivas et son ami, doña Elmina laissa tomber sa tête sur son sein et deux larmes coulèrent silencieuses le long de ses joues, tandis qu’un profond soupir s’échappait de sa poitrine.

Doña Lilia s’approcha lentement, s’assit sur un pliant auprès d’elle et saisit une de ses mains qu’elle pressa doucement entre les siennes.

— Pauvre sœur ! murmura-t-elle d’une voix pleine de caresses.

Doña Elmina ne répondit pas, elle resta immobile et sombre, les yeux sans regard, fixés distraitement sur le plancher.

— Elmina, chère Elmina, reprit la jeune fille en la baisant au front, ne te laisse pas ainsi abattre par la douleur ; reviens à toi, reprends courage. Ton malheur est grand, mais la puissance de Dieu est infinie.

— Non, Lilia ! non, ma chérie ! Dieu lui-même ne pourrait me sauver. Je suis sous la griffe puissante du tigre et, tu le sais, le tigre est implacable ; je mourrai.

— Mourir, toi !

— Oui, Lilia, je mourrai plutôt que d’accomplir le sacrifice affreux que mon père prétend m’imposer.

— Est-ce toi que j’entends ? toi si brave, si résolue, si pleine d’espoir encore il y a deux heures à peine !

— J’espérais, tu as raison ; quoi ? je l’ignore moi-même. On espère toujours, hélas ! quand on souffre ; et je souffre, Lilia, ma chérie.

— Pauvre et chère amie, reviens à toi ; je te le répète, ne te laisse pas abattre ainsi ; ce qui s’est passé pendant la visite de ton père n’a rien qui doive te surprendre, tu t’y attendais ; sois forte, reprenons notre causerie si malencontreusement interrompue, achève cette confidence à peine effleurée, peut-être…

— N’insiste pas, ma chère Lilia, interrompit vivement doña Elmina en redressant la tête, ce ne sont que des folies créées par mon imagination en délire. Je suis perdue, je le sens, rien ne me retiendra sur le bord de l’abîme dans lequel je suis prête à tomber.

— Ne parle pas ainsi, Elmina, je t’en conjure, reprends courage au contraire.

— Courage, dit-elle avec amertume ! à quoi bon tenter une lutte impossible ? hélas ! mon sort est irrévocablement fixé.

— Qui sait, mon Dieu, il peut surgir tel événement.

— N’essaie pas, ma chérie, reprit-elle en hochant la tête, de me donner un espoir que tu n’as pas toi-même.

— Voyons, sois forte, mon Elmina chérie, sois brave, oublie s’il se peut, oublie pour quelque instant ta douleur, ou plutôt essaie de lui donner le change ; causons cœur à cœur, révèle-moi ce secret dont le fardeau te pèse, et que jusqu’à présent tu t’es obstinée à porter seule.

Doña Elmina sembla réfléchir un instant, un sourire pâle plissa les commissures de ses lèvres ; puis elle reprit avec un ton de tristesse et de résignation inexprimable :

— Au fait, ma chère Lilia, pourquoi garderai-je plus longtemps le silence avec toi, ma seule amie ? Cette confidence que tu réclames de mon amitié, en deux mots je puis te la faire : j’aime ; celui que j’aime ignore mon amour ; il est loin, bien loin d’ici ; jamais je ne le reverrai, il me connaît à peine, et quand même il m’aimerait, ce qui est impossible, des obstacles si grands s’opposent à notre union, une barrière si infranchissable nous sépare, que jamais je ne pourrais être à lui ! Cet amour, enfin, est un rêve insensé.

Doña Lilia avait écouté son amie avec la plus sérieuse attention, hochant parfois la tête et fronçant ses lèvres mignonnes par une moue charmante.

— Elmina, murmura-t-elle, lorsque la jeune fille se tut, les Français disent que le mot impossible n’existe pas dans leur langue, pourquoi n’en serait-il pas de même en espagnol ?

Doña Elmina la regarda fixement.

— À quel propos me parle-tu des Français ? ma chère, lui demanda-t-elle avec un léger tremblement dans la voix.

Doña Lilia sourit.

— Les Français sont des hommes de cœur, dit-elle d’une voix insinuante.

— Certains d’entre eux nous l’ont prouvé, répondit doña Elmina en étouffant un soupir.

Doña Lilia pencha la tête sur l’épaule de sa compagne.

— Je ne sais si tu l’as remarqué, reprit-elle, mais ce don Torribio semble affecter en notre présence…

— Pas un mot sur cet homme, s’écria vivement doña Elmina, je t’en supplie !

– Soit, mais pendant qu’il te parlait, je l’ai bien regardé, et comme toi…

— Comme moi, n’est-ce pas ? tu as cru le reconnaître, interrompit doña Elmina, dont un frisson nerveux agita subitement tous les membres.

— C’est lui, le boucanier, le ladron de Santo-Domingo !… Oh ! jamais ressemblance plus étrange… reprit doña Lilia, et pourtant, l’homme dont nous parlons doit être mort.

— Le démon ne peut-il donc point sortir de l’abîme ?

— Mais si c’est lui ? il faut prévenir ton père, Elmina, tout lui dire.

