Othon l’archer/2
II
Pour l’intelligence des faits qui vont suivre, il faut que nos lecteurs consentent à remonter avec nous dans le passé.
Il y avait seize ans que le landgrave était marié ; il avait épousé la fille du comte de Ronsdorf, qui avait été tué en 1316, pendant les guerres entre Louis de Bavière, pour lequel il avait pris parti, et Frédéric le Beau d’Autriche, et dont les propriétés étaient situées sur la rive droite du Rhin, au-delà et au pied de cette chaîne de collines appelée les Sept-Monts. La douairière de Ronsdorf, femme d’une haute vertu et d’une réputation intacte, était alors restée veuve avec sa fille unique âgée de cinq ans ; mais, comme elle était de race princière, elle avait soutenu pendant son veuvage la splendeur primitive de sa maison, de sorte que sa suite continua d’être une des plus élégantes des châteaux environnants.
Quelque temps après la mort du comte, la maison de la douairière de Ronsdorf s’augmenta d’un jeune page, fils, disait-elle, d’une de ses amies morte sans fortune. C’était un bel enfant, plus âgé qu’Emma de trois ou quatre ans à peine ; et, dans cette occasion, la comtesse ne démentit point sa réputation de généreuse bonté. Le petit orphelin fut reçu par elle comme un fils, élevé près de sa fille, et partagea avec celle-ci les caresses de la douairière, et cela d’une manière si égale, qu’il était difficile de distinguer lequel des deux était l’enfant de ses entrailles ou l’enfant de son adoption.
Ils grandirent ainsi l’un auprès de l’autre, et beaucoup disaient l’un pour l’autre, lorsqu’au grand étonnement de la noblesse des bords du Rhin, le jeune comte Ludwig de Godesberg, âgé de dix-huit ans alors, fut fiancé à la petite Emma de Ronsdorf, qui n’en avait encore que dix ; seulement il fut convenu entre le vieux margrave et la douairière que les fiancés attendraient cinq ans encore avant d’être époux.
Pendant ce temps, Emma et Albert grandissaient ; l’un devenait un beau chevalier et l’autre une gracieuse jeune fille ; la comtesse de Ronsdorf avait, au reste, surveillé avec un soin extrême les progrès de leur amitié, et reconnu avec plaisir que, si vive que fût leur affection, elle n’avait aucun des caractères de l’amour. Cependant Emma avait treize ans et Albert dix-huit ; leur cœur, comme une rose en bouton, allait s’ouvrir au premier souffle de l’adolescence : c’était ce moment que redoutait pour eux la comtesse. Malheureusement, en ce moment même, elle tomba malade ; quelque temps on espéra que la force de la jeunesse (la comtesse douairière avait à peine trente-quatre ans) triompherait de l’opiniâtreté de la maladie.
On se trompait, elle était mortellement atteinte. Elle le sentit elle-même, fit venir son médecin et l’interrogea avec tant d’insistance et de fermeté, qu’il ne put se refuser à lui dire que la science des hommes était insuffisante, et qu’il n’y avait plus pour elle de secours à attendre que du ciel. La comtesse reçut cette nouvelle en chrétienne, fit venir Albert et Emma, leur ordonna de s’agenouiller devant son lit, et, la voix basse, et sans autre témoin que Dieu, elle leur révéla un secret que personne n’entendit. Seulement on remarqua avec étonnement qu’à l’heure de l’agonie, au lieu que ce fût la mourante qui bénît les enfants, ce furent les enfants qui bénirent la mourante, et qu’ils eurent l’air de lui pardonner d’avance sur la terre une faute dont elle allait sans doute recevoir l’absolution dans le ciel.
Le même jour où cette confidence avait été faite, la comtesse trépassa saintement, et Emma, qui avait encore une année à attendre avant de devenir de fiancée épouse, alla passer cette année au couvent de Nonenwerth, bâti au milieu du Rhin, sur l’île du même nom, située en face du petit village de Honnef. Quant à Albert, il resta à Ronsdorf, et la douleur qu’il montra de la perte de sa bienfaitrice fut égale à celle qu’il eût éprouvée pour une mère.
