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I

Où le lecteur fait connaissance avec le capitaine Ourson-Tête-de-Fer.

Le vendredi 13 septembre 16…, entre sept et huit heures du soir, l’auberge de l’Ancre-Dérapée, située sur la plage même, presque en face du débarcadère à Port-Margot, et le rendez-vous habituel des flibustiers et des boucaniers de la Tortue, flambait comme une fournaise dans la nuit sombre, et laissait échapper par ses fenêtres ouvertes à la brise de mer, un bruit assourdissant de cris, de rires, de chants et de bris de vaisselle cassée.

Une foule considérable, composée d’habitants, de boucaniers, de flibustiers, d’engagés, de femmes, d’enfants et même de vieillards, se pressait curieusement aux portes et aux fenêtres de l’auberge, sans souci des plats, des verres et des bouteilles qui, de l’intérieur, pleuvaient presque sans interruption sur elle, et mêlait ses applaudissements, joyeux à la gaieté frénétique des vingt-cinq on trente convives assis autour d’une immense table ronde, dans la grande salle.

C’était fête, ce soir-là, à l’Ancre-Dérapée, fête à la boucanière, sans frein et sans limite, où l’ivresse empourprait tous les visages, mettait l’éclair dans tous les yeux et la folie dans toutes les têtes.

Le capitaine Ourson Tête-de-Fer, l’un des plus redoutables boucaniers de l’île de la Tortue, avait le matin même enrôlé un équipage de quatre cent soixante-treize Frères de la Côte, choisis avec un soin tout particulier parmi les plus redoutables flibustiers qui se trouvaient alors à Port-Margot, à Port-de-Paix, ou à Léogane ; et la nuit même, au flot, son navire, la Taquine, devait quitter le mouillage de Port-Margot et faire voile pour une destination inconnue.

Mais le capitaine, avant son départ, avait voulu réunir tous ses vieux amis dans un dernier repas et les plus célèbres chefs de la flibuste, assis à sa table, trinquaient avec un indicible enthousiasme au succès de la mystérieuse expédition d’Ourson Tête-de-Fer.

Là se trouvaient réunis Monbarts l’Exterminateur, le beau Laurent, Michel le Basque, Vent-en-Panne, Grammont, Pitrians, l’Olonnais, Alexandre Bras-de-Fer, David, Pierre Legrand, le Poletais, Drack, Rock le Brésilien, et tant d’autres Frères de la Côte, non moins illustres et non moins redoutables.

M. d’Ogeron, gouverneur, pour S. M. Louis XIV, de l’île de la Tortue et de la partie française de Saint-Domingue, occupait la place d’honneur ; il avait à sa droite le capitaine Ourson, à sa gauche Pierre Legrand, jeune homme de vingt-cinq ans, aux traits fins et distingués, le commandant en second de l’expédition projetée.

Quant aux autres boucaniers, ils s’étaient assis au hasard.

Une nuée d’engagés, pauvres diables à peine vêtus d’un caleçon et d’une chemise de toile en lambeaux tachée de graisse et de sang, circulait avec une prestesse et un silence de spectres autour des convives, faisant sans cesse passer les plats, les assiettes et les brocs de vin, que la plupart du temps, en manière de plaisanterie, les flibustiers leur jetaient à la tête, après les avoir vidés, bien entendu.

C’est que, dans l’opinion des Frères de la Côte, qui, pour la plupart, avaient fait ce rude apprentissage, un engagé n’était guère qu’une bête de somme, sur laquelle ils avaient le droit de vie et de mort, pendant les cinq longues années que durait son esclavage.

Le capitaine Ourson Tête-de-Fer, ainsi qu’on le nommait, faute de savoir son nom véritable, était à cette époque un homme de trente à trente-deux ans au plus, d’une taille presque colossale et d’une vigueur remarquable.

Ses traits réguliers, d’une beauté peu commune, rehaussés par deux yeux noirs remplis d’éclairs, avaient un indicible cachet de distinction et une expression d’énergie à laquelle la longue barbe noire et touffue, qui couvrait tout le bas de son visage et tombait en éventail jusque sur sa poitrine, donnait un caractère étrange et fatal. Son geste était sobre et élégant, sa démarche noble, sa voix d’un timbre pur et harmonieux.

De même que le plus grand nombre des Frères de la Côte, il y avait dans sa vie un secret qu’il cachait soigneusement.

