Ornithologie du Canada, 1ère partie/Les Cygnes du Canada


Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 69-73).

LES OISEAUX AQUATIQUES DU CANADA.[1]


De temps immémorial, le littoral et les îles du St.-Laurent ont été renommés pour l’abondance des oiseaux aquatiques qui les fréquentent et y couvent. Cette remarque, tous les voyageurs, tous les navigateurs, anciens et modernes, l’ont faite. Dès 1632[2] les Pères Jésuites avaient remarqué, à l’entrée du golfe, ces deux rochers que Dieu semble, selon leur expression pittoresque, avoir placés au milieu des ondes comme des « colombiers » pour les oiseaux qui y séjournent, savoir les Isles-aux-Oiseaux ; plus tard, ils font également mention d’un nombre d’îles giboyeuses à l’excès, telles que l’Isle-aux-Oies[3], qui certes ne dément pas son nom et qui est peuplée jusqu’à ce jour d’une multitude d’oies, d’outardes, de canards ; tels encore les Îlets de Sorel et les Mille Îles qui fourmillent de gibiers pendant la moitié de l’année, et la batture aux Alouettes.

Il en est encore ainsi dans le bas du fleuve, comme on le verra par l’extrait suivant, où l’on reconnaîtra la plume facile, le talent descriptif et l’esprit observateur de l’Abbé Ferland. « Le Labrador a ses charmes non seulement pour ceux qui y sont nés, mais encore pour ceux qui y ont passé quelque temps. La mer, avec l’abondance de son gibier et la richesse de ses pêcheries, avec ses jours de calme et de tempête, avec ses accidents variés et souvent dramatiques ; la terre, avec la liberté, la solitude et l’espace, avec ses chasses lointaines et aventureuses, offre des avantages et des plaisirs qu’on a peine à abandonner quand on les a une fois goûtés… Jacques Cartier et les premiers navigateurs parlent avec admiration de la multitude d’oiseaux qu’on y trouvait. Quoique le nombre en soit bien diminué, il en reste assez pour fournir aux besoins des gens du pays, si les déprédations cessent. Les Marmettes, les Mouniacs, les Goëlans, les Perroquets (espèces de Canards), les Pigeons de mer, sont bons à manger au printemps et à l’automne ; mais durant l’été ils prennent un goût qui ne convient pas à tous les estomacs. Il n’en est pas de même des jeunes oiseaux, qui se mangent pendant tout l’été ; la chair du petit Goëlan pour le goût ressemble beaucoup à celle du Poulet…

« La Grosse-Île (au Labrador) est un rocher ayant une longueur de quatre ou cinq milles ; élevé et avancé à la mer, on l’aperçoit de loin dans toutes les directions. Ses rochers, ses grèves et ses baies sont riches en gibier. Au moment où nous y arrivons (10 août 1859), des oiseaux s’agitent de toutes parts autour de nous : plusieurs familles de jeunes mouniacs s’enfuient sur l’eau, ayant des ailes encore trop faibles pour voler ; les Goddes, penguins en miniature, et les Cormorans nous adressent des injures du haut de leurs rochers ; des Goëlans, des Corbeaux, des Hiboux, des Chouettes tournoient en poussant des cris d’inquiétude…

« Au large de la Grosse-Île sont plusieurs îlots, parmi lesquels est un de ceux où les marmettes ont coutume de couver. Les marmettes ressemblent aux Canards : elles sont très-nombreuses dans les îles du Labrador. Elles déposent leurs œufs et couvent dans certaines îles isolées, qu’elles ont adoptées de temps immémorial et où elles reviennent tous les ans : on reconnaît d’une grande distance les îles que ces oiseaux fréquentent, par leurs falaises blanches. La couleur que prennent les rochers est due au guano, accumulé d’année en année et couche par dessus couche. Les œufs de marmette sont de la grosseur des œufs de Canards, et sont bien meilleurs que ceux des autres oiseaux aquatiques du pays ; ils sont aussi beaucoup plus recherchés. Ils seraient une grande ressource pour les pêcheurs, s’ils n’étaient enlevés annuellement par des étrangers qui en chargent leurs goëlettes. Ces pillards font de gros profits, car ils vendent les œufs dix ou douze piastres le baril, sur les marchés d’Halifax et des États-Unis. C’est avec peine que les habitants de la côte réussissent à en faire pour leur usage une petite provision de trois ou quatre barils par famille. Grâces aux règlements que vient de faire la Législature provinciale, il est à espérer que les autorités réussiront à arrêter les déprédations, et à empêcher la destruction du Gibier qui en résulte… Entre Blanc Sablon et Brador est l’Île aux Perroquets, qui a reçu son nom d’une espèce de Canard à tête de perroquet. L’île est couverte de ces oiseaux ; et à chaque instant on voit quelque volier s’éloignant vers la mer, ou revenant vers l’île. C’est un temps de travail pour eux ; car les petits sont maintenant nombreux, et pour les nourrir il faut que les pères et mères fassent la pêche au Lançon. Le Lançon est un très petit poisson, dont les oiseaux et la morue sont friands. Comme il est maintenant abondant dans la Baie, les Perroquets vivent en épicuriens. Ceux d’entre eux qui n’ont pas de famille à nourrir sont en plein carnaval ; car ils n’ont qu’à flâner et à manger ; et quelques-uns sont si gras, qu’ils ont peine à se lever lorsqu’ils sont poursuivis par le chasseur. »