Le temps fixé s’écoula, Emma avait atteint sa quinzième année, et elle avait continué de fleurir, au milieu de ses larmes, et dans son île sainte, comme une de ces fraîches roses des eaux qui flottent à la surface des lacs, tout étincelantes de rosée. Ludwig rappela au vieux landgrave l’engagement pris par la douairière et ratifié par sa fille : c’est que depuis un an le jeune homme avait constamment dirigé ses promenades vers le Rolandwerth, jolie colline qui domine le fleuve et du haut de laquelle on voit, étendue au-dessous de soi et coupant le courant comme ferait la proue d’un vaisseau, l’île gracieuse au milieu de laquelle s’élève encore aujourd’hui le monastère devenu une auberge.
Là il passait des heures entières les yeux fixés sur le cloître, car souvent une jeune fille qu’il reconnaissait à son habit de novice qu’elle devait quitter bientôt, venait elle-même s’asseoir sous les arbres qui bordent le Rhin, et là, restait des heures entières immobile et plongée dans une rêverie qui avait peut-être pour cause le même objet qui attirait Ludwig. Il n’était donc pas étonnant que le jeune homme se souvînt le premier que le deuil était expiré et qu’il rappelât au landgrave, que, par un hasard favorable, cette époque correspondait avec celle fixée pour la célébration de son mariage.
Par une espèce de convention tacite, chacun regardait Albert, qui avait alors vingt ans à peine, mais qui s’était toujours fait remarquer par une gravité au-dessus de son âge, comme le tuteur d’Emma ; ce fut donc à lui que le landgrave rappela que l’époque était venue de remplacer les vêtements de deuil par les habits de fête. Albert se rendit au couvent, prévint Emma que le jeune Ludwig réclamait la promesse faite par sa mère. Emma rougit et tendit la main à Albert en lui répondant qu’elle était prête à le suivre partout où il la conduirait.
Le voyage n’était pas long, il n’y avait que la moitié du Rhin à traverser et deux lieues à faire le long de ses rives ; ce n’était donc point le trajet qui devait retarder le moment tant désiré par le jeune comte. Aussi, trois jours après l’expiration de sa quinzième année, Emma, accompagnée d’une suite digne de l’héritière de Ronsdorf, et, conduite par Albert, fut-elle remise aux mains de son seigneur et maître le comte Ludwig de Godesberg.
Deux années, pendant lesquelles la jeune comtesse mit au monde un fils qui fut appelé Othon, s’écoulèrent dans un bonheur parfait. Albert, qui avait trouvé une nouvelle famille, avait passé ces deux années tantôt à Ronsdorf, tantôt à Godesberg, et, pendant ce temps, avait atteint l’âge où un homme de noble race doit faire ses premières armes. Il avait, en conséquence, pris du service comme écuyer parmi les troupes de Jean de Luxembourg, roi de Bohême, l’un des plus braves chevaliers de son époque, et l’avait suivi au siège de Cassel, où il était venu donner bonne aide au roi Philippe de Valois, qui avait entrepris de rétablir le comte Louis de Crécy dans ses États, dont il avait été chassé par les bonnes gens de Flandre.
Il s’était donc trouvé à la bataille où ceux-ci furent taillés en pièces sous les murs de Cassel, et, pour son coup d’essai, il avait fait une telle déconfiture de vilains, que Jean de Luxembourg l’avait nommé chevalier sur le champ de bataille. La victoire avait, au reste, été si décisive, qu’elle avait terminé la campagne du coup, et que la Flandre se trouvant pacifiée, Albert était revenu au château de Godesberg, tout fier qu’il était de montrer à Emma sa chaîne d’or et ses éperons.
Il trouva le comte absent pour le service de l’empereur ; les Turcs avaient fait une invasion en Hongrie, et, à l’appel de Louis V, Ludwig était parti avec son frère d’armes le comte Karl de Hombourg ; il n’en fut pas moins bien reçu au château de Godesberg, où il demeura près de six mois. Au bout de ce temps, fatigué de son inaction et voyant les souverains de l’Europe assez tranquilles entre eux, il était parti pour guerroyer contre les Sarrasins d’Espagne, à qui Alphonse XI, roi de Castille et de Léon, faisait la guerre. Là il avait fait des prodiges de valeur en combattant contre Muley-Mohamed ; mais, ayant été blessé grièvement devant Grenade, il était revenu une seconde fois à Godesberg, où il avait retrouvé le mari d’Emma, qui venait de se mettre en possession du titre et des biens du vieux landgrave, qui était passé de vie à trépas vers le commencement de l’année 1332.