Nul ne savait qui il était, d’où il venait ; tout en lui, jusqu’à son nom, était un mystère.

On ne connaissait de sa vie que ce qui s’en était écoulé depuis son arrivée à la Côte.

Bien que très-courte, cette histoire était sombre et lamentable.

Cet homme avait, pendant plusieurs années, souffert des douleurs atroces, sans que jamais une plainte fût sortie de ses lèvres, sans qu’un seul instant il se fût laissé terrasser par une infortune imméritée.

Contrairement aux autres boucaniers, il vivait seul.

Jamais il n’avait voulu consentir à se lier intimement avec personne, ni contracter cette association fraternelle nommée matelotage à la Côte, et qui rendait les flibustiers si redoutables à leurs ennemis.

En somme, c’était un homme supérieur, et, comme on dirait aujourd’hui, un excentrique.

Nous citerons deux preuves à l’appui de ce que nous avançons.

La première témoignait d’une audace peu commune pour l’époque de superstition où il vivait : il n’avait pas craint d’appareiller un vendredi et un treize, avec un équipage de quatre cent soixante-treize hommes.

La seconde était plus singulière encore : en quelque lieu que le capitaine allât, il était constamment suivi par deux venteurs, ou chiens courants, et deux sangliers sauvages d’une férocité extraordinaire, qui cependant vivaient entre eux en parfaite intelligence et lui avaient voué un attachement à toute épreuve.

En ce moment même, assis au milieu de ses convives, il avait, couchés à ses pieds, ses quatre inséparables compagnons, et ne manquait pas à chaque instant de leur faire passer sous la table les reliefs des meilleurs morceaux servis sur son assiette.

Le capitaine Ourson Tête-de-Fer étant un des principaux personnages de cette histoire, nous dirons en quelques mots ce qui lui était arrivé depuis son débarquement sur la Côte.

Cinq ou six ans avant l’époque où commence notre histoire, un navire, venant de Dieppe, arriva à Port-Margot.

Ce navire était chargé de marchandises de toutes sortes nécessaires aux colonies ; il avait, en outre, à son bord, quatre-vingt-cinq engagés, hommes et femmes, que les délégués de la Compagnie des Indes avaient raccolés en France et enrôlés à des prix dérisoires, soi-disant pour exercer leurs métiers aux colonies, tels que maçons, charpentiers, charrons, peintres, médecins même ; Olivier Oexmelin qui devint plus tard l’historien des Frères de la Côte, s’était engagé comme chirurgien à Paris ; en débarquant à la Côte il fut vendu, et demeura trois ans esclave de l’un des plus féroces flibustiers de Saint-Domingue.

Selon la coutume, malgré leurs réclamations, les pauvres diables dont nous parlons, furent, dès le lendemain de leur débarquement, vendus à l’encan et adjugés, pour un laps de trois ans, aux habitants et aux boucaniers qui se présentèrent comme acquéreurs.

L’un de ces engagés, garçon de bonne mine, âgé de vingt-six à vingt-sept ans, voulut protester contre l’acte inique dont il était si lâchement victime ; mais il s’aperçut bien vite qu’il n’avait aucune protection à attendre des autorités de l’île ; que ses réclamations n’excitaient que des rires moqueurs et de grossières plaisanteries.

Il baissa donc la tête, se résigna, en apparence du moins, et suivit silencieusement son nouveau maître.

Celui-ci était un boucanier du Grands-Fond nommé Boute-Feu ; homme sans éducation, brutal et d’un naturel méchant, qui se plut sans aucun motif à accabler son nouvel engagé de mauvais traitements, lui imposant des fardeaux au-dessus de ses forces, le battant sans raison autre que son bon plaisir, ne lui donnant à manger que les restes dédaignés par ses chiens.

L’engagé souffrit tout sans se plaindre, opposa la patience à la cruauté et redoubla d’efforts pour satisfaire le maître impitoyable entre les mains de qui son malheureux destin l’avait fait tomber.

Le boucanier, loin d’être attendri par tant de résignation, ne vit dans cette douceur et cette docilité qu’une espace de bravade et redoubla ses vexations, n’attendant qu’une occasion pour en finir avec cet homme que rien ne semblait pouvoir pousser à la révolte.

