Amyot Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 149-174).
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VII

De quelle façon Ourson Tête-de-Fer acheta aux Espagnols les provisions qui lui manquaient et se procura un guide.

Les détails de l’enrôlement, de l’organisation et de la discipline des équipages à bord des bâtiments de la flibuste, sont assez singuliers pour mériter de ne pas être passés sous silence.

Tout Frère de la Côte avait le droit de monter une expédition, il lui suffisait pour cela de posséder un navire quelconque.

Ce navire était souvent et même la plupart du temps, soit une grande pirogue, soit même une humble chaloupe ; ces frêles embarcations leur suffisaient pour s’emparer à l’abordage des orgueilleux vaisseaux espagnols.

L’expédition résolue, le capitaine convoquait, au son du tambour et de la trompette, les flibustiers dans une taverne quelconque.

Il exposait à ceux qu’il voulait enrôler les bénéfices de l’entreprise, convenait avec eux de la durée de la campagne, puis l’engagement commençait.

Chaque homme était tenu de signer, ou de faire sa croix s’il ne savait pas écrire, ce qui était rare, au bas d’un acte libellé par un des écrivains de la Compagnie des Indes ; cet acte faisait foi, il était ensuite revêtu de la signature du capitaine et de celle du gouverneur.

Chaque enrôlé était tenu d’avoir : un fusil, une hache, un sabre droit, un poignard, quinze charges de poudre, des balles et une tente de campement, morceau de toile fine que les Frères de la Côte roulaient et portaient en bandouillère ; de plus ils devaient se munir d’une gourde pleine d’eau-de-vie, de viande boucanée et de farine, pour trois jours.

Ces conditions étaient rigoureusement obligatoires.

Aussitôt enrôlés, les Frères de la Côte devaient obéir aveuglément à leurs chefs et leur témoigner en toute occasion le plus grand respect.

Quand même ces chefs ou officiers, auraient été leurs subordonnés dans de précédentes expéditions.

Car il arrivait souvent que le capitaine d’aujourd’hui était simple matelot demain ; cela dépendait de la façon dont il dépensait ses parts de prises, et par conséquent, de ses conditions de fortune.

La discipline à bord était d’une sévérité implacable.

On ne connaissait que deux punitions :

La cale sèche.

La mort.

Les deux punitions n’en faisaient en réalité qu’une seule, sous des noms différents.

Seulement il arrivait parfois que l’on ne mourait pas de la cale sèche mais on restait estropié et infirme pour la vie.

En arrivant sur le bâtiment, les enrôlés étaient tenus de s’amateloter c’est-à-dire de se choisir chacun un camarade.

Voici pourquoi :

En mer quand un matelot était de quart, l’autre se reposait, ou s’occupait du ménage commun, c’est-à-dire qu’il faisait la cuisine et nettoyait les armes, soignant son matelot quand celui-ci était malade et le remplaçant même, au besoin, dans son service.

À terre, les deux matelots marchaient côte à côte, s’entr’aidant mutuellement pendant la route, et chassant l’un pour l’autre pour se procurer des vivres ; si l’un était blessé l’autre ne le pouvait abandonner ; il était tenu de le secourir, de le porter à l’ambulance sur ses épaules et de veiller sur lui, portant ses armes et ses munitions tant que les forces de son matelot n’étaient pas complètement revenues ; de plus il devait le défendre même au péril de sa vie pendant le combat.

Ces associations avaient l’avantage de tripler la force des équipages et de rendre ces hommes invincibles ; ces liens fraternels, formés au milieu des périls et des privations, devenaient presque toujours indissolubles, et souvent ne se rompaient même pas à la mort de l’un des associés ; le survivant continuait sa tâche en adoptant la famille de son matelot défunt, et poussait parfois l’abnégation jusqu’à épouser sa veuve, que souvent il n’avait jamais vue ou qu’il n’aimait pas, dans le seul but de donner un père à ses enfants.

