Othello/Traduction Montégut, 1872


OTHELLO. modifier

IMPRIME POUR LA PREMIÈRE FOIS EN 1622. DATE DE LA REPRÉSENTATION, 1604. modifier

AVERTISSEMENT. modifier

On sait que toutes les pièces de Shakespeare qui ne furent pas éditées de son vivant, parurent pour la première fois dans la grande édition in-folio de 1623. Othello cependant fait exception à cet égard. La première édition de cette pièce fut un in-quarto publié en 1622, un an par conséquent ayant l’in-folio d’Heminge et Condell. Un second in-quarto fut imprimé huit ans après, en 1630. La date, de la représentation a paru longtemps incertaine ; Malone, qui a varié plusieurs fois à son sujet, l’avait placée d’abord en 1611, puis s’était formellement prononcé pour 1604, mais sans donner aucune preuve à l’appui de son opinion. Cette dernière supposition était parfaitement fondée, ainsi que Font prouvé les recherches le l’érudition contemporaine. Dans les Extraits des comptes rendus des divertissements de la cour édités par M. Cunningham pour la société de Shakespeare, on trouve que la tragédie du Maure de Venise fut représentée à Whiehall au jour de la Toussaint, 1604 ; mais elle ne paraît pas cependant avoir été jouée sur le théâtre du Globe avant l’année 1610. Elle y eut, parait-il, un grand succès qui se prolongea jusqu’après 1613.

Le sujet de cette pièce est tiré d’une nouvelle du recueil ed Cinthio intitulé les Hecatommithi, ou autrement dit les ent nouvelles. Ces nouvelles furent traduites en français en 1584 ; mais comme il n’y en eut aucune traduction anglaise du vivant de Shakespeare, nous ne savons à quelle source, il a puisé directement. Nous allons donner une analyse minutieuse de ce récit, afin de mettre le lecteur à même de juger des admirables modifications que le grand poète à fait subir à cette anecdote grossière comme un fait divers de journal ou une aventure de cour d’assises.

La différence éclate dès les premières lignes de la nouvelle. Une noble dame de Venise nommée Desdémona, s’était éprise des vertus vaillantes d’un général maure au service de la république, et l’avait épousé en dépit de l’opposition opiniâtre de ses parents : les deux époux vécurent longtemps à Venise en parfaite union. Ainsi le mariage de Desdémona s’est fait au grand, jour. Pas d’évasion nocturne, pas de Brabantio réveillé en sur saut, pas de réclamations devant le suprême conseil de Venise. Desdémona est une personne libre de son choix et dont la volonté a pu triompher de tous les obstacles ; ce simple détail suffit déjà pour ranger cette histoire dans la catégorie de toutes les aventures ordinaires d’amour, et pour lui retrancher ses ressorts les plus dramatiques. Nous comprenons bien plus profondément, en effet, l’horreur du sort de Desdémona, lorsque nous avons vu quels sacrifices elle a dû faire à son amour ; il lui a fallu surmonter la pudeur de son sexe, celle plus grande encore de son âme, vaincre les préjugés de son sang et de son rang, blesser à mort le plus noble et le meilleur des pères. Ajoutons que par ce début qui est tout entier de son invention, Shakespeare nous introduit dan ; l’âme même de Venise. Lorsque Brabanlio plaide sa cause devant le Doge, ce n’est pas seulement un pèr outragé qui réclame justice, c’est un membre de cette aristocratie si exclusive qui demande à ses frères dt venger leur honneur outragé en lui par un soldat sti pendié à leur service, et qui les prie indirectement de mesurer la distance qu’il y a entre un aventurier africain et un magnifico de cette Venise qui dicte des lois à toutes les mers. L’orgueil oligarchique éclate là dans ce qu’il a de plus avouable et de plus délicat, et Shakespeare en inventant, cette scène a compris Venise aussi profondément qu’elle pourrait l’être par l’historien le plus érudit dans la connaissance de ses annales.

Les seigneurs de Venise font choix du Maure, pour capitaine général de Chypre ; Desdémona se refuse à rester à Venise sans son mari, et lui déclare qu’elle le suivra partout où il ira, dût-elle passer « en chemise au travers du feu ». Le Maure s’embarque donc, emmnenant avec lui deux personnages fort importants dans cette histoire : un enseigne, d’âme très-méchante, dont la femme était fort aimée de Desdénlpna, et un caporal (lieutenant) très-apprécié ; du Maure qui l’invitait souvent à sa : table, autrement dit Iago et Cassio. Un jour, l’enseigne : dont le Maure (il ne porte aucun nom dans la nouvelle de Cinthio, non plus que l’enseigne et le caporal) ne soupçonnait pas l’âme déloyale, s’avise de : s’éprendre d’amour pour. Desdémona. Il fait tous ses efforts pour lui révéler, sa passion, mais c’est en vain ; le cœur de Desdémona. étant tout entier à son mari, elle n’aperçoit rien des sentiments qui s’agitent à ses côtés. L’enseigne, bassement soupçonneux comme toutes, les âmes viles, loin d’attribuer l’inattention, de Desdémona à son véritable mobile, l’amour de son époux ; s’ingère de penser que probablement elle est amoureuse du caporal, et conçoit par suite de cette lubie jalouse une, haine atroce contre l’innocent officier. Pour se venger de cette offense imaginaire, et aussi pour faire en sorte que le Maure ne jouisse pas plus longtemps de sa femme, puisque lui-même ne peut l’a posséder, il prend la résolution d’accuser Desdéniona d’adultère avec le caporal, et épie soigneusement l’occasion qui pourra prêter probabilité à son accusation. Cette occasion se présente bientôt : le caporal ayant engagé une querelle et mis pour la soutenir l’épée à la main, est cassé par le Maure ; et quelques jours après, ce dernier, causant avec l’enseigne, lui dit qu’il était tant importuné par sa femme à cause du caporal, qu’il serait forcé de le reprendre. Alors l’enseigne insinue perfidement l’accusation d’adultère de manière à laisser tomber une semence de passion meurtrière dans l’âme du Maure. Le général en effet sort de cette conversation tout mélancolique, et à dater de ce jour il n’est plus envers sa femme comme par le passé. Comme elle le sollicite derechef, il éclatera C’est grand cas, Desdémona, lui dit-il, que vous ayez tant de soin de celui-là ; il n’est ni votre frère, ni votre parent pour lui vouloir tant de bien. » Desdémona s’excuse humblement, et lui représente que la fauté du caporal était après tout légère ; a mais vous autres Maures, lui dit-elle, vous êtes naturellement si chauds que la moindre chose vous excite au courroux et à la vengeance. » Là-dessus le Maure s’enflamme encore davantage : ce Telle la pourrait éprouver qui ne le pense pas, dit-il ; je verrai telle vengeance des injures que l’on me fait que j’en serai saoul. »

C’est bien à peu près ainsi que dans Shakespeare débute la jalousie d’Othello, et qu’Iago sème la méfiance dans l’âme du Maure. La ruse du pervers, la silencieuse agitation du Maure, ses colères inexpliquées qui laissent Desdémona confuse d’étonnement, étaient autant d’incidents bien trouvés, naturels, conformes à la logique des passions, et Shakespeare n’a eu garde d’y rien changer, car il est étonnant de voir avec quel tact il démèle dans les éléments qu’il emploie tous ceux qui respectent la nature et le bon sens. Shakespeare s’est attaché plus étroitement encore au récit de Cinthio pour toute la suite des manœuvres perverses de l’enseigne. Il vient enfin un moment où le scélérat voyant l’âme du Maure bien préparés pour la vengeance, articule nettement l’accusation d’adultère Le Maure éclate, et tournant d’abord sa rage contre l’enseigne : « Je ne sais, dit-il, qui me tient que je ne te coupe : cette langue assez hardie pour donner un tel blâme à ma femme ? » L’enseigne riposte avec une aigreur calculée, qu’il n’attendait rien moins que cette récompense de son zèle ; mais que tout en s’y attendant, il s’est décidé à cette révélation, tant est grand l’intérêt qu’il prend à l’honneur de son maître, et que du reste il se fait fort ide lui prouver l’infidélité de sa femme et même de l’en rendre témoin, « Si tu ne me fais voir ce que tu, m’as dit, répond le Maure, assure-toi que je te ferai — connaître que mieux t’eût valu être né muet. » On reconnaît le germé, de la grande scène du troisième, acte entre Othello et lago, mais comme ce germe maigre et sec a donné une sombre et splendide floraison ! Avec quelle éloquence pathétique, quelle poésie douloureuse, quelles apostrophes passionnées, ces minces éléments ont été développés !

L’incident du mouchoir a été également emprunté à Cinthio, à cette différence près que chez le conteur italien l’enseigne ne se contente pas de se le faire donner par ruse, mais qu’il le vole de sa propre main dans la ceinture de Desdémona. Cet incident est autrement naturel et subtil, à la fois dans Shakespeare, grâce à la transformation qu’il lui a fait subir. Iago profite de la faiblesse de sa femme Emilia pour lui arracher ce mouchoir, et celle-ci pour ne pas mécontenter son mari consent à commettre un. léger abus de confiance. Emilia se rend coupable de ce délit avec innocence, et en s’amnistiant par ces excuses que tant de femmes mettraient en avant : elle n’a pas commis de larcin, elle a ramassé un objet perdu qu’elle s’est contentée de ne pas rendre. L’objet retenu n’est après tout qu’un mouchoir. Et puis cela fait plaisir à son mari, et le devoir d’une bonne femme est de complaire à son mari. La conscience humaine est fertile à s’inventer des excuses de ce genre, et.-nous sommes tous exposés journellement aux méfaits de sa casuistique, qui sont autrement redou tables, étant plus multipliés, que les méfaits, de la perversité.

L’enseigne porte le mouchoir sur le lit du caporal, et ici se trouve un incident assez naturellement amené dont Shakespeare n’a cependant pas cru devoir faire usage. Le caporal trouve le mouchoir, le reconnaît comme appartenant à Desdémona, et ne sachant comment il se rencontre chez lui, sort pour le rapporter à la femme de son général. Il va frapper à la porte de derrière afin de n’être pas vu, et la fatalité veut qu’en cet instant le Maure mette la tête à la fenêtre et demande qui est là. Le caporal s’enfuit à toutes jambes, pas assez vite toutefois pour que le Maure ne le reconnaisse pas. Force est donc au caporal de garder le mouchoir. Enfin l’eoseigne use du stratagème d’Iago pour confirmer encore les soupçons du Maure, en lui faisant entendre une conversation perfidement calculée, ou plutôt en lui en faisant apercevoir la pantomime, et lorsque le Maure lui en demande l’explication, il lui répond que le caporal lui racontait comment il avait reçu le fameux mouchoir en don d’amour de Desdémona. Interrogée par son mari, Desdémona est obligée de répondre qu’elle a égaré ce mouchoir ; puis à quelque temps de là, grâces à une sinistre faveur du hasard, l’enseigne montre au Maure une femme assise auprès de la fenêtre du caporal, et travaillant à faire une imitation de ce fatal objet dont elle connaissait la provenance et dont elle avait voulu tirer la copie avant qu’il fût rendu. Dès lors le Maure ne doute plus, et la mort de Desdémona et de son prétendu complice est irrévocablement résolue.

Le caporal est frappé par l’enseigne comme dans Shakespeare. Quant à Desdémona, elle est assassinée d’une façon aussi barbare que singulière. L’enseigne persuade au Maure qu’il faut la tuer à coups de sacs remplis de sable, et puis, quand cela sera fait, la poser sur son lit, et laisser tomber sur elle le plafond de sa chambre qui est vieux et vermoulu. Les gens croiront ainsi à un accident et le crime aura été commis impunément. Le Maure ayant accepté, l’enseigne se cache un soir derrière la porte de la chambre et fait quelque bruit. « Lève-toi, dit le Maure à Desdémona, et vois ce que c’est. » La pauvre femme se lève sans défiance et reçoit de l’enseigne un coup de sac plein de sable qui la renverse. Elle crie au secours, n’en reçoit pas d’autre que les injures de son lâche mari, et meurt au troisième coup de l’enseigne. Alors les meurtriers la blessent et la mutilent à la tête, la posent sur son lit, et laissent tomber sur elle le plafond. Voilà l’invention à la fois baroque et vulgaire qui remplace l’oreiller d’Othello, cet oreiller, dernière marque d’amour, choisi avec tant de barbare tendresse pour que le ; sang de la belle créature ne soit pas répandu. Jamais femme ne fut tuée avec moins de noblesse que la Desdémona de Cinthio.

La vengeance, loin de calmer l’âme dû Maure, ne fait que changer la nature de ses tourments. Ne pouvant se consoler de la mort de Desdémona, il prend l’enseigne en horreur, et finit par lui enlever son grade. Le scélérat continuant le cours de ses exploits dénonce alors au caporal l’auteur du coup qui l’a réduit à marcher avec une jambe de bois. Ce dernier accuse le Maure devant la Seigneurie de Venise, et de sa blessure, et du meurtre de Desdémona. Le Maure est mis à la torture, nie obstinément son crime, et finit par périr assassiné par les parents de Desdémona. Quant à l’enseigne, il persévère dans son infamie, et s’étant rendu coupable d’une fausse accusation nouvelle, il est soumis à la torture et meurt des suites de ses tourments. On voit combien la conclusion de cette histoire diffère de celle de Shakespeare. Nous n’insisterons que sur deux détails. Le Maure de la nouvelle italienne est une dupe lâche et cruelle, sans aucun éclair de noblesse, et qui pour tout héroïsme n’a que de l’obstination. Son âme marche de pair avec celle de l’enseigne. Sa vengeance est basse et n’a rien de la belle cruauté de la passion. Il n’ose porter la responsabilité de son crime, et choisit un genre de meurtre qui doit le faire paraître innocent. Mis à la torture, son seul courage consiste à nier. Comme nous sommes loin de cet admirable Othello, si tendre dans sa férocité, si loyal dans son crime, si franc dans sa confession, si vaillant à faire justice sur lui-même de l’erreur dont Desdémona a été victime ! Remarquons encore avec quel tact Shakespeare a transposé le grief qui porte l’enseigne à dénoncer le Maure. Dans la nouvelle italienne, ce grief naît après l’assassinat de Desdémona, et comme une conséquence de cet assassinat même ; Shakespeare L’a transporté adroitement au début de sa pièce, et l’a donné pour mobile et point de départ à la scélératesse d’Iago.

Le lecteur a pu voir par nôtre analyse de la nouvelle de Cinihio que cette anecdote contient les éléments non d’une tragédie, mais d’un mélodrame. Les sentiments sont ceux que le mélodrame préfère ; les trois principaux personnages sont ceux qui sont nécessaires à tout mélodrame bien corsé, à savoir le traître, la dupe coupable, la victime dévouée. Entre les mains d’un poëte ordinaire, même doué de certaines parties de génie, ce sujet n’aurait donc jamais rendu qu’un mélodrame plus ou moins émouvant ; les contemporains même de Shakespeare nous en fournissent vingt preuves toutes plus convaincantes les unes que les autres. Combien de fois ils ont ramassé dans les greffes des tribunaux de l’époque des histoires judiciaires dé ce genre ; le théâtre anglais contemporain de Shakespeare a mis en drames toutes les causes célèbres du seizième siècle, meurtres atroces, passions contre, nature, procès de sorcellerie. Webster, Ford, Philippe Massinger surtout, avaient inventé naïvement le anélodrame, avant que nos modernes dramaturges eussent échafaudé théorie sur théorie pour prouver qu’ils étaient les créateurs d’un genre vieux de plus de deux siècles. Nous recommandons à tout lecteur qui voudra s’en convaincre de jeter les yeux sur quelques-unes des productions du théâtre anglais au temps de Shakespeare : la Tragédie du Yorhshire, la Sorcière d’Editionton, le Combat contre nature, le Fatal Douaire. Triais ce sujet qui ne pouvait rendre qu’un mélodrame, Shakespeare a su l’élever par son art jusqu’à la tragédie, ou pour mieux dire, : il a su en tirer un genre original de tragédie où la simplicité s’unit à l’élévation, et la bonhomie des peintures à la grandeur des passions. Quand on vous dira que la tragédie n’est pas capable de "peintures familières et domestiques, et qu’elle ne saurait sans déroger quitter les appartements des rois et la compagnie des liéros, répondez hardiment par l’exemple d’Othello. Quelque relevée que soit la condition des principaux personnages, est-ce que les peintures d’Othello ne vous reportent pas a une vie bourgeoise comme celle de nos ménages ? N’avez-vous pas au premier acte là vision rapide de l’intérieur domestique de Brabantio ? Ne partagez-voùs pas pendant tout le reste du drame la vie intime d’Othello et de Desdémona ? Ne suivez-vous pas les époux dans leurs promenades ? Ne vous asseyez-vous pas avec eux dans la salle, de leurs repas ? N’entrez-vous pas dans leur chambre à coucher ? Ne connaissez-vous pas par le menu tous les détails de leur habitation, et la domesticité de la maison ne vous est-elle pas familière ? Les incidents qui amènent les péripéties du drame ne sont-ils pas ceux de la vie de tous les jours, une visite fâcheuse, un mouchoir perdu, une légèreté de femme de chambre, un mot, à sens incertain, prononcé par un méchant ? Othello prouve donc de la manière la plus irréfragable que la tragédie peut sans déroger s’associer à la vie privée, et descendre sans s’abaisser jusqu’aux simples mortels ; il faut reconnaître néanmoins que cette exception est à peu près unique dans le royaume de l’art. Shakespeare a fait à la réalité une vaste place dans tousses drames il-est vrai ; mais il ne l’y a introduite que par parties, comme élément, et pour servir de contraste ; ici au contraire elle est le tout du drame ; elle en pénètre les scènes les plus basses comme les passions les plus nobles.

Avec Hamlet nous nous plaignions du peu d’espace dont nous pouvions disposer pour le commentaire ; nous n’avons à formuler avec Othello aucune plainte de ce genre. Les caractères en sont si simples, si faciles à comprendre, les passions si familières à l’expérience de tous, les mobiles d’action si clairs, si accessibles à l’intelligence du premier venu, que la critique est dispensée de longues explications. Ici elle n’a rien à faire qu’à admirer et à écrire pour tout commentaire les trois épithètes que Voltaire voulait placer au bas de chacune des pages de l’Athalie de Racine : « beau, sublime, admirable ». Cependant les trois principaux caractères donnent lieu à quelques observations sur lesquelles nous voulons appeler sommairement l’attention du lecteur.

Nous avons dit plusieurs fois que les personnages de Shakespeare étaient à l’inverse des personnages de la tragédie française, non des types généraux et abstraits, mais des individus. Il faut s’entendre cependant. Shakespeare crée fort bien des types ; seulement il les crée par un procédé qui, s’il est tout le contraire du procédé français, est singulièrement conforme en revanche au génie de sa race et de son pays. Il crée des types par la méthode qu’inventait alors son grand compatriote, François Bacon, pour renouveler les sciences, par l’induction, la généralisation, la réunion et l’examen de tous les faits particuliers qui se rapportent à une même passion ou à un même sentiment ; aussi peut-on dire en toute vérité qu’il y a union absolue de doctrine entre le philosophe et le poète, et que ces deux grands hommes s’expliquent et se complètent l’un par l’autre. Shakespeare fait pour l’âme humaine ce que Bacon fait pour la nature. Nous avons déjà dit comment Roméo, par exemple, tout en restant un individu, se trouve réunir toutes les conditions d’où naît le parfait amoureux. Il est jeune, et l’amour n’a tout son prix que dans l’extrême jeunesse ; il n’a pas connu en-, çore d’autre passion, et l’amour n’a toute sa force que lorsqu’il règne dans l’âme sans partage. Cet amour est soudain et violent, ce qui le sépare de tout mélange de sentiments contigus ou frères ; il est complet enfin, parce qu’il est physique autant que moral, et qu’il s’attache autant à la beauté de Juliette qu’à son âme. En outre Roméo est un méridional, et les méridionaux seuls portent dans l’amour assez de franchise et d’abandon pour ne laisser place en eux à aucun sentiment qui pourrait lui faire équilibre et obstacle. Le type d’Othello a été créé d’après le même procédé. Pour peindre la jalousie parfaite, Shakespeare a cherché et réuni toutes les conditions et toutes les circonstances qui permettent à cette passion de se révéler dans toute son intensité : Quel est l’âge par excellence de la jalousie ? Celui qui marque l’extrême frontière qui sépare la vie en deux parties égales, l’âge où l’homme attristé déjà par les premières brumes de son automne, voit fuir les riches campagnes de son printemps et de son été, et s’avancer les plaines glacées de son hiver. L’amour jaloux par excellence, c’est le dernier, parce qu’il est sans espoir de consolation et de revanche. Et quels sont les hommes qui par condition et profession sont le plus facilement et le plus cruellement atteints par les ravages de la jalousie ? les hommes dont le principal mobile d’action est l’honneur, c’est-à-dire les militaires, parce que l’amour trompé non-seulement détruit en eux le bonheur, mais blesse le ressort même de la vie, en sorte que l’homme social est atteint du même coup qui frappe l’homme privé. Et quelles sont les races les plus aptes à céder à la jalousie et à en ressentir toutes les souffrances ? L’expérience historique nous apprend que ce sont les races africaines, parce que, élevées dans l’absolue liberté du désert et de la tente, elles sont incapables de comprendre ces incessantes transactions, ces prudents ménagements et cette discrète tolérance que le jeu infinide passions réciproques et sans cesse renaissantes enseigne aux hommes de nos sociétés ; parce que pour elles le bonheur c’est, l’orgueil de l’âme que l’orgueil n’a son plein développement que parla sécurité et la confiance, et que l’amour trompé en détruisant la sécurité ruine en même temps toute possibilité de vie heureuse. Or Othello réunit, toutes ces conditions. Othello a dépassé depuis longtemps les limites de la jeunesse ; il a cinquante ans. Sa vie s’est passée dans les camps, loin des douceurs de la vie sociale qu’il a toujours ignorées ou auxquelles il n’a pensé, que poulies mépriser. C’est alors que le bonheur s’offre à lui d’une manière inespérée avec Desdémona. Son âme naïve s’ouvre avec le brûlant enthousiasme de sa race au tardif noviciat de l’amour ; il porte dans cette passion suprême tous les trésors de tendresse entassés en lui par l’austérité de sa vie militaire. Mais son amour n’est pas, ne peut pas être de même nature que celui de sa jeune femme. L’amour de Desdémona ne se compose que de dévouement, dans celui d’Othello l’égoïsme joue forcément un rôle actif. Desdémona aime le Maure pour lui-même ; Othello aime Desdémona moins pour elle que pour lui, moins par reconnaissance que pour le bonheur dont elle l’enivre ; il l’aime avec l’orgueil dont l’anobli aime son titre, avec l’avarice dont l’enrichi aime son trésor. Aussi son désespoir est-il extrême lorsque les premiers soupçons sont entrés en lui. La branche à laquelle il appuyait son bonheur craque, — et il se voit, saisi de vertige, rouler dans l’abîme. Sa vie entière est déshonorée par le coup qui le frappe, et l’honneur est atteint, en lui en même temps que l’amour. Othello est donc bien un type puisqu’il réunit toutes les conditions de la jalousie parfaite, sans en excepter une seule ; mais comme ces conditions composent sa personnalité même, il ne devient, un type qu’à force, pour ainsi dire, d’être un individu.

Je crois qu’on s’est trompé jusqu’ici sur le compte d’Iago. La plupart des critiques en font volontiers le type du traître profond, du Florentin élevé selon les doctrines de Machiavel, du scélérat de génie en un mot. Il m’est impossible de découvrir rien de pareil, dans lago, et j’y vois même tout le contraire. Iago c’est le type même de l’homme médiocre, le fruit sec par excellence. Tous les jours vous êtes coudoyés, abordés, approchés, par des milliers d’Iagos ; ils ne vous font-pas grand mal, il est vrai, la plupart du temps, parce que vous ne leur en donnez ni l’occasion, ni la liberté ; mais accordez-leur la moindre prise sur vous, et vous m’en direz des nouvelles. Quand vous voudrez savoir de quoi est capable un vulgaire imbécile, adressez-vous à Iago, il vous renseignera Iago est un obscur enseigné dont l’âme plate est indignée de se morfondre dans les rangs inférieurs de l’armée. Il a demandé à Othello un avancement que celui-ci n’a pas cru devoir lui ; accorder, et qu’il a au contraire donné à Cassio. Il y comptait d’autant mieux qu’il soupçonnait vaguement le général de serrer sa femme d’un peu trop près, et qu’avec la servilité de pareilles natures, il avait espéré profiter pour faire-plus rapidement son chemin de cette faiblesse supposée d’Othello. Il s’est vu désappointé, et le dépit entrant dans son âme comme l’atome de levain dans la pâte, l’aigrit sourdement, la fait fermenter, et enfin la pénètre tout entière du désir de la vengeance. Ce n’est point qu’il médite un grand crime ; sa petite âme n’est pas capable de telles résolutions ; non, il veut faire quelque chose qui puisse causer de la peine au Maure, blesser cette nature qu’il connaît si susceptible et si bouillante, lui mettre des cendres dans son potage, de la poudre piquante dans son lit, des épingles sous son siège. À l’origine ce n’est qu’un cruel farceur de caserne et de taverne, — un mystificateur de l’espèce méchante. Cette visqueuse bête à sang-froid ne veut d’abord que baver ; ce n’est que par degrés qu’il s’aperçoit qu’il a non-seulement la glu de la limace, mais la dent de la vipère. À la fin de la pièce nous le voyons scélérat complet, mais c’est presque à son insu et par degrés insensibles qu’il l’est devenu. Il a commencé par jouer méchamment ; cela fait, il s’est aperçu que le soin de sa sécurité voulait qu’il confirmât sa fraude ; qu’adviendrait-il de lui, si Othello venait à découvrir que ses insinuations sont une plaisanterie perfide ? Il a menti pour se venger, il lui faut mentir maintenant pour sauver sa peau. Bientôt mentir ne suffit pas : il lui faut voler, et il vole ; il lui faut tuer, et il tue ; mais à chaque pas nouveau qu’il fait dans le crime, ses terreurs augmentent. Comme tout son échafaudage repose sur un malentendu, et qu’il est inévitable que cette obscurité ne soit éclaircie à l’improviste par un éclat de l’étourdi Roderigo, par une altercation entre Cassio et Othello, par une parole d’Émilia, par une enquête de Desdémona, il est nécessaire que tous ces personnages disparaissent, sans soupçonner la main qui les frappe. Iago cherchait de l’avancement ; il en a obtenu un sur lequel il ne comptait pas, car parti de la parfaite médiocrité de nature, il s’est élevé par ses labeurs pervers au rang de scélérat accompli.

Nous dirons peu de chose de Desdémona. C’est la plus touchante et la plus intéressante, mais non la plus pure et la plus chaste des héroïnes de Shakespeare ; il s’en faut qu’elle possède cette splendeur, virginale, immaculée qui distingue Miranda, et cette pudeur de neige qui distingue. Imogène. Il y a une ombre légère à sa pureté, une toute petite tache à sa chasteté. Desdémona a obéi, en contractant ce fatal mariage, moins à la nature, qu’aux sentiments de noblesse que lui a donnés l’éducation ; la passion à laquelle elle a cédé est moins une passion du cœur qu’une passion de la.tête et de l’intelligence. Desdémona est une personne d’une suprême distinction d’âme, plus capable de reculer devant ce qui est vulgaire que devant ce qui est monstrueux. La vaillance, la vertu, les longues souffrances d’Othello Font aveuglée sur les différences choquantes qui le séparent d’elle, et elle s’est amoureusement offerte au vieux soldat comme une victime expiatoire de sa vie laborieuse, comme un holocauste chargé de racheter ses dures fatigues. Elle s’est offerte comme un holocauste ! Oserai-je dire qu’il y a là une pointe de perversité. Les anges aussi peuvent avoir leur perversité, et cette perversité c’est un excès de zèle séraphique, un empressement trop vif d’humilité, une expansion de charité trop ardente. Ah ce n’est pas pour rien que le conteur italien a donné à la noble patricienne de Venise ce nom singulier de Desdémona (la demoiselle de la maison des démons), et que Shakespeare le lui a conservé ! Mais cette perversité angélique qui est celle de l’épouse d’Othello est bien féminine, et Shakespeare, qui a compris le cœur humain dans toute son étendue, a trouvé dans cette amoureuse ardeur de sacrifice l’élément premier d’un des types les plus attachants, les plus pathétiques, les plus foncièrement féminins qui aient jamais été créés par aucun poète.

PERSONNAGES DU DRAME. modifier

LE DOGE DE VENISE.

BRABANTIO, sénateur.

AUTRES SÉNATEURS.

GRATIANO, frère de BRABANTIO.

LODOVICO, parent de BRABANTIO.

OTHELLO, noble maure, général au service de VENISE.

CASSIO, son lieutenant.

TAGO, son enseigne.

RODERIGO, gentilhomme vénitien.

MONTANO, prédécesseur d’OTHELLO dans le gouvernement de CHYPRE.

UN BOUFFON, valet d’OTHELLO.

UN HÉRADT.

DESDÉMONA, fille de BRABANTIO et femme d’OTHELLO

EMILIA, femme d’IAGO.

BIANCA, maîtresse de CASSIO.

OFFICIERS, GENTILSHOMMES, MESSAGERS, MUSICIENS, MARINS, SUIVANTS, etc.

SCÈNE. — Le premier acte à VENISE ; pendant le reste du drame, dans un port de mer de l’île de CHYPRE.

OTHELLO modifier

ou

LE MAURE DE VENISE. modifier


ACTE I. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

VENISE, — Une rue.
Entrent RODERIGO et LAGO.

RODERIGO. — Ta, ta ! ne m’en parle jamais plus ; je suis extrêmement blessé que toi, Iago, qui as disposé de ma bourse comme si tu en avais tenu les cordons, tu aies pu connaître cette affaire....

IAGO. — Mordieu ! mais vous ne voulez pas m’écouter ; — si jamais j’avais rêvé d’une semblable chose, prenez-moi en horreur.

RODERICO. — Tu m’avais dit que lu l’avais en haine.

IAGO. — Méprisez-moi, si cela n’est pas vrai. Trois grands personnages de la cité sont allés lui tirer leur chapeau pour le solliciter de me faire son lieutenant : — et sur la foi d’un homme, je connais mon prix, je ne mérite pas une Moindre place : — mais lui, qui chérit son orgueil et qui tient, à ses partis pris, a esquivé leur demande avec des phrases pompeuses horriblement lardées de termes de guerre, et pour conclusion, il a refusé mes solliciteurs ; car, certes, a-t-il dit, j’ai déjà choisi mon officier, s Et quel est cet officier ? Ah ! un grand arithméticien, ma foi ! un certain Michel Cassio, un Florentin 1, un garçon presque damné par les jolies femmes 2, qui n’a jamais manœuvré un bataillon en campagne, et qui ne connaît pas plus les dispositions d’une bataille qu’une vieille fille, excepté par théories apprises dans des livres, théories que les gens de robe pourraient expliquer aussi bien que lui : pur babil, et aucune pratique, voilà toute sa science de soldat. Biais c’est lui, Messire, qui a été élu ; et moi, dont le général avait vu de ses yeux les preuves, à Rhodes, à Chypre, et sur d’autres terres chrétiennes et païennes, il faut que je me voie avec patience passer sur le corps par ce teneur de livres, ce chiffreur, ce commis de banque ; c’est lui qui, l’occasion venue, sera son lieutenant, et moi, — Dieu bénisse ce titre ! — je reste l’enseigne de Sa Seigneurie maure.

RODERIGO. — Par le ciel, j’aurais été plutôt son bourreau.

IAGO. — Mais il n’y a pas de remède à cela ; c’est la malédiction du service ; l’avancement s’obtient par recommandation et amitié, et non, par l’ancienneté, qui devrait faire de chaque second l’héritier du premier. Maintenant, Messire, jugez par vous-même, si j’ai de bien vives raisons d’aimer le Maure.

RODERIGO. — Je ne le suivrais pas, en ce cas.

LAGO. — Oh ! Messire, soyez tranquille ; je le suis pour prendre sur lui ma revanche : nous ne pouvons pas tous être..maîtres, et tous les maîtres ne peuvent-pas être fidèlement servis. Vous en rencontrerez plus d’un, de ces imbéciles soumis, à genoux souples, qui raffolant de son obséquieux esclavage, use son temps, beaucoup à la manière de l’âne de son maître, pour rien d’autre que sa provende ; puis, lorsqu’il est vieux, cassé aux gages. : fouettez-moi ces honnêtes coquins-là. Il y en a d’autres qui, tout en observant scrupuleusement les formes de l’obéissance, et en empruntant la physionomie de la déférençe, gardent leurs cœurs à leur propre service ; ceux-là ne donnent à leurs maîtres que l’apparence de leur service, les utilisent pour faire leurs affaires, et lorsqu’ils ont doré leurs habits, se rendent hommage à eux-mêmes : ces compères-là ont une certaine âme, et je déclare que je suis de ceux-là. En effet, Messire, aussi vrai que vous êtes Roderigo, si j’étais le Maure, je ne voudrais pas être Iago : en le suivant, c’est moi seul que je suis ; le ciel m’est juge que je n’ai pour lui ni respect, ni obéissance, mais je fais semblant d’en avoir pour arriver à mes fins particulières. Quand mes actes extérieurs laisseront apercevoir les véritables mouvements et la vraie figure démon cœur sous leurs démonstrations de déférence, peu de temps s’écoulera avant que je porte mon cœur sur ma manche pour le faire becqueter aux corneilles. Je ne suis pas ce que je parais.

RODERIGO. — Quel bonheur sans pareil aura cet être lippu, s’il peut l’emporter ainsi !

IAGO. — Appelez son père, réveillez-le. Acharnez-vous après lui, empoisonnez son bonheur ; criez son nom dans les rués à lui, irritez ses parents à elle, et quoiqu’il habite dans un climat fertile, assassinez-le de mouches : quoique sa joie soit bien la joie, faites-lui subir tant de vexations qu’elle en perde quelque peu de sa couleur.

RODERIGO. — Voici la maison de son père ; je vais l’appeler à haute voix.