Un jour que, par une chaleur torride, le pauvre diable, pliant sous le poids de trois peaux de taureau, toutes fraîches encore et qu’il portait sur ses épaules depuis plusieurs heures, ne le suivait qu’avec peine, Boute-Feu lui adressa les plus sanglants reproches, et transporté de colère par le silence obstiné que l’engagé opposait à ses injures, il lui asséna un coup de crosse de fusil sur la tête et le renversa sanglant à ses pieds.

Au bout d’un instant, voyant que l’engagé ne donnait plus signe de vie, Boute-Feu crut l’avoir tué, et, sans s’en inquiéter davantage, il se chargea lui-même des peaux, le laissa là, et reprit tranquillement le chemin de sa demeure.

À ceux qui par hasard lui demandèrent ce que son engagé était devenu, il répondit simplement qu’il était marron.

L’affaire en resta là et il ne fut plus question de l’engagé.

Marron est un mot espagnol qui signifie bête fauve ou sauvage ; les boucaniers s’en servaient pour faire entendre que leurs serviteurs ou leurs chiens s’étaient sauvés.

Cependant le malheureux engagé n’était pas mort, il n’était même pas blessé dangereusement ; à peine son maître s’était-il éloigné, qu’il ouvrit les yeux, se releva, et, quoique bien faible, il essaya cependant de le suivre.

Mais, arrivé depuis peu de temps en Amérique, l’engagé n’avait pas encore l’habitude du désert ; il ignorait complétement le moyen de se diriger sûrement à travers ces immenses océans de verdure ; il se perdit dans les bois, et erra ainsi pendant quelques jours, sans parvenir à se reconnaître ni à gagner le bord de la mer ; s’il avait réussi à se rapprocher du rivage, il aurait été sauvé ; chaque pas qu’il faisait l’éloignait au contraire davantage de la route, qu’il cherchait vainement au milieu d’inextricables fourrés.

La faim commençait à le presser ; il mangea toute crue de la viande qu’il portait, car il n’avait rien pour faire du feu.

La position de ce malheureux était d’autant plus horrible qu’il ignorait complètement les moyens de subvenir à son existence.

Un seul ami lui était resté fidèle dans sa détresse ; cet ami était un des chiens de son maître qui n’avait pas voulu l’abandonner et que de guerre lasse Boute-Feu avait fini par laisser en arrière, sans plus s’en occuper que de son engagé, dont il se croyait débarrassé à tout jamais.

Ce fut alors que, poussé à bout par le désespoir et la nécessité, se révéla le caractère résolu, l’énergie indomptable de cet homme qui, blessé et privé de tout secours, au lieu de se laisser abattre par la douleur et de s’abandonner soi-même, se raidit au contraire contre l’adversité et entreprit bravement de lutter jusqu’au bout pour sauver sa vie.

Ses journées se passaient en marches et contre-marches continuelles dans les bois ; il ne savait où il allait, mais il nourrissait toujours l’espoir de percer enfin les épaisses murailles de verdure qui l’enserraient de toutes parts et de retrouver sa route.

Souvent il montait au sommet des montagnes ; de là il apercevait la mer.

Son courage renaissait à cette vue, il se hâtait de redescendre dans la plaine ; mais la première sente de bête fauve qu’il rencontrait lui faisait perdre bientôt, malgré lui, la direction qu’il voulait suivre.

Tout en marchant à travers bois, son chien guettait sans cesse le gibier sauvage et chassait pour lui ; lorsqu’ils avaient pris quelque chose, maître et venteur partageaient fraternellement le gibier et le mangeaient cru.

Peu à peu l’engagé s’accoutuma à ce régime ; cette viande crue lui parut presque savoureuse ; il finit par reconnaître les remises du gibier ; la chasse devint plus productive ; bientôt il eut des auxiliaires dans de jeunes chiens sauvages et de jeunes sangliers qu’il trouva, qu’il instruisit, et dont le secours lui fut au bout de quelque temps très-utile.

Depuis quatorze mois environ, il menait cette existence extraordinaire, qu’il avait presque perdu l’espoir de voir finir un jour, lorsqu’il se trouva un matin à l’improviste, face à face, avec une troupe de boucaniers français.

Ceux-ci furent d’abord surpris et presque effrayés en l’apercevant ; il est vrai que son apparence n’offrait rien d’attrayant ni même de rassurant.