Voila quel était le matelotage parmi les boucaniers ; cette tradition s’est conservée presque intacte jusqu’à ce jour dans notre marine. Les officiers, qui en reconnaissent toute l’utilité et qui savent combien elle profite à la discipline et à la régularité du service, ont grand soin de l’entretenir et de l’encourager sur les bâtiments de l’État.

Mais cette association est plus générale et a jeté des racines plus profondes sur les navires de la marine du commerce, parce que là les hommes se connaissent depuis leur enfance, sont presque toujours du même pays et ont pour ainsi dire presque toujours vécu ensemble.

Les chefs d’expédition étaient tenus d’avoir un chirurgien à leur bord quand l’équipage dépassait trente-cinq hommes.

Ce chirurgien était presque toujours un malheureux carabin ou un ancien garçon apothicaire, ignorant comme une tanche, dont toute la science était contenue dans un livre de médecine quelconque qu’il consultait tant bien que mal, et qui administrait les médicaments à tort et à travers, sans plus de souci ; il taillait, coupait et tranchait, avec tout l’aplomb d’un boucher émérite, les pauvres diables que leur mauvais destin faisait tomber entre leurs mains, et qui ne réchappaient que par miracle a ces traitements aussi excentriques qu’impitoyables.

Les flibustiers redoutaient fort ces chirurgiens, ils préféraient se faire tuer que de courir la chance problématique d’être guéris par eux.

Le partage des parts de prises se faisait ordinairement lorsque le bâtiment était de retour, soit à la Tortue, soit à Leogane, à Port-de-Paix ou à Port-Margot, en présence du gouverneur et de l’agent principal de la Compagnie des Indes.

On procédait de la manière suivante :

D’abord on prélevait sur la totalité des prises la part du roi, qui était un dixième ; puis celle des morts et celle des blessés que le gouverneur était spécialement chargé de distribuer. Ensuite le partage s’effectuait selon les conditions de la chasse-partie, signée par les associés avant le départ et dont un double restait entre les mains du gouverneur.

Les prises se composaient de bijoux, de matières d’or et d’argent, d’étoffes plus ou moins précieuses, des marchandises enlevées, telles que épices, bimbeloteries, etc., et enfin des esclaves, hommes et femmes, pris pendant l’expédition, les prêtres et les moines espagnols n’étaient pas, malgré leur habit, à l’abri du sort commun.

Il était généralement accordé un laps de temps plus ou moins long à ces malheureux pour se racheter.

Leur rançon était fixée au triple de la somme à laquelle ils avaient été adjugés à leurs maîtres, qui tous étaient des habitants ou des boucaniers, c’est-à-dire des chasseurs.

Le partage terminé, les flibustiers, souvent très-embarrassés des richesses qui leur étaient échues et dont ils ne savaient comment faire de l’argent, devenaient alors la proie de ces spéculateurs de bas étage qui pullulaient alors dans ces contrées, et qui leur achetaient tout ce qu’ils possédaient pour le tiers et souvent le quart de sa valeur réelle.

Alors les orgies commençaient et duraient jusqu’à ce que les flibustiers eussent dépensé ou plutôt gaspillé leur dernier maravédis.

Quand il ne leur restait plus rien, ils repartaient gaîment pour une nouvelle expédition dont le résultat devait presque toujours être pour eux le même.

Mais que leur importait cela, à ces hommes pour qui le présent seul existait ! ils se trouvaient heureux.

Avaient-ils tort ?

Peut-être !

Voilà de quelle manière simple et à la fois vigoureuse l’association des Frères de la Côte était organisée, lorsque, ainsi qu’ils le disaient, ils étaient en cours d’expédition.

C’est à cette organisation qu’ils durent les succès qu’ils obtinrent et les actions extraordinaires qu’ils accomplirent.

À trois heures du matin, au moment où le matelot timonier piquait six sur la cloche, Ourson parut sur le pont.

Ses officiers l’attendaient.

Le capitaine jeta un regard autour de lui ; la nuit était claire, la mer un peu forte, car la brise se maintenait ; on apercevait à tribord d’avant se dresser une masse sombre vers laquelle la frégate s’avançait rapidement ; cette masse sombre était la côte de l’île de Cuba, dont on était éloigné de deux lieues au plus.

