Ossian (Lacaussade)/La Guerre d’Inis-thona

Traduction par Auguste Lacaussade.
Delloye (p. 104-109).



LA GUERRE D’INIS-THONA.


POÈME.


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Argument.
Réflexions sur la jeunesse du poète. Apostrophe à Selma. Oscar obtient d’aller à Inis-thona, île de la Scandinavie. La triste histoire d’Argon et de Ruro, les deux fils du roi d’Inis-thona. Oscar venge leur mort et retourne triomphant à Selma. Soliloque du poète.

Notre jeunesse ressemble au rêve du chasseur sur la colline de bruyère. Il s’endort aux doux rayons du soleil ; il se réveille au milieu d’un orage ; les rouges éclairs volent autour de lui ; les arbres secouent leurs têtes aux vents ! Il tourne avec joie les yeux vers la lumière du soleil et vers les rêves agréables de son repos ! Quand reviendra la jeunesse d’Ossian ? Quand son oreille se rejouira-t-elle dans le bruit des armes ? Quand marcherai-je, comme Oscar, dans la lumière de mon acier ? Venez, avec vos torrents, ô collines de Cona, venez écouter la voix d’Ossian ! L’inspiration, comme le soleil, se lève dans mon âme ! Je sens les joies des temps qui ne sont plus.

Je vois tes tours, ô Selma ! je vois les chênes de ta muraille ombragée ! tes torrents retentissent à mon oreille ; tes héros se rassemblent. Au milieu d’eux est assis Fingal : il s’appuie sur le bouclier de Trenmor ; sa lance est posée contre le mur ; il écoute les chants de ses bardes. Ils disent les hauts faits de son bras ; les actions du roi dans sa jeunesse.

Oscar était revenu de la chasse. Il entendit l’éloge du héros. Il prend à la muraille le bouclier de Branno[1] et ses yeux se remplissent de larmes. Rouge était la joue du jeune guerrier, tremblante était sa voix. Il agite dans sa main la tête brillante de ma lance, et parle au roi de Morven : « Fingal ! roi des héros ! Ossian, le premier après lui dans la guerre, vous avez combattu dans votre jeunesse : vos noms sont célébrés dans les chants. Oscar ressemble au brouillard de Cona : je parais et m’évanouis. Le barde ne connaîtra pas mon nom ; le chasseur ne cherchera point ma tombe sur la bruyère ! Laissez-moi combattre, ô héros ! dans les guerres d’Inis-thona. Éloigné est le lieu du combat, vous n’entendrez point parler de la mort d’Oscar ! mais quelque barde m’y trouvera, quelque barde dans ses chants conservera mon nom. La fille de l’étranger verra ma tombe et pleurera sur le jeune guerrier qui est venu de si loin ; le barde dira dans les fétes : « Écoutez le chant d’Oscar, venu d’une terre lointaine ! »

« Oscar, fils de ma renommée, ta combattras ! répondit le roi de Morven ; qu’on prépare mon vaisseau au noir poitrail pour porter mon héros à Inis-thona. Fils de mon fils, souviens-toi de notre gloire ; tu es de la race des renommés ! Ne permets pas que les fils des étrangers disent : « Faibles sont les enfants de Morven ! » Sois, dans les combats, une tempête rugissante ; calme, dans la paix, comme le soleil couchant ! Dis au roi d’Inis-thona que Fingal se rappelle sa jeunesse, quand nous luttions ensemble aux jours d’Agandecca.

On leva les voiles bruyantes, les vents sifflèrent dans les courroies[2] des mâts. Les vagues fouettent les rochers couverts d’algues : la force de l’Ocean mugit. Mon fils, du sein des flots, aperçut la terre des forêts. Il entra dans la baie retentissante de Runa et envoya son épée à Annir des lances. Dès qu’il volt l’épée de Fingal, le héros en cheveux blancs se lève, ses yeux se remplissent de larmes ; il se rappelle les combats de sa jeunesse. Fingal et lui levèrent deux fois la lance devant la belle Agandecca. Les héros se tenaient à distance, comme si deux esprits luttaient dans les vents.

« Mais maintenant, dit Annir, je suis vieux ; mon épée repose oisive dans mon palais. Ô toi qui es de la race de Morven, Annir aussi a vu la bataille des lances ; mais maintenant il est pale et flétri comme le chêne de Lano. Je n’ai pas de fils pour aller avec joie à ta rencontre et te conduire au palais de ses pères. Argon est pâle dans la tombe et Ruro n’est plus. Ma fille est dans le palais des étrangers ; il lui tarde de regarder ma tombe. Son époux agite dix mille lances ; nuage de mort, il s’avance de Lano. Fils de Morven, viens partager le festin d’Annie ! »

Ils passèrent ensemble troisjours dans les festins ; le quatrième Annir apprit le nom d’Oscar. Ils se réjouirent dans la coupe[3]. Ils poursuivirent les sangliers de Runa. Près de la sources des roches moussues, les héros fatigués se reposèrent. Des larmes s’échappent en secret desyeux d’Annir : il étouffe un soupir : « Ici, dit-il, reposent les fils de ma jeunesse. Cette pierre est la tombe de Ruro ; cet arbre gémit sur le tombeau d’Argon. Ô mes enfants, entendez-vous ma voix dans votre étroite demeure ? Est-ce vous qui parlez dans ces feuilles frémissantes quand se lèvent les vents du désert ? »