Il avait les cheveux et la barbe d’une longueur extraordinaire ; son vêtement se composait d’un reste de caleçon et d’un lambeau de chemise qui le couvraient tant bien que mal ; ses traits étaient hâlés, sa physionomie farouche ; un morceau de viande crue pendait à sa ceinture ; trois chiens et deux sangliers, d’apparence aussi sauvage que lui, le suivaient pas à pas.

Pourtant, le premier moment de surprise et d’hésitation passée, on s’expliqua.

L’engagé raconta franchement et naïvement son histoire ; quelques-uns des boucaniers le reconnurent et s’intéressèrent à lui.

Séance tenante, ils s’assemblèrent en conseil.

Après mûre délibération, ils déclarèrent que Boute-Feu avait abusé des droits que la coutume de la Côte lui donnait sur son engagé ; que, par ses mauvais traitements continuels et surtout son abandon odieux il avait tacitement renoncé aux services de celui-ci et rompu son engagement ; que, par conséquent, il était déchu de tous ses droits sur lui, et que l’engagé, libre de fait, devait de droit être déclaré tel.

Cette résolution prise à l’unanimité, on l’exécuta sur-le-champ : Ourson, tel fut le nom dont on baptisa gaiement notre héros, et qu’il accepta de bonne grâce ; car en vérité, il ressemblait bien plus à un ours qu’à un homme ; Ourson fut reçu Frère de la Côte, et admis à jouir de tous les privilèges des boucaniers et des flibustiers.

Les nouveaux amis de l’ex-engagé ne s’en tinrent pas là ; ils lui donnèrent des vêtements, des armes, de la poudre, du plomb, et le menèrent avec eux à Port-Margot, puis renouvelèrent leur déclaration devant le gouverneur, M. d’Ogeron, et la firent sanctionner par lui, malgré la vive opposition de Boute-Feu, qui s’obstinait à revendiquer ses droits, et soutenait que son engagé n’avait été ni frappé ni abandonné par lui, mais s’était sauvé par malice, et s’était fait marron, dans le but de lui nuire.

Malheureusement pour Boute-Feu, sa réputation de cruauté était si bien établie à Port-Margot et lieux circonvoisins, que M. d’Ogeron, sans vouloir l’entendre, le renvoya en le menaçant d’un châtiment exemplaire si, à l’avenir, il ne traitait pas ses engagés avec plus d’humanité.

Le boucanier se retira la tête basse, sans oser répondre, mais en roulant dans sa tête des projets de vengeance.

Il est vrai que son ex-engagé s’inquiétait fort peu des menaces de son ancien maître, maintenant qu’il était libre et qu’il avait le droit de se défendre.

Quelques jours plus tard, Ourson s’embarquait sous les ordres de Montbarts l’Exterminateur.

Il fit ainsi plusieurs expéditions en compagnie des chefs les plus renommés de la flibuste, et en peu de temps non-seulement il acquit des richesses assez considérables, mais encore il obtint, grâce à son audace, sa témérité et surtout son intelligence, une grande réputation parmi les Frères de la Côte.

Depuis qu’il avait été déclaré libre, jamais Ourson n’avait fait allusion aux souffrances horribles qu’il avait endurées pendant son esclavage, jamais le nom de Boute-Feu n’avait passé sur ses lèvres ; si parfois devant lui on avait parlé du féroce boucanier, toujours il s’était abstenu de se mêler à la conversation, soit pour blâmer, soit pour applaudir, bien que souvent on lui eût demandé son avis ; du reste, depuis plus de deux ans que ces événements s’étaient passés, les deux hommes ne s’étaient jamais retrouvés face à face.

Cette histoire vieille déjà, surtout dans un pays où chaque jour amenait des nouvelles aventures, était presque oubliée, et ceux qui, dans le premier moment, s’étaient attendus à une éclatante vengeance de la part du nouveau flibustier, commençaient à hocher la tête d’un air de doute, si parfois on leur parlait de la haine implacable de ces deux hommes, lorsqu’un soir le hasard se plut à réunir Boute-Feu et son ancien engagé à l’auberge de l’Ancre-Dérapée.

Voici comment la chose arriva.

Deux ou trois jours auparavant, un navire flibustier, commandé par Michel le Basque, était rentré chargé d’or et de prisonniers, après une croisière d’un mois dans les débouquements du golfe du Mexique ; six navires espagnols, surpris par les corsaires de la Tortue, avaient été pris à l’abordage, pillés, puis, selon la coutume, brûlés en mer.