IAGO. — Faites, et avec le même accent d’effroi et le même lugubre prolongement de voix, que lorsqu’au milieu de la nuit et de la confiance générale, quelqu’un découvre le feu dans une cité populeuse.

RODERIGO. — Holà, ho ! Brabantio ! Signor Brabantio, holà !

IAGO. — Réveillez-vous ! holà, ho ! Brabantio ! les voleurs ! les voleurs ! Veillez à votre maison, à votre fille, et à vos sacs ! Les voleurs ! les voleurs !

BRABANTIO apparaît à sa fenêtre.

BRABANTIO. — A quel propos m’appelle-t-on avec ces vociférations terribles ? qu’y a-t-il ?

RODERIGO. — Signor, toute votre famille est-elle chez vous ?

IAGO. — Vos portes sont-elles verrouillées ?

BRABANTIO. — Eh bien, à quel propos me demandezvous cela ?

IAGO. — Pardi, Signor, vous êtes volé ; pour votre honneur, passez votre robe ; votre cœur est brisé, vous avez perdu la moitié de votre âme ; au moment où je parle, à ce moment, à cette minute même, un vieux bélier noir est en train de couvrir votre brebis blanche. Levez-vous, levez-vous ! réveillez au son de la cloche les citoyens qui ronflent, ou bien le diable fera de vous un grand-père : levez-vous, vous dis-je !

BRABANTIO. — Ah çà, est-ce que vous avez perdu le bon sens ?

RODERIGO. — Très-révérend Signor, connaissez-vous ma voix ?

BRABANTIO. — Non, qui êtes-vous ?

RODERIGO. — Mon nom est Roderigo.

BRABANTIO. — Tu n’en es que plus mal venu ; je t’ai recommandé de ne pas rôder autour de mes portes : je t’ai dit, tu le sais bien, en toute honnête franchise, que ma fille n’est pas pour toi, et maintenant, dans un accès de folie, ayant trop bien soupe et vidé trop de coupes, tu viens par malicieuse bravade me tirer en sur saut de mari sommeil !

RODERIGO. — Signor, Signor, Signor....

BRABANTIO. — Mais tu peux être bien sûr que mon caractère et ma condition ont puissance de t’en faire repentir.

RODERIGO. — Patience, mon bon Signor.

BRABANTIO. — Que viens-tu me parler de vol ? nous sommes à Venise ; ma maison n’est pas une grange en plein champ [3].

RODERIGO. — Très-grave, Brabantio, c’est avec une âme pure et simple que je viens vers vous.

IAGO. — Parbleu, Signor, vous êtes un de ces hommes qui ne serviraient pas Dieu, si le diable le leur ordonnait. Parce que nous venons pour vous, rendre service, et que vous nous prenez pour des ruffians, vous laisserez couvrir votre fille par un cheval de Barbarie ; vous aurez des neveux qui vous henniront à la face ; vous aurez des coursiers pour cousins et des genêts pour parents.

BRABANTIO. — Quel profane, drôle, es-tu ?

IAGO. — Je suis, Signor, un homme qui vient pour vous dire que votre fille et le Maure sont à cette heure, à-faire la bête à deux dos.

BRABANTIO. — Tu es un scélérat.

IAGO. — Vous êtes — un sénateur.

BRABANTIO. — Tu me, répondras de cela ; je te connais, Roderigo.

RODERIGO. — Signor, je répondrai de tout Ce que vous voudrez. Mais, je vous, en prie, est-ce conformément à votre plaisir et à votre très-sage consentement, — comme je vois que cela est en effet jusqu’à un certain point, que votre belle enfant, à cette heure indue de la nuit, où tout le monde dort, sans escorte, meilleure ni pire que celle d’un manant au service du public, d’un gondolier, s’en va se livrer aux embrassements grossiers d’un Maure lascif ? Si le fait vous est connu, et si vous l’autorisez, alors nous vous avons fait un téméraire et insolent outrage ; mais si vous n’êtes pas informé dudit fait, ma politesse me dit que vous nous outragez à tort. Ne croyez pas que, perdant à un tel point le sens des convenances, je voulusse jouer et badiner ainsi avec Votre Révérence : votre fille, je vous le répète, — si vous ne lui avez pas accordé cette permission, — s’est rendue coupable d’une grosse faute en dévouant sa foi, sa beauté, son esprit, et sa fortune, à un étranger vagabond et nomade, qui est d’ici et, de partout. Éclairez-vous vous-même sur-le-champ : si elle est dans sa chambre ou dans votre maison, livrez-moi à la justice de l’état pour vous avoir trompé de la sorte.

BRABANTIO. — Battez le briquet, holà ! donnez-moi un flambeau ! — réveillez tous mes gens ! — Cet accident ne diffère pas beaucoup de mon rêve ; la crainte qu’il ne soit vrai m’oppresse déjà. — De la lumière, dis-je ! de la lumière ! (Il se retire de la fenêtre.)

IAGO. — Adieu, car il faut que je vous laisse : il ne me semble ni convenable, ni bien prudent pour ma place, d’être produit comme témoin contre le Maure, ce que je serai si je reste. L’état, en effet, bien que cette aventure soit faite, pour créer au Maure quelques obstacles, ne peut sans danger rejeter ses services, je le sais ; car ce sont de si fortes raisons qui lui ont fait confier ces guerres de Chypre, en train à l’heure présente, qu’ils n’en trouveraient pas, même au prix de leurs âmes, un autre de sa valeur pour diriger cette affaire : par conséquent, bien que je le haïsse comme les peines de l’enfer, les nécessités de ma vie présente m’obligent cependant à montrer extérieurement les couleurs et les signes de l’affection, simples signes en-vérité. Si vous voulez sûrement le trouver, conduisez au Sagittaire [4] les chercheurs maintenant levés ; j’y serai avec lui. Là-dessus, adieu. (Il sort.)

Entrent sur la scène BRABANTIO et des SERVITEURS avec des torches.

BRABANTIO. — C’est un malheur trop vrai : elle, est partie ! et ce qui me reste à vivre de mes jours méprisés, ne sera plus rien, qu’amertume. — Eh bien, Roderigo, où l’as-tu vue ? — Ô malheureuse fille ! — Avec le Maure, dis-tu ? — Qui voudrait être père ! — Comment as-tu su que c’était elle ? — Oh elle me trompe au delà de toute imagination ? — Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? — Apportez d’autres flambeaux ; réveillez tous mes parents. — Sont-ils mariés, croyez-vous qu’ils le soient ?

RODERIGO. — En vérité, je crois qu’ils le sont.

BRABANTIO. — Ô ciel ! — Comment est-elle sortie ? — Ô trahison du sang ! — Pères, ne vous fiez plus désormais aux âmes de vos filles sur la manière dont vous les voyez agir. — Est-ce qu’il n’y a pas des charmes qui permettent d’abuser de la jeunesse et de l’innocence ? N’avez-vous pas lu des faits de ce genre, Roderigo ?

RODERIGO. — Oui, vraiment, Signor.

BRABANTIO. — Faites lever mon frère ! — Oh ! pour—quoi n’est-ce pas vous qui l’avez eue ? — Que quelques-uns aillent d’un côté, et d’autres dans une direction différente. — Savez-vous où nous pourrons les saisir, elle et le Maure ?

RODERIGO. — Je pense que je pourrai le découvrir, s’il vous convient de vous munir d’une bonne garde, et de venir avec moi.

BRABANTIO. — Je vous en prie, guidez-nous, À chaque maison, j’appellerai ; je puis commander à beaucoup. — Prenez des armes, holà ! et réveillez quelques-uns, des officiers spécialement attachés au service de nuit [5]. — Marchons, mon bon Roderigo ; — je reconnaîtrai vos peines. (Ils sortent.)

SCÈNE II modifier

VENISE. — Une autre rue.
Entrent OTHELLO, IAGO, et des SERVITEURS avec des torches.

IAGO. — Quoique j’aiétué des hommes dans le service de la guerre, je tiens cependant, pour un cas de conscience de commettre un meurtre prémédité : je manque quelquefois d’iniquité pour me rendre service. Neuf où dix fois, j’ai eu la pensée de le perforer, là, sous les côtes.

OTHELLO. — Il est mieux que les choses soient ainsi.

IAGO. — Certes, mais il bavardait et proférait des termes si injurieux et si provoquants contre Votre Honneur, qu’avec le peu de dévotion que je possède, j’ai eu bien de la peine à le supporter. Mais, je vous en prie, Seigneur, êtes-vous mariés pour tout de bon ? Soyez sûr de ceci, c’est que le Magnifico est très-aimé, et qu’il possède en réalité une voix deux fois plus puissante que celle du doge : il vous forcera à divorcer, ou bien il vous opposera autant d’obstacles et de vexations que la loi renforcée de tout son pouvoir lui lâchera la corde pour vous en opposer.

OTHELLO. — Qu’il agisse conformément à son dépit : les services que j’ai rendus à la Seigneurie parleront plus haut que ses plaintes. On a encore, à apprendre, — et cela, lorsque je saurai que la vanterie est un honneur, je le proclamerai, — que je lire ma vie et mon être d’hommes de condition royale ; et quant à mes mérites, ils peuvent parler, sans tirer leur bonnet, à une aussi hautaine fortune que celle que j’ai atteinte [6] : car sache, Iago, que sans l’amour que je porte à la charmante Desdémona, je ne voudrais pas pour toutes les richesses de la mer tracer des limites fixes et étroites à ma condition libre et errante. Mais, regarde ! qu’est-ce que ces lumières qui viennent là-bas ?

IAGO. — C’est, le père qui vient de se lever avec ses parents : vous feriez mieux de rentrer.

OTHELLO. — Non pas ; il faut qu’on me trouve : mon caractère, mon titre, et ma conscience sans reproches, me montreront tel que je suis. Est-ce que ce sont eux ?

IAGO. — Par Janus, je ne le crois pas.

Entrent CASSIO et quelques, OFFICIERS avec des torches.

OTHELLO. — Les serviteurs, du doge ! et mon lieutenant ! — Bonne nuit à vous tous, mes amis ! quelles nouvelles ?

CASSIO. — Le doge vous fait porter ses compliments, général, et il requiert votre présence à l’instant même, sans une minute de retard.

OTHELLO. — De quelle affaire croyez-vous qu’il s’agisse ?

CASSIO. — Autant que je puis deviner, c’est quelque chose qui vient de Chypre : c’est une affaire qui paraît pressée : les galères cette nuit même ont envoyé une douzaine de messagers successifs à la queue l’un de l’autre, et boa nombre de conseillers déjà levés et réunis ; sont en cet instant avec le doge. On vous a réclamé à grands cris, et lorsqu’on a vu qu’on ne vous trouvait pas à votre logement, le sénat a dépêché trois escouades différentes pour vous chercher.

OTHELLO. — Il est heureux que ce soit vous qui m’ayez trouvé. Je n’ai qu’un mot à dire ici dans la maison, et puis je suis à vous. (Il sort.)

CASSIO. — Enseigne, qu’est-ce qu’il fait là ?.

IAGO, — Ma foi, il a cette nuit abordé une caraque de terré ; si la prise est déclarée légale, il est riche pour toujours.

CASSIO. — Je ne comprends pas.

IAGO. — Il est marié. CASSIO. — À qui ?

Rentre OTHELLO.

LIGO. — Marié à.... — Allons, Capitaine, voulez-vous venir ?

OTHELLO. — Je suis à vous.

CASSIO. — Voici une autre troupe qui vient vous chercher.

IAGO. — C’est Brabantio : — général, faites attention ; il vient dans de mauvaises intentions.

Entrent BRABANTIO, RODERIGO et des OFFICIERS avec des torches et des armes.

OTHELLO. — Holà ! arrêtez ici !

RODERIGO. — Signor, c’est le Maure.

BRABANTIO, — Tombez sur lui, le voleur ! (Ils dégainent des deux côtés.)

IAGO, — À vous, Roderigo ! Allons, Messire, je suis votre homme.

OTHELLO. — Rentrez vos épées brillantes, car la rosée les rouillerait. Mon bon Signor, vous pourrez mieux commander par vos années que par vos armes.

BBABAKTIO. — Ô toi, odieux voleur, où as-tu déposé ma fille ? Damné que tu es, tu l’as ensorcelée ; car, je m’en rapporte à tous les gens sensés, si elle n’était pas liée des chaînes de la magie, est-ce qu’une vierge si tendre, si belle, si heureuse, si opposée au mariage qu’elle se détournait des riches et beaux fils de notre nation, se serait jamais exposée à la moquerie universelle, en s’échappant de sa tutelle paternelle pour aller se réfugier dans le sein noir comme suie d’un être tel que toi, fait pour inspirer la crainte et non le plaisir. Que le monde en soit juge, n’est-il pas de toute évidence que tu as opéré sur elle par des charmes odieux, que tu as abusé de sa jeunesse délicate au moyen de drogues ou de minéraux qui éveillent les désirs charnels : — je ferai débattre la chose ; elle est probable, elle est palpable à la pensée. Je t’appréhende donc et je t’accuse, comme corrupteur des personnes, et comme pratiquant des arts interdits et hors la loi. — Emparez-vous de lui ; s’il résiste, soumettez-le à ses risques et périls.

OTHELLO. — Retenez vos mains, vous deux qui m’appartenez, et vous aussi de l’autre parti : si mon rôle était de combattre, je n’aurais eu besoin de personne pour me le souffler. — Où voulez-vous que j’aille pour répondre à votre accusation ?

BRABANTIO. — En prison, jusqu’à ce que le délai établi par la loi et le cours régulier de la justice t’appellent à répondre.

OTHELLO. — Qu’arrivera-t-il si j’obéis ? Comment pourrai-je alors satisfaire le doge, dont les messagers sont ici âmes côtés pour m’amener en sa présence à propos de certaine urgente affaire de l’état ?

PREMIER OFFICIER. — C’est vrai, très-digne Signor, le doge est en conseil, et je suis certain qu’on a envoyé chercher votre noble personne.

BRABANTIO. — Comment ! le doge en conseil à cette heure de la nuit ? — Emmenez-le : ma cause n’est pas une cause oiseuse : le doge lui-même et mes frères de l’état ne peuvent que ressentir mon outrage, comme s’il était le leur propre ; car si de telles actions peuvent avoir un libre cours, des esclaves et des païens seront nos hommes d’état. (Ils sortent.)

SCÈNE III. modifier

VENISE. — La chambre du conseil.
LE DOGE et des SÉNATEURS sont assis à une table ; des OFFICIERS en fonctions les assistent.

LE DOGE. — Il n’y a pas entre ces nouvelles assez d’accord pour qu’elles méritent crédit.

PREMIER SÉNATEUR. — Elles sont fort divergentes en effet ; mes lettres disent cent sept galères.

LE DOGE. — Et les miennes, cent quarante

SECOND SÉNATEUR. — Et les miennes, deux cents : cependant quoique ces lettres ne s’accordent pas sur le chiffre précis — et dans les cas comme celui-ci, où les rapports se font par conjecture, fréquentes sont les différences, — toutes affirment cependant l’existence d’une flotte turque, et faisant voile pour Chypre.

Le DOGE. — Certes, la raison dit que cela est bien possible ; je ne suis pas assez rassuré par ces inexactitudes, pour que le fait capital de ces nouvelles ne m’inspire pas’ un sentiment d’inquiétude.

UN MATELOT, du dehors. — Holà, hé ! holà, hé ! holà, hé !

PREMIER OFFICIER. — Un messager des galères.

Entre UN MATELOT.

LÉ DOGE. — Eh bien, quelles affaires ?

LE MATELOT. — La flotte turque se dirige sur Rhodes ; voilà ce que je suis chargé de rapporter à l’état de la part du Signor Angelo.

LE DOGE. — Que dites-vous de ce changement ?

PREMIER SÉNATEUR. — Cela ne peut soutenir l’examen de la raison ; c’est une manœuvre pour nous donner le change. Si nous considérons de quelle importance Chypre est pour le Turc, nous comprendrons que, outre que cette île concerne plus le Turc, que Rhodes, il peut encore l’emporter plus facilement, car elle n’est pas armée des mêmes moyens de défense, et manque entièrement des ressources dont Rhodes est pourvue ; — si nous réfléchissons à cela, nous ne pourrons pas croire que le Turc soit assez maladroit, pour laisser en dernière ligne l’île qui le concerne en première, et qu’il néglige une tentative facile et profitable ; pour aller réveiller et défier un danger sans profit.

LE DOGE. — Certes, en toute confiance, on doit croire que cette flotte n’est pas pour Rhodes.

PREMIER OFFICIER. — Voici d’autres nouvelles.

Entre UN MESSAGER.

LE MESSAGER. — Révérends et gracieux Seigneurs, les Ottomans, se dirigeant, directement vers l’île de Rhodes, se sont là renforcés d’une arrière-flotte [8].

PREMIER SÉNATEUR. — Oui, c’est ce que je pensais. De combien est-elle forte cette flotte, dans votre opinion ?

LE MESSAGER. — De trente voiles, et maintenant, ils reviennent sur leurs pas, et Ont bien l’air de porter franchement leurs desseins sur Chypre. Le Signor Montano, votre fidèle et très-vaillant serviteur, vous présente ses devoirs en vous informant dû fait, et en vous priant de le croire.

LE DOGE. — Il est certain alors que c’est pour Chypre. Est-ce que Marc Luccicos [9] n’est pas dans la ville ?

PREMIER SÉNATEUR. — Il est maintenant à Florence.

LE DOGE. — Écrivez-lui de-notre part, et envoyez la lettre en toute diligence, courrier par courrier.

PREMIER SÉNATEUR. — Voici venir Brabantio et le vaillant Maure.

Entrent BRABANTIO, OTHELLO, IAGO, ROBERIGO et des OFFICIERS.

LE DOGE. — Vaillant Othello, nous devons vous employer sur-le-champ contre l’ennemi commun, l’Ottoman [10]. (À Brahantio.) Je ne vous voyais pas ; soyez le bienvenu, noble Signor ; nous avions besoin de votre conseil et de votre aide cette nuit.

BRABANTIO. — Et moi des vôtres. Que votre vertueuse Grâce me pardonne ce quim’a tiré de mon lit, ce n’est ni ma fonction, ni aucun bruit des affaires venu jusqu’à moi ; le souci des intérêts publics n’est pas davantage ce qui me tient maintenant à cœur ; car mon chagrin particulier est d’une nature si envahissante, si impétueuse, que semblable à une inondation qui emporte tout après elle, il entraîne et engloutit tous les autres tourments, et.reste encore entier après cela.

LE DOGE. — Comment ! Qu’y a-i-il donc ?

BRABANTIO. — Ma fille ! ô ma fille !

LE DOGE et LES SÉNATEURS. — Morte ?

BRABANTIO. — Oui, pour moi. Elle est subornée, elle m’est volée, elle est corrompue par des sortiléges et des médecines achetées à des charlatans ; car la nature, quand elle n’est pas imbécile, aveugle, infirme de sens, ne peut se tromper à ce point sans le secours de la sorcellerie.

LE DOGE. — Quel que soit celui qui par cet odieux moyen a enlevé votre fille à elle-même, et vous l’a enlevée, il subira l’application du livre vengeur de la loi interprétée par vous-même dans son texte le plus implacable ; oui, cela sera, quand bien même votre accusation tomberait sur notre propre fils.

BRABANTIO. — Je remercie humblement Votre Grâce : voici l’homme, c’est ce Maure, que votre mandat spécial a, paraît-il, appelé ici pour les affaires de l’état.

LE DOGE et LES SÉNATEURS. — Nous en ressentons le plus profond chagrin.

LE DOGE, à Othello. — Que pouvez-vous répondre à cela pour votre défense ?

BRABANTIO. — Rien, car c’est la vérité.

OTHELLO. — Très-puissants, très-graves, très-révérends Seigneurs, mes très-nobles et très-éprouvés maîtres, il est très-vrai que j’ai enlevé la fille de ce vieillard ; il est très-vrai que je l’ai épousée ; la mesure et la portée de mon offense vont jusque-là, pas plus loin. Rude je suis dans mon élocution, et mal partagé dans l’art de parler le doux langage de la paix ; car depuis que ces bras ont eu la taille de là septième année, sauf durant les neuf dernières lunes, ils ont trouvé toujours leurs plus chers exercices dans les champs couverts de tentes. En dehors de ce qui concerne les faits de guerre et les combats, je ne puis donc que peu parler de ce vaste monde ; par conséquent, en plaidant moi-même ma cause, il est peu à craindre que je l’embellisse. Cependant, avec votre gracieuse patience, je vous ferai, rondement et sans fard, le récit de l’histoire entière de mon amour ; je vous dirai par quelles drogues, quels charmes, quelles conjurations, quel pouvoir magique j’ai séduit sa fille, puisque ce sont ces moyens qu’on m’accuse d’avoir employés.

BRABANTIO. — Une jeune fille qui fut toujours timide, d’un caractère si paisible, si sédentaire, que lorsqu’elle remuait elle en rougissait, aller, en dépit de la nature, des années, de la nation, de là fortune, de tout, tomber amoureuse d’un être qu’elle avait peur de regarder ! Il aurait un jugement mutilé et bien imparfait, celui qui déclarerait que la perfection : peut errer à ce point contre toutes les lois de la nature ; on est bien obligé, devant un fait pareil, d’en chercher l’explication dans les pratiques de l’artificieux enfer. Je maintiens donc encore qu’il a opéré sur elle par quelque mélange puissant sur le sang, ou par quelque potion ensorcelée à cet effet [11].

LE DOGE. — Maintenir cela n’est pas le prouver ; il vous faut des témoignages plus précis et plus clairs que ces assertions légères et les superficielles probabilités de ces vulgaires apparences.

PREMIER SÉNATEUR. — Mais parlez, Othello : avez-vous par des moyens indirects et violents conquis et empoisonné les sentiments de cette jeune fille ? ou bien les avez-vous conquis par prières, et par ces belles instances que l’âme adresse à l’âme ?

OTHELLO. — Je vous en conjure envoyez chercher la Dame au Sagittaire, et qu’elle parle de moi devant son père : si son récit me montre odieux à vos yeux, ne vous contentez pas de reprendre la confiance, la charge que je tiens de vous, mais que votre sentence tombe sur ma vie même.

LE DOGE. — Allez chercher Desdémona,

OTHELLO. — Enseigne, conduisez-les ; vous connaissez mieux qu’eux où elle se trouve. (Sortent Iago et quelques gens de service.) En attendant qu’elle arrive, aussi sincèrement que je confesse au ciel les vices de mon sang, aussi franchement expliquerai-je à vos graves oreilles comment je conquis l’amour de cette belle Damé, et comment, elle conquit le mien, :

LE DOGE. — Fais-nous ce récit, Othello.

OTHELLO. — Son père m’aimait ; il m’invitait souvent ; il me questionnait toujours sur l’histoire de ma vie, détaillée année par année, sur les batailles, -les sièges, les diverses fortunes que j’ai connus. Je lui racontais mon histoire entière, depuis les jours de mon enfance jusqu’au moment même où il m’invitait à parler ; je l’entretenais de désastreux hasards, d’accidents pathétiques sur terre et sur mer ; je disais comment j’avais échappé de l’épaisseur d’un cheveu à une mort imminente sur la brèche ; comment j’avais été pris par un insolent ennemi et vendu comme esclave ; comment je m’étais racheté, et quelles aventures m’étaient arrivées en voyage. Alors j’avais à faire mention d’autres vastes et de déserts stériles, de carrières sauvages, de rochers et de montagnes dont les cimes touchent le ciel, — tous ces épisodes se déroulaient successivement ; — puis je parlais des Cannibales qui se mangent les uns les autres, des Anthropophages, et d’hommes qui portent leurs têtes au-dessous des épaules [12]. Desdémona paraissait singulièrement intéressée par ces histoires, mais sans cesse les affaires du ménage l’obligeaient à se lever ; elle les dépêchait toujours avec la plus grande diligence possible, puis elle revenait et dévorait mes discours d’une oreille avide. Ayant observé la chose, je choisis certain, jour une heure opportune, et je trouvai facilement le moyen de l’amener à me prier ardemment de lui faire en entier le récit de mes voyages, dont elle avait entendu quelques parties, mais sans attention suffisante : j’y consentis, et plus d’une fois je lui dérobai des larmes, en lui parlant de quelqu’un des coups douloureux qui avaient frappé ma jeunesse. Mon histoire achevée, elle me donna pour mes peines un monde de soupirs : elle jura que c’était étrange, qu’en vérité c’était étrange à l’excès ; que c’était lamentable, étonnamment lamentable : elle aurait souhaité ne pas l’entendre ; — cependant elle aurait souhaité que le ciel l’eût fait naître un tel homme ; — elle me remercia, et me dit que si j’avais un ami qui l’aimât, je n’avais qu’à lui apprendre à raconter mon histoire, et que cela suffirait pour qu’il l’épousât. Sur cette insinuation, je parlai : elle m*aima pour les dangers que j’avais courus, et moi je l’aimai pour la pitié qu’elle leur donna. Telle est la seule sorcellerie que j’aie employée : voici venir la Dame ; qu’elle en témoigne.

Entrent DESDÉMONA, IAGO, et gens de la suite.

LE DOGE. — Je crois que ce récit vaincrait ma fille aussi. — Mon bon Brabantio, prenez au mieux cette méchante affaire : les hommes se défendent encore plus sûrement avec leurs armes brisées qu’avec leurs mains toutes nues.

BRABANTIO. — Écoutez-îa parler, je vous prie : qu’elle confesse qu’elle fit la moitié du chemin, et je veux bien alors que la destruction tombe sur ma tête, si mon blâme le plus fort se porte sur cet homme ! — Venez ici, jolie Demoiselle : découvrez-vous dans toute cette noble pagnie quel est celui à qui vous devez surtout obéissance ?

DESDÉMONA. — Mon noble père, j’aperçois ici un devoir partagé : je vous suis obligée pour, ma vie et mon éducation ; ma vie et mon éducation m’apprennent quel respect je vous dois. Vous êtes le maître de mon obéissance, puisque je suis toujours votre fille ; — mais voici mon époux ; et la même obéissance que ma mère vous montra, vous préférant à son père, je reconnais et je-déclare la devoir au Maure mon époux.

BRABANTIO. — Dieu soit avec vous ! — J’ai fini. — Plaise à Votre Grâce, occupons-nous des affaires de l’état : — j’aurais mieux fait, d’adopter un enfant que d’engendrer ça. — Viens ici, Maure : je te donne ici de tout mon cœur, ce que je te refuserais de tout pion cœur, si tu ne l’avais déjà. — Grâces à toi, bijou, je suis joyeux du plus profond de l’âme de ne pas avoir d’autres enfants ; car ton escapade m’apprendrait à devenir tyran et à leur pendre des entraves au cou. — J’ai fini, Monseigneur.

LE DOGE. — Laissez-moi parler à votre place, et exprimer Une maxime qui pourra servir, d’échelon et de marchepied à ces amants pour regagner votre faveur. Quand les remèdes sont inutiles, les chagrins qui s’étaient. attachés jusque-là à l’espérance, prennent fin par l’inutilité même des remèdes. Pleurer un malheur consommé : et passé est le plus sûr moyen d’attirer un nouveau malheur. Quand on ne peut sauver ce qu’emporte la fortune, le mieux est de transformer par la patience cette injure en moquerie. L’homme volé qui sourit, dérobe quelque chose au voleur ; mais il se vole lui-même, celui qui se consume dans une inutile douleur.

BRABANTIO. — En ce cas, laissons le Turc nous enlever Chypre ; nous ne perdons rien, tant que nous pouvons sourire. Il porte bien facilement cette maxime, celui qui né porte que la consolation qu’elle renferme ; mais il porte, à la fois la douleur et la maxime, celui qui, pour payer le chagrin, est obligé d’emprunter à la pauvre patience. Ces maximes-là, à la fois sucre et absinthe, et également fortes des deux, côtés, sont équivoques : mais les mots ne sont que des mots, et je n’ai jamais ouï dire encore qu’on pût arriver par l’oreille jusqu’à un cœur brisé. — Aux affaires de l’état, maintenant, je vous en conjure humblement.

LE DOGE. — Le Turc fait voile pour Chypre avec-une très-puissante flotte. Othello, la capacité de résistance de cette place vous est particulièrement connue, et quoique nous ayons pour y tenir votre charge un homme de talent admis comme très-suffisant, cependant l’opinion, qui est là souveraine maîtresse des circonstances, vous désigne avec plus de confiance : vous devez donc vous résigner à assombrir l’éclat de votre bonheur présent par les périls et les tumultes de cette expédition.

OTHELLO. — Le tyran habitude, très-graves sénateurs, m’a rendu la couche de pierre et d’acier de la guerre, douce comme un lit du duvet le plus choisi [13] : devant les dures épreuves, je ressens, je le confesse, une allégresse naturelle et prompte ; je me charge donc de la présente guerre contre les Ottomans. En conséquence, me courbant humblement devant votre puissance, je sollicite en faveur de ma femme des dispositions conformes À son rang, un lieu de séjour et un revenu en rapport avec sa condition, avec l’état de maison et la suite que réclame sa naissance.

LE DOGE. — Elle peut loger chez son père, si vous y consentez.

BRABANTIO. — Je n’y consens pas.

OTHELLO. — Ni moi.

DESDÉMONA. — Ni moi. Je me refuse à y résider, afin d’éviter à mon père les sentiments d’impatience que ma vue lui ferait éprouver. Très-gracieux Doge, prêtez à ma requête une oreille favorable, et : que votre assentiment me crée une protection qui assiste ma simplicité.

LE DOGE. — Que désireriez-vous, Desdémona ?

DESDÉMONA. — Que j’ai aimé assez le Maure pour vouloir passer ma vie avec lui, l’éclat franc de ma conduite, et l’orage affronté de la fortune le proclament assez haut devant le monde : mon cœur est soumis à toutes les conditions de la carrière de mon Seigneur. C’est dans son âme que j’ai vu le visage d’Othello, et j’ai dévoué mon âme et ma fortune à son honneur et à ses vaillantes qualités. Ainsi, chers Seigneurs, si on me laisse ici comme un papillon des jours de paix, tandis que lui s’en ira à la guerre, on me prive de participer aux rites de cet honneur pour lequel je l’ai aimé, et j’aurai à supporter par sa chère absence un trop lourd intérim. Laissez-moi partir avec lui.

OTHELLO. — Votre assentiment, Seigneurs ; je vous en conjure, que son désir lui soit accordé. Le ciel m’en soit témoin, ce n’est point pour flatter l’appétit de ma passion, ce n’est point pour ma satisfaction personnelle, ni pour assouvir mon ardeur dont les jeunes transports sont maintenant calmés, que je vous adresse cette demande, mais pour répondre à son vœu avec empressement et amour. Le ciel défende aussi que vos vertueuses Seigneuries pensent que je négligerai vos sérieuses et grandes affaires parce qu’elle sera avec moi : non, si jamais les jeux légers de Cupidon ailé engourdissent dans une langueur voluptueuse mes facultés de pensée et d’action, au point que mes plaisirs altèrent et corrompent mes devoirs, que les ménagères fassent une écuelle de mon casque, et que tous les guignons honteux et vils fassent échec à ma renommée !

LE DOGE. — Qu’il en soit pour son séjour ou son départ, comme vous le déciderez vous-mêmes : l’affaire réclamé urgence, et la promptitude doit lui, répondre.

PREMIER SÉNATEUR. — Il vous faut partir cette nuit.

OTHELLO. — De tout mon cœur.

LE DOGE. — Nous nous réunirons ici de nouveau à neuf heures du matin. Othello, laissez derrière vous quelqu’un de vos officiers, et il vous portera notre commission, avec toutes les autres ordonnances de titres et de commandement qui vous concernent.

OTHELLO. — S’il plaît à Votre Grâce, je laisserai mon enseigne ; c’est un homme honnête et sûr ; je lui remets, le soin d’accompagner ma femme, et de me porter tout ce que votre vertueuse Grâce jugera nécessaire de m’envoyer.

LE DOGE. — Soit. Bonne nuit à tous. (À Brabantio.) Noble Signor, s’il est vrai que la vertu n’est jamais sans un charme de beauté, votre gendre est bien plus beau qu’il n’est noir.

PREMIER SÉNATEUR. — Adieu, brave Maure ! traitez bien Desdémona.

BRAEANTIO. — Veille sur elle, Maure, si tu as des yeux pour voir ; elle a trompé son père, elle peut te tromper. (Sortent te Doge, les sénateurs, les officiers, etc.)

OTHELLO. — Ma vie pour gage de sa foi ! — Honnête Iago, je suis obligé de te laisser ma Desdémona : je t’en prie, que ta femme lui accorde ses services, et toi, conduis-les dans les meilleures conditions possibles. — Viens, Desdémona, je n’ai qu’une heure à te donner pour l’amour, les affaires d’intérêt et les dispositions à prendre : il nous faut obéir au temps. (Sortent Othello et Desdémona.)

RODERIGO. — Iago !

IAGO. — Que dis-tu, noble cœur ?

RODERIGO. — Que penses-tu que j’aie envie de faire ?

IAGO. — Parbleu, aller au lit et dormir.

RODERIGO. — Je vais aller me noyer de ce pas,

IAGO. — Si tu fais cela, je ne t’aimerai jamais plus ensuite. Allons donc, imbécile gentilhomme !

RODERIGO. — C’est imbécillité de vivre lorsque la-vie est un tourment, et nous avons une ordonnance en règle pour mourir, lorsque la mort est notre médecin.

IAGO. — Ô lâcheté ! Je suis au monde maintenant depuis quatre fois sept ans, et depuis que j’ai su distinguer entre un bienfait et une injure, je n’ai pas encore trouvé d’homme qui sût s’aimer lui-même. Avant de dire que je me noierais pour l’amour d’une poulette [14] j’échangerais ma condition d’homme contre celle d’un singe.

RODERIGO. — Que pourrais-je faire ? Je confesse que c’est pour moi une honte d’être amoureux à ce point ; mais je n’ai pas la vertu de m’en guérir.