– Branle-bas, dit le capitaine ; tout le monde sur le pont.

Le maître d’équipage donna un vigoureux coup de sifflet.

Cinq minutes plus tard, tous les matelots étaient réunis sur l’avant du grand mât.

Le réveil n’avait pas été long ; les Frères de la Côte dormaient étendus pêle-mêle dans l’entrepont, ou dans les postes à canons ; le hamac était un luxe que les flibustiers ne se permettaient pas.

Le capitaine appela ses officiers sur le château d’arrière.

— Messieurs, leur dit-il, n’oubliez pas ceci : il s’agit d’une surprise, non d’un combat ; tâchons, s’il est possible, de ne pas tirer un seul coup de fusil. Notre affaire, en ce moment, n’est pas de nous battre, mais d’avoir des provisions. Est-ce bien compris ?

— Parfaitement, oui, capitaine, répondirent les officiers.

— Nous avons le cap juste sur l’entrée du port de Guantanamo ; il y a là une colonie de pêcheurs qui s’est établie depuis une vingtaine d’années en cet endroit ; ces gens sont riches, leur port trafique avec la ville de Santiago qui est peu éloignée, et a laquelle il fournit des céréales, des porcs et des bœufs amenés là de l’intérieur : nous trouverons donc tout ce qu’il nous faut. Voici maintenant comment nous procéderons : le Poletais et l’Olonnais avec chacun cent cinquante hommes, précéderont la frégate dans des pirogues dont les avirons seront garnis au portage pour ne pas donner l’éveil. Le Poletais cernera le village à droite, tandis que l’Olonnais le cernera à gauche. Puis vous demeurerez tous deux immobiles, chacun à son poste, en ayant soin de veiller attentivement à ce qu’aucun fuyard ne réussisse à s’échapper dans la campagne pour donner l’alarme. Moi, j’entrerai tout droit dans le port. Notre coup sera fait si vous agissez avec prudence, avant même que les gavachos se doutent de notre présence au milieu d’eux. Le jour ne paraîtra pas avant une heure ; c’est plus de temps qu’il ne nous en faut pour surprendre ces dormeurs dans leur lit. Partez, messieurs.

Le capitaine fit mettre la frégate sur le mât ; six pirogues furent amenées ; l’Olonnais et le Poletais s’embarquèrent avec leurs hommes, et bientôt ils eurent disparus dans l’ombre projetée par les hautes montagnes de l’île.

Ourson se promenait à grand pas à l’arrière, consultant le compas, regardant la côte et inspectant la voilure.

Une demi-heure environ s’était écoulée, lorsque Pierre Legrand s’approcha du capitaine et le salua.

— Que voulez-vous ? demanda Ourson.

— Capitaine, répondit-il, l’homme qui est de vigie au bossoir de tribord a vu une légère embarcation qui semble filer le long de la côte ; je me suis assuré du fait, et j’ai aperçu, moi aussi, cette embarcation.

— Prenez le petit canot, mon cher Pierre, et allez un peu, avec une dizaine d’hommes, voir quel est ce rôdeur ; je vais, moi, remettre la frégate en route.

Pierre Legrand salua et se retira ; un instant après il était parti, et comme la brise le favorisait, il commençait à la voile une chasse désespérée contre la petite embarcation signalée par la vigie.

Mais alors il se passa quelque chose de singulier ; le canot suspect, au lieu de prendre chasse ainsi qu’on s’y attendait, vira seulement de bord et marcha droit sur l’embarcation flibustière.

Ou c’était une grande audace, ou une stupidité rare de la part de ceux qui montaient cette frêle pirogue.

Pierre Legrand fit préparer les armes et continua d’avancer.

Bientôt les deux embarcations ne furent plus qu’à demi-portée de pistolet.

Au moment où les flibustiers se levaient pour sauter à l’abordage, ils reconnurent que deux hommes seulement, un blanc et un nègre, se trouvaient dans la pirogue.

