Orphée-Roi/Avant-propos

G. Crès (p. i-vi).


LIVRER ce drame, — lyrique s’il en fût — sans un avant-prologue où sa raison d’être s’explique, serait injustice majeure envers le musicien, ingratitude non pas moins grande pour l’ami qui, tous deux inclus dans le même homme Claude Debussy, suscitèrent le drame. Bien que lui, désormais glorieux, si discret du vivant de sa vie, eût défiance ou dédain de toute glose autour de lui, — le survivant étonné qui doit signer ces lignes, bâtir le spectacle sur un nom, ne saurait dissimuler ni vanter les parts intimes de la double tâche élaborée. Il faut écrire et maintenir : double élaboration, sans prétendre à l’œuvre commune. Œuvre est accomplissement, singulier s’il se réalise dans un art ; complexe mais harmonieux si deux modes sont donnés. Dans la collaboration authentique d’un musicien et d’un poète, on doit réclamer et subir le don de chacun. Or, ce qui se joue ici ne comporte que les mots sourds volontiers, les mots seuls, les mots sans plus du poète demeuré seul.

Voilà pourtant onze années que, d’un accord réfléchi, le poète ayant écrit en l’honneur secret du musicien :

« Orphée… Orphée ne fut pas un homme, ni un être vivant ou mort. Orphée : le désir d’entendre et d’être entendu. Le pouvoir dans un monde sonore… »

Le musicien répondit :

« Orphée ?… Celui de Gluck en représente le côté anecdotique et larmoyant. Le « monde sonore » est un domaine inexploré. Ne pensez-vous pas qu’il y aurait quelque chose d’inouï à faire entendre dans ce nouveau mythe, d’Orphée ? »

C’est de là que le germe grandit. De fréquentes causeries s’en suivirent, moins bavardes que taciturnes ; pénétrantes plus que dialoguées. Ce qui n’était pas dit agissait. Ce qui se tut ourdissait le silence. Nous cherchions l’incantation des syllabes. Sans confondre — fût-ce le ton d’une voyelle ou le temps d’une appoggiature — deux arts aussi hautainement divers, nous tentions par quelles harmonies ces deux arts coexisteraient avec goût ; comment ils se coexalteraient. Les contours verbaux se sacrifiaient à l’hymne futur. Le lyrisme des mots, — mot lui-même si équivoque, — se renonçait en faveur de l’autre, lyrisme musical, lyrisme de la Lyre : — le chant.

Sous les mots se formulaient des êtres et grondait le drame inhumain. Des personnages émergeaient de limbes. Il passait des figurants. Au milieu d’eux, étranger, mortel à tous, se manifestait Orphée-Roi. Il y eut aussi, comme y obligent les tréteaux dressés sur la terre, une arabesque imaginée, la construction d’un certain monde concret, bâti de Montagnes, Bois et Fleuve, pesamment architecturé de matières, surdécoré de Palais, creusé d’Antres… La mise en œuvre dura plus de deux années. — Ce fut un temps non mesurable, marqué du seul rythme Intérieur.

Un jour, dans une lumière sonore dont le poète garde l’éblouissement, il entendit :


« … claire, triomphante en l’inaccessible lointain,
UNE VOIX CHANTANT

toute seule, singulière, avec de grands ébats sauvages… »


et le musicien se s’écrier : « Ce sera mon testament lyrique. » Il fallut accepter le mot testament, qui, dans le monde non chantant, le monde sourd, retentit à la mort. On put croire la mort devancée par le grand geste final d’Orphée assailli, lançant la lyre au-dessus du combat. La mort dans la vie, — qui n’est pas toujours un drame, — est survenue ici avant le chant. Des Ménades ont dépecé la voix même d’Orphée. Le drapé du langage imite moins un acteur en plein jeu que le suaire collant aux membres et au masque du héros.

Si la voix d’Orphée est perdue, il en demeure la pré-audition (on n’ose pas dire son écho) dans le monde des hommes. Orphée les fuyait en les tuant. Il est aidé de recueillir les grommellements qu’ils poussaient à son passage, et de suivre avant le chant le petit et faible cantique d’Eurydice avant l’extase… sa fierté d’avoir été suivie, sa joie naïve, sa jalouse puérilité de vierge toute donnée à un homme, — dit-elle ! Comme les transports de la Prêtresse-Ménade, pleine d’un rut qu’elle estime liturgique, — cette femme en amour de chair dont les accents, exaspérables par la musique, ne réclament pas absolument la musique pour se rythmer. Et aussi le personnage ambigu du Vieillard-Citharède, demi-chantre, demi-chanteur, centaure musical doué du savoir d’être attentif, d’écouter, mais non pas du pouvoir d’entendre. Ce pouvoir-là est réservé à l’Eurydice vraie, et pour peu de temps : un moment : celui de mourir évanouie.

Donc, ce qui sera lu dans ce livre n’est pas le texte Orphique d’un roi que Debussy aurait intrônisé. L’autre texte, qui est à lui, demeure enterré dans une tombe, la sienne. Mais ceci, « en noir et blanc » sur du papier blanc, n’offre que la recension renonçant, dans un drame de musique essentielle, à tout ce qui serait musique coupable des mots. J’étouffe l’orchestre verbal avec ses mille timbres, je le brûle en holocauste de bois sec à la mémoire du grand musicien mort, et mon Ami.

C’est pourquoi, livrant ce drame, je ne puis vraiment le dédier qu’à son hommage,

AU SEUL NOM
DE
CLAUDE DEBUSSY