IAGO. — La vertu ! figue pour elle ! C’est de nous-mêmes qu’il dépend d’être tels ou tels. Nos corps sont nos jardins, et nos volontés en sont les jardiniers ; de sorte que si nous voulons planter des orties où semer des laitues, enraciner l’hysope et sarcler le thyms fournir ce jardin d’une espèce d’herbe ou le débarrasser de beaucoup d’autres, le rendre stérile à force de paresse, ou fertile à force d’industrie, nous avons dans nos volontés le pouvoir et l’autorité de le corriger à notre gré. Sila balance de nos existences n’avait pas un plateau de raison, pour contre-balancer un autre plateau de sensualité, le tempérament et la bassesse de nos natures nous conduiraient aux conséquences les plus extravagantes : mais nous avons, la raison pour refroidir nos mouvements de rage, nos aiguillons charnels, nos appétits sans frein ; d’où je conclus ceci, ce que vous appelez amour, est une simple bouturé ou un simple rejeton.

RODERIGO. — Cela ne peut être.

IAGO. — C’est simplement une convoitise du sang et une permission de la volonté. Allons, sois un homme : te noyer ! noyez-moi des chats et des petits chiens aveugles. Je me suis déclaré ton ami, et je proteste que je suis attaché à tes mérites par des câbles d’une solidité éternelle. Jamais, je ne pourrais te servir mieux qu’à cette heure. Mets de l’argent dans la bourse, suis nous à la guerre ; dissimule ton visage sous une barbe empruntée mets de l’argent dans ta bourse, te dis-je. Il n’est pas possible que Desdémona continue longtemps d’aimer le Maure, — mets de l’argent dans ta bourse, — ni que lui l’aime longtemps : c’est un commencement violent auquel tu verras, bientôt correspondre une séparation violente ; — mets seulement de l’argent dans ta bourse. Ces Maures sont changeants dans leurs passions ; — remplis ta bourse d’argent : la nourriture qui lui semble à cette heure aussi délicieuse que l’ananas, lui deviendra bien vite aussi amère que la coloquinte [15]. Elle voudra de son côté changer pour un plus jeune ; lorsqu’elle sera, rassasiée de sa personne, elle découvrira l’erreur de son choix ; elle voudra changer, elle le voudra : par conséquent mets de l’argent dans ta bourse. Si tu veux à toute force te damner, choisis pour cela un plus délicat moyen que la noyade. Ramasse tout l’argent que, tu, pourras : à moins que la sainteté du mariage et un vœu fragile entre un barbare vagabond et une super-subtile Vénitienne, ne soient une trop dure besogne pour les ressources de mon esprit et celles de toute là, tribu de l’enfer, tu jouiras d’elle ; par conséquent fais de l’argent. Te noyer ! peste soit d’une telle pensée ! C’est tout à fait hors de propos : cherche plutôt a être pendu en satisfaisant ton désir, qu’à être noyé et à partir sans elle.

RODERIGO. — Serviras-tu solidement niés espérances, si je me décide à en poursuivre la réalisation ?

IAGO. — Tu es sûr de moi ; — va, fais de l’argent : je te l’ai dit souvent, et je te le redis encore et encore, je hais le Maure ; la cause de ma haine est enracinée dans mon cœur, la tienne n’est pas moins solide ; réunissons-nous pour tirer de lui, vengeance. Si tu peux le cocufier, tu te donneras un plaisir, et tu me donneras un divertissement. Le temps est gros de bien des événements dont il accouchera. En avant, marche ! Va, procure-toi de l’argent. Nous en parlerons plus longuement demain. Adieu.

RODERIGO. — Où nous rencontrerons-nous demain matin ?

IAGO. — A mon logement.

RODERIGO. — J’irai te trouver de bonne heure.

IAGO. — Bien ; adieu. Entendez-vous, Roderigo ?

RODERIGO. — Que dites-vous ?

IAGO. — Plus de noyades, entendez-vous ?

RODERIGO. — J’ai changé de résolution : je vendrai tous mes biens.

IAGO. — Allez ; adieu ! mettez de l’argent en quantité suffisante dans votre bourse. (Sort Roderigo) C’est ainsi que je fais toujours de mon sot ma bourse ; car je profanerais l’expérience que j’ai acquise, si je dépensais mon temps avec un pareil dindon pour autre chose que mon amusement et mon profit. Je, hais le Maure, et on croit dans le public qu’il a fait mon office entre mes draps ; je ne sais, pas si c’est vrai ; mais rien que sur un soupçon de ce genre, j’agirai comme si c’était vrai. Il me tient en estime ; mes machinations n’en opéreront que mieux sur lui. Cassio est un bel homme : voyons donc un peu ; comment faire pour prendre sa place, et donner plein essor à ma vengeance par un coup double de coquinerie comment, comment ? Voyons : le moyen, c’est dans quelque temps de tromper l’oreille d’Othello, en lui soufflant que Cassio est trop familier avec sa femme : sa personne et ses manières agréables sont faites pour inspirer le soupçon ; il est taillé pour rendre les femmes infidèles. Le Maure est "d’une nature franche et ouverte, et croit honnêtes les gens qui paraissent tels ; il se laissera donc conduire par le nez aussi facilement que le font les ânes. Je tiens mon plan ; le voilà engendré : l’enfer et la nuit devront maintenant faire naître au jour ce monstre. (Il sort.)


ACTE II. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

Un port de mer dans CHYPRE. Une esplanade.
Entrent MONTANO et DEUX GENTILSHOMMES.

MONTANO. — Que discernez-vous sur mer, du cap ?

PREMIER GENTILHOMME. — Rien du tout : la mer est houleuse à l’excès ; je ne puis découvrir une seule voile entre le ciel et les vagues.

MONTANO. — J’espère que le vent a fait un beau vacarme sur terre ; jamais un ouragan plus complet n’ébranla nos remparts : s’il s’est comporté aussi tapageusement sur mer, quels flancs de chêne ont pu rester dans leurs mortaises, lorsque des montagnes d’eau s’abattaient sur eux ? Quelles nouvelles allons-nous apprendre de cette tempête ?

SECOND GENTILHOMME. — La dispersion, de la flotte turque : car, vous n’avez qu’à vous tenir sur le rivage écumant pour voir comment les flots mités semblent aller frapper aux nuages, comment la vague secouée des vents, avec sa haute, et monstrueuse crinière, semble jeter de l’eau sur la constellation de l’Ours enflammé, et vouloir éteindre les gardiens du pôle éternellement immobile : je n’ai jamais vu pareille tourmente sur les flots courroucés.

MONTANO. — Si la flotte turque ne s’est abritée et mise en rade, elle est submergée ; il est impossible qu’elle ait pu résister.

Entre UN TROISIÈME GENTILHOMME.

TROISIÈME GENTILHOMME. — Des nouvelles, mes gars ! Nos guerres sont finies ; cette tempête effrénée a si bien houspillé les Turcs, que leur entreprise bat de l’aile : un noble vaisseau de Venise a été témoin du terrible naufrage et de la détresse de la plus grande partie de leur flotte.

MONTANO. — Comment ! est-ce vrai ?

TROISIÈME GENTILHOMME. — Le vaisseau est ici en rade ; un Véronais, Michel Cassio [1], lieutenant du vaillant Maure Othello, vient de débarquer : le Maure lui-même est sur mer, avec une commission absolue pour le commandement de Chypre.

MONTANO. — J’en suis enchanté ; c’est un digne gouverneur.

TROISIÈME GENTILHOMME. — Mais ce même Cassio, quoiqu’il donne des nouvelles consolantes relativement au désastre des Turcs, a l’air cependant fort triste, et prie Dieu que le Maure soit sain et sauf ; car ils ont été séparés par l’horrible et violente tempête.

BIONTANO. — Prions le ciel qu’il soit en sûreté, car j’ai servi sous lui et l’homme commande comme un soldat accompli. Holà ! allons sur le rivage, aussi bien pourvoir, le vaisseau qui est arrivé, que pour épier de nos yeux l’arrivée du brave Othello, et faisons sentinelle, jusqu’à ce qu’à force de regarder, la mer et le bleu de l’air se confondent à notre vue.

TROISIÈME GENTILHOMME. — Allons, faisons cela ; car à chaque minute on doit s’attendre à de nouvelles arrivées.

Entre CASSIO.

CASSIO. — Je vous remercie, vaillant gouverneur de cette île guerrière, qui parlez en ces termes du Maure ! Oh ! puissent les cieux le défendre contre les éléments, car je l’ai perdu sur une mer pleine de dangers !

MONTANO. — Est-il bien équipé ?

CASSIO. — Sa barque est solidement construite, et son pilote d’une habileté remarquable et reconnue ; aussi mon espoir n’est-il pas découragé et compte-t-il encore sur sa réalisation.

Voix à l’extérieur. — Une voile, une voile, une voile !

Entre UN QUATRIÈME GENTILHOMME.

CASSIO. — Quel est ce bruit ?

QUATRIÈME GENTILHOMME. — La ville est laissée vide ; sur le bord de la mer, se tiennent des rangées de peuple, et ils crient « une voile ! »

CASSIO. — Mon espoir me dit que c’est le gouverneur. (Coup de canon.)

SECOND GENTILHOMME. — Ils font des décharges de courtoisie : ce sont au moins nos amis.

CASSIO. — Je vous en prie, Messire, allez voir, et revenez nous dire qui est arrivé.

SECOND GENTILHOMME. — J’y vais. (Il sort.)

MONTANO. — Mais, bon lieutenant, est-ce que votre général est marié ?

CASSIO. — De la manière la plus heureuse : il a fait la conquête d’une jeune fille qui peut lutter avec toute description et toute exagération, d’une jeune fille qui surpasse les hyperboles des plumes brillantes, et qui pour sa beauté naturelle bat tout artiste.

Rentre LE SECOND GENTILHOMME.

CASSIO. — Eh bien ! qui est entré au port ?

SECOND GENTILHOMME. — Un certain Iago, enseigne du général.

CASSIO. — Il a fait un bien heureux et bien rapide voyage. Les tempêtes elles-mêmes, les mers houleuses, les vents mugissants, les rochers rongés des vagues, et les sables amoncelés, traîtres aux aguets pour surprendre l’innocent navire, ont comme par sentiment de la beauté, renoncé à leur nature meurtrière, pour laisser aller en toute sécurité la divine Desdémona.

MONTANO. — Quelle est cette personne ?

CASSIO. — Celle dont je vous parlais, le capitaine de notre grand capitaine, remise à la conduite du courageux Iago, dont l’arrivée ici devance notre attente d’une rapidité de sept jours. Grand Jupiter [2], protège Othello et gonfle ses voiles de ton souffle puissant, afin qu’il honore cette baie de son beau vaisseau, qu’il sente dans les bras de Desdémona les ardentes palpitations de l’amour, qu’il rallume le feu de nos courages éteints, et qu’il apporte la consolation à Chypre entière !

Entrent DESDÉMONA, ÉMILIA, IAGO, RODERIGO et des gens de leurs suites.

CASSIO. — Oh ! voyez, les trésors du vaisseau sont débarqués à terre ! Habitants de Chypre, agenouillez-vous devant elle. — Salut, Dame ! et que la grâce du ciel t’enveloppe toute entière, par devant, par derrière, et de tous les côtés !

DESDÉMONA. — Je vous remercie, vaillant Cassio. Quelles nouvelles pouvez-vous me donner de mon Seigneur ?

CASSIO. — Il n’est pas encore arrivé ; mais autant que je sache, il est bien, et sera ici sous peu.

DESDÉMONA. — Oh, mais je crains.... Comment n’êtes-vous pas en sa compagnie ?

CASSIO. — La grande lutte de la mer et des cieux nous a séparés : — mais écoutez ! une voile !

Voix à l’extérieur. — Une voile ! une voile ! (Détonations de canon.)

DEUXIÈME GENTILHOMME. — Ils envoient leurs saluts à la citadelle ; c’est encore un ami.

CASSIO. — Allez chercher les nouvelles. (Sort le gentilhomme.) Mon bon enseigne, vous êtes le bienvenu. (A Émilia.) Vous êtes la bienvenue. Madame. Mon bon Iago, ne vous emportez pas si je donne quelque extension à ma politesse ; c’est mon éducation qui me porte à cette démonstration effrontée de courtoisie. (Il embrasse Émilia.).

IAGO. — Monsieur, si elle vous donnait autant de ses lèvres qu’elle me donne souvent de sa langue, vous en auriez suffisamment.

DESDÉMONA. — Hélas, elle ne parle pas,

IAGO. — Sur ma foi, beaucoup trop ; je m’en aperçois toujours quand j’ai envie de dormir : pardi, je le sais bien, devant Votre Grâce elle met un peu de sa langue dans son cœur, et se contente de quereller en pensée.

ÉMILIA. — Vous avez peu de motifs pour parler ainsi.

IAGO. — Allons donc, allons donc ; vous êtes des peintures hors de chez vous, de vraies sonnettes dans vos boudoirs, des chats sauvages dans vos cuisines, des saintes quand vous outragez, des diables quand vous êtes offensées, des flâneuses dans vos ménages, et des femmes de ménage dans vos lits [3].

DESDÉMONA. — Oh, fi de toi, calomniateur !

IAGO. — Non, c’est la vérité, ou bien je suis un Turc vous vous levez pour prendre vos récréations, et vous allez au lit pour travailler.

EMILIA. — Je ne vous chargerai pas d’écrire mon éloge.

IAGO. — Non, ne m’en chargez pas.

DESDÉMONA. — Qu’écrirais-tu de moi, si tu devais faire mon éloge ?

IAGO. — Ô charmante Dame, ne me chargez pas d’une telle œuvre ; car je ne suis rien, si je ne suis pas critique.

DESDÉMONA. — Voyons, essaye. — Est-ce que quelqu’un est allé au port ?

IAGO. — Oui, Madame.

DESDÉMONA. — Je ne suis pas gaie ; mais je trompe la disposition où je suis en faisant semblant d’être dans une disposition contraire. — Voyons, comment ferais-tu mon éloge ?

IAGO. — Je suis en train d’y réfléchir ; mais vraiment, ma pensée lient à ma caboche comme la glu au drap de frise [4], elle sort en arrachant cervelle et tout : cependant ma muse est en mal d’enfant, et voilà ce dont elle accouche. « Si elle est belle et spirituelle, beauté est pour qu’on s’en serve, esprit pour se servir de beauté. »

DESDÉMONA. — Bien loué ! Et si elle est noire et spirituelle ?

IAGO. — Si elle est noire, et si avec cela elle a de l’esprit, elle trouvera un blanc qui s’accommodera de son teint noir.

DESDÉMONA. — De pis en pis.

ÉMILIA. — Et si elle est belle et sotte ?.

IAGO. — Celle qui fut belle ne fut jamais sotte ; car toujours sa sottise même l’aida à se procurer un héritier.

DESDÉMONA. — Ce sont de vieux paradoxes saugrenus pour faire rire les sots dans les cabarets. Et quelle misérable louange as-tu pour celle qui est laide et sotte ?

IAGO. — Il n’en est pas de si laide et de si sotte qui ne. fasse les mêmes laides escapades que font les belles et les spirituelles.

DESDÉMONA. — Oh, la lourde ignorance ! c’est la pire que tu loues le mieux. Mais quelle louange pourrais-tu donner à une femme vertueuse, qui confiante en son mérite, oserait justement défier le témoignage de la malice elle-même ?

IAGO. — Celle qui fut toujours belle et ne fut jamais orgueilleuse ; qui put toujours parler, à volonté, et ne fut jamais bruyante ; qui ne manqua jamais d’or, et jamais cependant ne fut dissipée ; qui a fui l’objet de son désir, tout en disant « je pourrais ; s celle qui, dans sa colère, lorsqu’elle tenait sa vengeance sous la main, a imposé silence à son injure et donné.congé a son déplaisir ; celle dont la sagesse ne fut jamais assez fragile pour échanger une tête de morue contre une queue de saumon ; celle qui était capable de pensée, et cependant ne découvrit jamais son âme ; qui pouvait voir les amoureux la suivre, sans regarder derrière elle ; celle-là était une personne, s’il fut jamais de telles personnes....

DESDÉMONA. — Une personne à faire quoi ?

IAGO. — A donner à manger aux imbéciles, et à tenir des comptes d’auberge.

DESDÉMONA. — Ô conclusion très-boiteuse et très-impotente ! Ne va pas à son école, Emilia, quoiqu’il soit ton mari. — Qu’en dites-vous, Cassio ? est-ce qu’il n’est pas un censeur-très-profane et très-licencieux ?

CASSIO. — Il parle crûment, Madame ; le soldat vous plaira mieux en lui que le lettré. ;

IAGO, à part. — Il la prend par la main ; oui, bien dit, — chuchote : avec une aussi petite toile que celle-là, je prendrai une aussi grosse mouche que Cassio. Oui, souris-lui, va ; je t’engluerai avec ta propre politesse. Vous dites vrai ; c’est cela, ma foi : si vous perdez votre lieutenance pour des manèges comme ceux-là, il aurait mieux valu que vous n’eussiez pas embrassé si souvent vos trois doigts, ce que vous êtes entrain de faire encore pour vous donner des airs de beau Monsieur. Très-bien ! bien embrassé ! excellente courtoisie ! c’est cela vraiment. Comment ! encore une fois vos doigts aux lèvres ? Que je voudrais qu’ils pussent vous servir de canules de seringue ! (Fanfares de trompette.) Le Maure ! — je reconnais sa trompette.

CASSIO. — C’est vraiment lui,

DESDÉMONA. — Allons à sa rencontre pour le recevoir.

CASSIO. — Eh, le voici qui vient !

Entrent OTHELLO et les gens de sa suite.

OTHELLO. — Ô ma belle guerrière [5] !

DESDÉMONA. — Mon cher Othello !

OTHELLO. — Je suis aussi émerveillé que content de vous voir ici avant moi. Ô joie de mon âme ! Si à toutes les tempêtes succèdent de tels calmes, puissent les vents souffler jusqu’à réveiller la mort ! et que ma barque, luttant avec effort, escalade des montagnes d’eau hautes comme l’Olympe, et descende ensuite aussi bas que l’enfer est bas comparé au ciel ! S’il me fallait mourir maintenant, ce serait le plus heureux destin ; car mon âme possède Un bonheur si absolu, qu’une autre joie pareille, je le crains, ne peut lui être réservée dans l’avenir inconnu.

DESDÉMONA. — Les cieux défendent que notre amour et notre bonheur cessent de croître avant que nos jours finissent !

OTHELLO. — Je réponds Amen à cette prière, ô puissances clémentes ! Je ne puis parler comme je le voudrais de mon bonheur ; il m’étouffe là ; c’est trop de joie ! Que ceci, et ceci encore (il l’embrasse) soient les plus grandes discordes que connaissent jamais nos cœurs !

IAGO, à part. — Vous voilà bien à l’unisson à cette heure ! mais, sur la foi de l’honnête homme que je suis, je relâcherai les cordes qui font cette musique.

OTHELLO. — Venez, rendons-nous au château. — Des nouvelles, mes amis ; nos guerres sont finies, les Turcs ont fait naufrage. Et comment se portent mes vieilles connaissances de cette île ? — Chérie, vous serez bien fêtée dans Chypre ; j’ai trouvé beaucoup d’affection parmi ses habitants. Ô ma charmante, je babille contre toutes convenances, et je radote de mon propre bonheur. — Je t’en prie, mon bon Iago, va-t’en à la baie, et débarque mes coffres ; conduis le maître d’équipage à la citadelle ; il est excellent, et ses talents méritent beaucoup de respect. Venez, Desdémona, une fois encore vous êtes la bien rencontrée dans Chypre. (Sortent Othello, Desdémona, et les gens de leur suite.)

IAGO. — Viens me rejoindre immédiatement au port. Avance ici. Si tu es vaillant, — et on prétend que les gens bas, quand ils sont amoureux, acquièrent alors une noblesse plus grande que n’aurait semblé le comporter leur nature originaire, — écoute-moi. Le lieutenant veille cette nuit au corps de garde : et d’abord, je dois te le dire, Desdémona est positivement amoureuse de lui.

RODERIGO. — De lui ! allons donc, ce n’est pas possible.

IAGO. — Ferme tes lèvres avec ton doigt comme cela, et laisse ton âme s’instruire. Remarque-moi avec quelle violence elle a d’abord aimé le Maure, rien que pour ses vanteries et pour les mensonges fantastiques qu’il lui débitait : est-ce qu’elle l’aimera toujours pour ces bavardages ? que ton cœur naïf ne croie pas une telle chose. Son œil aura besoin de se repaître, et alors quel plaisir trouvera-l-elle à regarder le diable ? Lorsque le sang se refroidit à force de jeux amoureux, il faut pour l’enflammer derechef, et pour donner à la satiété un nouvel appétit, de la grâce dans les traits, de l’accord dans les années, des manières, de la beauté, toutes choses dont manque le Maure : alors, faute de ces agréments indispensables, sa délicate tendresse découvrira qu’elle est dupée, elle commencera à se sentir des nausées, à détester et abhorrer le Maure ; la nature elle-même sera en cette occasion son institutrice et la poussera vers quelque second choix. Maintenant, Messire, cela posé, — et c’est une supposition aussi naturelle et aussi peu forcée que possible, — qui est aussi bien placé, sur le chemin de cette bonne fortune que Cassio, un drôle très-libertin, qui a tout juste assez de conscience pour s’envelopper de formes polies et décentes, afin de mieux tenir secrets ses penchants corrompus et clandestinement déréglés ? Parbleu non, personne au monde, personne n’est mieux placé : c’est un drôle subtil et glissant, un dénicheur d’occasions ; il vous a un œil capable de créer et de faire naître par ruse les opportunités, quand bien même la véritable opportunité ne se présenterait jamais : un diabolique drôle ! En outre, le coquin est beau, jeune, et vous a toutes ces qualités que demandent la folie et les-âmes sans expérience : c’est un drôle parfaitement contagieux, et la femme l’a déjà distingué.

RODERIGO. — Je ne puis croire cela d’elle ; elle est pleine des dispositions les plus vertueuses.

IAGO. — Vertueuse queue de figue ; Le vin qu’elle Boit est fait de raisins : si elle avait été vertueuse, elle n’aurait jamais aimé le Maure : vertueux pudding ! Ne l’as-tu pas vue jouer avec la paume de sa main ? n’as-tu pas remarqué cela ?

RODERIGO. — Oui, je l’ai remarqué ; mais c’était simple courtoisie.

IAGO. — Paillardise, par cette main ! l’index et l’obscur prologue à l’histoire des pensées coupables et de la concupiscence. Leurs lèvres se sont rencontrées de si près que leurs haleines s’embrassaient. Ce sont coupables pensées, Roderigo ! Lorsque ces courtoisies réciproques ouvrent la marche, le général et le gros de l’armée arrivent bien vite, ainsi que la conclusion incorporée. Ah bah ! Mais, Messire, laissez-vous diriger par moi : je vous ai amené de Venise. Faites partie de la garde cette nuit ; quant à la consigne, je vous la donnerai : Cassio ne vous connaît pas ; je ne serai pas loin de vous ; trouvez quelque occasion de mettre Cassio en colère, soit en parlant trop haut, ou en raillant sa discipline, ou par tout autre moyen qu’il vous plaira et dont l’heure ne pourra manquer de vous fournir l’occasion propice.

RODERIGO. — Bon.

IAGO. — Messire, il est emporté et très-soudain dans : sa colère, et peut-être vous frappera-t-il : provoquez-le, afin qu’il le fasse ; car alors je me servirai de cette occasion pour exciter parmi les gens de Chypre une émeute, dont la pacification ne pourra s’opérer que par la destitution de Cassio. De la sorte le voyage de vos désirs vers leur but se trouvera abrégé, grâces aux moyens que j’aurai de les favoriser par suite de cette affaire, et une fois que sera heureusement écarté l’obstacle qui, tant qu’il existerait, ne nous permettrait pas de compter sur la réalisation de nos espérances.

RODERIGO. — Je ferai cela, si je puis en trouver l’occasion.

IAGO. — Tu la trouveras, je t’en réponds. Viens me rejoindre dans un instant à la citadelle : il faut que je fasse débarquer ses effets. Adieu.

RODERIGO. — Adieu. (Il sort.)

IAGO. — Que Cassio l’aime, je le crois, vraiment : qu’elle aime Cassio., c’est possible et très-facile à croire : le Maure, — quoique je ne puisse pas le souffrir, — est d’une nature noble, constant dans ses affections, et j’ose penser qu’il se montrera pour Desdémona un très-tendre époux. Maintenant, je l’aime aussi elle ; non par désir charnel, — quoique le sentiment qui me guide soit, peut-être un aussi, grand péché, — mais parce qu’elle me fournit en partie l’assaisonnement de n ; a vengeance : je soupçonne en effet ce Maure paillard de s’être insinué dans mon lit, soupçon qui comme un poison minéral me ronge les entrailles, et rien ne pourra soulager mon âme avant que je l’aie mis de pair avec moi, femme pour femme ; ou bien, si je ne le puis pas, avant que j’aie jeté le Maure dans Une si violente jalousie que le bon sens ne puisse le guérir. Pour atteindre ce but, si ce pauvre limier de Venise que je mène en laisse pour son ardeur à chasser, garde bien la piste, je tiendrai bientôt notre Michel Cassio par les rognons, et je le noircirai aux yeux du Maure de la façon la plus complète, car je crains que Cassio n’en veuille à mon bonnet de nuit lui aussi. Je veux que le Maure me remercie, m’aime et me récompense, pour avoir fait de lui un âne insigne, et troublé son repos et son bonheur jusqu’à le rendre fou. Le plan est là, mais encore confus ; le vrai visage de la fourberie ne se découvre que lorsqu’elle a fait son œuvre. (Il sort.)

SCÈNE II. modifier

Une rue.
Entre UN HÉRAUT avec une proclamation ; le peuple le suit.

LE HÉRAUT. — C’est le bon plaisir d’Othello, notre noble et vaillant générai, que, sur les nouvelles certaines maintenant arrivées de la destruction complète de la flotte turque, les habitants célèbrent cet événement, les uns par des danses, les autres par des feux de joie, chacun par les amusements et les jeux qui lui plairont davantage ; car, en outre de ces heureuses nouvelles, ce jour est aussi celui de la célébration de son mariage : — voilà ce que nous avons ordre de proclamer de ses volontés. Tous les offices du château sont ouverts ; et chacun a pleine liberté d’y festiner depuis cette présente cinquième heure, jusqu’à ce que la cloche ait sonné onze heures. Le ciel bénisse-l’île-de Chypre et notre noble général Othello ! (Ils sortent.)

SCÈNE III. modifier

Une salle dans.le château
Entrent OTHELLO, DESDÉMONA, CASSIO et des gens de la suite.

OTHELLO. — Mon bon Michel, vous veillerez cette nuit à la garde : sachons mettre à nos plaisirs un honnête temps d’arrêt, afin de ne pas dépasser nous-mêmes les bornes de la retenue.

CASSIO. — lago a reçu les instructions nécessaires ; mais néanmoins j’inspecterai tout de mes propres yeux.

OTHELLO. — lago est très-honnête. Bonne nuit, Michel : demain, à la première heure, j’aurai besoin de vous parler. (A Desdéniona.) Venez, moucher amour ; — l’acqui sition faite, il faut en goûter les fruits, et ce bonheur est encore à venir-entre vous et moi. — Bonne nuit. (Sortent Othello, Desdémona, ei leur suite.)

Entre IAGO.

CASSIO. — Tu es le bienvenu, lago ; nous devons faire la garde.

IAGO. — Pas à cette heure, lieutenant, il n’est pas encore dis heures. Notre général nous a congédiés d’aussi bonne heure pour l’amour de sa Desdémona, et nous ne pouvons certes pas l’en blâmer : il n’a pas encore passé de bonne nuit avec elle, et c’est un morceau digne de Jupiter.

GASSIO. — C’est une très-délicieuse Dame.

TAGO. — Et qui aime le jeu, je lui en réponds.

CASSIO. — C’est vraiment la créature la plus fraîche et la plus délicate.

IAGO. — Quel œil elle vous a ! on dirait qu’il sonne un pourparler de provocation.

CASSIO. — Un œil plein d’invitation, et cependant me semble-t-il tout à fait modeste.

IAGO. — Et lorsqu’elle parle, ne dirait-on pas que la voix bat la diane de l’amour ?

CASSIO. — Elle est la perfection même, en vérité.

IAGO. — Bien, que le bonheur soit entre leurs draps ! Venez, lieutenant, j’ai une cruche de vin, et là dedans il y a un couple de braves Chypriotes qui boiraient volontiers un coup à la santé du noir Othello.

CASSIO. — Pas de ce soir, mon bon Iago ; j’ai une tête des plus faibles et des moins faites qu’il y ait pour boire : je voudrais bien que la politesse eût inventé quelque autre mode de cordialité.

IAGO. — Oh ! ce sont nos amis ; une coupé seulement : je boirai pour vous.

CASSIO. — Je n’ai bu ce soir qu’une coupe, et je l’avais soigneusement baptisée encore, et voyez cependant comme elle a déjà opéré sur moi. Je suis affligé de cette infirmité, et je n’oserais pas mettre ma faiblesse à l’épreuve d’une seconde coupe.

IAGO. — Voyons, l’ami ! c’est une nuit de fête, et nos braves le désirent.

CASSIO. — Où sont-ils ?

IAGO. — Ici, à la porte ; je vous en prie, allez les chercher.

CASSIO. — Je vais le faire ; mais cela me déplaît. (Il sort.)

IAGO. — Si je puis seulement lui faire avaler mie coupe, cette coupe ajoutée à celle qu’il a déjà bue ce soir, il sera aussi plein de querelles et d’offenses que le chien de ma jeune maîtresse. De son côté, mon imbécile malade de Roderigo, dont l’amour a presque mis la cervelle à l’envers, a cette nuit bu coupe sur coupe en l’honneur de Desdémona, et il doit faire partie de la garde : j’ai aussi ce soiràrrosé d’abondantes rasades, trois gars de Chypre, âmes nobles et bouillantes, singulièrement méticuleux sur le point d’honneur, vraie poudre et salpêtre de cette île guerrière, et ils doivent aussi être de garde. Maintenant, il me faut pousser notre Cassio à commettre parmi ce troupeau d’ivrognes quelque action qui puisse offenser l’île : — mais les voici qui viennent : si les conséquences répondent au plan que j’ai rêvé, ma barque naviguera librement avec vent et marée.

Rentre CASSIO, suivi de MONTANO, d’autres GENTILS-HOMMES, et de serviteurs apportant du vin.

CASSIO. — Foi de Dieu, ils m’ont déjà mis en pointe.

MONTANO. — Bien peu, sur ma foi ; pas plus d’une pinte, aussi vrai que je suis un soldat.

IAGO. — Du vin, holà ! (Il chante.)

Laissez-moi faire sonner, sonner le broc,
Laissez-moi faire sonner le broc :
Un soldat n’est qu’un homme ;
La vie n’est qu’un instant ;
Eh bien, donc, laissez boire le soldat.

Du vin, mes gars !

CASSIO. — Par le ciel, une excellente chanson.

IAGO. — Je l’ai apprise en Angleterre, où ils sont vraiment très-puissants pour épuiser les pots [6]. Vos Danois, vos Allemands, et-vos Hollandais au gros ventre, — à boire, holà ! — ne sont rien comparés à vos Anglais.

CASSIO. — Est-ce que votre Anglais est aussi expert à boire ?

IAGO. — Oh ! voyez-vous, il vous rend votre Danois ivre mort avec une facilité ! et il ne sue pas pour battre votre Allemand, et quant à votre Hollandais, il vous le renvoie vomir avant qu’on ait pu remplir le second broc.

CASSIO. — À la santé de notre général !

MONTANO. — Je la porte, lieutenant, et je vous tiendrai tête.

IAGO. — Ô charmante Angleterre ! (Il chante.)

Le roi Étienne était un digne pair,
Ses culottes ne lui coûtaient qu’une couronne ;
Il les trouvait encore six pence trop cher,
Et il appelait le tailleur un drôle.
C’était un gars de haut renom,
Et toi tu n’es qu’un homme de basse condition :
C’est l’orgueil qui perd la nation,
Mets donc ton vieux’manteau sur toi [7].

Du vin, holà !

CASSIO. — Ma foi, cette chanson est encore plus exquise que l’autre.

IAGO. — Voulez-vous l’entendre encore ?

CASSIO. — Non, car je tiens que celui qui fait ces choses-là est indigne de sa place. — Bon, Dieu est au-dessus de nous tous, et il y aura des âmes qui seront sauvées et des âmes qui ne seront pas sauvées.

IAGO. — C’est vrai, mon bon lieutenant.

CASSIO. — Quant à moi, soit dit sans offenser le général, ou tout homme de qualité, j’espère être sauvé.

IAGO. — Et moi aussi, lieutenant.

CASSIO. — Oui, mais avec votre permission, pas avant moi ; le lieutenant doit être sauvé avant l’enseigne. Mais assez de cela ; occupons-nous de nos affaires. — Pardonnez-nous nos péchés ! — Messires, occupons-nous de nos affaires. Ne croyez pas que je sois ivre, Messires : voici là mon enseigne : ici est ma main droite, et là ma main gauche : — je ne suis pas ivre du tout : je puis me tenir suffisamment droit, et parler suffisamment bien.

Tous. — Extrêmement bien.

CASSIO. — Alors, très-bien ; en ce cas, vous ne devez pas penser que je suis ivre. (Il sort.)

MONTANO. — À l’esplanade, mes maîtres ; allons placer la garde.

IAGO. — Vous voyez ce camarade qui vient de sortir, c’est un soldat digne de servir aux côtés de César, et de commander en chef : et cependant voyez son vice ; c’est juste l’équinoxe de son mérite ; tous deux ont même mesure : c’est dommage. J’ai bien peur que la confiance qu’Othello place en lui, ne soit un ébranlement pour cette île, un jour où son infirmité lui fera faire quelque sottise.

MORTANO. — Mais est-il souvent ainsi ?

IAGO. — Cet état sert presque toujours de prologue à son sommeil : il va rester vingt-quatre heures sans dormir, si l’ivresse ne vient pas le bercer.

MONTANO. — Il serait bon que le général en fût averti. Peut-être ne le voit-il pas ; ou bien sa bonne nature, appréciant les vertus seulement qui apparaissent en Cassio, ne prête pas attention à ses défauts : n’est-ce pas la vérité ?

Entre RODERIGO.

IAGO, lui parlant à part. — Eh bien, Roderigo ? Je vous en prie, courez vite après le lieutenant ; allez. (Sort Roderigo.)