On jeta un grappin à son bord.

— Qui êtes-vous ? et où allez-vous, demanda Pierre Legrand dans le plus pur castillan.

— Cher seigneur répondit humblement le blanc, tandis que le nègre grelottait de tous ses membres, je suis pilote, j’ai aperçu un grand navire, il y a une heure, j’ai supposé que c’était un bâtiment de Santiago qui venait ici, et je me suis mis en mer pour le piloter dans la passe ; si je me suis trompé, je suis prêt à rentrer dans le port.

— Non pas, diable ! s’écria en riant le jeune homme ; vous ne pouviez venir plus à propos, au contraire, nous avons besoin de vous.

— Mais il me semble, mon estimable capitaine, que vous n’êtes pas…

— Des Espagnols, interrompit Pierre Legrand, pardieu ! nous sommes des ladrones, pour vous servir.

— Jésus ! José ! Maria ! s’écria le pilote ahuri de sa méprise en joignant les mains avec désespoir.

— Rassurez-vous, bonhomme, lui dit amicalement le flibustier, nous ne vous voulons pas de mal, et qui sait ? peut-être est-ce un bonheur pour vous de nous avoir rencontrés ? Allons, vous autres, quatre hommes dans cette pirogue, en double, et attendons la frégate.

Leur attente ne fut pas longue, presqu’aussitôt la Taquine les recueillit. Pierre Legrand monta à bord avec ses prisonniers.

Le nègre était plus mort que vif, rien ne pouvait le rassurer.

Lorsque le jeune homme eut rendu compte à son chef de ce qui s’était passé, celui-ci fit approcher l’Espagnol.

— Tu es pilote ? lui demanda-t-il en le regardant dans les yeux.

— Oui, excellence, pilote, répondit-il humblement, non-seulement dans les îles, mais encore, au besoin, en terre ferme.

— Ah ! ah ! fit Ourson en souriant, puis il reprit : Peux-tu être fidèle ?

— Oui, seigneurie.

— L’entrée de Guantanamo est-elle difficile ?

— Non, seigneurie, il s’agit seulement de tenir droit le milieu du chenal.

— La ville est-elle considérable ?

— Ce n’est qu’un bourg, seigneurie.

— Très-bien ; il y a t-il des soldats ?

— Une cinquantaine, dans un fortin en terre.

— Diable !

— Mais, se hâta d’ajouter le pilote, le fortin n’est pas encore achevé, et les canons ne sont pas venus de Santiago, on les attend incessamment.

— Tant mieux ! voila qui simplifie singulièrement la question ; crois-tu que notre approche ait été signalée ?

— Pour cela, non, seigneurie, je ne vous ai aperçus que depuis une heure à peine et tout le monde dort à poings fermés.

— Maintenant, écoute bien ceci ; tu sais qui nous sommes, n’est-ce pas ? Prends garde à toi : si tu me trompes, tu seras pendu à cette vergue que tu vois là au-dessus de ta tête ; si tu me sers bien, tu auras dix onces d’or ; je ne manque jamais à ma parole ; que préfères-tu ?

— Les dix onces, seigneurie, s’écria vivement le pilote dont les yeux brillèrent de convoitise.

— Bien, marché conclu ; maintenant prends le commandement et fais-nous entrer dans le port.

Le pilote s’inclina et se mit en mesure d’obéir.

L’Espagnol avait bravement pris son parti de sa mésaventure, les dix onces d’or promises si généreusement en avaient fait, temporairement du moins, un séide des Frères de la Côte.

Il les guida avec une adresse extrême dans la passe, et bientôt la frégate se trouva à demi-portée de canon du village, plongé encore dans le silence le plus complet.

Le réveil devait être rude.

Le capitaine laissa tomber l’ancre et fit carguer les voiles ; puis, donnant le commandement de la frégate à Pierre Legrand, il se fit mettre à terre, en ayant soin de prendre le pilote avec lui.

Trois embarcations, montées par une centaine de flibustiers, suivaient celle du capitaine. Les quatre embarcations atteignirent le rivage en quelques coups d’aviron.