Roi d’Inis-thona, dit Oscar, comment sont tombés les fils de ta jeunesse ? Le sanglier sauvage passe sur leurs tombes, mais il ne trouble point leur repos. Ils poursuivent des cerfs de nuage et bandent leur arc aérien. Ils aiment encore les jeux de leur jeunesse et montent avec joie sur les vents. »

« Cormalo, reprit le roi, est le chef de dix mille lances. Il demeure près des ondes du Lano[4], qui exhale les vapeurs de la mort. Il vint au palais de Runa, et rechercha l’honneur de la lance[5]. Ce jeune homme était beau comme le premier rayon du soleil ; peu de guerriers pouvaient, dans le combat, se mesurer avec lui. Mes héros lui cédèrent et ma fille s’éprit d’amour pour lui. Argon et Huro revinrent de la chasse : ils versèrent des larmes d’orgueil. Ils roulaient des yeux silencieux sur les héros de Runa, qui avaient cédé à un étranger. Dans les festins ils passèrent trois jours avec Cormalo : le quatrième, Argon combattit. Mais qui pouvait combattre contre Argon ? Cormalo fut vaincu. Son cœur s’emplit des douleurs de l’orgueil ; il résolut en secret de voir la mort de mes fils. Ils allèrent sur les collines de Runa ; ils poursuivirent les biches fauves. La flèche de Cormalo vole secrètement : mes fils tombent dans leur sang. Il revint vers la vierge de son amour, vers la fille aux longs cheveux d’Inisthona. Ils s’enfuirent sur le désert et Annir resta seul. La nuit vint, le jour parut ; mais d’Argon ni de Ruro la voix ne revint pas ! Enfin parut leur chien bien aimé, le léger et bondissant Runar. Il entre dans le palais, il hurle et semble tourner ses yeux vers l’endroit où ils sont tombés. Nous le suivîmes : nous les trouvâmes ici : nous les enterrâmes près de cette source bordée de mousse. C’est toujours là qu’Annir vient se reposer quand la chasse des cerfs est finie. Je me penche comme le tronc d’un vieux chêne ; et mes larmes coulent toujours ! »

« Ronnan ! Ogar, roi des lances ! s’écrie Oscar en se levant, appelez près de moi mes héros, les enfants des torrents de Morven. Aujourd’hui nous allons au lac de Lano qui exhale les vapeurs de la mort. Cormalo ne se réjouira pas longtemps : la mort est souvent à la pointe de nos épées ! »

Ils traversèrent le désert, semblables aux nuages orageux que les vents roulent snr la bruyère ; leurs flancs sont teints du feu des éclairs et les forêts d’alentour pressentent la tempête. D’Oscar le cor de bataille retentit, Lano tremble dans toutes ses vagues ; les enfants du lac se rassemblent autour du bouclier résonnant de Cormalo. Oscar combattit, comme il a toujours combattu. Cormalo tomba sous son épée et les enfants du funeste Lano s’enfuirent vers leurs secrètes vallées ! Oscar ramena la fille d’Inis-thona au palais d’Annir. La face du vieillard rayonna de joie : il bénit le roi des épées. Qu’elle fut grande la joie d’Ossian quand il aperçut de loin la voile de son fils ! Elle ressemblait à un nuage de lumière qui se lève à l’orient, quand le voyageur est triste dans une terre inconnue, et qu’une nuit lugubre, avec tous ses fantômes, s’assied sur les ténènèbres ! Nous le conduisîmes en chantant au palais de Selma. Fingal ordonne le festin des coupes, mille bardes célèbrent le nom d’Oscar : Morven répète les sons de leurs voix. La fille de Toscar était avec nous : sa voix était semblable à la harpe dont les sons éloignés arrivent dans le crépuscule, sur la brise douce et murmurante de la vallée !

Oh ! placez-moi, vous qui voyez lalumière, près du rocher de mes collines, près d’un chêne au mobile feuillage ! Que les coudriers touffus se penchent sur le verdoyant asile de mon repos ; et que j’entende le bruit du torrent éloigné ! Fille de Toscar, prends la harpe et fais entendre les doux chants de Selma ; afin que le sommeil surprenne mon âme au milieu de la joie, et que les rêves de ma jeunesse reviennent avec les jours du puissant Fingal. Selma ! je vois tes tours, tes arbres, ta muraille ombragée ! Je vois les héros de Morven, j’entends le chant des bardes ! Oscar lève l’épée de Cormalo ; mille jeunes guerriers en admirent la ceinture incrustée. Ils regardent mon fils avec étonnement : ils admirent la force de son bras. Ils remarquent la joie des yeux de son père ; ils soupirent après une égale renommée. Et vous l’aurez cette renommée, ô fils des torrents de Morven ! Mon âme est souvent illuminée par les chants, je me rappelle alors les amis de ma jeunesse ! Mais le sommeil descend dans les sons de la harpe ! les rêves agréables commencent à se lever ! Fils de la chasse, tenez-vous loin de moi, ne troublez point mon repos ! Le barde des anciens temps converse avec ses pères, les chefs des jours passés ! Fils de la chasse, tenez-vous loin de moi, ne troublez point les rêves d’Ossian !


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  1. Père d’Éverallin et grand-père d’Oscar.
  2. Les Celtes se servaient de courroies de cuir au lieu de cordes.
  3. « Se réjouir dans la coupe » pour dire : assister à un festin somptueux et bore largement. (Note de Marpherson.)
  4. Lano était un lac de Scandinavie, célèbre du temps d’Ossian, par les vapeurs empestées qui s’en exhalaient en automne.
  5. Par « l’honneur de la lance », on veut parler du tournoi, en usage chez les anciens peuples du nord.