MONTANO. — C’est grand dommage que le noble Maure risque une place aussi importante que celle de son second aux mains d’un homme affligé d’un vice aussi invétéré. Ce serait une honnête action d’en parler au Maure.

IAGO. — Moi, je ne le ferais pas pour cette île entière : j’aime bien Cassio, et je ferais, beaucoup pour le guérir de ce défaut. Mais écoutez ! quel est ce bruit ? (Cris à l’extérieur. Au secours ! au secours !)

Rentre CASSIO, poussant devant lui RODERIGO.

CASSIO. — Ah, coquin ! ah : canaille !

MONTANO. — Qu’y a-t-il, lieutenant ?

CASSIO. — Un drôle, m’enseigner mon devoir ! Je m’en vais aplatir le coquin à le faire entrer dans une bouteille d’osier.

RODERIGO. — M’aplatir !

CASSIO. — Comment, tu bavardes, coquin ? (Il frappe Roderigo.)

MONTANO. — Voyons, mon bon lieutenant ; je vous en prie, Messire, retenez votre main.

CASSIO. — Lâchez-moi, vous, Messire, ou je vous casse la mâchoire :.

MONTANO. — Allons, allons, vous êtes ivre.

CASSIO. — Ivre ! (Ils se battent.)

IAGO, à part, à Roderigo. — Vite, dis-je, partez et criez — une émeute ! (Sort Roderigo.) Voyons, mon bon lieutenant, — hélas ! gentilshommes ; — au secours, holà ! — lieutenant, — Messire — Montano — Messire. — Au secours, Messires ! — Voilà une jolie garde en vérité ! (Le tocsin sonne.) Qui sonne cette cloche ? Diable, halte — là ! La ville va se lever : puissance de Dieu, arrêtez, lieutenant ! vous allez être déshonoré pour toujours.

Rentre OTHELLO, avec des gens de sa suite.

OTBELLO. — Qu’est-ce qui se passe ici ?

MONTANO. — Mordieu, je saigne toujours ! je suis blessé à mort. (Il s’évanouit.)

OTHELLO. — Arrêtez, si vous tenez à la vie !

IAGO. — Arrêtez, holà ! lieutenant, — Messire, — Montano, — Messires, — avez-vous perdu tout sentiment du lieu où nous sommes et de vos devoirs ? Arrêtez ! le général vous parle : arrêtez, par pudeur !

OTHELLO. — Eh bien, qu’est-ce à dire, holà ! Comment est née cette querelle ? Sommes-nous devenus Turcs, et faisons-nous contre nous-mêmes ce que le ciel ne nous a pas permis de faire contre les Ottomans ? Par pudeur chrétienne, cessez cette querelle barbare : celui qui fait un pas pour essayer de satisfaire sa rage, tient son âme à peu de prix, car il meurt dès son premier mouvement. — Faites taire cette cloche d’alarme ! elle effraye l’île, et la tire en sur saut de son repos. — Qu’y a-t-il, Messires ? — Honnête Iago, toi qui as l’air presque mort de douleur, parle, qui a commencé cette querelle ? je te l’ordonne, sur ton affection, parle.

IAGO. — Je ne sais ; ils étaient amis, il n’y a qu’un instant, à la minute même, dans ce quartier, en aussi bons termes que le marié et la mariée lorsqu’ils se déshabillent pour se mettre au lit ; et tout à coup, comme si quelque planète avait semé la folie, ils ont tiré leurs épées, et se sont précipités l’un contre l’autre dans une lutte sanglante. Je ne puis dire quel a été le commencement de cette absurde querelle, et je voudrais avoir perdu dans une action glorieuse-ces mêmes jambes qui m’ont conduit ici pour en être le témoin !

OTHELLO. — Comment se fait-il, Michel, que vous vous soyez ainsi oublié ?

CASSIO. — Pardonnez-moi, je vous en prié ; je ne puis parler.

OTHELLO. — Noble Montano, vous aviez coutume d’avoir une conduite décente ; le monde a remarqué la gravité et la placidité de votre jeunesse, et votre nom est hautement, estimé, par les censeurs les plus sages : que s’est-il donc passé, pour que vous compromettiez à ce point votre réputation, et que vous consentiez à troquer la riche estime dont vous jouissez contre la qualification de tapageur nocturne ? répondez-moi là-dessus.

MONTANO. — Noble Othello, je suis dangereusement blessé ; votre officier, Iago, peut vous informer de tout ce que je sais, pendant que moi je me dispenserai de parler, ce qui pour l’heure me fatiguerait quelque peu : je n’ai d’ailleurs rien dit, ni rien fait de blâmable cette nuit, à moins que la charité envers nous-mêmes ne soit quelquefois un vice, et que nous défendre lorsque la violence nous assaille ne soit un péché.

OTHELLO. — Par le ciel, voilà maintenant que le sang commence à me gouverner en place de mes facultés plus calmes, et que la passion, obscurcissant mon jugement, — essaye de guider ma conduite ! Si je fais un pas, ou si je remue seulement ce bras, le meilleur de vous tous va tomber sous ma colère ! Apprenez-moi comment a commencé cette odieuse querelle, qui l’a mise en train, et celui qui sera reconnu coupable de cette faute, eût-il été mon frère jumeau, né à la même heure que moi, perdra ma faveur. Comment ! venir soulever une querelle particulière dans une place de guerre, encore tout émue, dont les habitants ont encore le cœur plein de crainte, et cela la nuit, dans le corps de garde de sûreté ! c’est monstrueux. — Iago, qui a commencé cette querelle ?

MONTANO. — Si, par camaraderie, ou esprit de corps, tu dis plus ou moins que la vérité, tu n’es pas un soldat.

IAGO. — Ne me pressez pas si fort. J’aimerais mieux qu’on m’arrachât cette langue de la bouche que d’offenser Michel Cassio ; cependant je suis bien sûr qu’en disant Ja vérité, je ne lui nuirai en rien. Voici ce qui s’est passé, général. Pendant que nous étions à causer, Montano et moi, arrivent un individu criant : au secours, et Cassio le poursuivant, l’épée levée pour le frapper. Seigneur, ce gentilhomme-ci s’est alors placé devant Cassio pour le prier de se retenir, et moi-même j’ai poursuivi l’individu qui criait, de crainte que par ses cris,fait qui s’est réalisé, — il ne jetât la terreur dans la ville : mais lui, agile des talons, m’empêcha d’atteindre mon but, et moi je revins, d’autant plus vite que j’entendis des épées qui se heurtaient et qui tombaient, et Cassio qui sacrait à tue-tête, comme je ne l’avais jamais entendu sacrer avant ce soir, je puis le dire. Lorsque je fus revenu, — car tout cela n’avait duré qu’un instant, — je les trouvai aux prises-, et se portant des bottes, comme vous les avez trouvés vous-même lorsque vous les avez séparés. Je ne puis dire autre chose de cette affaire : — mais les hommes sont des hommes, les meilleurs s’oublient quelquefois : — quoique Cassio ait quelque peu maltraité ce gentilhomme, — car lorsque les hommes sont furieux, ils frappent ceux qui leur veulent le plus de bien, — cependant, Cassio a sûrement reçu de la part de celui qui s’est enfui quelque étrange affront que la patience ne pouvait supporter.

OTHELLO. — Je sais, Iago, que ton honnêteté et ton amitié te portent à adoucir l’affaire, pour qu’elle pèse moins sur Cassio. — Cassio, je t’aime, mais tu ne seras jamais plus mon officier.

Rentre DESDÉMONA, avec sa suite.

OTHELLO. — Voyez, ma charmante bien-aimée s’est levée à ce bruit ! — (À Cassio.) Je ferai de toi un exemple.

DESDÉMONA. — Qu’y a-’t-il ?

OTHELLO. — Tout est bien maintenant, chérie ; retournons au lit. (A Montano) Messire, je serai moi-même le chirurgien de vos blessures : qu’on l’emmène. (Montano est emmené !) Iago, parcours avec soin la ville, et rassure ceux que cette odieuse querelle aurait alarmés. — Viens, Desdémona : c’est la vie du soldat d’être réveillé de son doux sommeil par des bruits de combat. (Tous sortent, excepté Iago et Cassio.)

IAGO. — Eh bien, est-ce que vous êtes blessé, lieutenant ?

CASSIO. — Oui, et sans remède possible.

IAGO. — Vraiment, veuille le ciel que non !

CASSIO. — Ma réputation, ma réputation, ma réputation ! Oh, j’ai perdu ma réputation ! j’ai perdu la partie immortelle de moi-même, et ce qui reste appartient à la bête. Ma réputation, Iago, ma réputation !

IAGO. — Aussi vrai que je suis un honnête homme, je croyais que vous aviez reçu quelque blessure corporelle ; cela est plus grave que les blessures de la réputation. La réputation est une vaine et très-menteuse imposture : on l’acquiert souvent sans mérite et on la perd sans motifs ; vous n’avez perdu aucune réputation, à moins que vous ne vous réputiez comme l’ayant perdue. Allons, l’ami ! il y a encore moyen de retrouver la faveur du général ; il vous a cassé tout à l’heure dans un moment de colère, plutôt par politique que par malice, absolument comme quelqu’un qui battrait son chien inoffensif pour inspirer de la crainte à un lion impérieux : sollicitez-le de nouveau, et il reviendra à vous.

CASSIO. — J’aimerais mieux solliciter qu’on’me méprisât, que de tromper un si bon commandant en lui proposant un officier si léger, si ivrogne, si imprudent. S’enivrer ! parler comme un perroquet ! quereller ! faire le rodomont ! jurer ! et débiter des sottises à son ombre ! — Ô invisible esprit du vin, si tu n’as pas de nom connu, nous devons t’appeler diable !

IAGO. — Qui poursuiviez-vous avec votre épée ? Que vous avait-il fait ?

CASSIO. — Je ne sais pas.

LAGO. — Est-ce possible ?

CASSIO. — Je me rappelle une masse de choses, mais rien distinctement ; une querelle, mais pourquoi, je n’en sais rien. — Oh Dieu ! dire que les hommes peuvent faire entrer un ennemi dans leurs bouches pour leur voler leurs cervelles ! que nous sommes capables de nous transformer en bêtes, avec joie, plaisir, entrain, et orgueil !

IAGO. — Mais vous voilà à cette heure assez bien : comment vous êtes-vous rétabli ainsi ?

CASSIO. — Il a plu au diable Ivresse de céder la place au diable Colère : une imperfection m’en montre une autre, pour me faire me mépriser plus franchement moi-même.

IAGO. — Allons, vous êtes un moraliste trop sévère ; étant donnés l’heure, le lieu, et la situation de ce pays-ci, j’aurais désiré de tout mon cœur que cela ne fût pas arrivé ; mais puisque les choses se sont passées ainsi, raccommodez-les à votre profit.

CASSIO. — Quand je lui redemanderai ma place, il me répondra que je suis un ivrogne ! J’aurais autant de bouches que l’hydre, qu’une telle réponse les fermerait toutes. Être il y a un instant un homme raisonnable, puis tout à coup devenir un sot, et se trouver maintenant une bête ! oh, la chose étrange ! Chaque coupe de trop est une malédiction, et contient un démon.

IAGO. — Allons, allons, le bon vin est un bon compagnon, si on le traite bien ; ne vous emportez plus contre lui. Mais, mon bon lieutenant, je suppose que vous croyez que je vous aime.

CASSIO. — J’ai eu occasion d’en être sûr, Messire. — Ivre, moi !

ÏAGO. — Vous, ou tout homme vivant peut s’enivrer à une heure donnée, l’ami. Je vais vous dire ce que vous avez à faire. C’est la femme de notre général qui est maintenant le général ; — je puis bien dire cela, puisque maintenant, il s’est adonné à la contemplation, à l’admiration et à l’adoration de ses qualités et de ses grâces : — confessez-vous à elle franchement, demandez-lui, jusqu’à en être importun, son aide pour recouvrer votre place ; elle est d’une nature si ouverte, si tendre, si obligeante, si bienveillante, que sa vertu considère comme un vice de ne pas faire plus qu’on ne lui demande. Priez-la de raccommoder cette fracture qui s’est opérée entre vous et son mari, et je parie ma fortune contre n’importe quel enjeu valant la peine d’être nommé., que votre affection réciproque n’en deviendra que plus forte après cette rupture.

CASSIO. — Vous me donnez un bon conseil.

IAGO. — C’est par affection sincère et honnête bon vouloir que je vous le donne, je vous le déclare.

CASSIO. — Je le crois vraiment, et demain matin de bonne heure, je supplierai la vertueuse Desdémona de prendre ma cause en main : si ma fortune échoue dans cette sollicitation, je la liens pour perdue.

IAGO. — Vous êtes dans le vrai chemin. Bonne nuit, lieutenant ; il faut que je veille à la garde.

CASSIO. — Bonne nuit, honnête Iago. (Sort Cassio.)

IAGO. — Et qui oserait dire que je joue le rôle d’un scélérat, lorsque l’avis que je donne est franc et honnête» d’une réalisation probable, et le seul moyen, vraiment, de fléchir le Maure ? En effet, il est très-aisé de décider à toute honnête sollicitation la bienveillante Desdémona ; elle est de nature aussi généreuse que les libres éléments. Quant à vaincre le Maure, c’est pour elle une tâche aisée, — quand même il s’agirait pour lui de renoncer au baptême, à tous les sceaux et à tous les symboles de la rédemption, car son âme est tellement garrottée dans les liens de son amour, que Desdémona peut à son gré faire, défaire, comme il plaira à son caprice d’agir en Dieu avec sa faible résistance. En quoi suis-je donc un scélérat parce que je conseille à Cassio la ligne de conduite qui le mène directement à son bien ? Divinité de l’enfer ! lorsque, les diables veulent suggérer, les plus noirs péchés, ils les présentent d’abord sous les formes les plus célestes comme je le fais maintenant : car tandis que cet honnête imbécile sollicitera, auprès de Desdémona pour réparer sa fortune, et qu’elle plaidera passionnément sa cause auprès du Maure, moi j’insinuerai dans l’oreille d’Othello ce soupçon empoisonné que c’est par coupable tendresse qu’elle le fait rappeler ; et plus elle s’efforcera de servir Cassio, plus elle détruira son crédit auprès du Maure. Ainsi je là ferai s’engluer dans sa propre vertu, et je tirerai de sa générosité même le filet qui les attrapera tous.

Entre RODERIGO.

IAGO. — Eh bien, quelles nouvelles, Roderigo ?

RODEBIGO. — Je suis ici dans la chasse en question, non connue un lévrier qui poursuit, mais comme un lévrier qui se contente de faire sa partie dans Je concert d’aboiements de la meute. J’ai dépensé presque tout mon argent ; j’ai été ce soir rossé de la belle manière, et je crois que tout le résultat consistera dans l’expérience que je retirerai de mes peines ; et c’est ainsi que sans argent du tout, mais avec un peu plus d’esprit, je m’en retournerai à Venise.

IAGO. — Quelles pauvres gens sont ceux qui manquent de patience ! A-t-on jamais vu blessure se guérir autrement que peu à peu ? Tu sais que nous agissons par le moyen de l’esprit et non par sorcellerie, et l’esprit, pour se développer, demande beaucoup de temps. Est-ce que les choses ne marchent pas bien ? Cassio t’a rossé, et toi, au moyen de cette légère volée, tu as cassé Cassio : quoique le soleil fasse pousser plusieurs choses à la fois, cependant les fruits qui les premiers fleurissent sont aussi les premiers qui mûrissent : tâche de prendre patience un instant. — Par la messe, il est déjà matin ; le plaisir et l’action font paraître courtes les heures. Retire-toi ; vas où tu as ton billet de logement : pars, dis-je, tu en sauras davantage plus tard : allons, pars donc. (Sort Roderigo.) Il y a deux choses à faire, — ma femme doit disposer sa maîtresse en faveur de Cassio, et je vais la préparer à ce rôle ; et moi en même temps j’aurai soin de tirer le Maure à part, et de l’amener juste au moment où il pourra trouver Cassio sollicitant sa femme : — oui, c’est le moyen ; ne laissons pas ce plan languir par froideur et retards (Il sort.)


ACTE III. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

Devant le château.
Entrent CASSIO et des MUSICIENS.

CASSIO. — Mes maîtres, jouez ici, — je récompenserai vos peines, — jouez quelque chose de bref, et souhaitez le bonjour au général. (Musique.)

Entre LE BOUFFON.

LE BOUFFON. — Eh. bien, mes maîtres, est-ce que vos instruments sont allés à Naples qu’ils parlent ainsi du nez ?

PREMIER MUSICIEN. — Qu’est-ce à dire, Messire. qu’est-ce à dire ?

LE BOUFFON. — Est-ce que ces instruments sont des instruments à vent, je vous prie ?

PREMIER MUSICIEN. — Oui, pardi, Messire.

LE BOUFFON. — Ah bien, alors ils savent faire des répétitions [2].

PREMIER. MUSICIEN. — Qu’est-ce qui pétitionne, Messire ?

LE BOUFFON. — Parbleu, Messire, plus d’un instrument à vent de ma connaissance. Mais, mes maîtres, voici de l’argent pour vous : le général aime tant votre musique, qu’il vous supplie, par bonne amitié, de ne plus faire de tapage.

PREMIER MUSICIEN. — Bien, Messire, nous n’en ferons pas.

LE BOUFFON. — Si vous avez une musique qu’on puisse ne pas entendre, jouez-la ; mais, comme on dit, quant à entendre de la musique, le général ne s’en soucie pas beaucoup.

PREMIER MUSICIEN. — Nous n’avons pas de musique du genre de celle que vous demandez, Messire.

LE BOUFFON. — En ce cas, remettez vos flûtes dans votre sac, car moi, je m’en vais : allez ; évanouissez-vous dans l’air ; partez ! (Sortent les musiciens.)

CASSIO. — Entendez-vous, mon honnête ami ?

LE BOUFFON. — Non, je n’entends pas votre honnête ami ; je vous entends.

CASSIO. — Je t’en prie, garde tes facéties. Voici une pauvre pièce d’or pour toi ; si la Dame qui sert la femme du général est levée, dis-lui qu’un certain Cassio sollicite la faveur de l’entretenir un instant. Feras-tu cela ?

LE BOUFFON. — Elle vient de sauter à bas du lit, Mes sire, et si elle saute jusqu’ici, je veux bien lui toucher un mot de la chose.

CASSIO. — Fais cela, mon bon ami. (Sort le Bouffon.)

Entre IAGO.

CASSIO. — Ah ! vous voilà fort à propos, lago !

IAGO. — Vous ne vous êtes donc pas couché ?

CASSIO. — Ma foi, non, le jour s’était levé avant notre séparation. — J’ai eu la hardiesse, Iago, d’envoyer demander votre femme : je veux la solliciter pour qu’elle consente a me procurer accès auprès de la vertueuse Desdémona.

IAGO. — Je vais vous l’envoyer immédiatement ; et je trouverai, un moyen d’écarter le Maure, afin que votre conversation touchant, votre affaire ait plus de liberté.

CASSIO. — Je. vous en remercie humblement, (Sort Iago.) Je n’ai jamais connu un Florentin plus obligeant et plus honnête [3].

Entre EMILIA.

ÉMILIA. — Bonjour, mon bon lieutenant ; je suis désolée du déplaisir que vous avez encouru ; mais sûrement tout sera bientôt réparé. Lé général et sa femme sont en train de causer de cette affaire, et elle plaide vigoureusement pour vous : le Maure répond que celui que vous avez blessé est un homme de grande renommée à Chypre, et d’une parenté puissante, et qu’il ne pouvait, sans manquer de sagesse, ne pas vous-destituer ; mais il déclare qu’il vous aime, et qu’il n’a pas besoin d’autres sollicitations que ; celles de son amitié, pour le décider à saisir aux cheveux la première occasion de vous rappeler.

CASSIO. — Cependant, je vous en conjure, si cela, se peut, ou si vous le jugez convenable, procurez-moi le moyen de dire quelques mots à Desdémona, seuls, en tête-à-tête.

ÉMILLIA. — Entrez, je vous prie : je vais vous emmener en un lieu où vous aurez le temps d’ouvrir librement votre cœur.

CASSIO. — Je vous suis très-obligé. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

Un appartement dans le château
Entrent OTHELLO, IAGO, et DES GENTILSHOMMES.

OTHELLO. — Donne ces lettres au pilote, Iago, et qu’il porte mes respects au sénat : cela fait, j’irai me promener du côté des ouvrages ; viens m’y retrouver.

IAGO. — Bien, mon bon Seigneur, je le ferai.

OTHELLO. — Eh bien, Messire, allons-nous voir cette fortification ?

LES GENTILSHOMMES. — Nous sommes aux ordres de Votre Seigneurie. (Ils sortent.)

SCÈNE III. modifier

Devant le château.
Entrent DESDÉMONA, CASSIO et ÉMILIA.

DESDÉMONA. — Sois assuré, mon bon Cassio, que je. m’emploierai de tout mon pouvoir en ta faveur.

ÉMILIA. — Faites cela, bonne Madame ; je vous garantis que ce malheur, afflige mon mari comme si c’était le sien.

DESDÉMONA. — Ôh ! c’est un honnête garçon, — N’en doutez pas, Cassio, je vous rendrai, mon époux et vous, amis comme auparavant.

CASSIO. — Généreuse Madame, quoi qu’il puisse advenir de Michel Cassio, il ne sera jamais autre chose que votre fidèle serviteur.

DESDÉMONA. — Je le sais, — je vous remercie. Vous aimez mon Seigneur, vous le connaissez depuis longtemps, et soyez bien assuré qu’il ne vous tiendra à l’écart que tout juste autant que le lui commandera la politique.

CASSIO. — Oui, Madame, mais cette politique peut durer si longtemps, se nourrir de prétextes si délicats et si insignifiants, se corerpliquer tellement par suite des circonstances, que, moi absent et ma place occupée, mon général oubliera mon affection et mes services.

DESDÉMONA. — N’aie pas peur de cela, je te réponds de ta place devant Emiiia ici présente. Sois bien certain que lorsque je fais une promesse d’amitié, je la tiens jusqu’au dernier iota : mon Seigneur n’aura pas de repos, je le tiendrai éveillé jusqu’à ce que je l’aie dompté, je l’accablerai de paroles à lui faire perdre patience ; son lit sera comme une école, sa table comme un confessionnal ; je mêlerai à toutes ses occupations la requête de Cassio : ainsi, sois confiant, Cassio ; car ton avocat mourrait plutôt que d’abandonner ta cause.

ÉMILIA. — Madame, voici venir Monseigneur.

CASSIO. — Madame, je vais prendre mon congé.

DESDÉMONA. — Mais, reste, et écoute-moi parler,

CASSIO. — Non, pas maintenant, Madame ; je suis très-mal à l’aise et incapable de servir mes propres affaires.

DESDÉMONA. — Bon, faites comme vous le jugerez convenable..(Sort Cassio.)

Entrent OTHELLO et IAGO.

IAGO. — Ah ! je n’aime pas cela.

OTHELLO. — Que dis-tu ?

IAGO. — Rien, Monseigneur : ou si.... je ne sais quoi.

OTHELLO. — N’était-ce pas. Cassio qui s’est séparé de ma femme ?

IAGO. — Cassio, Monseigneur ! Non, assurément, je ne puis croire qu’il se fût enfui ainsi comme un coupable en vous voyant venir.

OTHELLO. — Je crois que c’était lui.

DESDÉMONA. — Eh bien, Monseigneur, je viens de causer ici avec un solliciteur, un homme qui languit sous votre déplaisir.

OTHELLO. — Qui voulez-vous désigner ?

DESDÉMONA. — Eh, votre lieutenant, Cassio. Mon bon Seigneur, si j’ai grâce ou puissance pour vous émouvoir, pardonnez-lui sans plus tarder ; car si ce n’est pas un homme qui vous aime sincèrement, si ce n’est pas un homme qui a péché plutôt par ignorance qu’intentionnellement, je ne sais pas reconnaître un honnête visage : je t’en prie, rappelle-le.

OTHELLO. — Est-ce lui qui s’éloignait d’ici tout à l’heure ?

DESDÉMONA. — Oui, vraiment, et si humilié qu’il m’a laissé une partie de son chagrin, et que j’en souffre avec lui. Mon cher amour, rappelez-le.

OTHELLO. — Pas maintenant, douce Desdémona ; une autre fois.

DESDÉMONA. — Mais cette autre fois sera-t-elle bientôt ?

OTHELLO. — Aussitôt que possible, en votre considération, ma chérie.

DESDÉMONA. — Sera-ce ce soir à souper ?

OTHELLO. — Non, pas ce soir.

DESDÉMONA. — Demain à dîner, en ce cas ?

OTHELLO. — Je ne dînerai pas à la maison ; je dois aller rejoindre les capitaines à la citadelle.

DESDÉMONA. — Eh bien alors, demain soir : ou mardi matin, ou mardi à midi, ou le soir ; ou mercredi matin : je l’en prie, nomme la date, mais que le délai n’excède pas trois jours : sur ma foi, il se repent, et cependant sa faute, selon l’opinion commune, — sauf si l’on tient compte de la règle qui exige, dit-on, qu’à la guerre on fasse des exemples sur les meilleurs, — n’est pas une de ces fautes qui mérite même un blâme en particulier. Quand reviendra-t-il ? dites-le-moi, Othello : je m’interroge du fond de l’âme pour savoir ce que vous pourriez me demander que je vous refuserais, ou que je ne vous accorderais qu’avec cette hésitation. Comment ! Michel Cassio, qui était dans la confidence de vos amours, et qui si souvent a pris votre parti lorsque je parlais de vous désavantageusement, il me faut prendre tant de peines pour le faire rappeler ! Croyez-moi, je pourrais faire beaucoup....

OTHELLO. — Je t’en prie, assez : qu’il vienne quand il voudra ; je ne te refuserai rien.

DESDÉMONA. — Vraiment, cela ne compte pas pour une faveur ; c’est comme si je vous priais de mettre vos gants, de vous nourrir de mets, de vous tenir chaud, ou si je vous sollicitais pour que vous rendiez un service particulier à votre propre personne : vraiment, lorsque je me proposerai d’éprouver votre amour par une demande, cette demande sera pleine d’importance, difficile et terrible à accorder.

OTHELLO. — Je ne te refuserai rien : par conséquent, je t’en conjure, accorde-moi ceci, laisse-moi un instant seul avec moi-même.

DESDÉMONA. — VOUS refuserai-je ? non : adieu, mon Seigneur.

OTHELLO. — Adieu, m’a Desdémona : je te rejoins surle-champ.

DESDÉMONA. — Viens, Emilia. — Faites comme le cœur vous le dira ; — quoi que vous désiriez, je suis obéissante. (Elle sort avec Emilia.)

OTHELLO. — Excellente espiègle ! La damnation tombe sur mon âme, comme je t’aime ! et lorsque je ne t’aimerai plus, le chaos sera revenu.

IAGO. — Mon noble Seigneur....

OTHELLO. — Que dis-tu, Iago ?

IAGO. — Est-ce que Michel Cassio connaissait votre amour lorsque vous faisiez la cour à Madame ?

OTHELLO. — Il l’a connu depuis le commencement jusqu’à la fin : pourquoi me demandes-tu cela ?

IAGO. — Mais pour la satisfaction de ma pensée, pas pour autre chose de plus grave que cela.

OTHELLO. — Et quelle est ta pensée, Iago ?

IAGO. — Je ne croyais pas qu’il l’eût connue alors.

OTHELLO. — Oh si, et il nous a servi souvent d’intermédiaire.

IAGO. — En vérité !

OTHELLO. — En vérité ! oui, en vérité. — Qu’est-ce que tu vois là dedans ? Est-ce qu’il n’est pas honnête ?

IAGO. — Honnête, Monseigneur !

OTHELLO. — Honnête ! oui, honnête.

IAGO. — Si, Monseigneur, autant que je sache.

OTHELLO. — Voyons, quelle est la pensée ?

IAGO. — Pensée, Monseigneur !

OTHELLO. — Pensée, Monseigneur ! Par le ciel, il me fait écho comme s’il y avait dans sa pensée quelque monstre trop hideux pour être montré ! Tu veux dire quelque chose : je t’ai entendu dire tout à l’heure, que tu n’aimais pas cela, lorsque Cassio a quitté ma femme : qu’est-ce que tu n’aimais pas ? et lorsque je t’ai dit qu’il était dans mes secrets pendant tout le cours de mes amours, tu as crié, en vérité ! et tes sourcils se sont contractés et rejoints en forme de bourse, comme si tu avais voulu renfermer dans ton cerveau quelque horrible secret. Si tu m’aimes, montre-moi ta pensée.

IAGO. — Monseigneur, vous savez que je vous aime,

OTHELLO. — Je crois que lu m’aimes, et précisément parce que je te sais plein d’affection et d’honnêteté, et que tu pèses tes mots avant de les prononcer, tes temps d’arrêt m’effrayent d’autant plus : car de telles façons d’agir sont ruses habituelles chez un coquin déloyal et menteur f mais chez un homme juste, ce sont des révélations voilées qui s’échappent d’un cœur incapable de dominer son émotion.

IAGO. — Pour ce qui est de Michel Cassio, j’oserais jurer que je le crois honnête.

OTHELLO. — Je le crois aussi.

IAGO. — Les hommes devraient être ce qu’ils paraissent, ou plût à Dieu que ceux qui ne le sont pas ne ressemblassent à personne !

OTHELLO. — C’est certain, les hommes devraient être ce qu’ils paraissent.

IAGO. — Et c’est pourquoi je crois Cassio un honnête homme.

OTHELLO. — Non, il y en a plus que cela là dedans ; je t’en prie, exprime-moi tes pensées telles que tu’les rumines en toi-même ; donne à ta pire pensée le vêtement du pire mot.

IAGO. — Mon bon Seigneur, pardonnez-moi : quoique je sois tenu à tout acte de loyale obéissance, je ne suis pas tenu-à ce dont tout esclave est exempté. Exprimer mes pensées ? Parbleu, disons qu’elles sont viles et fausses, — et quel est le palais où de vilaines choses ne s’introduisent pas quelquefois ? — qui donc a un cœur si pur que, des soupçons odieux n’y tiennent pas parfois leurs séances légales et leurs assises en compagnie des pensées vertueuses ?

OTHELLO. — Tu conspires contre ton ami, Iago, si, le croyant outragé, tu laisses son oreille étrangère à tes pensées.

IAGO. — Je vous en conjure, comme ma supposition peut être erronée, — car je le confesse, c’est une malédiction de ma nature de soupçonner le mal, et souvent ma défiance crée des fautes qui n’existent pas, — que votre sagesse n’accorde aucune attention à un homme dont l’imagination est si apte à se tromper, et n’allez pas vous bâtir un échafaudage de troubles sur le fondement peu sûr de ses observations imparfaites. Vous laisser connaître mes pensées ne vaudrait rien pour votre tranquillité et votre bien, ni pour mon honneur d’homme, mon honnêteté et ma sagesse.

OTHELLO. — Que veux-tu dire ?

IAGO. — La bonne renommée, chez l’homme et la femme, mon cher Seigneur, est le joyau le plus personnel de l’âme : quiconque me vole ma.bourse, me vole de la drogue, peu de chose, rien ; c’était à moi, c’est à lui, cela avait été l’esclave de milliers d’autres ; mais celui qui me filoute de ma bonne renommée, me dérobe d’une chose qui ne l’enrichit pas, et me rend vraiment pauvre [4].

OTHELLO. — Par le ciel je connaîtrai tes pensées !

IAGO. — Vous ne le pourriez pas, quand bien même mon cœur serait dans votre main ; à plus forte raison tant qu’il reste en ma garde.

OTHELLO. — Ah !

IAGO. — Ô Monseigneur, prenez garde à la jalousie, c’est le monstre aux yeux verts qui se moque de la viande dont il se nourrit : il vit heureux le cocu qui, certain de sa destinée, déteste son offenseur ; mais quelles minutes damnées compte celui qui idolâtre, et cependant doute ; qui soupçonne, et pourtant aime fortement.

OTHELLO. — Ô misère !

IAGO. — Pauvreté et contentement, c’est richesse, et richesse abondante ; mais des richesses infinies composent une pauvreté stérile comme l’hiver pour celui qui craint, toujours de devenir pauvre. — Ciel clément, défendez ; de la jalousie toutes les âmes, de mes égaux,

OTHELLO. — Pourquoi, pourquoi tout cela ? Crois-tu donc que je voudrais mener une vie de jalousie, changeant toujours de soupçons avec chaque changement de lune ? Non, une fois qu’on doute, l’état de l’âme est fixé irrévocablement. Échange-moi contre un bouc fantasque, le jour où je dévouerai mon âme à des soupçons vagues et en l’air, pareils à ceux que suggère ton insinuation. On ne me rendra pas jaloux en me disant que ma femme est belle, reçoit avec grâce, aime la compagnie, est libre dans ses discours, chante, joue et danse bien ; chez quiconque est vertueux, ces actions-là sont très-vertueuses : je ne tirerai pas davantage de la faiblesse de mes mérites le plus petit sujet de crainte, le plus petit doute sur sa fidélité ; car elle avait des yeux, et m’a choisi. Non, Iago, il faudra que je voie avant de douter ; lorsque je douterai, il me faudra vérifier mes doutes ; et une fois la preuve faite, en bien alors, adieu à tout amour, ou adieu. à toute jalousie !

IAGO. — Je suis heureux de cela, car maintenant j’aurai une raison de vous montrer plus franchement l’amour et le respect que je vous porte : en conséquence, pour obéir à mon devoir, recevez cet avis : — je ne parle pas encore de preuves. Veillez sur votre femme, observez-la bien avec Cassio ; faites usage de vos yeux, sans jalousie et sans confiance : je ne voudrais pas que votre noble et franche nature fût trompée par suite de sa générosité, veillez-y : je connais bien le caractère de notre pays : à Venise, les femmes laissent voir au ciel les caprices qu’elles n’osent pas montrer à leurs maris ; toute leur conscience consiste non pas à ne pas faire, mais à tenir caché.

OTHELLO. — Parles-tu sérieusement ?

IAGO. — Elle trompa son père en vous épousant ; au moment où elle semblait frissonner et avoir peur devant vos regards, c’est alors qu’elle les aimait le plus.

OTHELLO. — C’est en effet ce qu’elle fit.