— Quoi ? répondit la fille de don José Rivas en secouant la tête avec découragement, que savons-nous ? rien. D’ailleurs cet homme s’est complètement emparé de l’esprit de mon père, il le dirige, il le domine à sa guise ; il faudrait une preuve, une seule ; malheureusement cette preuve il nous est impossible de nous la procurer.

— Peut-être ! s’écria vivement doña Lilia.

— Que veux-tu dire ?

— Écoute-moi, Elmina, car moi aussi j’ai une confidence à te faire, dit-elle d’une voix ferme et accentuée.

Doña Elmina la regarda avec surprise.

— Toi ? dit-elle.

— Oui, moi, Elmina, tu sais combien je suis folle, et avec quel plaisir je m’échappe pour aller errer à l’aventure dans la campagne, souvent tu m’as toi-même reproché mon humeur vagabonde.

— C’est vrai, murmura doña Elmina en souriant à travers ses larmes.

— Et bien, chérie, c’est probablement à cette humeur vagabonde que nous devrons le secours qui seul te peut sauver.

— Explique-toi.

— Un matin, il y a de cela six semaines environ, j’étais sortie à cheval du village, courant à travers bois sans but déterminé, heureuse de respirer l’air libre de la campagne et de sentir la brise matinale se jouer dans ma chevelure. Tout à coup mon cheval fit un écart si subit que je faillis être enlevée de selle ; je regardai : un homme était étendu sur le sol en travers du sentier et me barrait le passage. Cet homme, vêtu de haillons, la barbe longue, les traits hâves, avait l’aspect le plus misérable. Je mis pied à terre et je me penchai sur lui ; ses yeux étaient fermés, un râle sourd s’échappait de sa poitrine. Je parvins à lui faire reprendre connaissance ; le malheureux mourait de faim. J’allai en toute hâte lui chercher un peu de nourriture au pueblo ; lorsque ses forces furent revenues, il m’avoua qu’il était un Français, un ladron échappé par miracle des prisons espagnoles ; sachant que, si ses ennemis le surprenaient, il serait massacré sans pitié, il s’était traîné jusque dans la forêt, où, pendant quelques jours, il avait vécu de racines et de baies sauvages ; car, bien qu’il eût son fusil, il manquait de poudre et ne pouvait ni chasser ni se défendre. Je lui donnai un couteau et une hache que j’avais apportés du pueblo et je vidai ma bourse sur l’herbe auprès de lui.

— Bien, Lilia, ma chérie !

— Il ne me dit qu’un mot : Vous m’avez sauvé la vie, cette vie vous appartient.

— Et tu l’as revu ?

— Souvent. Il m’a raconté toute son histoire : il paraît que c’est un célèbre ladron de l’île de la Tortue ; je lui ai parlé de…

— De qui ?

— De celui que tu sais bien, ma chérie, reprit doña Lilia en souriant, il le connait et il l’aime ; alors une pensée m’est venue, ajouta-t-elle avec hésitation.

— Laquelle ?

— Triste de te voir si malheureuse et ne sachant quel moyen employer pour te venir en aide, il y a un mois à peu près je demandai à Barthélemy, c’est Barthélemy que se nomme cet homme, s’il lui serait possible de faire parvenir une lettre à Saint-Domingue.

— Est-ce très-important, señorita ? me demanda-t-il.

— C’est une question de vie et de mort, répondis-je.

— Il suffit, me dit-il, je ne sais comment je ferai, mais la lettre parviendra, je vous le jure ; donnez-la-moi.

— Vous l’aurez demain.

— Et cette lettre ? fit doña Elmina d’une voix haletante.

— Je la remis le lendemain à Barthélémy ; cette lettre ne contenait que trois mots Cartagena, Luego, Peligro. Mais il fallait que la personne à qui elle était destinée sût qui la lui envoyait. Alors je me souvins de certaine bague qui ne te quitte jamais, que tu portes toujours là dans un sachet de peau parfumée, sur ton cœur. Je te t’enlevai pendant ton sommeil et, ma foi, j’apposai bravement le cachet sur la lettre.

— Tu as fait cela, Lilia ?

— Je l’ai fait, mon Dieu oui, ma bien-aimée ; ai-je eu tort ?

— Oh ! Lilia, ma chère Lilia, s’écria doña Elmina en se jetant dans ses bras, merci, merci mille fois !

— Trois jours plus tard, Barthélemy, que je n’avais pas vu, bien que je l’eusse cherché partout dans la forêt, vint me trouver ici même. — « La lettre est partie, me dit-il, dans dix jours au plus tard elle arrivera. »

— Oh ! pourvu qu’il la reçoive ! murmura la fille de don José.

Doña Lilia sourit.

— Il y a quatorze jours, reprit-elle, un matin, Barthélémy me dit :

« Le capitaine a reçu la lettre, il viendra ; veillez ; de mon côté, je veillerai aussi. »

— Ainsi il est en route ?

— Oui ! Es-tu contente, chérie ?

— Ô mon Dieu ! auriez-vous donc pitié de moi ? s’écria doña Elmina en sanglotant.

Les deux jeunes filles demeurèrent longtemps embrassées, confondant leurs larmes et leurs sourires.