Nous ne pouvons résister à la tentation d’emprunter au savant abbé la description « des espiègleries » (comme il les appelle), des ours blancs du Labrador, quelque étranger que cela puisse être à notre sujet. « Il y a quelques années, trois jeunes gens passant ensemble l’hiver, avaient laissé la cabane pour visiter les piéges tendus dans la forêt. En entrant au logis, ils furent étonnés de trouver la porte arrachée et jetée sur la neige. Ils crurent d’abord que quelque farceur de voisin était venu leur jouer un tour pendant leur absence. Dans la cabane tout avait été bouleversé : le poële et le tuyau étaient renversés ; l’armoire avait été vidée ; la provision de lard avait été gaspillée ; le sac de farine n’y était plus et avec lui avaient disparu une tasse de fer-blanc, une paire de bottes et un paletot. Ce n’était plus un badinage ordinaire : il y avait vol avec effraction et il ne restait plus de provisions ; il fallait découvrir le voleur. Tous trois se mettent en quête ; l’on cherche les pistes et l’on reconnaît que deux ours de forte taille avaient causé tout le dégât. Les voleurs avaient décampé, et ne purent être rejoints ; mais ils avaient laissé des preuves du délit. À peu de distance était le sac vide et déchiré ; un peu plus loin gisait la tasse broyée et portant l’empreinte de longues et fortes dents. Quant au paletot et aux bottes, les gaillards, étant probablement en voie de civilisation, avaient cru devoir les emporter, dans l’intérêt des mœurs. »[4]

Ne croirait-on pas lire un de ces beaux passages où l’héroïque et infortuné Dr. Kane décrit les embûches que les ours blancs lui tendaient en 1858, dans le cercle arctique où ils saccagèrent sa cache et son pemmican ?

« Ces sites tout-à-fait solitaires, propres à l’étude et à la méditation, où l’on n’entend d’autres sons que le chant des oiseaux et le bruit de la vague qui vient déferler sur le sable du rivage, » ces sites décrits par le missionnaire du christianisme en 1859, c’étaient les mêmes où vingt-cinq ans auparavant avait écrit et médité le missionnaire de la science, l’illustre Audubon, dans ses courses lointaines.

Parmi nos oiseaux aquatiques, le plus remarquable est sans contredit le cygne ; nous ferons, à l’ami de Virgile, les honneurs d’une description détaillée.


  1. Note Wikisource. — « Les Cygnes du Canada » est le titre apparaissant dans la table des matières et dans le livre, mais ce sont « Les Oiseaux aquatiques du Canada » qui sont abordés dans cette section.
  2. À l’entrée de ce golfe, nous vîmes deux rochers, l’un rond, l’autre quarré ; « Vous diriez que Dieu les a plantés au milieu des eaux comme deux colombiers pour servir de lieux de retraite aux oiseaux qui s’y retirent en si grande quantité, qu’on marche dessus ; et si l’on ne se tient bien ferme, ils s’élèvent en si grande quantité qu’ils renversent les personnes ; on en rapporte des chaloupes ou des petits bâteaux tous pleins quand le temps permet qu’on les aborde : les Français les ont nommés les îles aux Oiseaux. » (Relation des Jésuites. Le Père Paul Le jeune.)
    Le Leader de Toronto du 17 novembre 1860, s’exprime ainsi :
    Captain Strachan and Mr. Kennedy returned last evening from a fortnight’s shooting in the St. Clair Marshes, (Haut-Canada) where they had excellent sport, bagging to the two guns, two swans, three snipes, five wild geese and 570 ducks, black, mallard and grey ducks — weight 1,860 lbs. We are requested to say that the game can be seen to-day between eleven and five o’clock, by gentlemen and sports-men, at one of Captain Strachan’s warehouses, opposite the Rossin House, where a person will be in attendance to receive them.”
  3. L’Isle-aux-Coudres et l’Isle-aux-Oies méritent d’être nommées en passant. « La première est souvent remplie d’Élans qui s’y rencontrent. La seconde est peuplée en son temps d’une multitude d’Oies, de Canards, d’Outardes, dont l’île qui est plate et chargée d’herbe comme une prairie en paraît toute couverte. Les lieux circonvoisins retentissent incessamment des cris de ces oiseaux, excepté durant les tremblements de terre qui se sont fait sentir cette année (1663) ; car ces oiseaux, pour lors, à ce que m’ont assuré quelques chasseurs, gardaient un merveilleux silence. » — [Idem. Le Père Hiérosme Lalemand, à Kebec, ce 4 septembre 1663.] Le vieux chroniqueur a tellement conservé la couleur locale, qu’il n’y a pas un chasseur qui, à la lecture de cet extrait, ne s’imaginât être à la mi-septembre sur la batture vaseuse de l’Isle-aux-Oies, et entendre dans les airs le cri et l’aile sifflante du Canard et de l’Outarde. — [Note de l’auteur.]
    Histoire véritable et naturelle de la Nouvelle-France, page 35.
    Charlevoix. Voyage en Amérique.
  4. Rapport sur les Missions du Diocèse de Québec. — Mission du Labrador, par l’abbé Ferland, 1859.