IAGO. — Ah bien, en ce cas, continuez le raisonnement : celle qui si jeune put dissimuler au point de tenir les yeux de son père aussi étroitement fermés que le cœur d’un chêne, — si étroitement qu’il prit cela pour de la magie : — mais je suis tris à blâmer : je vous demande humblement pardon, de cet excès d’affection.

OTHELLO. — Je te suis à jamais obligé.

IAGO. — Je vois que cela a quelque peu troublé vos esprits.

OTHELLO. — Pas d’un brin, pas d’un brin....

IAGO. — Sur ma foi, je crois que cela vous a troublé. J’espère que vous voudrez bien considérer que ce que je vous dis vient de mon affection pour vous ; — mais je vois que vous êtes ému : je dois vous prier de ne pas donner à mes paroles de plus grosses conséquences et une plus grande étendue que celles du soupçon.

OTHELLO. — C’est ce que je ferai.

IAGO. — Si vous alliez plus loin, Monseigneur, mes paroles obtiendraient un détestable succès auquel elles ne visent pas. Cassio est mon digne ami.... Monseigneur, je vois que vous êtes ému.

OTHELLO. — Non, pas beaucoup ému : — je crois que Desdémona ne peut être qu’honnête

IAGO. — Puisse-t-elle vivre longtemps telle ! et puissiez-vous vivre longtemps pour la croire telle !

OTHELLO. — Et cependant, quand la nature s’égare hors d’elle-même....

IAGO. — Oui, voilà le point ; aussi, pour être hardi avec vous, disons que n’avoir pas eu de goût pour tant de mariages proposés avec des hommes de son pays, de sa couleur, de sa condition, accords où nous voyons toujours tendre la nature, hum ! cela sent une âme corrompue, une odieuse désharmonie de penchants, des pensées contre nature : — mais, pardonnez-moi ; je ne prétends pas dire que mes paroles s’appliquent exactement à elle, et cependant je craindrais que son âme, revenant à un jugement plus froid, n’arrivât à vous comparer aux hommes de son pays, et ne se repentît peut-être.

OTHELLO. — Adieu, adieu : si tu en aperçois davantage, fais-m’en connaître davantage ; mets ta femme en observation : laisse-moi, Iago.

IAGO. — Monseigneur, je prends mon congé. (Il fait mine de s’éloigner.)

OTHELLO. — Pourquoi me suis-je marié ? — Cet honnête individu en voit et en sait incontestablement plus long, beaucoup plus long qu’il n’en dit.

IAGO, revenant. — Monseigneur, je voudrais supplier Votre Honneur de ne pas scruter plus avant cette affaire ; laissez cela au temps : quoiqu’il soit convenable que Cassio aie sa place, — car, à coup sûr, il la remplit avec une grande habileté, — cependant s’il vous plaît de le tenir quelque temps à l’écart, vous pourrez par là le pénétrer, lui et ses moyens : remarquez si votre femme insiste pour sa réinstallation avec vigueur, importunité et véhémence ; on verra par là bien des choses. En attendant, tenez-moi pour trop préoccupé de mes craintes, — comme j’ai grande cause de croire que je le suis, — et j’en conjure Votre Honneur, -regardez-la comme innocente.

OTHELLO. — Crois que j’aurai de l’empire sur moi-même.

IAGO. — Je prends une seconde fois mon congé. (Il sort.)

OTHELLO. — Ce garçon est d’une excessive honnêteté, et il sait pénétrer avec un esprit éclairé tous les mobiles humains. Si je découvrais qu’elle est un faucon rebelle, quand bien même ses attaches seraient les fibres de mon cœur, je la lâcherais, et je la laisserais sous le vent, libre de chercher proie à l’aventure [5]. C’est peut-être parce que je suis noir, et que je n’ai pas ces dons doucereux de conversations que possèdent les Messires de boudoir ; c’est peut-être parce que je descends la pente des années, — mais ce n’est pas encore très-sensible : allons, elle s’est détachée ; je suis trompé, et ma seule consolation doit être de l’exécrer. Ô malédiction du mariage ! faut-il que nous puissions nous dire les maîtres de ces délicates créatures, et non de leurs appétits ! J’aimerais mieux être un crapaud, et vivre des vapeurs d’une prison, que d’abandonner un coin de la chose que j’aime à l’usage d’autrui. Cependant, c’est là la malédiction des grands ; ils ont moins de privilèges que les gens bas ; c’est une destinée aussi inévitable que la mort : ce malheur cornu nous est prédestiné à l’heure même où nous venons au monde. Voici Desdémona qui vient ; — si elle est perfide, oh bien alors, le ciel se moque de lui-même ! je ne puis pas le croire.

Rentrent DESDÉMONA et EMILIA.

DESDÉMONA. — Eh bien, que se passe-t-il donc, mon cher Othello ? Votre dîner et les nobles insulaires que vous avez invités attendent votre présence.

OTHELLO. — Je suis à blâmer.

DESDÉMONA. — Pourquoi parlez-vous d’une voix si faible ? Est-ce que vous n’êtes pas bien ?

OTHELLO. — J’ai mal au front, là.

DESDÉMONA. — C’est excès de veilles ; cela va se dissiper ; laissez-moi seulement le bander serré, et d’ici à une heure tout ira bien.

OTHELLO. — Votre mouchoir est trop petit. (Il enlève le mouchoir de son front : elle le laisse tomber.) Laissez cela. Allons, je vous suis.

DESDÉMONA. — Je suis vraiment chagrine que vous ne soyez pas bien. (Sortent Othello et Desdémona.)

EMILIA. — Je suis charmée d’avoir trouvé ce mouchoir : c’est le premier souvenir qu’elle ait reçu du Maure : mon baroque mari m’a cajolée cent fois pour que je le volasse ; mais elle aime tant ce cadeau, — car il la conjura de le garder toujours, — qu’elle le porte perpétuellement sur elle pour l’embrasser et causer avec lui. Je vais en faire copier un sur ce modèle, et le donner à Iago ; ce qu’il en veut faire, le ciel, le sait, non pas moi : moi, je ne veux autre chose que satisfaire sa fantaisie.

Rentre IAGO

IAGO. — Eli bien, que faites-vous là toute seule ?.

ÉSIILIA. — Ne grondez pas ; j’ai pour vous certaine chose.

IAGO. — Une chose pour moi ! c’est chose commune....

ÉHILIA. — Hé ?

IAGO. — D’avoir une sotte femme.

EMILIA. — Oli, est-ce tout ? Que me donnerez-vous maintenant pour ce mouchoir ?

IAGO. — Quel mouchoir ?

ÉMILIA. — Quel mouchoir ! parbleu ce mouchoir que le Maure donna comme premier cadeau à Desdémona ; ce mouchoir que vous m’avez si souvent conseillé de voler.

IAGO. — Est-ce que tu le lui as volé ?

ÉMILIA. — Non, ma foi ; elle l’a laissé tomber par mégarde, et comme j’étais là, j’ai profité de cette occasion favorable pour le ramasser. Regardez, le voici.

IAGO. — Tu es une bonne fille ; donne-le-moi.

EMILIA. — Que voulez-vous donc en faire pour m’avoir si ardemment pressée de le filouter ?

IAGO, lui arrachant le mouchoir. — Et parbleu, qu’est ce que cela vous fait ?

ÉMILIA. — Si ce n’est pas pour quelque projet important, rends-le-moi : pauvre Dame ! elle va devenir folle lorsqu’elle s’apercevra qu’il lui manque.

IAGO. — Ayez soin qu’on ne vous soupçonne pas : j’en ai besoin. Allez, laissez-moi. (Sort Émilia.) Je vais égarer ce mouchoir dans le logement de Cassio et le lui laisser trouver. Des bagatelles aussi légères que l’air sont pour le jaloux des preuves aussi puissantes que les affirmations de la Sainte Écriture : cela peut amener quelque chose. Le Maure s’altère déjà sous l’influence de mon poison : les lubies-dangereuses sont par nature des poisons qui d’abord ont à peine un goût désagréable, mais qui, après avoir quelque peu agi sur le sang, brûlent comme des mines de soufre. — Je disais donc ? — Tenez, le voici qui vient ! ni le pavot, ni la mandragore [6], ni toutes les drogues soporifiques du monde, ne te rendront jamais à ce doux sommeil que tu possédais hier.

Rentre OTHELLO.

OTHELLO. — Ah ! ah ! fausse envers moi !

IAGO. — Allons, allons, général ! ne songez plus à cela.

OTHELLO. — Arrière ! va-t’en ! tu m’as étendu sur le chevalet : — je jure qu’il vaut mieux être beaucoup trompé que de le savoir un peu.

IAGO. — Qu’est-ce donc, Monseigneur ?

OTHELLO. — Quel sentiment avais-je de ses heures furtives de luxure ? Je ne voyais pas cela, je n’y pensais pas, cela ne me faisait pas souffrir : la nuit dernière, j’ai bien dormi ; j’étais joyeux et d’esprit libre ; je ne trouvais pas sur ses lèvres les baisers de Cassio. Qu’on n’apprenne pas qu’il est dérobé à celui que l’on vole, et si la chose volée ne lui manque pas, il n’est pas volé du tout.

IAGO. — Je suis désolé d’entendre cela.

OTHELLO. — J’aurais été heureux, quand bien même tout le camp, pionniers y compris [7], aurait joui de son doux corps, pourvu que je n’eusse rien su. Oh ! maintenant, adieu pour toujours à la tranquillité d’âme ! adieu au contentement ! adieu aux bataillons empanachés, et aux grandes guerres qui font de l’ambition une vertu ! Oh ! adieu, adieu au coursier hennissant, et à la trompette aiguë, et au tambour qui réveille l’ardeur de l’âme, et au fifre qui perce l’oreille [8], et aux royales bannières, et à toutes ces choses qui font l’orgueil, la pompe, et l’appareil des glorieuses guerres ! Et vous, machines meurtrières dont les bouches cruelles imitent les redoutables clameurs de l’immortel Jupiter, adieu ! l’a carrière d’Othello est finie !

IAGO. — Est-ce possible ? — Monseigneur....

OTHELLO. — Scélérat, ne manque pas de me donner la preuve que ma bien-aimée est une putain, n’y manque pas ; donne-m’en la preuve oculaire, ou bien (il le saisit à la gorge), par le prix de l’âme immortelle de l’homme, il aurait mieux valu pour toi être né chien que d’avoir à répondre à ma col ère éveillée !

IAGO. — Les choses en sont-elles venues là ?

OTHELLO. — Fais-moi voir cela ; pu à tout le moins, prouve-le de telle sorte, que la preuve ne laisse ni détail ni circonstance où le doute puisse s’accrocher, ou malheur à ta vie !

IAGO. — Mon noble Seigneur....

OTHELLO. — Si tu fais cela pour la calomnier et me torturer, ne prie jamais plus ; abdique toute humanité, entasse les horreurs sur les horreurs, commets des actes à faire pleurer le ciel et à étonner la terre ; car tu ne peux rien ajouter à ta damnation qui dépasse cela !

IAGO. — Ô grâce divine ! ô ciel, pardonnez-moi ! Êtes-vous un homme ? avez-vous âme du sentiment ? — Dieu soit avec vous ; acceptez ma démission. — Ô misérable imbécile ! qui t’arranges pour faire de ton honnêteté un vice ! Ô monde monstrueux ! apprends, apprends, ô monde, combien il est peu sûr d’être droit et honnête. — Je vous remercie de ce profit ; et désormais je n’aimerai aucun ami, puisque l’affection engendre de telles offenses.

OTHELLO. — Non, reste : — tu devrais être honnête.

IAGO. — Je devrais être sage ; car honnêteté est une sotte, et perd toujours ses peines.

OTHELLO. — Par l’univers, je crois que ma femme est honnête, et je crois qu’elle ne l’est pas ; je crois que tu es juste, et je crois que tu ne l’es pas ! Je veux avoir quelque preuve : son nom qui était aussi frais que le visage de Diane, est maintenant aussi barbouillé et aussi noir que mon propre visage. — S’il y a des cordes, des couteaux, des poisons, du feu, des rivières qui puissent noyer, je ne supporterai pas cela. — Que je voudrais avoir satisfaction !

IAGO. — Je vois, Seigneur, que vous êtes dévoré par la passion : je me repens de vous avoir jeté dans cet état. Vous voudriez avoir satisfaction ?

OTHELLO. — Je voudrais ! certes je le voudrais.

IAGO. — Et vous le pouvez : mais comment ? Comment voudriez-vous que fût cette satisfaction, Monseigneur ? voudriez-vous que le témoin, bouche béante, fût là bêtement à la regarder enjamber !

OTHELLO. — Mort et damnation ! oh !

IAGO. — Ce serait, je crois, une entreprise difficile et ennuyeuse que de les amener à se laisser surprendre ainsi : du diable si jamais d’autres yeux que les leurs les verront sur le traversin ! Eh bien alors, quoi ? comment faire ? que vous dirai-je ? où est la satisfaction ? Il est impossible que vous surpreniez une telle chose, quand bien même ils seraient aussi peu retenus que des boucs, aussi chauds que des singes, aussi brutaux que des loups effrontés, et aussi imprudemment sots que des ignorants naïfs en état d’ivresse. Mais, cependant, je vous le dis, si l’induction et de fortes circonstances qui conduisent directement aux portes de la vérité peuvent vous donner satisfaction, vous pouvez l’obtenir.

OTHELLO. — Donne-moi la preuve palpable qu’elle est déloyale.

IAGO. — Je n’aime pas cet office-là : mais puisque je suis entré si avant dans cette affaire, — piqué par la folie de l’honnêteté et par l’amitié, — j’irai plus loin encore. J’étais couché dernièrement avec Cassio, et commé je souffrais d’une rage de dents, je ne pouvais dormir. Il y a des gens qui ont l’âme si peu discrète, que dans leurs sommeils, ils marmottent de leurs affaires, et Cassio est de ceux-là. Je l’entendis qui disait en dormant : « Charmante Desdémona, soyons prudents ; cachons nos amours. » Et alors, Seigneur, il saisissait et tordait ma main, criait : « Ô douce créature ! » et puis m’embrassait avec force, comme s’il eût voulu arracher par les racines des baisers qui auraient poussé sur mes lèvres ; puis il a passé sa jambe par-dessus ma cuisse, et a soupiré, et m’a embrassé ; et alors il a crié : « Oh ! maudite soit la destinée qui t’a donnée au Maure ! »

OTHELLO. — Oh monstrueux ! monstrueux !

IAGO. — Mais ce n’était qu’un rêve.

OTHELLO. — Oui, mais qui dénotait une chose précédemment accomplie ; c’est un indice singulièrement probant, quoique ce ne soit qu’un rêve.

IAGO. — Et cela peut aider à augmenter le volume des autres preuves qui paraissent trop minces.

OTHELLO. — Je la mettrai en pièces.

IAGO. — Certes, mais soyez prudent : nous ne voyons pas que rien soit encore fait ; il se peut qu’elle soit honnête encore. Dites-moi seulement ceci, — n’avez-vous jamais vu à la main de votre femme un mouchoir avec un dessin de fraises ?

OTHELLO. — Je lui en ai donné un de ce genre ; ce fut mon premier présent.

IAGO. — Cela, je n’en sais rien, mais j’ai vu un mouchoir de ce genre, — et ce mouchoir je suis sûr qu’il était à votre femme, — dont Cassio se servait aujourd’hui pour s’essuyer la barbe.

OTHELLO. — Si c’est celui-là....

IAGO. — Si c’est celui-là, ou tout autre lui appartenant, cela parle contre elle avec les autres preuves.

OTHELLO. — Oh pourquoi le manant n’a-t-il pas quarante mille existences ? une seule est trop pauvre, trop faible pour ma vengeance ! Maintenant je vois que c’est vrai. — Regarde un peu, Iago ; je souffle vers le ciel tout aaon amour passionné : il est parti !—Lève-toi, noire ventgence, du fond de l’enfer ! Cède à la tyrannie de la haine m couronne et le trône de mon cœur, ô amour ! Gonfletoi, mon sein, sous la cargaison que tu portes, car elle est composée de langues d’aspics !

IAGO. — Contenez-vous cependant.

OTHELLO. — Oh du sang, du sang, du sang !

IAGO. — Patience, vous dis-je ; vous changerez peut-être de sentiment.

OTHELLO. — Jamais, Iago. Comme la mer du Pont dont les courants glacés et la course en avant ne connaissent jamais le reflux, mais continuent droit "leur chemin vers la Propontide et l’Hellespont [9] ; ainsi mes pensées sanguinaires, emportées d’Un pas violent, ne retourneront jamais en arrière, ne reflueront jamais vers Thumble amour, jusqu’à ce qu’elles se soient englouties dans une vengeance immense proportionnée à l’offense. — À cette heure, par ce ciel, de marbre là-bas, j’engage ma promessepour l’exécution religieuse d’un serment sacré. (Il s’agenouille.)

IAGO. — Ne vous relevez pas encore. (Il s’agenouille.) Soyez témoins, ô vous, lumières éternellement brûlantes en haut, et vous, éléments qui nous enveloppez de toutes parts, soyez témoins qu’ici Iago met au service d’Othello outragé les armes de son esprit, de ses mains, de son cœur ! Qu’il commande, et quelque sanglante que soit l’œuvre, obéir sera pour moi acte de compatissante bonté !

OTHELLO. — J’accueille ton affection, non avec de vains remerciments, mais en l’acceptant de plein cœur, et je veux immédiatement la mettre à l’épreuve : d’ici à trois jours, apprends-moi que Cassio ne vit plus.

IAGO. — Mon ami est mort : c’est chose faite à votre requête ; mais qu’elle vive.

OTHELLO. — Qu’elle soit damnée, la perfide catin ! qu’elle soit damnée ! Allons, viens avec moi en un lieu à l’écart ; je vais me retirer afin de chercher des moyens de mort rapide pour la belle diablesse. Maintenant, tu es mon lieutenant.

IAGO. — Je suis à vous pour toujours. (Ils sortent)

SCÈNE IV. modifier

Devant le château
Entrent DESDEMONA, ÉMELIA, et LE BOUFFON.

DESDÉMONA. — Savez-vous, maraud, où le lieutenant Cassio a son appartement ?

LE BOUFFON. — Je n’ose pas dire qu’il ait un appartement quelque part.

DESDÉMONA. — Pourquoi, l’ami ?

LE BOUFFON. — Il est soldat, et dire à un soldat qu’il a parte ment, c’est risquer de se faire poignarder [10].

DESDÉMONA. — Allons donc : où loge-t-il ?

LE BOUFFON, — Vous dire où il loge serait vous dire où je mens.

DESDÉMONA. — Peut-on tirer quelque sens de ces paroles ?

LE BOUFFON. — Je ne sais pas où il loge ; lui intenter ma logement, et dire qu’ai a appartement ici ou là, serait pour moi mentir par la gorge.

DESDÉMONA. — Pouvez-vous le demander cet vous édifier à ce sujet ?

LE BOUFFON. — Je catéchiserai le monde à son propos, c’est-à-dire que je ferai des questions, et-que je vous répondrai d’après ce qu’on me dira.

DESDÉMONA. — Cherchez-le, ordonnez-lui de venir ici ; dites-lui que j’ai sollicité mon Seigneur à son sujet, et que j’espère que tout ira bien.

LE BOUFFON. — Faire cela rentre dans le cercle des choses que peut embrasser l’esprit d’un homme, et par conséquent je vais essayer de le faire. (Il sort.)

DESDÉMONA. — Où ai-je pu perdre iee mouchoir, Emilià ?

EMILIA. — Je ne sais pas, Madame.

DESDÉMONA. — Crois-moi, j’aurais mieux-aimé perdre ma bourse pleine de crusades [11] ; car si mon noble Maure n’était pas d’une âme loyale, et exempt de cette bassesse dont sont faits les êtres jaloux, c’en serait assez pour lui donner de mauvaises pensées.

ÉMILIA. — N’est-il pas jaloux ?

DESDÉMONA. — Qui, lui ? Je pense que le soleil sous lequel il est né a séché en lui de telles humeurs.

EMILIA. — Regardez, le voici qui vient.

DESDÉMONA. — Je ne veux plus le laisser tranquille maintenant, jusqu’à ce que Cassio soit, rappelé auprès de lui.

Entre OTHELLO.

DESDÉMONA. — Comment allez-vous, Monseigneur ?

OTHELLO. — Bien, ma bonne Dame. (À part.) Oh ! que dissimuler est chose difficile ! — Comment allez-vous, Desdémona ?

DESDÉMONA. — Bien, mon bon Seigneur.

OTHELLO. — Donnez-moi votre main : cette main est moite, Madame.

DESDÉMONA. — Elle n’a pas encore senti l’âge ni connu le chagrin.

OTHELLO. — Elle témoigne d’un cœur riche et libéral : — chaude, chaude, et moite : cette main-ci requiert la claustration de la liberté, le jeûne, la prière, beaucoup de mortifications, des exercices de dévotion ; car il y a là un jeune diable qui sue facilement, et qui d’ordinaire se révolte. C’est une bonne main, une main franche.

DESDÉMONA. — Vous avez bien le droit de parler ainsi, vraiment ; car ce fut cette main qui vous donna mon cœur.

OTHELLO. — C’est une main généreuse : autrefois c’étaient les cœurs qui donnaient les mains ; mais notre nouveau blason dit les mains, non les cœurs.

DESDÉMONA. — Je ne puis parler de cela. Voyons maintenant, votre promesse ?

OTHELLO. — Quelle promesse, ma poulette ?

DESDÉMONA. — J’ai envoyé avertir Cassio d’avoir à venir vous parler.

OTHELLO. — J’ai un violent et vilain rhume qui me gêne ; prête-moi ton mouchoir.

DESDÉMONA. — Voici, mon Seigneur.

OTHELLO. — Celui que je vous ai donné.

DESDÉMONA. — Je ne l’ai pas ; sur moi.

OTHELLO. — Non ?

DESDÉMONA. — Non, en vérité, mon Seigneur.

OTHELLO. — C’est une faute. Une Égyptienne donna ce mouchoir à ma mère ; c’était une magicienne, et elle pouvait presque lire les pensées des personnes : elle dit à ma mère, que tant qu’elle le conserverait, il la rendrait aimable, et soumettrait entièrement mon père à son autour ; mais que, si, elle le perdait, ou que si elle le donnait, l’œil de mon père se détournerait d’elle avec, exécration, et que son âme se mettrait en chasse de nouvelles fantaisies. En mourant, elle me le donna, et me recommanda, lorsque ma destinée voudrait que je me mariasse, de le donner à ma femme. C’est ce que j’ai fait, et ayez-en grand soin ; chérissez-le comme la prunelle : précieuse de vos yeux ; l’égarer ou le donner serait une telle perte que rien ne pourrait l’égaler.

DESDÉMONA. — Est-ce possible ?

OTHELLO. — C’est la vérité : il y a de la magie dans son tissu : une sibylle qui avait vu le soleil accomplir deux cents de ses voyages tissa cette toile dans sa fureur prophétique ; les vers qui produisirent la soie avaient été enchantés, et cette soie.fut teinte dans de l’essence de momie provenant de cœurs de jeunes filles et conservée par des savants [12].

DESDÉMONA. — Vraiment ! est-ce exact ?

OTHELLO. — Très-véritable, par conséquent ayez-en grand soin.

DESDÉMOKA. — Alors plût au ciel que je ne l’eusse jamais vu !

OTHELLO. — Ah ! pourquoi ?

DESDÉMONA. — Pourquoi parlez-vous ainsi précipitamment et comme transi ?

OTHELLO. — Est-ce qu’il est perdu ? est-ce que vous ne l’avez plus ? parlez, est-il égaré ?

DESDÉMONA. — Le ciel nous bénisse !

OTHELLO. — Que répondez-vous ?

DESDÉMONA. — Il, n’est pas perdu ; mais si par hasard il l’était ?

OTHELLO. — Comment !

DESDÉMONA. — Je dis qu’il n’est pas perdu.

OTHELLO. — Allez me le chercher, laissez-le-moi voir.

DESDÉMONA. — Eh bien, c’est ce que je ferai, Seigneur, mais non pas maintenant. C’est une ruse pour esquiver ma requête : je vous en prie, que Cassio soit rappelé.

OTHELLO. — Allez me chercher le mouchoir : mon esprit s’égare.

DESDÉMONA. — Voyons, voyons, vous ne ; trouverez jamais un homme plus capable.

OTHELLO. — Le mouchoir !

DESDÉMONA. — Je vous en prie, parlez-moi de Cassio.

OTHELEO. — Le mouchoir !

DESDÉMONA. — Un homme qui toute sa vie a fondé sa fortune sur votre amitié, qui a partagé vos dangers....

OTHELLO. — Le mouchoir !

DESDÉMONA. — En vérité, vous êtes, à blâmer.

OTHELLO. — Arrière ! (Il sort.)

EMTERA. — Cet homme n’est-il pas jaloux ?

DESDÉMONA. — Je n’avais encore rien vu de semblable. À coup sûr, il y a quelque-chose d’extraordinaire dans ce mouchoir ; je suis très-malheureuse : de l’avoir perdu..

ÉMILIA. — Ce n’est qu’au bout d’un an ou deux qu’un homme se montre ce qu’il est : ils sont tous de simples estomacs, et nous sommes toutes : de simple, nourriture ; ils nous mangent gloutonnement, et : lorsqu’ils sont gorgés, ils nous vomissent. Voyez, voici Cassio et mon mari

Entrent CASSIO et IAGO.

LAGO. — Il n’y a pas d’autre moyen ; c’est elle qui doit faire cela : ô bonheur ! la voici : allez à elle ; et importunez-la.

DESDÉMONA. — Eh bien, mon bon Cassio, quelles nouvelles avez-vous à me donner vous concerna ?

CASSIO. — Madame, j’en suis toujours à ma première demande : je vous en conjure, faites : que par votre gracieuse intercession, je puisse revivre, et rentrer dans l’affection de celui que j’honore entièrement ; et avec tout le respect de mon cœur. Je voudrais être fixé au plus tôt : si mon offense est d’un ordre si grave que ni mes services passés, ni mes regrets présents, ni le dévouement que je me propose pour l’avenir ne peuvent me servir de rançon pour me regagner son affection, en bien, savoir cela doit être au moins mon bénéfice ; alors je me résignerai à cette nécessité à contre-cœur ; et je m’embarquerai dans ; quelque autre carrière, en m’abandonnant à la protection de la fortuné.

DESPÉMONA. — Hélas ! trois fois noble Cassio, mes supplications pour le moment n’ont pas de succès ; mon Seigneur n’est plus tout à l’heure mon Seigneur, et ; si son visage était ; aussi ; changé que son humeur, je ne le reconnaîtrais pas. M’aident toutes ; les âmes sainte autant que j’ai plaidé peur vous, et avec une ardeur et une liberté qui m’ont conduit tout an bord de son déplaisir ! Il vous faut prendre patience quelque temps je ferai ; ce que je pourrai, et je ferai plus pour vous que je n’oserais faire pour moi-même : que cela vous suffise.

IAGO. — Est-ce que Monseigneur est en colère ?

ÉMILIA. — Il vient de sortir d’ici à l’instant même et à Coup sûr dans une étrange-inquiétude.

IAGO. — Peut-il être en colère ? je l’ai vu lorsque le canon faisait sauter en l’air ses régiments, et que pareil au diable il arracha de son bras son propre frère — et il est en colère ? Alors c’est une, chose d’importance : je vais aller le trouver ; il y a quelque chose de grave, ma foi, s’il est en colère.

DESDÉMONA. — Fais cela, je t’en prie. (Sort Iago) À coup sûr, c’est quelque affaire d’état, quelque, nouvelle venue de Venise, ou quelque complot sourdement tramé d’ont il aura eu la révélation ici à Chypre, qui aura troublé la clarté : de son esprit ; et dans de tel cas’, bien que les grandes choses soient l’objet véritables des ames humaines il leur faut lutter cependant avec les choses inférieures. C’est tout à fait ainsi ; ayons mal au doigt, et ce mal va communiquer, aux autres membres qui sont sains une sensation de souffrance. Certainement nous devons penser que les hommes ne sont pas des dieux, et nous ne devons pas nous attendre toujours à ces égards qui sont bons pour le jour des noces. — Gronde-moi bien fort, Emilia ; vilaine guerrière que je suis, j’étais en train d’accuser sa dureté devant le tribunal de mon âme, mais maintenant je vois que j’avais suborné le témoin, et qu’il est faussement accusé.

ÉMILIA. — Prions le ciel que ce soient des affaires d’état, comme vous le pensez, et non pas quelque lubie ou quelque sottise de jalousie vous concernant.

DESDÉMONA. — Hélas ! bon Dieu, je ne lui en ai jamais donné motif !

ÉMILIA. — Mais les âmes jalouses ne se payent pas de cette innocence ; elles ne sont pas toujours jalouses par raison, elles, sont jalouses parce qu’elles sont jalouses : la jalousie est un monstre qui s’engendre de lui-même et qui naît de lui-même.

DESDÉMONA. — Le ciel préserve l’âme d’Othello de ce monstre !

EMILIA. — Amen, Madame !

DESDÉMONA. — Je vais aller Je chercher. — Cassio, faites un tour de promenade par ici ; si je le trouve en bonnes dispositions, jeplaiderai votre cause, et je m’efforcerai ; de tout mon pouvoir de la gagner.

CASSIO. — Je remercie humblement Votre Grâce. (Sortent Desdémona et Émilia.)

Entre BIANCA.

BIANCA. — Dieu vous garde, ami Cassio !

CASSIO. — Que faites-vous donc dehors ? Comment allez-vous, ma très-belle Bianca ? Sur ma foi, mon doux amour, j’allais de ce pas chez vous.

BIANCA. — Et moi j’allais à votre logement, Cassio. Comment ! ne pas venir de toute une semaine ? sept jours et sept nuits ? cent soixante-huit heures ? Et les heures d’absence d’un amant sont plus ennuyeuses cent soixante fois que le cadran ! Oh ! qu’elles sont fatigantes à compter !

CASSIO. — Pardonnez-moi, Bianca ; j’ai été tout ce temps-là accablé de pensées de plomb, mais je réglerai ce compte d’absence par des visites plus assidues. Aimable Bianca, copiez-moi ce modèle-ci. (Il lui donne le mouchoir de Desdémona.)

BIANCA. — Ô Cassio, d’où cela vient-il ? c’est quelque cadeau d’une nouvelle amie : maintenant je comprends la cause de cette cruelle absence. Ah ! les choses en sont là ? bien, bien.

CASSIO. — Allons donc, femme ! jetez-moi au visage du diable, qui vous les a données, vos viles suppositions. Voilà que vous êtes jalouse, parce que vous supposez que c’est un souvenir de quelque maîtresse. Non, sur ma ’ bonne foi, Bianca.

BIANCA. — Eh bien alors, d’où cela vient-il ?

CASSIO. — Je n’en sais rien non plus : je l’ai trouvé dans ma chambre. J’aime beaucoup cet ouvrage, et avant, qu’il soit réclamé, — comme il est assez probable qu’il le sera, — je voudrais en avoir une copie : prenez-le, et faites cela ; et laissez-moi pour l’instant.

BIANCA. — Vous laisser ! pourquoi ?

CASSIO. — J’attends ici le général, et ce n’est ni mon intérêt, ni mon désir qu’il me voie avec une femme.

BIANCA. — Pourquoi, je vous prie ?

CASSIO. — Ce n’est point parce que je ne vous aime pas.

BIANCA. — Mais c’est parce que vous n’aimez pas moi. Je vous en prie, conduisez-moi un bout de chemin, et dites-moi si je vous verrai ce soir.

CASSIO. — Je ne puis pas vous conduire bien loin, car il faut que j’attende ici : mais je vous verrai bientôt.

BIANCA. — C’est bon ; il faut bien que je cède à la circonstance. (Ils sortent.)


ACTE IV modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

CHYPRE. — Devant le château.
Entrent OTHELLO et IAGO

IAGO. — Pouvez-vous bien penser ainsi ?

OTHELLO. — Penser ainsi, Iago !

IAGO. — Comment parce qu’on donne un baiser en particulier ?

OTHELLO. — Un baiser que rien n’antorise.

IAGO. — Ou parce qu’on sera restée nue au lit avec son ami, une heure du davantage ; sans penser à mal ?

OTHELLO. — Nue au lit, et sans penser à mal, Iago c’est user d’hypocrisie avec le diable : ceux qui ont dès intentions vertueuses’, et qui agissent néanmoins ainsi, le diable tente leur vertu, et eux tentent le ciel.

IAGO. — S’ils ne font rien, ce n’est qu’une étourderie vénielle mais si je donne à ma femme un mouchoir...

OTHELLO. — Eh bien quoi, alors ?

IAGO. — Eh Bien alors, il est à elle, Monseigneur : et s’il est à elle, elle peut bien, je pense, le donnera n’importe qui.

OTHEELO. — Elle est gardienne de son honneur aussi ; peut-elle le donner ?

IAGO. — Son honneur est une essence qu’on ne voit pas ; il arrive bien souvent que ceux qui ne l’ont pas sont précisément ceux qui l’ont : mais pour le mouchoir....

OTHELLO. — Par le ciel, je l’aurais bien volontiers oublié : — tu disais, — oh, cela revient à ma mémoire comme revient sur une maison infectée, le corbeau prédisant malheur à tous, — tu disais qu’il avait mon mouchoir.

IAGO. — Oui, qu’est-ce que cela prouve ?

OTHELLO. — Mais ce n’est déjà pas bien joli.

IAGO. — Que serait-ce donc, si ; je vous avais dit que je l’avais vu vous faire tort ? ou que je l’avais entendu dire, — car il y a de tels drôles qui lorsqu’ils ont par leurs sollicitations importunes, ou par leurs comédies de passion, persuadé : ou attendri quelque maîtresse, ne peuvent s’empêcher de babiller....

OTHELLO. — A-t-il dit ; quelque chose ?

IAGO. — Oui, Monseigneur, mais, pas pins qu’il n’en démentira, soyez-en sûr.

OTHELLO. — Qu’a-t-il dit ?

IAGO. — Ma foi qu’il avait.... je ne sais plus ce qu’il avait fait.

OTHELLO. — Quoi ? quoi ?

LAGO. — Qu’il avait couché....