Le jeune Othon grandissait, c’était un beau garçon de cinq ans, à la tête blonde, aux joues roses et aux yeux bleus. Le retour d’Albert fut une fête pour toute la famille et surtout pour l’enfant, qui l’aimait beaucoup. Albert et Ludwig se revirent avec plaisir ; tous deux venaient de combattre contre les infidèles, l’un au midi, l’autre au nord ; tous deux avaient été vainqueurs et tous deux rapportaient de nombreux récits pour les longues soirées d’hiver : aussi une année s’écoula-t-elle comme un jour ; mais, au bout de cette année, le caractère aventureux d’Albert l’emporta de nouveau : il visita les cours de France et d’Angleterre, suivit le roi Édouard dans sa campagne contre l’Écosse, rompit une lance avec James Douglas, puis, se retournant contre la France, il était revenu prendre l’île de Cadsant avec Gauthier de Mauny ; se retrouvant alors sur le continent, il en avait profité pour faire une visite à ses anciens amis, et était rentré pour la troisième fois au château de Godesberg, où il avait trouvé un nouvel hôte.
C’était un des parents du landgrave, nommé Godefroy, qui, n’ayant rien à espérer de la fortune paternelle, avait tenté de s’en faire une dans les armes. Lui aussi avait été combattre les infidèles, mais en Terre Sainte : les liens de parenté, le renom qu’il avait acquis dans la croisade, un certain luxe qui annonçait que sa foi avait porté plutôt le caractère de l’exaltation que celui du désintéressement, lui avaient ouvert les portes du château de Godesberg comme à un hôte distingué ; puis bientôt Hombourg et Albert s’étant éloignés, il était arrivé à rendre sa société à peu près indispensable au landgrave Ludwig, qui l’avait retenu lorsqu’il avait voulu s’en aller. Godefroy était donc établi au château, non plus comme hôte, mais sur le pied de commensal.
L’amitié a sa jalousie comme l’amour : soit prévention, soit réalité, Albert crut voir que Ludwig le recevait avec plus de froideur que de coutume ; il s’en plaignit à Emma, qui lui dit que, de son côté, elle s’apercevait de quelque changement dans les manières de son mari à son égard.
Albert resta quinze jours à Godesberg, puis, sous prétexte que Ronsdorf réclamait sa présence pour des réparations indispensables, il traversa le fleuve et la petite gorge de montagnes qui séparaient seuls un domaine de l’autre et quitta le château.
Au bout de quinze jours, il reçut des nouvelles d’Emma. Elle ne comprenait rien au caractère de son mari ; mais, de doux et bienveillant qu’elle l’avait toujours connu, il était devenu défiant et taciturne. Il n’y avait pas jusqu’au jeune Othon qui n’eût à souffrir de ses brusqueries inconnues jusqu’alors, et cela était d’autant plus sensible à la mère et à l’enfant qu’ils avaient été jusqu’alors, de la part du landgrave, les objets de l’affection la plus vive et la plus profonde. Au reste, à mesure que cette affection diminuait, ajoutait Emma, Godefroy paraissait faire des progrès étranges dans la confiance du landgrave, comme s’il héritait de cette partie de sentiments que celui-ci enlevait à sa femme et à son fils, pour les reporter sur un homme qui lui était presque étranger.
Albert plaignit du fond de son cœur cette haine de soi-même qui fait que l’homme heureux, comme s’il était tourmenté de son bonheur, cherche tous les moyens de le modérer ou de l’éteindre, comme il ferait d’un feu trop violent auquel il craindrait de voir consumer son cœur. Les choses en étaient arrivées à ce point lorsqu’il reçut, comme toute la noblesse des environs, une invitation pour se rendre au château de Godesberg, le landgrave donnant une fête pour l’anniversaire de la naissance d’Othon, qui venait d’entrer dans sa seizième année.