Ourson, de crainte de surprise, dès qu’elles eurent débarqué leur monde, leur ordonna de se tenir au large ; puis se tournant vers le pilote :

— Quelles sont les autorités du village ? lui demanda-t-il.

— Il n’y en a qu’une seule, seigneurie, répondit-il, un alcade.

— Bien, où demeure-t-il ?

— Là, dans cette grande maison en face de vous.

La grande maison en question était en réalité une masure un peu moins misérable que les autres, voilà tout.

— De mieux en mieux, reprit Ourson ; cet alcade est-il brave ?

— J’ignore s’il est brave, seigneurie, je sais seulement que c’est un homme avare, méchant et détesté de tout le monde ; mais il est le neveu du gouverneur de Santiago, et il fait ce qu’il veut.

— Tiens ! fit Ourson en riant, est-ce que je serais appelé à mon insu à jouer ici le rôle de la Providence, ce serait drôle !

— Oh ! seigneurie, s’écria le pilote d’un ton suppliant, le pays serait bien heureux d’être délivré de ce méchant homme ! il n’y a pas d’atrocité qu’il ne commette journellement

— Ah ! bah ! Eh bien ! je vais aller de ce pas lui dire bonjour, à ce digne alcade ; quant à toi, suis-moi et ne crains rien.

La maison de l’alcade n’était qu’à quelques pas de la plage.

Ourson la fit entourer, puis tirant un pistolet de sa ceinture il le déchargea dans la serrure, qui vola en éclats.

Mais la porte ne s’ouvrit pas, elle était solidement barricadée à l’intérieur.

— Il paraît que nous avons affaire à un homme prudent, dit le capitaine tout en rechargeant son pistolet ; deux coups de hache là-dedans.

Au même instant une fenêtre s’ouvrit et un homme en costume de nuit, armé d’une longue arquebuse, montra son visage pâle et effaré en criant d’une voix stridente.

— Ah ! misérables ! vous voulez m’assassiner ! attendez ! attendez !

— Faites taire ce braillard, dit froidement Ourson.

Un coup de fusil fut tiré, et l’arquebuse brisée par la balle tomba à terre.

L’alcade avait littéralement fait le plongeon dans l’intérieur de la chambre.

Cependant les coups de feu et les coups de hache contre la porte avaient donné l’éveil aux habitants ; les portes s’entr’ouvraient timidement ; des visages pâles aux yeux clignotants apparaissaient dans l’entre-baillement ; mais personne ne se hasardait à sortir.

La porte avait cédé sous les coups répétés d’un vigoureux Frère de la Côte.

— Amenez ce drôle ici, ordonna Ourson, et vous autres, dit-il à ses gens, formez vos rangs et ayez l’œil au guet.

L’alcade parut ; le pauvre diable était à moitié nu, en chemise et en caleçon ; il tremblait de tous ses membres, encore plus de terreur que de froid, bien que la brise fût assez piquante ; car les nuits sont très-fraîches dans ces parages ; les deux flibustiers qui l’amenaient ne lui épargnaient pas les coups de crosses pour accélérer sa marche.

— Vous êtes l’alcade ? lui dit brusquement Ourson.

— Oui, seigneurie répondit-il d’une voix étranglée.

— Attachez-lui les mains et mettez-lui des mèches soufrées entre les doigts ; à mon premier signe vous les allumerez.

Cet ordre fut exécuté avec une rapidité et une adresse qui témoignaient de la longue expérience que possédaient les flibustiers.

L’alcade comprit de quoi il s’agissait, sa terreur redoubla.

— Maintenant, répondez et surtout prenez garde de me tromper, il vous en cuirait, dit Ourson avec un mauvais sourire, en lui touchant les mains du bout du doigt.

— Interrogez, seigneurie, répondit-il aussitôt.

— Votre village est en mon pouvoir, vous et tous les habitants vous êtes mes prisonniers, il s’agit de vous racheter.

— Hélas ! nous sommes bien pauvres.