OTHELLO. — Avec elle ?

IAGO. — Avec elle, sur elle, comme vous voudrez.

OTHELLO. — Couché avec elle ! couché sur elle ! Nous disons se Coucher sur quelqu’un, lorsqu’on calomnie ce quelqu’un : couché avec elle ! c’est ignoble. Le mouchoir, — des aveux, — le mouchoir ! — Qu’il avoue, et qu’il soit pendu pour sa peine. — Qu’il soit d’abord : pendu, et puis qu’il avoue. — Je tremble en y pensant ; La nature ne saurait être troublée à ce point, si quelque chose ne lui. disait en secret que cela, est vrai. Ce ne sont pas des mots qui me bouleversent ainsi. — Mordieu ! — Leurs nez, leurs oreilles, Leurs lèvres : est-ce possible : ? — Qu’il avoue ! — Le mouchoir — Ô démon ! (Il tombe en convulsions.)

IAGO. — Opère, ma médecine, opère ! Les sots crédules, sont attrapés ainsi, et c’est ainsi que : Bien des Dames nobles ; et chastes sont calomniées — Holà ! Monseigneur ! Monseigneur, dis-je ! Othello

Entre CASSIO

IAGO. — Eh bien, Cassio ?

CASSIO. — Qu’y a-t-il ?

IAGO. — Monseigneur est tombé en épilepsie : c’est son second accès ; il en a eu un autre hier.

CASSIO. — Frôttez-le sur les tempes.

IAGO. — Non, arrêtez : l’évanouissement ne doit pas être troublé ; sinon, sa bouche écume, et il éclate soudainement en accès de folie sauvage. Regardez, il s’agite : retirez-vous pour quelques instants : il va revenir à lui tout à l’heure : lorsqu’il sera parti, j’aurais besoin de vous parler pour une affaire de grande importance. (Sort Cassio.) Eh bien, général, comment ; allez-vous ? Est-ce que ne vous êtes pas blessé à la tête ?

OTHELLO. — Est-ce que tu te moques de moi ?

IAGO. — Moi, me moquer de vous ! non, par le ciel puissiez-vous supporter votre fortune comme un homme !

OTHELLO. — Un homme qui est cornard est un monstre et une bête.

IAGO. — Alors il y a bien des bêtes dans une cité populeuse, et bien des monstres en habit de ville.

OTHELLO. — A-t-il avoué cela ?

IAGO. — Bon Seigneur, soyez un homme ; pensez que tout compère à barbe qui est attelé comme vous, peut tirer le même fardeau : il y a des millions d’hommes vivants à cette heure, qui couchent la nuit dans des lits partagés par la foule qu’ils osent jurer les leurs propres ; votre cas est meilleur. Oh, c’est une malice de l’enfer, une archi-moquerie du démon, de vous faire embrasser une femme légère dans une couche légitime, et de vous la faire supposer chaste ! Oh, non ! il vaut bien mieux tout savoir, et si une fois je sais ce ; que je suis, alors je sais ce qu’elle sera.

OTHELLO. — Oh ! tu es sage ; cela est certain.

IAGO. — Tenez-vous un instant tranquille, et bornez-vous à m’écouter patiemment. Pendant que vous étiez là, évanoui sous votre douleur, — passion très-indigne d’un homme tel que vous, — Cassio est venu ici : je l’ai fait esquiver, en lui donnant une explication acceptable de Votre évanouissement ; je lui ai recommandé de revenir dans un instant pour me parler, ce qu’il a promis de faire. Blottissez-vous seulement dans quelque cachette, et remarquez les grimaces railleuses, moqueuses et étonnamment méprisantes qui jaillissent de toutes les parties de son visage ; car je lui ferai répéter son histoire, dire, où, comment, combien de fois, depuis combien de temps, quand il a copule et se propose de copuler de nouveau avec votre femme ; je vous le dis, remarquez seulement ses gestes. Morbleu, de la patience, ou je dirai que vous êtes la frénésie en personne de la tête aux pieds, et que vous n’avez rien d’un homme.

OTHELLO. — Entends-tu, Iago ? tu verras que je suis très-prudent dans ma patience ; mais aussi, — entends-tu bien ? — très-sanguinaire.

IAGO. — Cela n’est pas de trop ; cependant observez le temps en toutes choses. Voulez-vous vous retirer ? (Othello se relire.) Maintenant je vais questionner Cassio sur Bianca, commère qui en vendant ses attraits s’achète du pain et des vêtements : cette créature raffole de Cassio, — car c’est le malheur des putains d’en tromper mille et d’être trompée par un seul : — lorsqu’il entend parler d’elle, il ne peut s’empêcher de rire à en perdre haleine. Le voici qui vient : lorsqu’il sourira, Othello devenir fou ; et son ignare jalousie interprétera tout de travers les sourires, les gestes et la conduite légère du pauvre Cassio.

Rentre CASSIO.

IAGO. — Eh bien, comment allez-vous à cette heure, lieutenant ?

CASSIO. — D’autant plus mal que vous me donnez le titre dont la privation me tue.

IASO. — Sollicitez ferme Desdémona, et vous êtes sûr de votre affaire. (Parlant plus bas.) Mais si cette requête dépendait des jupons de Bianca, comme, vous auriez bien vite réussi !

CASSIO. — Hélas, la pauvre créature !

OTHELLO, à part. — Voyez comme il rit déjà !

IAGO. — Je n’ai jamais vu de femme aimer autant un homme.

CASSIO. — Hélas, la pauvre coquine ! je crois, sur ma foi, qu’elle m’aime.

OTHELLO, à part. — Voilà qu’il nie la chose faiblement, et qu’elle le fait éclater de rire.

IAGO. — Entendez-vous, Cassio ?

OTHELLO, à part. — Voilà maintenant qu’il le presse pour lui faire raconter son histoire : — va ; bien parlé, bien parlé.

IAGO. — Elle raconte que vous l’épouserez : avez-vous cette intention ?

CASSIO. — Ah ! ah ! ah !

OTHELLO, à part. — Est-ce que vous triomphez, Romain ? est-ce que vous triomphez [2] ?

CASSIO. — Moi l’épouser ! une fille ! Je t’en prie, juge mon esprit avec un peu de charité ; n’aie pas de moi une opinion si nauséabonde. Ah ! ah ! ah !

OTHELLO, à part. — C’est ça, c’est ça, c’est ça, c’est ça : — ceux qui gagnent rient.

IAGO. — Sur ma foi, le bruit court que vous l’épouserez.

CASSIO. — Je t’en prie, dis-moi la vérité.

IAGO. — Si cela n’est pas, je suis un pur scélérat.

OTHELLO, à part. — Ah ! m’avez-vous marqué au front ? Bon.

CASSIO. — C’est simplement un racontage de cette guenon : elle est persuadée que je l’épouserai par une lubie de sa vanité et de son amour-propre, mais non par le fait d’une promesse de ma part.

OTHELLO, à part. — Iago me fait signe ; maintenant il commencer l’histoire.

CASSIO. — Elle était ici il n’y a qu’un instant ; elle me poursuit en tous lieux. L’autre jour, j’étais sur le bord de la mer à causer avec certains Vénitiens ; voici qu’arrive cette écervelée, et elle me prend ainsi par le cou....

OTHELLO, à part. — En criant. : ô mon cher Cassio ! c’est comme si on l’entendait : c’est ce que veut dire son geste.

CASSIO. — Et la voilà qui se pend à mon cou, et qui se balance, et qui pleure sur moi, et qui me pousse, et qui m’attire ; ah ! ah ! ah. !

OTHELLO, à part. — Voilà qu’il lui raconte comment elle l’a introduit dans ma chambre. Oh ! je vois votre nez, mais non le chien auquel je le jetterai.

CASSIO. — Bon, il faut que je quitte sa compagnie.

IAGO. — Devant moi ! tenez, la voici qui vient.

GASSIO. — Ahi voilà ma fouine, et une fouine parfumée, pardi !

Entre BIANCA.

CASSIO. — Dans quelle intention me donnez-vous ainsi la chasse ?

BIANCA. — Que le diable et sa femme vous donnent la chasse. ! Quelle intention aviez-vous avec ce mouchoir que vous m’avez donné tout à l’heure ? J’ai été une jolie sotte de le prendre. Et je dois le copier ! Comme il est vraisemblable que vous ayez trouvé cet ouvrage dans votre chambre, sans savon qui l’y a laissé ! C’est un cadeau de quelque coquine, et il faut que je copie cet ouvrage ! Tenez, donnez-le à votre caprice ; de quelque manière qu’il vous vienne, je ne veux pas le copier.

CASSIO. — Qu’y a-t-il donc, ma douce Bianca ? qu’y a-t-il donc ? qu’y a-t-il donc ?

OTHELLO, à part. — Par le ciel, cela doit être mon mouchoir.

BIANCA. — Si vous voulez venir souper ce soir avec moi, vous le pouvez ; si vous ne voulez pas, venez quand vous y serez disposé. (Elle sort.)

IAGO. — Courez après elle, courez après elle.

CASSIO. — Sur ma foi ; c’est ce que je dois faire ; sinon elle va clabauder par les rues.

IAGO. — Y souperez-vous ?

CASSIO. — Ma foi, c’est mon intention.

IAGO. — Bon, il se peut que j’aille vous trouver ; car j’aurais grand besoin de vous parler.

CASSIO. — Venez, je vous en prie ; viendrez-vous ?

IAGO. — Assez, ne parlez pas davantage. (Sort Cassio.)

OTHELLO, s’avançant. — Comment le tuerai-je, Iago ?

IAGO. — Avez-vous vu comme il riait de son vice ?

OTHELLO. — Ô Iago !

IAGO. — Et avez-vous vu le mouchoir ?

OTHELLO. — Était-ce le mien ?

IAGO. — C’était le vôtre par cette main : et dire qu’il apprécie de cette façon cette folle femme, votre épouse ! elle lui donne un mouchoir, et il le donne à sa putain.

OTHELLO. — Je voudrais être neuf ans à le tuer. — Une jolie femme ! une belle femme ! une aimable femme !

IAGO. — Parbleu, il vous faut oublier cela.

OTHELLO. — Oui, qu’elle aille pourrir, qu’elle périsse, qu’elle soit damnée ce soir ; car elle ne vivra pas ; non, mon cœur est changé en pierre ; je le frappe, et il blesse ma main. — Oh le monde ne contient pas une plus douce créature : elle pourrait coucher aux côtés d’un empereur et lui dicter des ordres.

IAGO. — Certes ce n’est pas là votre affaire.

OTHELLO. — Qu’elle soit pendue ! je ne dis que ce qu’elle est : — si adroite avec son aiguille ! musicienne admirable ! Oh quand elle chante, elle dompterait la sauvagerie d’un ours ! — Et de tant d’esprit et invention !

IAGO. — Elle n’en est que pire pour toutes ces qualités.

OTHELLO. — Oh mille, mille fois pire : — et puis de si noble condition !

IAGO. — Oui, trop noble :

OTHELLO. — C’est bien certain, et cependant, que c’est dommage, Iago ! que c’est dommage, Iago ! ô Iago !

IAGO. — Si vous raffolez à ce point de son iniquité, donnez-lui une patente pour pécher ; car si cela ne vous touche pas, cela ne regarde personne.

OTHELLO. — Je la hacherai en petits morceaux : — me cocufier !

IAGO. — Oh ! c’est ignoble de sa part.

OTHELLO. — Avec mon propre officier !

IAGO.—C’est encore plus ignoble.

OTHELLO. — Procure-moi du poison, Iago ; cette nuit.... Je ne veux pas avoir d’explications avec elle, de crainte que son corps et sa beauté ne désarment mon âme : — cette nuit, Iago.

IAGO. — Ne faites pas la chose avec du poison ; étranglez-la dans son lit, dans le lit même qu’elle a souillé.

OTHELLO. — Bon, bon : cette justice-là me plaît ; excellent !

IAGO. — Et pour Cassio, chargez-moi d’être son exécuteur : vous en apprendrez plus long à minuit.

OTHELLO. — Excellemment bon. (On entend une trompette.) Quelle est cette trompette ?

IAGO. — Un message de Venise, à coup sûr. C’est Lodovico qui vient de la part du doge ; et voyez, votre femme est avec lui.

Entre LODOVICO, DESDÉMONA et des gens de leur suite.

LODOVICO. — Dieu vous garde, noble général !

OTHELLO. — À vous de tout cœur, Signor.

LODOVICO. — Le doge et les sénateurs de Venise vous envoient leurs compliments. (Il lui remet un paquet.)

OTHELLO. — Je baise l’instrument de leurs bons plaisirs. (Il ouvre le paquet et lit.)

DESDÉMONA. — Et quelles nouvelles, mon bon cousin Lodovico ?

IAGO. — Je suis enchanté de vous voir, Signor ; soyez le bienvenu dans Chypre.

LODOVICO. — Je vous remercie. Comment va le lieutenant Cassio ?

IAGO. — Il vit, Signor.

DESDÉMONA. — Cousin, une mésintelligence malheureuse s’est élevée entre lui et mon Seigneur ; mais vous mettrez, les choses en bon état.

OTHELLO. — En êtes-vous sûre ?

DESDÉMONA. — Monseigneur ?

OTHELLO, lisant. — « Cela, ne manquez-pas, de le faire, comme vous l’entendrez.... »

LODOVIGO. — Il n’appelait pas : il est occupé à lire ce papier. Est-ce qu’il, s’est élève une division entre Mouiseigneur et Cassio ?

DESDÉMONA. — Une division, très-malheureuse ; je voudrais-beaucoup la faire cesser pour l’affection que je porte à Cassio.

OTHELLO. — Flamme et salpêtre !

DESDÉMONA. — Monseigneur ?

OTHELLO. — Est-ce que vous avez votre bon sens ?

DESDÉMONA. — Comment, est-ce qu’il est en colère ?

LODOVICO. — Sans-doute cette lettre l’aura excité ; car, autant que je puis croire, on le rappelle à Venise, et on donne son-gouvernement à Cassio.

DESDÉMONA. — J’en suis joyeuse, je vous assure.

OTHELLO. — En vérité ?

DESDÉMONA, — Monseigneur ?

OTEELLO. — Je suis joyeux de vous voir folle.

DESDÉMONA. — Comment, mon bon Othello ?

OTHELLO. — Diablesse ! (Il la frappe)

DESDÉMONA. — Je n’ai pas mérité, cela

LODOVICO. — Monseigneur, ou ne voudrait pas croire cela d’ans Venise ; quand même je jurerais que je l’ai vu. C’est trop ; fort ; faites-lui réparation ; elle pleure.

OTHELLO. — Ô diablesse ! diablesse ! Si la terre pouvait être fécondée par des ; pleurs de femme, chacune des larmes qu’elle laisse tomber deviendrait un crocodile. Hors de ma vue !

DESDÉMONA. — Je ne resterai pas pour vous, offenser. (Elle fait un mouvement pour partir.)

LODOVICO. — Une dame obéissante, vraiment : j’en conjure Votre Seigneurie, rappelez-la.

OTHELLO. — Madame !

DESDÉMONA. — Monseigneur ?

OTHELLO. — Que lui voulez-vous, Signor ?

LODOVICO. — Qui ? moi, Monseigneur ?

OTHELLO. — Oui ; vous avez souhaité que je la fisse retourner : Signor, elle peut tourner, et retourner, et cependant aller de l’avant, et retourner encore ; et elle peut pleurer, Signor, — pleurer ! et elle est obéissante comme vous dites, — obéissante ! très-obéissante. — Continuez vos larmes. — Quant, à ce que contient ce paquet, Signor, — oh ! la passion bien jouée ! — je suis rappelé à Venise. — Allez vous-en, je vous enverrai chercher tout à l’heure. — Signor, j’obéirai à l’ordre, et je retournerai à Venise. Hors d’ici ! allez-vous-en ! (Sort Desdémona.) Cassio aura ; ma place. Signor, je vous prie de venir ce soir souper avec moi : vous êtes le bienvenu dans Chypre, Signor. — Boucs et singes ! (Il sort.)

LODOVICO. — Est-ce là ce noble Maure qu’à l’unanimité notre sénat déclare excellent en toutes choses ? Est-ce là cette nature que la passion ne pourrait ébranler ? dont la solide vertu ne pourrait être ni effleurée par le coup de feu de l’accident, ni percée par le dard de l’occasion ?

IAGO. — Il est fort changé.

LODOVICO. — A-t-il bien son bon sens ? son, cerveau n’est-il pas troublé ?

IAGO — Il est ce qu’il est : je ne dois pas me permettre une censure. Ce qu’il pourrait être, — s’il le pouvait -être, — il ne l’est pas : — plût au ciel qu’il le fût !

LODOVICO. — Comment ! frapper sa femme !

IAGO. — Sur ma foi, ce n’était pas bien joli ; cependant je voudrais croire que ce coup ne sera suivi par rient de pire.

LODOVICO. — Est-ce que c’est sa coutume, ou bien ces lettres agissant sur son sang viennent-elles seulement d’e créer cette faute ?

IAGO. — Hélas ! hélas ! il n’est pas honnête à moi de dire ce que j’ai vu et connu. Vous l’observerez, et ses façons d’agir vous instruiront si bien que je puis épargner mes paroles : suivez-le seulement, et remarquez comment il va continuer.

LODOVICO. — Je suis chagrin de m’être trompé sur lui. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

Un appartement dans le cbâteau.
Entrent OTHELLO et ÉMILIA.

OTHELLO. — Vous n’avez rien vu alors ?

ÉMILIA. — Ni jamais rien entendu, ni jamais rien soupçonné :

OTHELLO. — Si, vous les avez vus ensemble, elle et Casaro.

ÉMILIA. — Mais dans ces occasions je n’ai vu rien de mal, et j’ai entendu chacune des syllabes prononcées entre eux.

OTHELLO. — Quoi, n’ont-ils jamais chuchoté ?

EMILIA. — Jamais, Monseigneur.

OTHELLO. — Et elle ne vous a jamais éloignée ?

ÉMILIA. — Jamais.

OTHELLO. — Pour aller chercher son éventail, ses gants, son masque, rien ?

ÉMILIA. — Jamais, Monseigneur.

OTHELLO. — C’est étrange.

ÉMILIA. — J’ose jurer qu’elle est honnête, Monseigneur ; j’en jouerais mon âme à pile ou face : si vous pensez autrement, chassez cette pensée, elle abuse votre cœur. Si quelque misérable vous a mis cela dans la tête, puisse le ciel l’en récompenser par la malédiction du serpent ! car si elle n’est pas honnête, chaste et loyale, alors il n’y a aucun homme heureux ; la plus pure des femmes est souillée comme le scandale en personne.

OTHELLO. — Ordonnez-lui de venir ici, allez. (Sort Émilia). Elle parle assez nettement ; — mais c’est une pure et simple maquerelle qui ne peut dire autre chose que ce qu’elle dit. L’autre est une subtile putain, un cabinet d’infâmes secrets bien fermé à clef : et cependant elle va s’agenouiller et prier ; je le lui ai vu faire.

Entrent DESDÉMONA et ÉMILIA.

DESDÉMONA. — Monseigneur, quelle est votre volonté ?

OTHELLO. — Je vous en prie, venez ici, poulette,

DESDÉMONA. — Quel est votre plaisir ?

OTHELLO. — Faites-moi voir vos yeux ; regardez-moi en face.

DESDÉMONA. — Quelle horrible fantaisie est-ce là ?

OTHELLO, à Emilia. — Eh bien, mignonne, vous pouvez faire quelques-unes de vos fonctions ; laissez les amants seuls et fermez la porte ; toussez, ou criez hem si quelqu’un vient : à votre métier, à votre métier ; allons, dépêchezvous ! (Sort Emilia.)

DESDÉMONA. — Je vous le demande à genoux, que signifie votre discours ? Je comprends que la colère est dans vos paroles, mais vos paroles je ne les comprends pas.

OTHELLO. — Voyons, qui es-tu ?

DESDÉMONA. — Votre épouse, Monseigneur, votre sincère et loyale épouse.

OTHELLO. — Voyons ; jure cela, damne-toi toi-même ; tu ressembles tant à un ange du ciel que les démons pourraient craindre de te saisir : ainsi damne-toi doublement, jure que tu, es, honnête.

DESDÉMONA. — Le Ciel le sait en toute vérité.

OTHELLO. — Le ciel sait en toute vérité que tu es fausse comme l’enfer.

DESDÉMONA. — Envers qui, Monseigneur ? avec qui ? comment suis-je fausse ?

OTHELLO. — Ah, Desdémona ! — va-t’en ! va-t’en ! va t’en !

DESDÉMONA. — Hélas ! malheureux jour ! — Pourquoi pleurez-vous ? Suis-je le sujet de ces larmes, Monseigneur ? Si par hasard vous soupçonnez mon père d’être un des jnsti’Uments de votre rappel, n’en jetez pas le blâme sur moi ; si vous avez perdu son amitié, je l’ai bien perdue moi aussi.

OTHELLO. — Quand bien même il aurait plu au ciel de m’éprouver par le malheur ; quand bien même il aurait fait pleuvoir sur ma tête nue toutes sortes de maux et de hontes ; quand bien même il m’aurait enfoncé dans la pauvreté jusqu’aux lèvres ; quand bien même il m’aurait réduit en captivité avec mes dernières espérances, j’aurais encore pu trouver dans un coin de mon âme une goutte de patience : mais hélas ! faire de moi le mannequin en vue de son temps, la figure que le mépris désignera de son doigt levé avec lenteur ! — Cependant j’aurais pu supporter encore cela ; bien, très-bien : mais être chassé du sanctuaire où j’ai déposé mon cœur, du sanctuaire où il me faut vivre, ou bien renoncer à la vie, de la fontaine d’où coule mon courant, sans quoi il se dessèche ! en être chassé, ou bien conserver cette fontaine comme, une citerne pour que de sales crapauds aillent s’y accoupler et engendrer ! — Ô Patience, jeune chérubin aux lèvres de rose, change de couleur devant ce spectacle, et prends une physionomie sombre comme l’enfer !

DESDÉMOTA. — J’espère que mon noble Seigneur m’estime honnête.

OTHELLO. — Oh, oui, comme les mouches d’été dans les boucheries, qui à peine pondues s’accouplent déjà. Ô fleur, si gracieusement belle, si délicieusement odorante que les sens sont enivrés de toi, pourquoi es-tu jamais née !

DESDÉMONA. — Hélas ! Quel péché d’ignorance ai-je donc commis ?

OTHELLO. — Ce superbe vélin, ce livre admirable était-il donc fait pour qu’on écrivit dessus « putain ? » Ce que vous avez commis ! commis ! Ô prostituée publique, si je disais ce que tu as fait, mes joues en deviendraient rouges comme des forges, et réduiraient en cendres toute pudeur. Ce que tu as commis ! mais le ciel s’en bouche le nez, la lune en ferme les yeux ; le vent libertin qui baise tout ce qu’il rencontre s’en cache dans les profondeurs de la terre. et refuse de l’entendre. Ce que tu as commis ! impudente prostituée !

DESDÉMONA. — Par le ciel, vous me faites injure !

OTHELLO. — N’êtes-vous pas une catin ?

DESDÉMONA. — Non, aussi vrai que je suis une chrétienne. Si c’est n’être pas une catin que de conserver intact de tout autre toucher odieux et illégitime ce vase de ma personne, pour mon Seigneur, alors je n’en suis pas une.

OXBELLO. — Comment ! vous n’êtes pas une putain ?

DESDÉMONA. — Non aussi vrai que j’espère en mon salut !

OXBELLO. — Est-ce possible ?

DESDÉMONA. — Ô ciel, pardonnez-nous !

OTHELLO. — Je vous demande pardon en ce cas : je vous avais prise pour cette rusée putain de Venise qui épousa Othello. — Holà, mignonne, qui avez les fonctions opposées à celles de saint Pierre et qui gardez la porte de l’enfer !

Rentre EMILIA.

OTHELLO. — Vous ! vous ! oui, vous ! nous avons fait notre affaire ; voici de l’argent pour vos peines : je vous en prie, tournez la clef, et gardez notre secret. (Il sort.)

EMILIA. — Hélas ! qu’est-ce que ce Seigneur imagine ? — Comment vous trouvez-vous, Madame ? comment vous trouvez-vous, ma bonne Dame ?

DESDÉMONA. — Sur ma foi, à moitié endormie.

EMILIA. — Bonne Madame, qu’avez-vous avec Monseigneur ?

DESDÉMONA. — Avec qui ?

ÉMILIA. — Mais, avec Monseigneur, Madame.

DESDÉMONA. — Qui est ton Seigneur ?

EMILIA. — Celui qui est le votre, ma douce Dame.

DESDÉMONA. — Je n’en ai pas : ne me parle pas, Émilia ; je ne puis pleurer, et je n’ai d’autre réponse à donner que celle que pourraient faire mes larmes. Je t’en prie, ce soir, mets à mon lit mes draps de noces, — souviens t’en ; — et mande ici ton mari.

ÉMILIA. — Voilà un changement, en vérité ! (Elle sort.)

DESDÉMONA. — Il est très-juste que j’aie été traitée ainsi, très-juste. Comment ai-je donc pu me conduire pour que la plus grosse de mes peccadilles ait pu lui inspirer le plus petit soupçon (a) ?

Rentre ÉMILIA avec IAGO.

IAGO. — Quel est votre bon plaisir, Madame ? que se passe-t-il ?

DESDÉMONA. — Je ne puis le dire. Ceux qui instruisent les jeunes enfants le font par des moyens de douceur, et en leur imposant des tâches aisées : il aurait pu me gronder de cette façon-là ; car, en bonne foi, je suis un enfant quand on me gronde.

IAGO. — Qu’y a-t-il, Madame ?

EMLLA. — Hélas, Iago, Monseigneur l’a tellement traitée de putain, l’a accablée d’un tel mépris et de terni es si grossiers, que de braves cœurs ne peuvent supporter cela.

DESDÈMONA. — Est-ce que-je mérite ce nom, Iago ?

IAGO. — Quel nom, belle Dame ?

DESDÉMONA. — Celui dont elle dit que Monseigneur m’a appelée.

EHILIA. — Il l’a appelée putain : un mendiant ivre n’aurait pas adressé de telles injures à sa commère.

IAGO. — Pourquoi a-t-il fait cela ?

DESDÉMONA. — Je lie sais pas ; je suis sûre que je ne suis rien de pareil.

IAGO. — Ne pleurez pas, ne pleurez pas : — hélas, malheur !

EMILIA. — A-t-elle donc renoncé à tant de nobles mariages, quitte son père, son pays, ses amis, pour être appelée putain ? Est-ce que ce n’est pas à faire pleurer ?

(a) II y a-ici une différence : assez considérable entre le texte de l’inquarto et celui de l’in-folio, et cependant les deux sens qu’on en peut tirer ne sont pas essentiellement opposés l’un à l’autre. Après, longues réflexions, nous avons pris le parti de combiner les deux textes ; le sens auquel nous nous sommes arrêtés résulte de cette fusion.

DESDÉMONA. — C’est ma mauvaise fortune.

IAGO. — Maudit soit-il pour cela ! Comment cette folie lui est-elle venue ?

DESDÉMONA. — Le ciel seul le sait.

EMILIA. — Je veux bien être pendue s’il n’y a pas quelque scélérat damné, quelque coquin intrigant et insinuant, quelque manant flagorneur et menteur qui a inventé cette calomnie pour obtenir un emploi ; je veux bien être pendue si cela n’est pas.

IAGO. — Fi ! il n’y a pas d’homme de ce genre ; c’est impossible.

DESDÉMONA. — S’il en est un pareil, que le ciel lui pardonne !

ËMILIA. — Qu’une corde lui pardonne ! et que l’enfer ronge ses os ! — Pourquoi l’a-t-il appelée putain ? qui donc se mêle à sa société ? en quel lieu ? en quel temps ? quelle apparence cela a-t-il ? quelle vraisemblance ? Le Maure est abusé par quelque drôle très-infâme, par quelque vil coquin notoire, quelque méprisable polisson ! O ciel, tu devrais dévoiler de tels compagnons, et placer un fouet dans la main de tout honnête homme, pour que ces canailles fussent fouettés nus dans le monde entier, de l’ouest à l’est !

IAGO. — Parlez plus bas.

EMILIA. — Oh ! fi de ces gens-là ! C’est quelque chevalier de ce genre qui vous avait mis l’esprit à l’envers à vous-même, et vous avait fait me soupçonner avec le Maure. (A voix basse à Iago.)

IAGO, à part, à Émilia. — Vous êtes une sotte ; allez donc.

DESDÉMONA. — Hélas, Iago ! comment ferai-je pour rentrer dans les bonnes grâces de Monseigneur ? Mon bon ami, va de trouver ; car par cette lumière du ciel, je ne sais pas comment je l’ai perdu. Je m’agenouille ici, et si jamais j’ai péché volontairement contre son amour, en paroles, en pensée, ou en acte, si jamais mes yeux, mes oreilles, ou tout autre de mes sens, ont pris plaisir à une autre forme que la sienne, si je ne l’aime pas encore tendrement, comme je l’ai toujours aimé, comme je l’ aimerai toujours, quand bien même il me rejetterait dans la misère par le divorce, que toute consolation, me soit refusée ! La dureté peut faire beaucoup ; et sa dureté peut mettre Fin à ma vie, mais non souiller mon amour. Je ne puis dire putain, cela me fait horreur maintenant que je prononce le mot, et quant à faire l’acte qui me mériterait ce nom, toutes les vanités de la terre ne pourraient pas m’y décider.

IAGO. — Je vous en prie, prenez patience ; ce n’est qu’un accès d’humeur : ce sont les affaires de l’état qui le troublent, et alors il vous gronde.

DESDÉMONA. — Si ce n’était pas autre chose !

IAGO. — Ce n’est que cela., je vous le garantis. (On entend des trompettes.) Écoutez ! ces trompettes vous appellent à souper. Les ambassadeurs de Venise attendent pour se mettre à table ; rentrez, et ne pleurez pas ; tout se passera bien. (Sortent Desdémona et Émilia.)

IAGO. — Eh lien, Roderigo ?

Entre RODERIGO.

RÔDEBIGO. — Je ne trouve pas que, tu agisses bien avec moi.

IAGO. — Qu’est-ce qui vous prouve cela. ?

RODEEIGO. — Chaque jour tu me lanternes sous quelque nouveau prétexte, Iago ; et à ce qu’il me semble maintenant, tu me frustres de toutes les occasions favorables beaucoup plus que tu ne t’occupes de me fournir Je moindre prétexte d’espérance. Je ne le supporterai pas plus longtemps, et je ne suis pas davantage d’humeur à digérer paisiblement ce que j’ai déjà sottement supporté.

IAGO. — Voulez-vous m’écouter, Roderigo ?

RODERIGO. — Ma foi, je t’ai trop écouté ; car tes paroles et tes actes ne vont pas d’accord ensemble.

IAGO. — Vous m’accusez très-injustement.

RODEEIGO. — Je ne vous accuse que de la vérité. J’ai dépensé, au delà de mes moyens. Les joyaux que je vous ai remis pour donner à Desdémona auraient suffi pour corrompre à moitié ne religieuse : vous m’avez dit qu’elle les avait reçus, et vous m’avez porté en retour des promesses consolantes de connaissance, et d’ entrevue sans délais ; mais je ne vois pas que rien de cela se réalise.

IAGO. — Bon, allez, très-bien.

RODERIGO. — Très-bien ; allez ! Je ne puis aller, l’ami ; et quant a ce qui est, ce n’est pas très bien ; car je pense au contraire que c’est très vilain, et je commence à m’apercevoir que je suis floué dans cette affaire.

IAGO. — Très-bien.

RODERIGO. — Je vous dis que ce n’est pas très-bien. le veux me faire connaître à Desdémona si elle me rend mes bijoux, j’abandonnerai ma poursuite, et j’exprimerai anon repentir de mes sollicitations coupables ; sinon, soyez bien assuré que je chercherai à tirer de vous satisfaction,

IAGO — Vous avez dit maintenant ?

RODERIGO. — Oui, et je m’ai rien dit que je m’aie l’intention de faire, je vous le déclare.

IAGO. — Eh bien., je vois maintenant que tu as du cœur, et à partir de ce moment je prends de loi une meilleure opinion que celle que j’en avais jamais eu. Donne-moi ta main, Roderigo ; tu as conçu contre moi des soupçons très justifiables ; mais cependant je te le déclare, j’ai agi très-droitement dans ton affaire.

RODERIGO. — Il n’y a pas paru.

IAGO. — Je vous accorde qu’à l’a vérité il n’y a pas paru ; aussi votre soupçon n’est-il cas sans esprit et sans jugement. Mais, Roderigo, si tu as en toi, ce que j’aide plus grandes raisons maintenant que jamais de croire que tu possèdes, c’est-à-dire résolution, courage et valeur, montre-le cette nuit ; si la nuit prochaine tu ne jouis pas de Desdémona, enlève-moi de ce monde par trahison, et invente des pièges contre ma vie.

RODESIGO. — Bon, de quoi s’agit-il ? est-ce quelque chose qui rentre dans la sphère du possible et du bon sens ?

IAGO. — Messine, il est venu de Venise aine commission spéciale, pour substituer Cassio à la place d’Othello.

RODERIGO. — Est-ce vrai ? en bien, en ce cas, Othello et Desdémona s’en retournent à Venise.

IAGO. — Oh non ; il s’en va en Mauritanie, et il emmène avec lui la belle Desdémona, à moins que quelque accident ne le force à prolonger son séjour ici, et l’accident le mieux fait pour cela serait d’éliminer Cassio.

RODERIGO. — Qu’entendez-vous par là, l’éliminer ?

IAGO. — Parbleu, le rendre incapable d’occuper la place d’Othello, — lui casser la tête.

RODERIGO. — Et c’est là ce que vous voudriez que je fisse ?

IAGO. — Oui, si vous osez vous procurer à vous-même profit et droit. Il soupe ce soir avec une catin, et j’irai le rejoindre : il ignore encore la fortune de ces honneurs qui lui arrivent ; si vous voulez l’épier à sa sortie, que j’aurai soin de faire tomber entre minuit et une heure ; vous pourrez le prendre à votre plaisir ; je serai auprès de vous pour seconder votre entreprise, et il tombera sous nos coups à tous deux. Allons, ne restez pas là à être stupéfait de ce que je vous dis, mais venez avec moi ; je vous montrerai si bien que sa mort est nécessaire, que vous vous croirez vous-même obligé de la lui donner. Il est maintenant grandement l’heure du souper, et il se fait déjà très-tard : à notre affaire.