Cette fête, à la fin de laquelle nous avons introduit nos lecteurs dans le château, produisait, comme nous l’avons dit, un contraste singulier avec la tristesse de celui qui la donnait ; c’est que, dès le commencement du bal, Godefroy avait fait remarquer au landgrave, comme une chose qui le frappait pour la première fois, la ressemblance d’Othon avec Albert.
En effet, à l’exception de cette fleur de jeunesse qui brillait sur le visage de l’adolescent et qu’avait brûlée chez l’homme le soleil d’Espagne, c’étaient les mêmes cheveux blonds, les mêmes yeux bleus, et il n’y avait pas même jusqu’à certaines expressions de physionomie, dont la ressemblance indique le même sang, qu’on ne pût remarquer entre eux avec une attention un peu soutenue.
Cette révélation avait été un coup de poignard pour le landgrave ; depuis longtemps, grâce à Godefroy, il suspectait la pureté des relations d’Emma et d’Albert ; mais l’idée que ces relations coupables existaient déjà avant son mariage, l’idée plus poignante encore, et à laquelle cette ressemblance singulière donnait une nouvelle force, qu’Othon, qu’il avait tant aimé, était l’enfant de l’adultère, brisait son cœur et le rendait presque insensé. Ce fut en ce moment, comme nous l’avons raconté, qu’arriva le comte Karl, et nous avons vu qu’emporté par la vérité, celui-ci avait encore augmenté la douleur de son malheureux ami en avouant que cette ressemblance d’Albert et d’Othon était incontestable ; cependant, comme nous l’avons vu, il s’était retiré sans attacher à la tristesse de Ludwig toute l’importance qu’elle avait acquise véritablement.
C’est que cet homme qui était venu parler si mystérieusement au landgrave, dans la petite chambre où il s’était retiré avec Karl, était ce même Godefroy dont la présence avait fait naître dans l’heureuse famille le premier trouble qui eût obscurci son bonheur. Il venait lui dire qu’il croyait être sûr, d’après quelques paroles qu’il avait entendues, qu’Emma avait accordé un rendez-vous à Albert, qui devait partir dans la nuit même pour l’Italie, où il allait commander un corps de troupes qu’y envoyait l’empereur ; la certitude de cette trahison était au reste facile à acquérir : le rendez-vous était donné à l’une des portes du château, et Emma devait traverser tout le jardin pour s’y rendre.
Une fois entré dans la voie du soupçon, on ne s’arrête plus ; aussi le landgrave, voulant, à quelque prix que ce fût, acquérir une certitude, étouffa-t-il ce sentiment généreux et instinctif qui fait que tout homme de cœur répugne à s’abaisser au métier d’espion ; il rentra dans sa chambre avec Godefroy, et, entrouvrant la fenêtre qui donnait sur le jardin, il attendit avec anxiété cette dernière preuve qui devait amener chez lui une décision encore incertaine. Godefroy ne s’était pas trompé.
Vers les quatre heures du matin, Emma descendit le perron, traversa furtivement le jardin et s’enfonça dans un massif d’arbres qui cachait la porte. Cette disparition dura dix minutes à peu près ; puis elle revint jusqu’au perron en compagnie d’Albert, au bras duquel elle était appuyée. À la lueur de la lune, le landgrave les vit s’embrasser, et il lui sembla même distinguer sur le visage renversé de l’épouse les larmes que lui faisait répandre le départ de son amant.
Dès lors il n’y eut plus de doute pour Ludwig, et il prit aussitôt la résolution d’éloigner de lui l’épouse coupable et l’enfant de l’adultère. Une lettre remise à Godefroy ordonnait à Emma de le suivre, et l’ordre fut donné au chef des gardes d’arrêter Othon au point du jour et de le conduire à l’abbaye de Kirberg, près de Cologne, où il changerait l’avenir brillant du chevalier contre l’étroite cellule d’un moine.
Cet ordre venait d’être accompli, et Emma et Othon étaient depuis une heure sortis du château, l’un pour se rendre au monastère de Nonenwerth et l’autre à l’abbaye de Kirberg, lorsque le comte Karl se réveilla, et, comme nous l’avons raconté, trouva près de lui son vieil ami, pareil à un chêne dont le vent a enlevé les feuilles et la foudre brisé les branches.