— Peut-être vous avez ici des dépôts de viandes et de céréales ? où sont ces dépôts ?

— Monseigneur, sur la part que j’espère obtenir en paradis, je vous jure que tous les dépôts sont vides.

— Où sont-ils ?

— Là, répondit-il en désignant deux vastes hangards en planches.

— Voyez, dit laconiquement Ourson.

Une vingtaine de flibustiers se détachèrent ; au bout d’un quart d’heure ils revinrent.

— Vides, dit un d’eux.

— Il n’y en a pas d’autres ? demanda Ourson à l’alcade.

— Pas d’autres, murmura-t-il.

— Seigneurie, je vous le jure sur la part…

— C’est bon, c’est bon, reprit le capitaine nous savons cela ; prenez garde.

— Mais, seigneurie, je vous certifie, reprit l’alcade qui commençait à se rassurer.

Mais tout à coup il fit un brusque mouvement en arrière.

— C’est le diable ! s’écria-t-il.

Il venait d’apercevoir le pilote qui jusque-la, était demeuré confondu dans la foule des Frères de la Côte.

— Cet homme vous trompe, seigneurie, dit vivement le pilote et il vous trompe sciemment.

— Expliquez-vous.

— Les magasins sont vides, c’est vrai ; mais c’est parce qu’il s’est emparé, malgré les légitimes propriétaires, de toutes les marchandises qu’ils contenaient, pour les mettre dans des magasins à lui et les vendre à son profit.

— Est-ce vrai ? dit Ourson, en interrogeant la foule toujours grossissante des habitants qui, bien que se tenant à distance, s’étaient cependant enhardis à sortir de leurs maisons, en voyant que les flibustiers ne semblaient pas avoir de mauvaises intentions contre eux.

— C’est vrai, seigneurie, répondirent-ils d’une seule voix.

— Ainsi cet homme, qui par sa position devrait être votre protecteur et votre défenseur, vous vole et vous persécute, au contraire ?

— Il nous affame, enlève tout ce que nous possédons, et si nous osons lui adresser une plainte, il fait mettre les plaignants à la torture.

— Où sont les magasins de cet homme ?

— Seigneurie ! dit l’alcade en gémissant.

— Silence, misérable ! s’écria Ourson d’une voix terrible.

— Les magasins sont derrière sa maison, dit le pilote, ils regorgent, seigneurie, non-seulement de viande de bœuf boucanée, de porc salé et de céréales, mais encore de vin et de liqueurs.

— C’est bien ; justice sera faite de cet homme. Écoutez tous : je pourrais vous imposer une rançon, je ne le veux pas ; la seule chose que j’exige de vous, c’est que vous aidiez à l’embarquement de ces provisions dont j’ai besoin ; mais comme je ne veux pas vous faire tort de ce qui vous appartient à vous, qui êtes pauvres, je vous abandonne le pillage de cette maison, et de plus vous recevrez cinq mille piastres que vous vous partagerez.

De formidables acclamations de joie répondirent à ce discours du capitaine ; pourtant les acclamations les plus joyeuses furent poussées par les soldats qui s’avançaient d’un air formidable sous les ordres d’un alferez ; mais en voyant ce dont il s’agissait ils abandonnèrent leurs armes et se débandèrent en laissant leur officier se tirer d’affaire comme il pourrait.

L’alferez était un brave soldat ; la lâcheté de ses hommes l’indigna et lui fit monter le rouge au visage.

Un instant il demeura immobile, les sourcils froncés, regardant d’un air de mépris ceux dont il avait le commandement, se précipiter ainsi sans vergogne au pillage ; mais cette hésitation n’eut que la durée d’un éclair.

Il se redressa fièrement et s’avança d’un pas assuré vers Ourson.

Celui-ci le regardait venir ; un sourire bienveillant se jouait sur ses lèvres.

— Señor, capitaine, où quel que soit votre titre, caballero, lui dit l’officier en le saluant avec une courtoisie hautaine, je ne viens pas me rendre à vous.