RODERIGO. — Je veux avoir d’autres raisons pour cette chose-là.

IAGO. — Et vous en aurez d’autres ; soyez satisfait. (Ils sortent.)

SGENE III. modifier

Un autre appartement dans le château.
Entrent OTHELLO, LODOVICO, DESDÉMONA, ÉMILIA, et des gens de leurs suites.

LODOVICO. — Je vous en conjure, Seigneur, ne vous donnez pas de nouveaux ennuis.

OTHELLO. — Oh, pardonnez-moi ; cela me fera du bien de me promener.

Lopovico. — Bonne nuit, Madame ; je remercie très-humblement Votre Seigneurie.

DESDÉMONA. — Votre Honneur est le très-bienvenu.

OTHELLO. — Voulez-vous venir vous promener, Signor ? — Ah ! — Desdémona....

DESDÉMONA. — Mon Seigneur ?

OTHELLO. — Allez vous mettre au lit sur-le-champ ; je serai de retour sans délais : congédiez votre suivante ; ayez soin-que cela soit fait

DESDÉMONA. — Oui, mon Seigneur. (Sortent Othello, Lodovico et les gens de leur suite.)

ÉMILIA. — Comment les choses se passent-elles maintenant ? il a l’air plus aimable que précédemment.

DESDÉMONA. — II dit qu’il va revenir immédiatement : il m’a ordonné d’aller au lit, et recommandé de vous congédier.

ÉMILIA. — De me congédier !

DESDÉMONA. — Ce sont ses ordres ; par conséquent, ma bonne Émilia, donne-moi mon costume de nuit, et adieu ; nous ne devons pas lui déplaire à présent.

ÉMILIA. — Je voudrais que vous ne l’eussiez jamais vu !

DESDÉMONA. — Je ne voudrais rien de pareil : mon amour lui est si entièrement soumis que même, sa mauvaise humeur, — je t’en prie, délace-moi, — ses rebuffades, ses expressions de colère ont grâce et beauté.

ÉMILIA. — J’ai mis au lit ces draps que vous m’aviez commandé d’y mettre.

DESDÉMONA. — Tout m’est égal. — Ah vraiment, quelles folles âmes sont les nôtres ! — Si je meurs avant toi, je t’en prie, plie-moi dans un de ces mêmes draps.

ÉMILIA. — Allons, allons, vous dites des sornettes.

DESDÉMONA. — Ma mère avait une suivante, qui s’appelait Barbara ; elle était amoureuse, et il se trouva que celui qu’elle aimait devint fou et l’abandonna : elle savait une certaine chanson du Saule ; c’était une vieille chanson, mais elle exprimait bien sa destinée, et elle mourut-en la chantant : ce soir, cette chansons ne veut pas ne sortir de l’esprit ; j’ai bien de la peineà ; m’eibpêcher de laisser tomber ma tête tout d’un côté et de chanter cette chanson comme la pauvre Barbana. Je t’en prie, dépêchons nous.

EMILLIA. — Irai-je vous cherche votre robe de nuit ?

DESDÉMONA. — Non, dégrafe-moi ici. Ce Lodovico est un homme comme il faut.

ÉMILIA. — C’est un très bel homme.

DESDÉMONA. — Il parle bien.

ÉMILIA. — Je connais une Dame dans Venise qui serait allée pieds nus jusqu’en Palestine pour un attouchement de sa lèvre inférieure.

DESOÉMONA, chantant.

La pauvre âme s’assit en soupirant au pied d’un sycomore,

Chantez tous le saule vert ;

Sa main, sur son sein, sa tête sur son genou,

Chantez le saule, le saule, le saule ;

Les fraîches ondes couraient auprès d’elle, et murmuraient ses soupirs ;

Chantez le saule, le saule, le : saule ;

Ses larmes amères tombaient et adoucissaient les pierres ; —

Pose là ces vêtements. (Elle chante.)

Chantez le saule, le saule, le saule

Je t’en prie, dépêche-toi ; il va venir tout à l’heure. (Elle chante :)

Chantez tous que d’un saule vert doit être formée ma couronne

Que personne ne te blâme ; j’approuve sont dédain.

Non, ce n’est pas la ce qui suit. Chut ! qui frappe ?

EMILLA. — C’est le vent.

DESDÉMONA, chantant :

J’appelai mon amant un amant menteur ; mais que dit-il alors ?

Chantez le saule, le saule, le saule ;

Si je courtise d’autres femmes, vous coucherez avec d'autres hommes.

Maintenant, va-t’en ; bonne nuit. Mes yeux me picorent ; est-ce que cela présage des pleurs ?

ÉMILIA. — Cela ne signifie rien du tout.

DESDÉMONA. — Je l’avais-entendu dire. — Oh ! ces hommes ! ces hommes ! — Crois-tu en conscience, — dis-moi ça, Émilia, — qu’il y ait des femmes qui offensent leur mari d’un si gros outrage ?

ÉMILIA. — Il y en a de telles, cela n’est pas douteux.

DESDÉMONA. — Est-ce que tir commettrais un tel acte pour le monde entier ?

ÉMILIA. — Certes, et ne le commettriez-vous pas ?

DESDÉMONA. — Non, par cette lumière céleste !

ÉMILIA. — Ni moi non plus par cette lumière céleste ; je pourrais tout aussi bien le faire dans les ténèbres.

DESDÉMONA. — Tu commettrais un tel acte pour le monde entier ?

EMILIA. — Le monde est une grosse chose : c’est un grand prix pour un petit péché.

DESUÉMONA. — En bonne vérité, je crois que te ne le ferais pas.

EMILIA. — En bonne vérité, je crois que je le ferais, et que je le déferais lorsque je l’aurais fait. Parbleu, je ne le ferais pas pour un double anneau [5], pour quelques aunes de linon, ni pour des robes, des jupons, des chapeaux, ou toute autre misérable chose de ce genre ; mais pour le monde entier ! — Parbleu, qui ne ferait pas son mari cocu pour en faire un monarque ? je risquerais le purgatoire pour cela.

DESDÉMONA. — Que je sois maudite, si je faisais une telle iniquité pour le monde entier !

ÉMILIA. — Bah ! cette iniquité ne serait qu’une iniquité dans le monde, et si vous obteniez le monde pour votre peine, ce ne serait qu’une iniquité dans votre monde, ce qui vous permettrait de bien vite la réparer.

DESDÉMONA, — Je ne crois pas qu’il existe une telle femme.

EMILIA. — Qui, il en existé par douzaines, et autant encore par-dessus le marché qu’il en faudrait pour peupler le monde pour lequel elles auraient joué. Mais je crois que lorsque les femmes tombent, c’est la faute de leurs maris : car, ou bien ils se relâchent de leurs devoirs et versent nos trésors dans des girons étrangers ; ou bien ils éclatent en jalousies mesquines, en nous imposant des contraintes ; ou bien ils nous battent, et rognent par malice nos ressources pécuniaires ; en parbleu ! nous avons, du venin, et quoique nous possédions certaine grâce, nous ne sommes pas sans esprit de vengeance ; Que les maris sachent que leurs femmes ont des sens comme eux : elles voient, et flairent, et ont des palais capables de distinguer ce qui est doux et ce qui est aigre tout comme leurs maris. Qu’est-ce qu’ils font lorsqu’ils nous changent contre d’autres ? est-ce par plaisir ? je crois que oui : est-ce l’affection qui-les pousse ? je crois que oui aussi ; est-ce la fragilité qui erre de cette façon ? c’est aussi cela : — hé bien, est-ce que nous n’avons pas affections, désirs de plaisir, fragilité, tout comme les hommes ? Ainsi donc qu’ils nous traitent bien ; ou bien qu’ils sachent que les péchés que nous commettons, ce sont leurs péchés qui nous les enseignent.

DESDÉMONA. — Bonne nuit, bonne nuit : que le ciel m’accorde des mœurs qui me permettent non de tirer le mal du mal, mais de me corriger par le mal ! (Elles sortent.)


ACTE V. modifier

SCÈNE PREMIÈRE. modifier

CHYPRE. — Une rue.
Entrent IAGO et RODERIGO.

IAGO. — Ici, tiens-toi derrière ce par de mur ; il va venir tout de suite : mets-moi à nu ta bonne rapière, et donne-lui son billet de logement. Vivement, vivement ; ne crains rien ; je serai à tes coudes : cette action nous fait triomphants ou nous ruine ; pense à cela, et reste-moi ferme dans ta résolution.

RODERIGO. — Reste près de moi ; je puis faiblir en cette affaire.

IAGO. — Ici, à portée de toi : sois intrépide et prends ta position. (Il se retire à quelque distance.)

RODERIGO. — Je n’ai pas grand appétit à cet acte ; et cependant Iago m’a donné des raisons satisfaisantes : — ce n’est qu’un homme perdu : dehors, ma bonne épée ; il mourra ! (Il prend position.)

IAGO. — Je vous ai gratté cette jeune gale jusqu’à l’irritation, et il devient furieux. Maintenant qu’il tue Cassio, ou que Cassio le tue, ou qu’ils se tuent l’un l’autre, n’importe lequel de ces résultats tourne à mon profit. Si Roderigo survit, il me sommera de lui faire restitution de l’or et des joyaux que je lui ai subtilisés en abondance sous prétexte de dons à Desdémona ; cela ne doit pas être : si Cassio reste sur terre, il jouira d’une vie entourée de splendeur qui fera paraître la mienne bien laide ; en outre, le Maure peut me dévoiler à lui ; je me trouve en très-grand péril : non, il doit mourir : — mais chut ! je l’entends qui vient.

Entre CASSIO.

RODERIGO. — Je reconnais son pas, c’est lui : — scélérat, tu vas mourir ! (Il se précipite de sa cachette et il pousse une botte à Cassio.)

CASSIO. — Cette botte aurait été mon ennemie, en vérité, si ma cuirasse n’était pas meilleure que tu ne la supposais : je vais mettre la tienne à l’épreuve. (Il dégaine et blesse Roderigo.)

RODERIGO. — Oh ! je suis tué ! (Iago se précipite hors de sa cachette, frappe Cassio par derrière à la cuisse, et sort.)

CASSIO. — Je suis estropié pour toujours : — au secours, holà ! au meurtre ! au meurtre ! (Il tombe.)

Entre OTHELLO, à quelque distance.

OTHELLO. — C’est la voix de Cassio : Iago tient parole.

RODEBIGO. — Oh ! scélérat que je suis !

OTHELLO. — C’est cela même.

CASSIO. — Au secours ! holà ! de la lumière ! un chirurgien !

OTHELLO. — C’est lui ; — ô brave Iago, homme honnête et juste, qui possèdes un si noble sentiment de F outrage fait à ton ami ! tu m’enseignes mon devoir. — Mignonne, votre chéri est étendu mort, et votre sinistre destinée s’a-Yance. J’arrive, catin ! De mon cœur sont effacés ces charmes, tes yeux ; ton lit, souillé de luxure, sera taché d’un sang luxurieux. (Il sort.)

Entrent LODOVICO et GRATIANO, à quelque distance.

CASSIO. — Holà ! Il n’y a donc pas de garde ? ni de passants ? Au meurtre ! au meurtre !

GEATIANO. — C’est quelque accident malheureux ; la voix est vraiment sinistre.

CASSIO. — Au secours !

LODOVICO. — Écoutez !

RODERIGO. — Oh misérable scélérat !

LODOVICO. — Deux ou trois gémissent ; la nuit est très-épaisse : cela peut être dès cris de ruse ; mon opinion est qu’il n’est pas sûr pour ; nous d’approcher sans 1 nouveaux appuis de l’endroit d’où partent ces cris.

RODERIGO. — Personne ne vient ? alors je m’en vais saigner jusqu’à, ce que mort, s’ensuive. Lobovico. — Écoutez !

GRATIANO. — Voici quelqu’un qui vient tout déshabillé avec une lumière et des armes.

Rentre IAGO avec une lumière.

IAGO. — Qui est là ? qui fait donc tant de tapage en criant an meurtre ?

LODOVICO. — Nous ne savons pas.

IAGO. — N’avez-vous pas entendu crier ?

CASSIO. — Ici ! ici ! Au nom du ciel, secourez-moi !

IAGO. — Qu’y a-t-il ?

GRATIANO. — C’est l'enseigne d'Othello, si je ne me trompe.

LODOVICO. — Lui-même, vraiment ; un bien saillant garçon.

IAGO. — Qui êtes-vous, vous qui criez, ici d’une, manière si lamentable ?

CASSIO. — Iago ? Oli, je suis abîmé, assassiné par des scélérats ! donne-moi quelque secours.

IAGO. — Hélas ! lieutenant, quels, sont les scélérats qui ont fait cela ?

CASSIO. — Je pense que l’un, d’eux est là tout, proche, et dans un état qui ne lui permet pas de s’en aller.

IAGO. — Oh les traîtres scélérats ! (à Lodovico et à Gratiano) Qui êtes-vous, vous par ici ? venez, et portez-nous un peu d’aide.

RODERIGO. — Oh ! secourez-moi ici !

CASSIO. — C’est l’un d’eux.

IAGO. — Ô manant meurtrier ! ô scélérat ! (Il poignarde Roderigo.)

RODERIGO. — Ô damné Iago ! ô chien inhumain. !.

IAGO. — Tuer les gens dans les ténèbres ! — Où sont ces voleurs sanguinaires ? — Comme cette ville est silencieuse ! Holà ! au meurtre ! au meurtre ! — Qui pouvez-vous bien être, vous autres ? êtes-vous pour le bien ou pour le mal ?

LODOVICO. — Jugez-nous selon que nous agirons.

IAGO. — Le Signor Lodovico !

LODOVICO. — Lui-même, Messire.

IAGO. — Je vous demande pardon. Voici Cassio, qui a été blessé par des scélérats.

GRATIANO. — Cassio !

LAGO. — Comment cela va-t-il, frère ?

CASSIO. — Ma jambe est coupée en deux.

IAGO. — Vraiment, plaise au ciel que non ! — De la lumière, Messires. — Je m’en vais la bander avec ma chemise.

Entre BIANCA.

BIANCA. — Qu’y a-t-il, holà ! qui donc criait ?

IAGO. — Qui donc criait ?

BIANCA. — Ô mon cher Cassio ! mon doux Cassio ! ô Cassio, Cassio, Cassio !

IAGO. — Ô insigne catin ! — Cassio, soupçonnez-vous quels peuvent être ceux qui vous ont ainsi estropié ?

CASSIO. — Non.

GRATIANO. — Je suis désolé de vous trouver dans cet état : — j’étais sorti pour vous chercher.

IAGO. — Prêtez-moi une jarretière : — bon. — Oh ! un fauteuil pour l’emporter aisément d’ici !

BIANCA. — Hélas ! if s’évanouit ! Ô Cassio, Cassio, Cassio !

IAGO. — Gentilshommes, je soupçonne cette cochonnerie ici présente, d’être complice de cette infamie. — Patience, en attendant, mon bon Cassio. — Marchons, marchons ; prêtez-moi une lumière. — Connaissons-nous cette figure-ci, ou non ? Hélas ! mon ami et mon cher compatriote Roderigo ? Mais non : mais si, pour sûr : ô ciel ! Roderigo !

GRATIANO. — Comment ! celui de Venise ?.

IAGO. — Lui-même, Signor. Est-ce que vous le connaissiez ?

GRATIANO. — Si je le connaissais ! oui.

IAGO. — Le Signor Gratiano ? Je vous demande votre gracieux pardon ; ces accidents sanguinaires devront me servir d’excuse pour vous avoir négligé de la sorte.

GEATIANO. — Je suis heureux de vous voir.

IAGO. — Comment vous trouvez-vous, Cassio ? — Holà ! un fauteuil ! un fauteuil !

GRATIANO. — Roderigo !

IAGO. — Lui, Mi, lui-même ! — Oh ! le fauteuil ; voilà, qui est bien. (Un fauteuil est apporté.) Que quelque brave homme l’emporte d’ici avec soin ; je vais aller chercher, le chirurgien du général. (À Bianca.) Pour vous, donzelle, épargnez-vous vos peine. — Celui qui gît là assassiné, Cassio, était mon cher ami : quel dissentiment y avait-il entre vous ?

CASSIO. — Absolument aucun, et je ne connaissais pas l’homme.

IAGO, à Bianca. — Comment ! vous pâlissez. — Oh, tirez-le de l’air. (On emporte Cassio et Roderigo.) Attendez, vous, Méssires. — Êtes-vous pâle, donzelle ? — Voyez-vous comme son œil est égalé ? — Parbleu, si vous êtes.déjà saisie de terreur, nous allons en savoir davantage, tout à l’heure. — Contemplez-la bien ; je vous en prie, regardez-la ; remarquez-vous, Méssires ? parbleu, la culpabilité se révélera quand même parler serait passé d’usage.

Entre ÉMILIA.

ÉMILIA. — Hélas ! que se passe-t-il ? que se passet-il, mon mari ?

IAGO. — Cassio vient d’être ici assailli dans l’obscurité par Roderigo et des individus qui se sont enfuis ; il est presque tué, et Roderigo est mort.

ÉMILIA. — Hélas, le bon gentilhomme ! hélas, le bon Cassio !

IAGO. — Voilà les fruits du libertinage.— Je t’en prie, Émilia, va t’informer auprès de Cassio de l’endroit où il a soupe ce soir. (À Bianca.) Comment ! cela vous fait trembler ?

BIANCA, — Il a soupe chez moi ; mais je ne tremble pas pour cela.

IAGO. — Ah, il a soupe chez vous ? Je vous l’ordonne, venez avec moi.

ÉMILIA. — Fi, fi de toi, catin !

BIANCA. — Je ne suis pas une catin, mais une femme de vie aussi honnête que vous qui m’insultez ainsi.

ÉMILIA. — Que moi ? allons donc ! fi de toi !

IAGO. — Mes chers Méssires, allons faire panser lepauvre Cassio. — Venez, vous, donzelle, vous nous raconterez une autre histoire. — Emilia, cours à la citadelle, et raconte à Monseigneur et à Madame ce qui est arrivé. — Voulez-vous venir ? — (À part.)..Cette nuit-ci fait ma fortune, ou me ruine complètement. (Ils sortent.)

SCÈNE II. modifier

Une chambre à coucher dans le château.
DESDÉMONA est au lit endormie. Un flambeau brûle.
Entre OTHELLO.

OTHELLO. — Voilà la cause, voilà la cause, ô mon âme [1] ! Permettez que je ne la nomme pas devant vous, chastes étoiles ! voilà la cause. — Cependant je ne répandrai pas son sang ; je ne déchirerai pas cette peau plus blanche que la neige, polie comme l’albâtre d’un tombeau. Mais, elle doit mourir, sans cela elle trahirait d’autres hommes. Éteignons la lumière, et puis Éteindre la lumière ! Si je t’éteins, ministre de flamme, et que je m’en repente ensuite, je pourrai te rappeler à ta clarté première ; mais une fois ta lumière éteinte, à toi, le plus merveilleux ouvrage de l’habile nature, je ne sais où est le feu de Prométhée qui pourrait rallumer ton éclat. Lorsque j’aurai arraché ta rose, je ne pourrai lui rendre sa puissance vitale, elle devra nécessairement se flétrir : je veux la respirer sur son buisson. (Il l’embrasse.) Ô souffle embaumé qui persuade presque à la justice de briser son glaive ! — Un de plus, un encore : — sois ainsi quand tu seras morte, et je te tuerai, et ; je t’aimerai ensuite. — Un encore, et c’est le dernier : jamais baiser si doux ne fût aussi fatal. Je dois pleurer, mais ce sont des pleurs cruels : cette douleur est céleste, elle frappe là où elle aime. — Elle s’éveille.

DESDÉMONA. — Qui est là ? Othello ?

OTHELLO. — Oui, Desdémona.

DESDÉMONA — Voulez-vous venir au lit, mon Seigneur ?

OTHELLO. — Avez-vous prié ce soir, Desdémona ?

DESDÉMONA. — Oui, mon Seigneur.

OTHELLO. — Si vous vous souvenez de quelque crime qui vous laisse encore irréconciliée avec le ciel et la grâce divine, sollicitez-en, bien vite le pardon.

DESDÉMONA. — Hélas, mon Seigneur, que veulent dire ces paroles ?

OTHELLO. — Bon, demandez-en le pardon, et soyez brève ; je vais faire quelques pas en attendant : je ne voudrais pas tuer ton âme en état de péché ; non, — le ciel le défende ! — je ne voudrais pas tuer ton âme.

DESDÉMONA. — Est-ce que vous parlez de tuer ?

OTHELLO. — Oui, j’en parle.

DESDÉMONA. — Alors le ciel ait pitié de moi !

OTHELLO. — Amen, de tout mon cœur !

DESDÉMONA. — Quoique vous parliez, ainsi, j’espère que vous ne me tuerez pas.

OTHELLO. — Hum !

DESDÉMONA. — Et cependant je vous crains, car vous êtes fatal lorsque vos yeux roulent ainsi pourquoi je crains, je ne le sais pas, puisque je ne me connais pas de crime ; mais cependant je sens que je crains,

OTHELLO. — Pense à tes péchés.

DESDÉMONA. — Ce sont les tendresses que je vous porte.

OTHELLO. — Oui, et c’est pour cela que tu vas mourir.

DESDÉMONA. — C’est une mort bien peu naturelle que celle qui tue parce qu’on aime. Hélas ! pourquoi mâchonnez-vous ainsi votre lèvre inférieure ? Quelque passion sanguinaire ébranle tout votre être : ces mouvements en sont les signes ; mais cependant j’espère, j’espère que ce n’est point moi qu’ils menacent.

OTHELLO. — Paix, et tiens-toi tranquille !

DESDÉMONA. — C’est ce que je vais faire. Qu’y a-t-il ?

OTHELLO. — Ce mouchoir que j’aimais tant et que je t’avais donné, tu l’as donné à Cassio.

DESDÉMONA. — Non, sur ma vie et sur mon âme ! Envoyez chercher cet homme, et questionnez-le.

OTHELLO. — Chère âme, prends garde, prends garde au parjure ; tu es sur ton lit de mort.

DESDÉMONA. — Oui, mais, non pas pour mourir encore.

OTHELLO. — Si, immédiatement ; par conséquent confesse franchement ton crime ; car nier chaque détail avec serment, ne pourrait dissiper ni détruire la puissante conviction sous laquelle je gémis. Tu vas mourir.

DESDÉMONA. — Alors le Seigneur ait pitié de moi !

OTHELLO. — Je dis Amen.

DESDÉMONA. — Ayez pitié, vous aussi ; je ne vous ai jamais offensé de ma vie ; je n’ai jamais aimé Cassio que de ce sentiment banal que le ciel me donnait permission de lui accorder ; je ne lui ai jamais donné de cadeau.

OTHELLO. — Par le ciel, j’ai vu mon mouchoir dans ses mains ! Ô femme parjure ! tu changes mon cœur en pierre, et tu me fais appeler ce que je vais accomplir, un meurtre, alors que je le tenais pour un sacrifice : j’ai vu le mouchoir.

DESDÉMONA. — Il l’a trouvé alors ; je ne le lui ai jamais donné : — envoyez-le chercher ; qu’il confesse la vérité,

OTHELLO. — Il l’a confessée.

DESDÉMONA. — Quoi, Monseigneur ?

OTHELLO. — Qu’il s’est — servi de toi.

DESDÉMONA. — Comment ? criminellement !

OTHELLO. — Oui.

DESDÉMONA. — Il ne dira pas cela.

OTHELLO. — Non, sa bouche est fermée ; l’honnête Iago a reçu des ordres pour cela.

DESDÉMONA. — Oh ma crainte devine le sens de ces paroles ! — quoi ! est-il mort ?

OTHELLO. — Quand il aurait eu autant d’existences que de cheveux, mon appétit de vengeance les aurait dévorées toutes.

DESDÉMONA. — Hélas ! il est trahi, et je suis perdue !

OTHELLO. — A bas, catin ! est-ce que tu vas le pleurer à ma face ?

DESDÉMONA. — Oh ! bannissez-moi, mon Seigneur, mais ne me tuez pas !

OTHELLO. — A bas, catin !

DESDÉMONA. — Tuez-moi demain, laissez-moi vivre cette nuit !

OTHELLO. — Si vous résistez

DESDÉMONA. — Une demi-heure seulement !

OTHELLO. — Point de retard que ce ne soit fait.

DESDÉMONA. — Seulement le temps de dire une prière !

OTHELLO. — Il est trop tard. (Il l’étouffe.)

EMILIA, de l’extérieur Holà ! Monseigneur ! Monseigneur ! Eh holà ! Monseigneur !

OTHELLO. — Quel est ce bruit ? — Elle n’est pas morte ? pas tout à fait morte ? Je suis cruel, mais cependant compatissant ; je ne veux pas prolonger tes souffrances : — ainsi, ainsi.

ÉMILIA, de l’extérieur. — Holà ! Monseigneur ! Monseigneur !

OTHELLO. — Qui est là ?

ÉMILIA, de l’extérieur. — Ô mon bon Seigneur, je voudrais vous dire un mot !

OTHELLO. — Oui. — C’est Émilia. — Tout de suite. — Elle est morte. — Il est probable qu’elle vient me parler de la mort de Cassio ; le tapage a été grand. — Ah ! plus de mouvement ? immobile comme la tombe. — La laisserai-je entrer ? cela serait-il bon ? — Je crois qu’elle remue encore : — non. — Qu’est-ce qu’il vaut mieux faire ? Si elle entre, assurément elle voudra parler à ma femme. Ma femme ! ma femme ! quelle femme ? je n’ai pas de femme ! Ô pensée insupportable ! Ô heure écrasante ! il me semble qu’il devrait y avoir en ce moment une énorme éclipse de soleil et de lune, et que le globe effrayé devrait s’entr’ouvrir devant ce désordre.

ÉMILIA, de l’extérieur. — Ô mon bon Seigneur, je vous en conjure, permettez-moi de vous parler.

OTHELLO, — Je t’avais oubliée : oh, entre Émilia. — Doucement. — Tout de suite. — Tirons les rideaux. — Où es-tu ? (Il ouvre la porte.)

Entre ÉMILIA.

OTHELLO. — Eh bien, qu’est-ce que tu demandes à cette heure ?

ÉMILIA. — Ô mon bon Seigneur, un meurtre infâme vient d’être commis là-bas !

OTHELLO. — Comment ! tout à l’heure ?

ÉMILIA. — À l’instant même, Monseigneur !

OTHELLO. — C’est l’effet des erreurs de la lune ; elle s’approche déterre plus que de coutume, et elle rend les gens fous.

ÉMILIA. — Cassio, Monseigneur, a tué un jeune Vénitien nommé Roderigo.

OTHELLO. — Roderigo est tué ! et Cassio est tué !

EMILIA. — Non, Cassio n’est pas tué.

OTHELLO. — Cassio n’est pas tué. ! alors le meurtre chante faux, et la mélodieuse vengeance devient discordante.

DESDÉMONA. — Oh ! par erreur, par erreur, mise à mort !

ÉMILIA. — Hélas ! quel est ce cri ?

OTHELLO. — Ce cri ! lequel ?

EMILIA. — Hélas ! mais c’était la voix de Madame. — Au secours ! au secours ! holà ! au secours ! — ô Madame, parlez encore ! douce Desdémona ! ô ma douce maîtresse, parlez !

DESDÉSIONA. — Je meurs innocente.

EMILIA. — Oh. ! qui a commis ce crime ?

DESDÉMONA. — Personne ; moi-même. Adieu : rappelle-moi à mon cher Seigneur : oh, adieu ! (Elle meurt.)

OTHELLO. — Mais comment pourrait-elle avoir été mise à mort ?

ÉMILIA. — Hélas ! qui sait ?

OTHELLO. — Vous lui avez entendu dire à elle-même que ce n’était pas moi.

ÉMILIA. — C’est ce qu’elle a dit : je dois nécessairement rapporter la vérité.

OTHELLO. — Elle est allée dans l’enfer brûlant, comme une menteuse qu’elle était ! c’est moi qui l’ai, tuée.

ÉMILIA. — Oh ! elle n’en est que davantage un ange, et vous, vous n’en êtes qu’un diable plus noir !

OTHELLO. — Elle avait mal tourné, c’était une putain.

ÉMILIA. — Tu la calomnies, et tu es un diable.

OTHELLO. — Elle était fausse comme l’eau.

ÉMILIA. — Et toi tu es téméraire comme le feu, en disant qu’elle était fausse ; oh, ! elle était célestement loyale !

OTHELLO. — Cassio l’avait couverte ; demande à ton mari si cela n’est pas. Oh, je serais damné au-dessous du fin fond de l’enfer, si j’en étais venu à cette extrémité sans de justes causes ! Ton mari savait tout.

EMILIA. — Mon mari !

OTHELLO. — Ton mari.

ÉMILIA. — Il savait qu’elle était fausse à son lit nuptial ?

OTHELLO. — Oui, avec Cassio. Certes, si elle avait été loyale, quand même le ciel «eût formé pour moi un autre univers composé d’une seule et parfaite chrysolithe [2], je ne l’aurais pas échangée contre lui.

EMILIA. — Mon mari !

OTHELLO. — Oui, c’est lui qui me l’a appris le premier ; c’est un honnête homme, et il déteste la boue qui s’attache aux actes mauvais.

ÉMILIA. — Mon mari !

OTHELLO. — Que signifient ces répétitions, femme ? j’ai dit ton mari.

ÉMILIA. — Ô maîtresse, la scélératesse a joué faux jeu avec l’amour ! — Mon mari a dit qu’elle était déloyale ?

OTHELLO. — Lui-même, femme : je dis ton mari : comprends-tu le mot ? mon ami, ton mari, l’honnête, l’honnête Iago.

ÉMILIA. — S’il a dit cela, puisse son âme pernicieuse se pourrir d’un atome par jour ! il ment du plus profond de son cœur : elle n’était que trop folle de son affreux choix.

OTHELLO. — Ah !

ÉMILLA. — Fais tout ce que tu voudras de pire ; cette action est aussi peu digne d’obtenir le ciel que tu étais peu digne de la posséder.

OTHELLO. — Taisez-vous ! vous ferez bien.

ÉMILIA. — Tu n’as pas de moitié autant de puissance pour me faire du mal que j’en ai pour le supporter. Ô dupe ! ô imbécile ! ignorant comme la boue ! tu as commis un acte.... Je ne m’inquiète pas de ton épée ; je te ferai connaître, quand bien même je devrais perdre vingt existences ! Au secours ! au secours ! holà ! au secours ! Le Maure a tué ma maîtresse ! Au meurtre ! au meurtre !

Entrent MONTANO, GRATIANO et IAGO.

MONTANO. — Que se passe-t-il ? qu’y a-t-il, général ?

ÉMILIA. — Oh, vous êtes venu, Iago ? vous avez dûbien vous conduire pour que les gens vous mettent leurs crimes sur le dos.

GEATIANO. — Que se passe-t-il ?

ÉMILIA. — Démens ce scélérat, si tu es un homme : il dit que tu lui as raconté que sa femme était déloyale : je sais que tu ne l’as pas fait, ta n’es pas un tel scélérat : parle, car mon cœur est plein.

IAGO. — Je lui ai dit ce que je pensais, et je ne lui en ai pas dit plus qu’il n’a pu en reconnaître et en vérifier par lui-même.

ÉMILIA. — Mais lui avez-vous jamais dit qu’elle était déloyale ?

IAGO. — Je le lui ai dit.

ÉMILIA. — Vous lui avez dit un mensonge, un odieux, un damné mensonge ; sur mon âme, un mensonge, un criminel mensonge ! — Elle, déloyale avec Cassio ! — avez-vous dit avec Cassio ?

IAGO. — Avec Cassio, commère. Allons, faites taire votre langue.

ÉMILIA. — Je ne ferai pas taire ma langue, je suis obligée de parler : ma maîtresse est là, assassinée dans son lit....

Tous. — Oh ! les cieux le défendent ?

ÉMILIA. — Et ce sont vos rapports qui ont fait commettre ce meurtre.

OTHELLO. — Ne soyez pas stupéfaits, Méssires ; c’est la pure vérité.

GRATIANO. — C’est une étrange vérité !

MONTANO. — Ô l’acte monstrueux !

ÉMILIA. — Scélératesse ! scélératesse ! scélératesse ! je m’en doute, je la soupçonne, je la flaire ; — ô scélératesse ! je m’en étais douté déjà : — je me tuerai de chagrin : — ô scélératesse ! scélératesse !

IAGO. — Ah çà, est-ce que vous êtes folle ? Je vous l’ordonne, retournez au logis.

ÉMILIA. — Mes bons gentilshommes, donnez-moi permission de parler ; il est convenable que je lui obéisse, mais non pas maintenant. Peut-être, Iago, ne retournerai-je jamais plus au logis.

OTHELLO. — Ôh ! oh ! oh ! (Il tombe sur le lit.)

ÉMILIA. — Oh oui, roule-toi et rugis ; car tu as tué la plus douce innocente qui ait jamais levé ses yeux au ciel.

OTHELLO, se relevant. — Oh, elle était infâme ! — Je vous avais à peine reconnu, oncle. Ici gît votre nièce, dont les mains que voilà viennent à l’instant d’arrêter le souffle : je sais que cet acte paraît horrible et cruel.

GRATIANO. — Pauvre Desdémona ! je suis heureux que ton père ne soit plus ; ton mariage fut pour lui un coup mortel, et ce fut le chagrin seul qui déchira en deux la vieille toile de sa vie : s’il vivait à cette heure, ce spectacle le pousserait à quelque acte désespéré, lui ferait chasser son bon ange de ses côtés à force de malédictions, et le ferait tomber sous la réprobation du ciel.

OTHELLO. — C’est lamentable ; mais cependant Iago sait qu’elle a commis mille fois avec Cassio l’acte de honte ; Cassio l’a confessé : et elle a récompensé ses travaux amoureux de ce témoignage et de ce gage d’amour que je lui donnai dans les premiers jours ; je l’ai vu dans sa main : c’était un mouchoir, un ancien présent que mon père avait fait à ma mère.