Hombourg écouta avec une affliction grave et affectueuse le récit que Ludwig lui fit de tout ce qui s’était passé. Puis, sans essayer de consoler ni le père ni l’époux :
— Ce que je ferai sera bien fait, n’est-ce pas ? lui dit-il.
— Oui, répondit le landgrave ; mais que peux-tu faire ?
— Cela me regarde, reprit le comte Karl.
Et, embrassant son ami, il s’habilla, ceignit son épée, sortit de la chambre, descendit aux écuries, sella lui-même son fidèle Hans, et reprit lentement, et dans des idées bien différentes, le chemin en spirale que la veille, il avait franchi d’une course si rapide et dans un espoir si doux.
Arrivé au bas de la colline, le comte Karl prit le chemin de Rolandseck, qu’il suivit lentement et plongé dans une rêverie profonde, laissant à son cheval liberté entière de le conduire d’une course lente ou rapide ; cependant, arrivé à un chemin creux au fond duquel était une petite chapelle où priait un prêtre, il regarda autour de lui, et, voyant probablement que le lieu était tel qu’il pouvait le désirer, il s’arrêta.
En ce moment le prêtre, qui sans doute avait fini sa prière, se relevait et allait partir. Mais Karl l’arrêta, lui demandant s’il n’y avait pas d’autre chemin pour se rendre du couvent au château, et, sur sa réponse négative, il le pria de s’arrêter, attendu que probablement, avant qu’il fût longtemps, un homme allait avoir besoin de son ministère. Le prêtre comprit à la voix calme du vieux chevalier qu’il avait dit vrai, et, sans demander qui était condamné, pria pour celui qui allait mourir.
Le comte Karl était un de ces types de la vieille chevalerie qui commençaient déjà à disparaître au XVe siècle, et que Froissard décrit avec tout l’amour que porte l’antiquaire à un débris des temps passés. Pour lui, tout relevait de l’épée et dépendait de Dieu, et, dans sa conscience, l’homme était certain de ne pas errer en remettant chaque chose à son jugement. Or, le récit du landgrave lui avait inspiré sur les intentions de Godefroy des doutes que la réflexion avait presque changés en certitude ; d’ailleurs personne, excepté ce conseiller funeste, n’avait jamais mis en doute l’amour et la fidélité d’Emma pour son époux. Il avait été l’ami du comte de Ronsdorf comme il était celui du landgrave de Godesberg. Leur bonheur à tous deux faisait une part du sien ; c’était donc à lui d’essayer de leur rendre cette splendeur ternie un moment par un calomniateur ; en conséquence de cette résolution, il avait pris, sans en rien dire à personne, le parti de venir l’attendre sur le chemin qu’il devait suivre, et là, de lui faire avouer sa trahison ou de lui faire rendre l’âme, et, au besoin même, de mener à bout cette double entreprise.
Alors, il baissa la visière de son casque, fit arrêter Hans au milieu de la route, et cheval et cavalier demeurèrent une heure immobile comme une statue équestre. Au bout de ce temps, il vit apparaître, à l’extrémité du chemin creux, un chevalier armé de toutes pièces. Celui-ci s’arrêta un instant, voyant le passage gardé ; mais, s’étant assuré que celui qui le gardait était seul, il se contenta de s’asseoir sur ses arçons, de s’assurer que son épée sortait facilement du fourreau, et continua sa route. Arrivé à quelques pas du comte, et voyant que celui-ci ne paraissait pas avoir l’intention de se déranger, il s’arrêta à son tour.
— Messire chevalier, lui dit-il, êtes-vous le seigneur de céans, et votre intention est-elle de fermer le chemin à tout voyageur qui passe ?
— Non pas à tous, messire, répondit Karl, mais à un seul, et celui-là est un lâche et un traître, à qui j’ai à demander raison de sa trahison et de sa lâcheté.
— La chose alors ne pouvant me regarder, continua Godefroy, je vous prierai de ranger votre cheval à droite ou à gauche, afin qu’il y ait, sur le milieu de la route, place pour deux hommes du même rang.