Aussitôt le navire ancré à Port-Margot, les prisonniers avaient été débarqués, puis on avait procédé au partage des dépouilles.

Les flibustiers, leurs parts de prise touchées, s’étaient hâtés, comme toujours, de les gaspiller dans de folles orgies.

Ces hommes n’estimaient l’or qu’en raison des jouissances qu’il leur procurait.

Le jeu surtout était leur passion favorite ; ils s’y livraient avec une rage et une frénésie indicibles, risquant des sommes énormes sur un coup de dé, et, le plus souvent, ne quittant la partie que lorsqu’ils avaient perdu leur or, leurs vêtements et souvent même jusqu’à leur liberté.

Depuis l’arrivée du navire de Michel le Basque, on jouait partout à Port-Margot dans les rues et sur les places, sur des tonneaux renversés, dans les auberges, dans la maison même de M. d’Ogeron, le gouverneur ; des querelles surgissaient de toutes parts, et le sang coulait à flots ; sages et fous subissaient l’influence de cette espèce de delirium tremens presque aussi terrible et aussi homicide que l’autre.

Seul peut-être de tous les Frères de la Côte, le capitaine Ourson avait échappé à cette folie d’une population entière ; il méprisait le jeu, qu’il considérait comme une passion honteuse.

Ses amis l’avaient souvent raillé sur ce qu’ils nommaient son puritanisme ; mais toujours il était demeuré inébranlable, et rien n’avait pu le faire sortir de la réserve qu’il s’était imposée.

Le soir dont nous parlons, vers sept heures, au moment où le soleil commençait à disparaître derrière les flots bleus de l’Atlantique, le capitaine, sourd aux rumeurs de la ville, se promenait nonchalamment sur la plage, le cigare à la bouche, la tête penchée sur la poitrine, les bras derrière le dos, et suivi pas à pas par ses chiens et ses sangliers.

— Holà ! lui cria tout à coup une voix joyeuse, que fais-tu donc là, rêveur endiablé, lorsque toute la ville est en liesse ?

Le capitaine releva la tête et tendant, avec un sourire, la main à son interlocuteur, un des chefs les plus renommés de la flibuste :

— Tu le vois, mon cher Vent-en-Panne, répondit-il, je me promène en admirant le coucher du soleil.

— Beau plaisir ! dit en riant le flibustier. Viens plutôt avec moi, au lieu de rester ici errer seul, comme une âme en peine, sur la plage.

— Que veux-tu, cher ami, chacun prend son plaisir où il le trouve.

— Je n’ai rien à redire à cela ; mais pourquoi refuses-tu de m’accompagner ?

— Je ne t’ai pas refusé encore ; cependant, si cela t’est égal, je n’irai pas avec toi : tu vas jouer et, tu le sais, je déteste le jeu.

— Cela t’empêche-t-il de regarder jouer les autres ?

— Nullement, mais ce spectacle m’attriste.

— Tu es fou ! Écoute : il paraît qu’il y a, en ce moment, à l’Ancre-Dérapée, un riche boucanier du Grand-Fond ou de l’Artibonite, je ne-sais pas au juste, qui joue avec une chance de possédé : on dit qu’il a déjà mis à sec plus de la moitié de l’équipage de Michel le Basque.

— Que veux-tu que je fasse à cela, cher ami ? dit Ourson en riant. Je ne pense pas qu’il me soit possible de changer cette chance.

— Peut-être.

— Comment cela ?

— Écoute, Ourson tout à l’heure, en t’apercevant, il m’est venu une idée : mon intention est de jouer contre cet homme ; viens avec moi, tu te tiendras à mes côtés et comme tout ce que tu entreprends te réussit, tu me porteras bonheur et je gagnerai.

— Tu es fou.

— Non, je suis joueur, donc superstitieux.

— Tu y tiens ?

— Je t’en prie.

— Allons donc alors, et à la grâce de Dieu, fit-il en haussant les épaules !

— Merci, dit vivement Vent-en-Panne en lui serrant la main. Pardieu, ajouta-t-il en faisant joyeusement claquer ses doigts, je suis certain de gagner maintenant.

Ourson ne répondit que par un sourire.

Les deux Frères de la Côte se dirigèrent de compagnie vers l’Ancre-Dérapée.