ÉMILLA. — Ô Dieu ! ô Dieu du ciel !

IAGO. — Morbleu, tenez-vous en paix !

ÉMELIA, — Cela sera révélé ! cela sera révélé ! Me tenir en paix, Messire ? non, non, je parlerai aussi librement que le vent du nord ! Le ciel, les hommes, les diables, tous, tous, tous, peuvent crier honte contre moi, mais je parlerai !

IAGO. — Soyez sage, et retournez-vous-en au logis.

ÉMILIA. — Je ne veux pas. (Iago se précipite sur Émilia pour la poignarder.)

GEATIANO. — Fi ! votre épée levée sur une femme !

ÉMILIA. — Ô stupide Maure ! ce mouchoir dont tu parles, je l’avais trouvé par hasard, et je l’avais donné à mon mari ; car souvent, avec une insistance solennelle, qu’une telle bagatelle ne méritait certes pas, il m’avait supplié de le voler.

IAGO. — Infâme putain !

ÉMILIA. — Elle l’avait donné à Cassio ! non, hélas, je l’avais trouvé, et je le donnai à mon mari.

IAGO. — Tu mens, ordure !

ÉMILIA. — Par le ciel, je ne mens pas, gentilshommes ! — Ô imbécile meurtrier ! qu’est-ce qu’un tel sot avait à faire d’une si bonne femme ? (Iago poignarde Émilia et s’enfuit.)

OTHELLO. — N’y a-t-il pas au ciel d’autres pierres que celles qui servent au tonnerre ? — Incrojable scélérat !

GRATIANO, — Cette femme tombé ! à coup sûr il a tué sa femme !

ÉMILLIA. — Oui, oui : oh ! placez-moi à côté de rua maîtresse !

GRATIANO. — Il s’est enfui, mais sa femme est tuée.

MONTANO. — C’est un scélérat notoire. Prenez cette

arme que je viens d’enlever au Maure ; allez garder la porte an dehors ; ne le laissez pas passer, mais tuez-le plutôt. Je vais courir après ce scélérat, car c’est un esclave damné. (Sortent Montano et Gratiano.)

OTHELLO. — Je ne suis pas vaillant non plus, car le premier chétif bambin venu peut m’enlever mon épée. Mais pourquoi Phorineur survivrait-il à l’honèteté ? qu’ils s’en aillent de compagnie.

Éliras. — Que présageait ta chanson, Dame ? Écoute ! peux-tu m !’entendre ? je vais faire le cygne et mourir en musique. (Elle chante.) Saule, saule, saule, — Maure, elle était chaste ; elle t’aimait, cruel Maure ; puisse mon âme posséder la félicité suprême comme je dis la vérité, et en parlant comme je pense, je meurs, — je meurs ! (Elle meurt.)

OTHELLO. — J’ai une autre arme dans cette chambre : c’est une épée d’Espagne, trempée à glace : ah la voici. Oncle, il faut que je sorte.

GRATIANO, du dehors. — Si tu l’essayes, il t’en coûtera cher : tu n’as pas d’armes, et tu pourrais bien en pâtir.

OTHELLO. — Alors, rentre et viens me parler, ou désarmé comme je suis, je vais me précipiter sur toi

Rentre GRATIANO.

GRATIANO. — Qu’y a-t-il ?

OTHELLO. — Regardez ! j’ai une arme ; une meilleure ne fut jamais suspendue à la cuisse d’un soldat : j’ai vu le temps où avec ce petit bras et cette bonne épée, je me frayais un chemin à travers plus d’obstacles que vous ne pouvez m’en opposer vingt fois : — mais, ô vanterie inutile ! qui peut s’opposer à sa destinée ? il n’en est plus ainsi maintenant. — Ne craignez pas, bien que vous me voyiez armé ; voici la fin de mon voyage, ma dernière étape, le dernier relâche de ma dernière voile. Est-ce que vous reculez d’effroi ? Crainte inutile : dirigez seulement un jonc contre la poitrine d’Othello, et il se retirera : — où donc Othello pourrait-il aller ? — Voyons quel aspect tu présentes à cette heure ? Ô femme née sous une mauvaise étoile ! Pâle comme ta chemise ! lorsque nous nous rencontrerons au tribunal de Dieu, ton aspect présent suffira pour précipiter mon âme du ciel, et les démons s’en saisiront ! — Froide, froide, mon enfant ! froide comme ta chasteté même. — Oh, le manant maudit, maudit ! — Démons, chassez-moi à coups de fouet hors de la vue de cette lumière céleste ! roulez-moi dans des vents sans repos ! faites-moi cuire dans le soufre ! plongez-moi dans des gouffres profonds de feu liquide ! O Desdémona ! morte, Desdémona ! morte !. oh ! oh !

Entrent LODOVICO, MONTANO, CASSIO, porté dans un fauteuil, et DES OFFICIEES avec IAGO prisonnier.

LODOVICO. — Où est ce forcené et trop malheureux homme ?

OTHELLO. — Celui qui fut Othello ; — me voici.

LODOVICO. — Où est cette vipère ? faites avancer le scélérat.

OTHELLO. — Je regarde ses pieds, mais c’est une fable (a). — Si tu es un démon, je ne puis te tuer. (Il blesse lago.)

LODOVICO. — Enlevez-lui son arme.

IAGO. — Je saigne, Seigneur, mais je ne suis pas tué.

OTHELLO. — Je n’en suis pas fâché non plus : je voudrais que tu vécusses, car à mon avis, mourir est un bonheur.

LODOVICO. — Ô Othello, toi autrefois si vertueux, et qui es tombé dans les piéges d’un manant damné, comment t’appellera-t-on ?

OTHELLO. — Parbleu, comme on voudra : un meurtrier honorable, si vous voulez ; car je n’ai rien fait par haine, mais tout par honneur.

LODOVICO. — Ce misérable a confessé en partie sa scé-

(a) Othello fait allusion à la superstition populaire qui attribuait au diable un pied fourchu par lequel on pouvait aisément le reconnaître. lératesse : aviez-vous, vous et lui, comploté la mort de Cassio ?

OTHELLO. — Oui.

CASSIO. — Cher général, je ne vous en avais jamais donné sujet.

OTHELLO. — Je le crois, et je vous demande pardon. Voulez-vous, je vous en prie, demander à ce demi-diable, pourquoi il a ensorcelé ainsi mon âme et mon corps ?

IAGO. — Ne me demandez rien : vous savez ce que vous savez : à partir de ce moment je ne prononcerai pire, un mot.

LODOVICO. — Comment ! pas même pour prier ?

GRATIANO. — Les tourments ouvriront vos lèvres.

OTHELLO. — Bon, tu fais fort bien.

LODOVICO. — Seigneur, vous devez apprendre ce qui s’est passé, et ce que vous ignorez encore, je crois. Voici une lettre trouvée dans la poche de Roderigo qui a été tué, et en voici une autre : l’une d’elles révèle que la mort de Cassio devait être exécutée par Roderigo,

OTHELLO. — Ô scélérat !

CASSIO. — Oh ! l’acte abominable et digne d’un païen !

LODOVICO. — Maintenant voici une autre lettre pleine de reproches, également trouvée dans sa poche : Roderigo paraît avoir eu l’intention de l’envoyer à ce damné scélérat ; mais Iago dans l’intervalle vint, semble-t-il, et réussit à l’apaiser.

OTHELLO. — Ô pernicieux, misérable ! Comment ce mouchoir qui appartenait à ma femme, se trouvait-il entre vos mains, Cassio ?

CASSIO. — Je l’avais trouvé dans ma chambre, et il a confessé lui-même, il n’y a qu’un instant, qu’il l’y avait déposé pour un projet spécial qui répondait à son désir.

OTHELLO. — Ô fou ! fou ! fou !

CASSIO. — On voit, en outre, dans la lettre de Roderigo par les reproches qu’il lui adresse, que c’était Iago qui l’avait poussé à m’insulter à la garde ; de là s’ensuivit ma disgrâce : et il n’y a qu’un instant, après avoir longtemps paru mort, il a parlé ; c’était Iago qui l’avait lancé, Iago qui l’a poignardé.

LODOVICO. — Il vous faut quitter cette chambre, et venir avec nous ; votre pouvoir et votre commandement vous sont enlevés, et Cassio gouverne dans Chypre. Quant à ce manant, s’il existe quelque cruauté raffinée qui puisse le faire souffrir beaucoup et longtemps, il n’y échappera pas. Vous resterez étroitement prisonnier, jusqu’à ce que la-nature de votre faute soit connue de l’état de Venise. — Allons, emmenez-le.

OTHELLO. — Doucement ! un mot ou deux avant que vous partiez. J’ai rendu à l’état quelques services, et ils le savent ; assez là-dessus. — Je vous en prie, lorsque dans vos lettres, vous raconterez ces malheureux événements, parlez, de moi tel que je suis ; n’atténuez rien, mais n’ajoutez rien par malice : si vous agissez ainsi, alors vous tracerez le portrait d’un homme qui n’aima pas avec sagesse, mais qui n’aima que trop bien ; d’un homme qui ne fut pas aisément jaloux, mais qui une fois inquiet se laissa emporter, jusqu’aux dernières extrémités ; d’un homme dont la main, comme celle du vil Indien, rejeta une perle plus précieuse que toute sa tribu ; d’un homme dont les yeux vaincus, bien que peu habitués à la mode des pleurs ; versèrent des larmes avec autant d’abondance que les arbres d’Arabie leur gomme médicinale. Peignezmoi ainsi, et ajoutez qu’une fois dans Alep, où un malicieux Ture en turban battait un Vénitien et insultait l’état, je saisis à la gorge le chien circoncis, et je le frappai.... ainsi. (Il se poignarde.)

LODOVICO. — Ô dénoûment sanglant !

GRATIANO. — Toutes les mesures dont nous parlions sont mises à néant.

OTHELLO. — Je t’embrassai avant de mourir ; en me tuant, je n’ai que ce moyen de mourir sur un baiser. (Il tombe sur Desdémona et meurt.)

CASSIO. — Je redoutais cela, mais je croyais qu’il n’avait pas d’armes ; car il avait un grand cœur.

LODOVICO, à Iago. — Ô chien de Sparte plus cruel que la souffrance, la faim ou la mer ! Regarde le tragique fardeau qui pèse sur ce lit ; c’est ton œuvre. — Ce spectacle empoisonne la vue ; voilez-le. — Gratiano, gardez la maison, et saisissez la fortune du Maure, Car vous en héritez. — À vous, Seigneur, gouverneur, revient le jugement de cet infernal scélérat : fixez le temps, le lieu, la torture ; — oh, appliquez-la à outrance ! Je vais moi-même m’embarquer sur-le-champ, et porter à l’état avec un cœur douloureux le récit de cet événement douloureux. (Ils sortent.)


COMMENTAIRE. modifier

ACTE I. modifier

1. Il n’est pas certain que par cette expression, un florentin Iago veuille dire que Cassio était natif de Florence. Il est très-possible que ce mot soit employé comme terme d’argot de caserne pour désigner un officier savant dans les mathématiques, les théories militaires, etc. L’art de tenir les livres, s’appelait autrefois la tenue des livres à l’italienne, et venait de cette Florence, si célèbre au moyen âge par ses banquiers et ses marchands. Iago par cette expression voudrait donc tout simplement appeler Cassio, un calculateur, un homme de chiffres et de théorie. (Remarque judicieuse de M. STAUNTON.)

2. Fellow almost damned in a fair wife ; on a soupçonné quelque erreur dans ce vers, et on a douté que wife (femme, épouse) fût le mot propre. Cassio n’est pas marié en effet. Tyrwhitt substitua ingénieusement à ce mot celui de life, vie. Avec cette correction, ce vers présenterait le sens très-acceptable que voici : un garçon presque damné par sa vie heureuse. Il est vrai que Tyrwhitt donne un autre sens à cette expression ; il y voit une allusion aux paroles de l’Écriture sur les dangers qui attendent les hommes dont tout le monde parle bien. D’autres ont supposé qu’Iago faisait allusion aux bruits de mariage qui auraient couru sur le compte de Cassio et de la courtisane Bianca ; mais rien ne prouve que Cassio connut Bianca avant d’aller à Chypre ; M. Staunton propose ingénieusement de lire a fair-wife, la foire aux femmes, ce qui voudrait dire que Cassio est presque damné par le commerce trop assidu qu’il entretient avec les femmes, sens qui est celui que nous adoptons. Il est probable que wife est pris ici comme synonyme de woman.

3. Ma maison n’est pas une grange, c’est-à-dire ma maison n’est pas un édifice en plein champ, tes granges sont souvent encore aujourd’hui dans nos vieilles provinces séparées des autres bâtiments et isolées, et une note de M. Staunton nous apprend que dans le Lincolnshire, toute habitation isolée, quelle qu’elle soit, s’appelle une grange.

4. Qu’est-ce que ce Sagittaire ? est-ce une auberge à l’enseigne du Sagittaire ? est-ce une maison particulière portant ce nom, selon l’ancienne, coutume ? Un commentateur contemporain, M. Charles Knight, prétend, non sans vraisemblance, que c’était la partie de l’arsenal de Venise où les officiers de l’armée et de la marine résidaient. « La figure d’un archer avec son arc au-dessus de la porte indique encore ce corps de logis. » Si telle est la vérité, voici un nouvel exemple bien frappant de la minutieuse information de Shakespeare.

5. Shakespeare avait probablement lu « La société et le gouvernement de Venise ; traduit par Lewkenor, 1589, » dans lequel livre se trouve-le passage suivant : «Pour la plus grande expédition de ces sortes de jugements, ils sont confiés aux chefs des officiers de nuit et retirés aux avogadors. Ces officiers de nuit sont au nombre de six, et six également sont les officiers en sous-ordre qui ont devoir de punir les vagabonds et les délits insignifiants seulement. » MALONE.

6.

..... and my demerits
May speak unbonneted to as proud a fortune,
As this that I have reached.

Il y a dans ce passage quelque obscurité. Que signifie exactement ici le mot unbonneted qui se rencontre déjà dans Coriolan ? Selon toute apparence, il signifie sans dignités, et dans ce cas Othello voudrait dire, mes mérites même non récompensés pourraient parler, se tenir droits, là tête haute, même devant quelqu’un qui aurait atteint la même fortune que moi. C’est à peu près l’explication que donne de ce passage M. Fuseli en faisant observer que le bonnet était à Venise la marque des honneurs patriciens. Pour nous, nous croyons, sans vouloir l’affirmer, que unbonneted signifié « sans avoir la tête, nue, sans garder le bonnet à la main. »

7. Caraque, vaisseau d’un gros calibre comme le galion espagnol.

8. Tous ces détails sont de la plus extrême exactitude et se rapportent a la conquête de Chypre par Sélim II, de terrible mémoire. Ce fut en effet à Rhodes que la flotte de Sélim rejoignit une secondé flotte précédemment embarquée. La flotte entière à ce moment-là se composait d’environ deux cents galères.

9. « C’est ainsi que donnent à la fois ce nom propre, et l’édition infolio, et l’édition in-quarto. Capell changea ce nom en celui de Marcus Lucehese (Marc le Lucquois), observant que cette terminaison os était inconnue en Italie. Mais de qui s’informe le Doge ? Probablement d’un soldat grec de Chypre, d’un Estradiote, d’un homme qui pouvait lui fournir des renseignements tirés de sa connaissance des lieux. Est-il nécessaire qu’un Grec porte un nom italien ? » Cette remarque excellente est due à M, Charles Knight. Encore et toujours la minutieuse couleur locale de Shakespeare, Les Grecs abondaient dans l’administration vénitienne, surtout dans celle des colonies,

10. Voici au sujet de ces officiers étrangers au service de Venise un passage extrait de la traduction faite par Lewkenor du livre de Gaspard Contarini. Ce Contarini, par parenthèse, est le cardinal Gaspard Contarini du concile de Trente, un des hommes les plus pieux et les plus savants de l’Italie du seizième siècle. — « Pour exclure de l’état vénitien le danger ou l’occasion des entreprises ambitieuses, nos ancêtres avaient considéré que la meilleure conduite a tenir était de faire défendre leur domination sur le continent plutôt par des soldats mercenaires étrangers que par des nationaux. Les charges et dépenses annuelles sont très-grandes, car ils entretiennent, à de forts émoluments- un capitaine général qui est toujours étranger. » [Extrait par MALONE.)

11. Donner des potions amoureuses était un crime an premier chef selon la loi vénitienne.

12. Probablement dans ce passage, Shakespeare s’est souvenu des merveilleuses descriptions que Walter Raleigh dans sa Découverte de la Guyane, 1598, fait des Amazones, des Cannibales, et de ce peuple qui portait la tête au-dessous des épaules. Dans les Voyages d’Hackluyt, 1598, on trouve ce passage : « Sur ce territoire appelé Caora, vit un peuple dont la tête n’est pas apparente au-dessus des épaules : on dit qu’ils ont les yeux aux épaules et la tête au milieu de la poitrine. » fine galement entionné es erveilles ans on istoire naturelle, et il arle ormellement d’une euplade cythe ui osséderait les singulier attribut i-dessus rapportés.

13. My thrice driven bed of down, mon lit de duvet trois fois trié. C’étaient des lits de plumes triées avec une sorte de van pour séparer la fine fleur de la plume de la plus pesante. (JOHNSON.)

14. Une poulette de Guinée, dit le texte, c’est-à-dire une poule qui coûte une guinée, expression d’argot pour désigner Une femme qui se vend.

15. As luscious as locasts, dit le texte, aussi délicieux que sauterelles. Quelques-uns ont cru, non sans vraisemblance, que Iago faisait allusion à’la coutume qu’ont les Orientaux de manger les sauterelles. Othello étant un homme des races d’Orient, il lui semble t’ont simple de penser que les sauterelles sont pour lui un friand régal, et de choisir en parlant de lui cette coutume pour, ternie de comparaison. Steevens pense que. Iago veut parler du fruit de l’arbre, à sauterelles, sorte de gousse noire et longue contenant des graines qui baignent dans un suc délicieux, ayant le goût de. miel.—La coloquinte est, on le sait, une espèce de concombre d’une carapace bizarre, couverte de verrues et de bosses, Les enfants de nos provinces creusent la coloquinte, en retirent la chair qui est extrêmement amère, -et-se font de petites gourdes ou -de-petites boîtes avec la carapace. Celai qui écrit ces lignes a possédé tout un mobilier de ces bibelots.

ACTE II. modifier

1. À Véronesse, Michael Cassio.. Qu’est-ce que ce. Véronais ? Est-ce le vaisseau, qui porte ce nom ? Est-ce. Michel Cassio qui. est désigné comme étant.de Vérone ? Cette dernière supposition nous semble la plus probable, d’autant plus que, nous avons vu à l’acte, précédent, que la qualification de Florentin donnée à Cassio par Iago, pouvait fort bien ne pas désigner sa nationalité.

2. Ce juron de Cassio, ô grand Jupiter, a paru à Malone, qui était pourtant érudit, une absurdité dont Shakespeare ne devait pas être tenu pour responsable. Cela prouve seulement que Malone n’était pas versé dans la connaissance de l’Italie. Non-seulement les Italiens jurent encore aujourd’hui par les anciens Dieux, ruais le nom de Dieu, et même celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ, est Giove, Jupiter, dans la langue poétique. Malone n’avait donc jamais ouvert Pulci, parexemple : ce vers du Morgante maggiore n’aurait pas manqué de le frapper :

O Summo Giove per roi crocifisso.

O tout-puissant Jupiter pour nous crucifié.

S. Le drap de frise était un drap à. très-longs poils, en sorte que lorsqu’il était collé sur une surface gluante3 on ne pouvait l’enlever qu’en laissant les poils en proie à la glu.

4. Un vieil auteur anglais, Puttenham. Art de la poésie anglaise, s’exprime en termes presque identiques à ceux d’Iago : ce Nous limitons à quatre points les agréments d’une femme : nous voulons qu’elle soit habile dans sa cuisine, sainte à l’église, ange à table, singe au lit. »

5. Les commentateurs qui souvent remarquent trop de choses, ont fait observer que cette expression, ô ma belle guerrière, était devenue à la mode dans la poésie lyrique anglaise de l’époque par suite de l’imitation des sonnets français ; Ronsard l’emploie fréquemment, etc. N’en déplaise aux commentateurs, le souvenir de Ronsard et de ses émules n’a

que faire ici. Quand Ronsard appelle sa maîtresse, sa guerrière, il fait simplement allusion aux combats amoureux : ici le salut d’Othello a une tout autre signification, et il appelle Desdémona sa belle guerrière, parce qu’elle a vaillamment voulu le suivre à l’année, tandis qu’elle pouvait pacifiquement rester à Venise.

6. Nous avons dit dans une note aux Joyeuses commères de Windsor que les Anglais avaient alors la réputation des plus solides buveurs de l’Europe, et que les gens sages de la nation en gémissaient, prétendant (fait très-curieux) que cette déplorable habitude avait été introduite parmi les Anglais par leur long séjour dans les Pays-Bas.

7. Ce couplet fait partie d’une vieille ballade qui se trouve dans les Reliques de Percy. La ballade est fort longue, mais elle est amusante et curieuse ; la voici. C’est un dialogue rustique entre un paysan et sa trop économe ménagère.

PRENDS TON VIEUX MARTEAU SUR TOI.

Ce temps d’hiver est devenu bien froid, Le givre blanchit toutes les collines, Et Borée souffle si rudement ses tempêtes, Que tout notre bétail risque d’être détruit. Bell, ma femme, qui n’aime pas les querelles,

Me dît tout tranquillement :

Lève-toi, et va sauver la vache Crumbocke,

Mon homme, mets ton vieux manteau sur, toi

Lui.

O Bell, pourquoi te moquer et railler,

Tu sais que mon manteau est fort mince ;

Il est si usé et si râpé,

Qu’un insecte ne trouve pas à s’y loger ;

Je ne veux plus ni emprunter ni prêter,

Mais je veux avoir un nouveau costume,

Demain j’irai à la ville, et j’y dépenserai ;

Car je veux avoir un nouveau manteau sur moi.

ELLE.

La vache Crumbocke est une bonne vache,

Elle a toujours rendu quantité de lait,

Elle nous a fourni beurre et fromage, j’en réponds.

Et ne nous laissera pas manquer d’autre chose.

Je serais bien fâchée qu’elle prît mal,

Bon mari, veuille m’en croire,

Ce n’est pas à nous à aller si beaux.

Homme, mets ton vieux manteau sur toi.

Lui.

Mon manteau fut un beau manteau,

Il a fait fidèle service à son propriétaire ;

Mais maintenant il ne vaut pas un sou,

Voilà quarante-quatre ans que je le porte.

Il fut autrefois d’un drap d’un beau grain.

Mais aujourd’hui, c’est un tamis comme vous pouvez voir

Il laisse passer et vent et pluie ;

Je veux avoir un manteau neuf sur moi

ELLE.

Il y a quarante-quatre ans,

Que nous nous sommes connus tous deux

Et nous avons eu entre nous deux,

Quelques neuf ou dix enfants.

Nous les avons menés à l’âge d’homme et de femme ;

J’espère qu’ils vivent dans la crainte de Dieu,

Et pourquoi donc ne veux-tu plus te connaître ?

Homme, mets ton vieux manteau sur toi.

Lui.

O Bell, ma femme, pourquoi te moques-tu ? Maintenant est maintenant, alors était alors ; Cherche aujourd’hui à travers le monde entier.

Tu ne reconnaîtrais pas les paysans des gentilshommes.

Ils sont habillés en noir, en vert, en jaune, en gris,

Si fort au-dessus de leur condition ;

Une fois dans ma vie je veux faire comme eux,

Car je veux avoir un manteau neuf sur moi.

ELLE.

Le roi Étienne était un digne pair,

Ses culottes ne lui coûtaient qu’une couronne ;

II les trouvait encore six pence trop cher,

Aussi appelait-il le tailleur un drôle.

C’était un individu de haut renom,

Et toi tu n’es que de basse condition ;

C’est l’orgueil qui ruine le pays,

Homme, mets ton vieux manteau sur toi.

Lui.

Bell, ma femme, n’aime pas à quereller,

Pourtant elle me mènera si elle peut ;

Et souvent pour avoir la paix,

Je suis forcé de céder tout bonhomme que je suis.

Un homme ne doit pas chicaner avec une femme,

Sans avoir le premier renoncé au procès ;

Je finirai donc comme nous avons commencé,

Et je mettrai mon vieux manteau sur moi.

ACTE III. modifier

4. Les Napolitains sont renommés pour leur accent nasillard, et Shylock, dans le Marchand de Venise, nous a déjà dit que la cornemuse chantait du nez.

2. Jeux de mots intraduisibles analogues à ceux de Lance et de Speed dans les Deux gentilshommes de Vérone sur la ressemblance de prononciation des mots tail, queue, et tale, histoire.

3. Iago est-il de Venise, est-il de Florence ? Les paroles de Cassio semblent bien dire qu’il est de Florence ; mais d’autre part comme il parle de Roderigo comme de son compatriote, il ne tient qu’à nous de le prendre pour Vénitien. Cependant si l’on en croyait la physionomie de son nom, Iago, il serait plutôt un soldat d’aventure, sorte de métis bariolé d’Italien du sud et d’Espagnol napolitain.

4. M. Halliwell, dans sa Vie de Shakespeare, cite les lignes suivantes d’un manuscrit intitulé La nouvelle métamorphose, ou une fête de l’imagination, ou légendes poétiques écrites par M. Gent, 1 600, qui se rencontrent d’une manière frappante avec les paroles d’Iago, et expriment cette même vérité trop peu comprise encore par nos lois, que le calomniateur est un voleur autrement coupable que le larron. « Le voleur de grand chemin qui vole quelqu’un de sa bourse n’est pas aussi coupable ; ceux-ci le sont dix fois davantage ! car ils volent les gens de leur précieux renom, et en échange leur laissent la flétrissure et la honte, » Les Anglais, gens pratiques, et qui ne se payent pas de turlupinades, ont depuis : par leurs lois et leurs moeurs, pris leurs précautions contre ce genre de vol subtil.

5. On attachait les faucons avec des lanières de cuir qui les prenaient à la patte et permettaient de les porter sur le poing.

6. Nous avons vu dans Antoine et Cléopâtre qu’on employait la mandragore à l’instar du pavot pour les potions soporifiques.

7. Les pionniers étaient alors pris parmi les mauvais soldats ou les soldats qui avaient encouru une punition. C’étaient des sortes de compagnies de discipline où l’on fourrait par exemple tous ceux qui égaraient ou laissaient voler leurs armes.

8. Le fifre a de temps immémorial précédé les troupes avec le tambour, et mêlé son piaulement au tintamarre de son compagnon. Toutefois, M. Staunton nous apprend ce fait curieux, qu’après Shakespeare, il tomba en désuétude. C’est très-probablement aux sombres puritains qu’on doit attribuer l’abolition de cet instrument qu’ils trouvèrent sans doute trop gaillard et trop profane. Il ressuscita en 1 747, sous le duc de Cumberland, devant Maestricht. C’est sans doute à l’imitation des armées allemandes où cet instrument abonde plus encore que dans les autres armées, que fut due cette résurrection.

9. Passage emprunté probablement par Shakespeare à la traduction de l’Histoire naturelle de Pline par Holland : « Et la mer du Pont coule et se précipite sans cesse dans la Propontide, mais elle ne reflue jamais dans le Pont. »

10. Pitoyables jeux de mots roulant sur la ressemblance identique des verbes to lie, mentir, et to lie se coucher, s’étendre.

11. La crusade n’était pas, une monnaie vénitienne, mais portugaise. Son nom lui venait de la croix transversale dont elle était marquée. Il y en avait de trois sortes, mais toutes trois étaient monnaie d’or et d’une valeur qui variait entre six et neuf shillings.

12. La médecine d’autrefois attribuait à la liqueur, balsamique des momies des propriétés plus ou moins merveilleuses, entre autres celle de guérir les épilepliques.

ACTE IV. modifier

1. Il se trouve que cette expression lie on somebody, s’étendre sur quelqu’un, pour dire l’écraser d’injures ou de mensonges, correspond exactement à la brutale expression de nos goujats français, s’asseoir sur quelqu’un.

2. Allusion lointaine aux anciens triomphes romains.

3. Shakespeare fait ici allusion aux histoires fabuleuses que l’on racontait sur le crocodile. « Il est écrit, dit Bullokar, qu’il va pleurer sur la tête d’un homme lorsqu’il a dévoré le corps, et qu’ensuite il mangera la tête aussi. C’est pourquoi il y a en latin un proverbe, crocodili lacrymae, larmes de crocodile, pour signifier les larmes hypocrites. » Il paraîtrait qu’un crocodile mort, mais d’une forme intacte, d’environ neuf pieds de long, avait été montré à Londres au temps de notre poëte. (MALONE.)

4. Cette romance devenue si célèbre, grâces à Shakespeare, et aussi a l’admirable Chant du saule dans l’Othello de Rossini, se trouve dans les Reliques, de révêque Percy. Seulement ce sont les plaintes d’un amant abandonné et non d’une amante. La voici dans toute sa naïveté et sa monotonie éplorée, si, semblable à une douleur qui n’a d’autre soulagement que les larmes. C’est une élégie populaire composée de sanglots et de paroles entre coupées.

Une pauvre âme s’assit en soupirant sous un sycomore,

O saule, saule, saule !

Sa main sur son cœur, sa tête sur ses genoux ;

O saule, saule, saule !
O saule, saule, saule !

Chantez, ô le saule vert sera ma guirlande.

Il soupirait en chantant, et après chaque gémissement

Venait ô saule, saule, etc.

Je suis mort à tout plaisir ; ma fidèle bien-aimee est partie.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Ma bien-aimée a changé, elle est devenue infidèle.

O saule, etc.

Elle ne me rend rien que haine pour amour.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Oh, ayez pitié de moi, vous tous amants, sanglotait-il

O saule, etc.

Son cœur est dur comme le marbre, mes gémissements ne la touchent pas.

O saules etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Les froids ruisseaux couraient près de lui, ses larmes tombaient à flots.

O saule, etc.

Les larmes salées tombaient et inondaient sa face,

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Les oiseaux se tinrent immobiles près de lui, rendus muets par ses gémissements.

O saule, etc.

Ses larmes salées tombaient et attendrissaien t les pierres,

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Que personne ne me blâme, j’approuve son dédain

O saule, etc.

Elle était née pour être belle, moi pour mourir d’amour pour elle.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Oh ! faut-il que la beauté abrite un cœur qui est si dur,

O saule, etc.

Un cœur qui rejette mon amour sans y avoir égard.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Que l’amour ne soit plus fier ni dans le palais, ni dans le bocage.

O saule, etc.

Car les femmes sont sans foi et changent en une heure.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Mais à quoi bon les plaintes ? En vain je me plains.

O saule, etc.

Je dois patiemment souffrir son mépris et son dédain.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Venez. vous tous qui êtes abandonnés, et asseyez-vous près de moi.

O saule, etc.

S’il en est un qui se plaigne d’une infidèle, la mienne l’est plus que la sienne.

O saule, etc.
Chantez, o le saule vert, etc.

Je porte la guirlande de saule, puisque mon amour m’a fui ;

O saule, etc.

Une guirlande qui convient aux amants abandonnés.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

PARTIE II. modifier

Abattu bien bas par mon chagrin, accablé de dédain,

O saule, etc.

Contre elle trop cruelle, toujours, toujours je me lamente.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

O amour trop injurieux de blesser mon pauvre cœur,

O saule, etc.

De triompher de ma souffrance et de prendre joie à ma peine.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

O saule, saule, saule ! la guirlande de saule,

O saule, etc.

Signe de son infidélité, devant moi est placée

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Ainsi qu’elle est là pour m’inviter à désespérer et à mourir,

O saule, etc.

Ainsi, amis, suspendez-la au-dessus du tombeau où je dormirai.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Sur le tombeau où je reposerai, suspendez-la à tous les yeux

O saule, etc.

De ceux qui la connaissent, pour proclamer son infidélité.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Et gravez ces paroles comme l’épitaphe qui me convient

O saule, etc.

« Ici, clort quelqu’un qui but du poison, croyant boire en breuvage très-doux. »

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Quoiqu’elle ait durement méprisé mon amour,

O saule, etc.

Et qu’insouciante elle sourie aux douleurs que j’éprouve,

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Je ne puis contre elle avoir de paroles amères.

O saule, etc.

Parce que je l’aimai bien autrefois et que j’honorai son nom.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Son nom sonnait si doucement à mon oreille,

O saule, etc.

Il rendait joyeux mon cœur, le nom de ma chérie ;

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc

C’était alors ma consolation, c’est maintenant mon chagrin,

O saule, etc.

Il m’apporte maintenant douleur, il m’apportait alors soulagement,

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

Adieu, belle au cœur infidèle, les plaintes cessent avec mon souffle.

O saule, etc.

Tu m’abhorres, je t’aime, bien que tu sois cause de ma mort.

O saule, etc.
Chantez, ô le saule vert, etc.

5. Les anneaux unis, joint rings, étaient des anneaux échangés par les amoureux, et formant comme les deux parties d’un tout, ce qu’indiquait un cœur coupé en deux dont chaque anneau avait une moitié.

ACTE V. modifier

1. Les commentateurs ont beaucoup disserté pour deviner quelle était cette cause qu’Othello craint de nommer devant les chastes étoiles. Est-elle cependant bien difficile à découvrir ? Othello est sur la limité de la vieillesse, la vivacité de la jeunesse s’est évanouie, l’âge a refroidi son sang tout africain qu’il soit ; lorsqu’il se regarde par hasard dans le miroir de sa femme, il y aperçoit son teint barbouillé, épouvantail des petits enfants et des femmelettes. « Je ne suis plus jeune, veut dire Othello, je n’ai plus la vigueur physigue des étalons de Barbarie, je ne puis donner satisfaction suffisante à ses sens, et voilà pourquoi elle me trompe. » La nature de cette cause explique parfaitement pourquoi il n’ose la nommer devant les chastes étoiles.

2. La chrysolithe, pierre précieuse d’un vert sombre avec un reflet de jaune. Certains commentateurs croient qu’autrefois chrysolithe était synonyme de topaze.

FIN DU NEUVIÈME VOLUME. modifier