— Vous vous trompez, messire, répondit le comte Karl avec la même tranquillité, et cela, au contraire, ne regarde que vous ; quant à partager le haut du pavé avec un misérable calomniateur, c’est ce que ne fera jamais un noble et loyal chevalier.
Le prêtre s’élança alors entre les deux hommes.
— Frères, leur dit-il, voudriez-vous vous égorger ?
— Vous vous trompez, messire prêtre, répondit le comte, cet homme n’est pas mon frère, et je ne tiens pas précisément à ce qu’il meure Qu’il avoue avoir calomnié la comtesse Ludwig de Godesberg, et je le laisse libre d’aller faire pénitence où il voudra.
— Il ne lui manquait plus, comme preuve d’innocence, dit en riant Godefroy, qui prenait le cavalier pour Albert, que d’être si bien défendue par son amant.
— Vous vous trompez, répondit le chevalier en secouant sa tête masquée de fer, je ne suis pas celui que vous croyez, je suis le comte Karl de Hombourg Je n’ai donc contre vous que la haine que j’ai pour tout traître, que le mépris que j’ai pour tout calomniateur Avouez que vous avez menti, et vous êtes libre.
— Ceci, répondit en riant Godefroy, est une affaire qui ne regarde que Dieu et moi.
— Que Dieu la juge donc ! s’écria le comte Karl en se préparant au combat.
— Ainsi soit-il, murmura Godefroy en abaissant d’une main sa visière et en tirant de l’autre son épée.
Le prêtre se remit en prières.
Godefroy était brave, et il avait donné plus d’une preuve de son courage en Palestine, mais alors il combattait pour Dieu, au lieu de combattre contre Dieu. Aussi, quoique le combat fût long et acharné, quoi qu’il fît en courageux et habile homme d’armes, il ne put résister à la force que donnait au comte Karl la conscience de son droit : il tomba percé d’un coup d’épée qui était entré dans la cuirasse et avait profondément pénétré dans la poitrine Quant au cheval de Godefroy, effrayé de la chute de son maître, il reprit la route par laquelle il était venu et disparut bientôt derrière le sommet du chemin creux.
— Mon père, dit tranquillement le comte Karl au prêtre tremblant de frayeur, je crois que vous n’avez pas de temps à perdre pour accomplir votre sainte mission. Voilà la confession que je vous avais promise ; hâtez-vous de la recevoir.
Et, remettant son épée dans le fourreau, il reprit sa monumentale immobilité.
Le prêtre s’approcha du moribond, qui s’était relevé sur un genou et sur une main, mais qui n’avait pu faire davantage. Il lui détacha son casque, il avait le visage pâle et les lèvres pleines de sang. Karl crut un instant qu’il ne pourrait point parler, mais il se trompait. Godefroy s’assit, et le prêtre, agenouillé près de lui, écouta la confession qu’il lui fit d’une voix basse et entrecoupée. Aux derniers mots, le blessé sentit que sa fin était proche, et, avec l’aide du prêtre, s’étant mis à genoux, il leva les deux mains au ciel en disant à trois reprises.
— Seigneur, Seigneur, pardonnez-moi !
Mais, à la troisième, il poussa un profond soupir et retomba sans mouvement. Il était mort.
— Mon père, dit le comte Karl au prêtre, n’êtes-vous pas autorisé à révéler la confession qui vient de vous être faite ?
— Oui, répondit le prêtre, mais à une seule personne : au landgrave de Godesberg.
— Montez donc sur mon cheval, continua le chevalier en mettant pied à terre, et allons le trouver.
— Que faites-vous, mon frère ? répondit le prêtre, habitué à voyager d’une manière plus humble.
— Montez, montez, mon père, dit en insistant le chevalier, il ne sera pas dit qu’un pauvre pécheur comme moi ira à cheval lorsque l’homme de Dieu marchera à pied.
Et, à ces mots, il l’aida à se mettre en selle et, quelque résistance que pût faire l’humble cavalier, il le conduisit par la bride jusqu’au château de Godesberg. Puis, arrivé là, il remit, contre son habitude, Hans aux mains des valets, amena le prêtre devant le landgrave, qu’il retrouva dans la même chambre, au même endroit et assis dans le même fauteuil, quoique sept heures se fussent écoulées depuis qu’il était sorti du château. Au bruit que firent les arrivants, le landgrave leva son front pâle et les regarda d’un air étonné.