— Que venez-vous donc faire alors ? lui demanda Ourson dont l’œil étincela.

— Seul, toute résistance m’est impossible, reprit froidement l’officier, je viens protester hautement au nom de mon pays contre l’inqualifiable aggression dont nous sommes victimes ; quant à mon épée, ajouta-t-il en la tirant du fourreau et l’élevant au-dessus de sa tête…

— Arrêtez, lieutenant, lui dit le flibustier en prenant son épée et la remettant au fourreau, tandis que l’officier le laissait faire, en proie à la plus vive surprise ; vous êtes un brave soldat, si le gouvernement que vous servez en comptait beaucoup comme vous, nous ne serions, nous, peut-être pas aussi forts ; gardez votre épée, si vous la perdiez je serais contraint de vous donner la mienne, et je vous avoue que j’y tiens beaucoup.

Ces paroles furent dites avec un tel accent de bienveillante sympathie que, malgré lui, l’officier se sentit ému.

— Quels hommes êtes-vous donc, vous autres ? murmura-t-il.

— Nous sommes des hommes, répondit Ourson, avec intention ; mais retirez-vous, lieutenant il va se passer ici des choses que vous ne devez pas voir.

— Capitaine, est-ce que ce pauvre homme…, dit l’officier d’un ton suppliant en désignant l’alcade.

— Ne vous occupez pas de lui, n’intercédez pas en sa faveur, interrompit vivement Ourson ; c’est un misérable ; il est condamné.

L’alcade sentit à cette parole son sang se glacer dans ses veines.

L’officier comprit que toute prière serait inutile ; il s’éloigna lentement d’un air pensif, bientôt il disparut à l’angle d’une rue.

Cependant toute la population du village s’était mise à l’œuvre avec un empressement qui témoignait de son désir de gagner la récompense promise, et d’être le plus tôt possible délivrée des audacieux envahisseurs qui la tenaient sous le feu de ses canons et de ses fusils.

La vue des détachements de l’Olonnais et du Poletais, dont Ourson avait ordonné la concentration lorsqu’il avait acquis la certitude qu’il n’avait aucune résistance à redouter, avait encore décuplé l’ardeur générale, en prouvant aux habitants du port de Guantanamo, que rien, sinon une obéissance complète, pouvait les sauver.

Les habitants étaient tous pêcheurs, chacun avait son embarcation ; tandis que les uns transportaient les marchandises sur la plage, d’autres les embarquaient, et les derniers enfin les conduisaient à bord de la frégate.

Pierre Legrând était émerveillé de la quantité considérable de provisions qui affluaient à bord ; c’était une inondation, un déluge, il avait peine à suffire à l’embarquement.

En moins de trois heures tout fut hissé a bord de la frégate et arrimé dans les soutes ; la frégate avait maintenant des vivres pour plus de six mois : c’était prodigieux !

Le capitaine assistait calme, froid, impassible à ce transbordement.

Lorsque le dernier ballot fut enfin embarqué, et qu’il ne resta absolument rien dans les magasins du malencontreux alcade, qui assistait d’un air affolé à cet immense désastre, qui engloutissait toute sa fortune, Ourson fit sonner un appel de trompettes.

Les habitants se groupèrent tumultueusement autour des flibustiers.

— Habitants, dit le capitaine, vous avez jusqu’à présent travaillé pour moi, ce dont je vous remercie ; maintenant travaillez pour vous, sus à cette maison, je vous l’abandonne.

Les Espagnols ne se firent pas répéter l’invitation, ils se ruèrent sur la maison qu’ils envahirent et qui bientôt regorgea de pillards acharnés, brisant les meubles et sondant les murs et les cloisons.

Lorsqu’enfin il ne resta plus de la maison que les quatre murs, Ourson y fit mettre le feu, et comme elle était construite en bois de cèdre, elle flamba bientôt d’une façon très-réjouissante à voir.