— Tiens, frère, lui dit Karl, voilà un digne serviteur de Dieu qui a une confession in extremis à te révéler.
— Qui donc est mort ? s’écria le comte en devenant plus pâle encore.
— Godefroy, répondit le chevalier.
— Et qui l’a tué ? murmura le landgrave.
— Moi, dit Karl.
Et il se retira tranquillement, fermant la porte derrière lui et laissant le landgrave seul avec le prêtre.
Or, voici ce que raconta le prêtre au landgrave.
Godefroy avait connu en Palestine un chevalier allemand des environs de Cologne, que l’on nommait Ernest de Huningen : c’était un homme grave et sévère, qui était entré depuis quinze ans dans l’ordre de Malte, et que l’on renommait pour sa religion, sa loyauté et son courage.
Godefroy et Ernest combattaient l’un près de l’autre à Saint-Jean-d’Acre, lorsque Ernest fut blessé mortellement. Godefroy le vit tomber, le fit emporter hors de la mêlée et revint à l’ennemi.
La bataille finie, il rentra sous sa tente pour changer de vêtement ; mais à peine y était-il, qu’on vint le prévenir que messire Ernest de Huningen était au plus mal et désirait le voir avant que de mourir.
Il se rendit à son désir, et trouva le blessé soutenu par une fièvre brûlante qui devait consumer en peu de temps le reste de sa vie. Aussi, comme il sentait lui-même sa position, Ernest lui expliqua en peu de mots le service qu’il attendait de lui.
À l’âge de vingt ans, Ernest avait aimé une jeune fille et en avait été aimé ; mais, cadet de famille, sans titre et sans fortune, il n’avait pas pu l’obtenir. Les amants, au désespoir, oublièrent qu’ils ne pourraient jamais être époux, et un fils naquit, qui ne pouvait porter le nom ni de l’un ni de l’autre.
Quelque temps après, la jeune fille avait été forcée par ses parents d’épouser un seigneur noble et riche. Ernest était parti, s’était arrêté à Malte pour prononcer des vœux, et, depuis ce temps, il combattait en Palestine. Dieu avait récompensé son courage. Après avoir vécu saintement, il mourait en martyr.
Ernest présenta un papier à Godefroy : c’était la donation de tout ce qu’il possédait à son fils Albert : soixante mille florins à peu près. Quant à la mère, comme elle était morte depuis six ans, il avait cru pouvoir lui révéler son nom, pour que ce nom le guidât dans ses recherches. C’était la comtesse de Ronsdorf.
Godefroy était revenu en Allemagne dans l’intention d’accomplir les dernières volontés de son ami. Mais, en arrivant chez son parent le landgrave, et en apprenant la situation des choses, il vit du premier coup d’œil tout le parti qu’il pouvait tirer du secret qu’il possédait. Le landgrave n’avait qu’un fils, et, Othon et Emma éloignés, Godefroy se trouvait le seul héritier du comte.
Nous avons vu comment il avait mis ce projet à exécution, au moment où il rencontra dans le chemin creux de Rolandseck, le comte Karl de Hombourg.
— Karl ! Karl ! s’écria le landgrave en s’élançant comme un insensé dans le corridor où l’attendait son frère d’armes. Karl ! ce n’était pas son amant : c’était son frère !
Et, aussitôt, il donna l’ordre que l’on ramenât à Godesberg Emma et Othon. Les deux messagers partirent, l’un remontant le Rhin, l’autre le descendant.
Pendant la nuit le premier revint. Emma, malheureuse depuis longtemps, offensée de la veille, demandait à finir sa vie dans le monastère où s’était écoulée sa jeunesse, et faisait répondre qu’au besoin elle invoquerait l’inviolabilité du lieu.
Au point du jour, le second messager revint ; il était accompagné des hommes d’armes qui devaient conduire Othon à Kirberg ; mais Othon n’était point parmi eux. Comme ils descendaient nuitamment le Rhin, Othon, qui savait dans quelle intention on l’emmenait, avait choisi le moment où tout l’équipage était occupé à diriger la barque dans un courant rapide, s’était élancé au plus profond du fleuve et avait disparu.