Le capitaine prit alors des mains d’un flibustier une lourde sacoche qu’il avait envoyer chercher à bord de la frégate, et remettant aux mains d’un habitant notable cette sacoche pleine d’or :

— Vous voila payés ; je ne vous dois plus rien, n’est-ce pas ? dit-il d’une voix haute et ferme en s’adressant à la foule.

— Si, capitaine, répondit l’homme auquel il avait remis la sacoche, vous nous devez encore quelque chose.

— Que vous dois-je donc ?

— Justice.

— Justice ?

— Oui capitaine, répondit l’Espagnol ; cette justice, vous nous l’avez promise.

— Je ne vous comprends pas.

— Cet homme, qui si longtemps a été pour nous le plus terrible des oppresseurs, reprit l’Espagnol en désignant l’alcade, ce misérable qui nous a abreuvés d’avanies, nous a spolié sans pudeur et torturés selon son caprice, le rendrez-vous donc à la liberté, pour que, vous parti, il relève la tête et nous fasse payer par d’horribles vexations, les faits qui, par votre ordre et sous la pression de vos forces militaires, se sont passés aujourd’hui ; cela serait-il juste ? Répondez capitaine ; nous avons foi en votre parole comme vous avez eu foi en la nôtre ; nous avons loyalement accompli notre tâche, à vous maintenant d’accomplir la vôtre.

— Soit ! reprit le capitaine d’une voix profonde ; mais cet homme ne peut mourir ainsi : il serait assassiné ; il doit être jugé ; vous-mêmes serez ses juges.

— Que son sang retombe sur notre tête.

— Vous êtes bien résolus ?

— Oui, cria la foule.

— Bien ! maintenant répondez ; quels crimes imputez-vous à cet homme ?

— L’avarice poussée jusqu’à la cruauté, la simonie et le mensonge.

— Le croyez-vous coupable ?

— Nous l’affirmons.

— Quel châtiment mérite-t-il ?

— La mort ! hurla d’une seule voix la population. haletante de haine et de colère.

— Que votre volonté soit faite ; cet homme va mourir ; priez pour son âme afin que Dieu la prenne en pitié.

Mais une tempête de cris, de huées et de maledictions répondirent seuls à ces dernières paroles.

Le capitaine fit un signe.

En quelques minutes une potence fut improvisée et hissée sur la plage, en face des ruines fumantes de la maison.

Le malheureux alcade fut saisi, garotté et on lui passa la corde au cou ; mais il n’avait plus conscience de ce qui se passait autour de lui, et ce ne fut qu’une masse inerte, demi-morte déjà, qui fut hissée a la potence, aux cris de joie de la population tout entière.

Par l’ordre d’Ourson, un écriteau avait été placé sur la poitrine du supplicié.

Sur cet écriteau étaient écrits en espagnol et en français ces mots, qui expliquaient la sentence d’une manière terrible :

PENDU, NON COMME ESPAGNOL MAIS COMME VOLEUR
OURSON TÊTE-DE-FER.

Lorsque les dernières convulsions de l’agonie se furent éteintes et que le cadavre eut repris l’immobilité dont il ne devait plus sortir, le capitaine salua la foule et se dirigea vers la plage.

Quelques minutes plus tard, les flibustiers avaient regagné leur bord.

Lorsque là frégate fut sortie du port, Ourson appela le pilote :

— Ce pays n’est pas bon pour vous, lui dit-il, suivez-moi mon expédition terminée, je vous débarquerai où il vous plaira, et vous serez riche pour le reste de vos jours ; cette proposition vous convient-elle ?

— Oui, capitaine, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que vous me fournirez les moyens de passer en Europe, en France ; en Amérique, comme en Espagne ma vie ne serait pas en sûreté.

— C’est bien, vous avez ma parole, servez-moi loyalement et vous n’aurez pas à vous repentir de l’engagement que nous contractons l’un envers l’autre.

— Je vous suis dévoué, capitaine.

La frégate poussée par une bonne brise, ne tarda pas à perdre de vue les côtes élevées de l’île de Cuba et elle se dirigea en se couvrant de voiles vers la ville de Carthagène, que son capitaine avait une si vive impatience d’atteindre.