Ornithologie du Canada, 1ère partie/Le Pic minulle


Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 109-114).

LE PIC MINULLE.[1]
(Downy Woodpecker.)


Cet oiseau que Buffon décrit sous le nom d’Épièche ou petit Pic varié de Virginie, est le nain de l’espèce. Il ressemble beaucoup au Pic Chevelu quant au plumage, mais il est plus petit que ce dernier. Les plumes du front sont d’un blanc roux ; le dessus de la tête est noir ; l’occiput est traversé par une bande rouge interrompue par une tache noire ; l’œil brun placé dans une raie blanche qui s’avance au delà ; une bande noire lui succède, et à celle-ci une troisième, dont la couleur blanche s’étend jusque sur la nuque ; une quatrième enfin, pareille à la seconde, est au-dessous et descend sur les côtés du cou, dont le dessus est noir dans le milieu, ainsi que les couvertures et les pennes des ailes qui sont de plus variées de blanc ; les quatre pennes intermédiaires de la queue sont noires, et deux sont bordées de blanc, les six autres ont plus ou moins de ces deux couleurs ; la gorge et la poitrine sont rousses ; le ventre et les parties postérieures, d’un blanc roux ; le bec bleuâtre tirant sur le brun, les pieds bleu-vert. Il hante les vergers où, après mûre délibération, il choisit un antique pommier, pour recevoir son nid : père et mère travaillent avec une vive énergie à creuser un trou profond à un angle de près de quarante degrés et ensuite perpendiculairement pour dix ou douze pouces : un ébéniste ne saurait donner un poli plus parfait, que le Pic Minulle ne le fait, à ce réceptacle de ses futurs amours. L’entrée est fort étroite. Notre charpentier, pendant l’œuvre de la construction, étend au loin les éclats de bois qu’il enlève afin d’éviter les soupçons du but qu’il se propose. La femelle, avant de pondre, passe un temps considérable à examiner avec l’attention la plus minutieuse l’intérieur et l’extérieur de l’habitation qu’elle s’est préparée : le tout étant meublé à son goût, et après s’être assurée qu’il n’y a pas de vice de construction dans sa future demeure tel que la prudence l’exige, elle prend possession en forme de son nouveau domicile. Les œufs sont ordinairement au nombre de six. Pendant l’incubation, le mâle veille à l’alimentation de la femelle et vers la fin de juin, les jeunes sortent du nid et grimpent comme des Écureuils le long de l’écorce de l’arbre. Quelquefois le Troglodyte ædon (House Wren) attend patiemment que le Pic Minulle ait creusé son nid et s’en empare pendant son absence.

Ce Pic est si peu craintif que l’on en approche facilement ; une persévérance, une force musculaire extraordinaire dans les muscles du cou et de la tête, tels sont quelques-uns de ses traits distinctifs. S’il fait tort aux pommiers, d’un autre côté il est très utile par le nombre d’insectes et de larves qu’il détruit. Il piochera quelquefois une demi-heure au même endroit avant de pouvoir déloger le ver rongeur qu’il convoite. Dans ces occurrences, vous pouvez marcher jusqu’à deux pas de l’arbre, sans qu’il s’occupe de vous. Wilson dit qu’il l’a vu passer deux heures ainsi employé sur le même arbre.

Le Pic Minulle est sédentaire en Canada ; comme on l’a dit précédemment, il trouve sa nourriture quotidienne dans les plantations d’arbres fruitiers, où les pommiers n’échappent que rarement à son soigneux examen. Il n’a qu’une seule note, qu’il fait entendre quand il s’envole d’un arbre à un autre. D’aucuns sont portés à croire que les trous qu’il fait aux pommiers, loin de leur nuire, servent au contraire à les rendre plus fructueux. Wilson est de cette opinion et regarde la tribu entière des Pics comme un bienfait de la Providence, qui pourvoit de cette manière à ce que les arbres des jardins et de la forêt soient débarrassés des parasites nuisibles qui s’y attachent. Ils citent de vieux pommiers dont le tronc était perforé en mille endroits, et dont les rameaux se courbaient jusqu’à terre sous le poids du fruit. Dimensions, 6 × 12.

C’est en vain que des naturalistes européens, Buffon en tête, ont essayé de vilipender ces nobles oiseaux, ces héros pacifiques du travail ; ils ont trouvé d’éloquents défenseurs dans Wilson, Michelet et autres. Wilson en particulier a fait table rase de tous ces préjugés vermoulus. Il a su combattre victorieusement cet esprit erroné de système qui allait à démontrer que les oiseaux du nouveau monde étaient en tous points inférieurs à ceux de l’ancien.

Voyons comment un éloquent contemporain résume l’existence du Pic :

« Le travail, dit-il, l’a pris tellement qu’aucune rivalité ne le conduit à la guerre. Il l’absorbe, exige de lui tout l’effort de ses facultés.

« Travail varié et compliqué. D’abord l’excellent forestier, plein de tact et d’expérience, éprouve son arbre au marteau, je veux dire au bec. Il ausculte comment résonne cet arbre, ce qu’il dit, ce qu’il a en lui. Le procédé d’auscultation, si récent en médecine, était l’art principal du Pic, depuis des milliers d’années. Il interrogeait, sondait, voyait par l’ouïe les lacunes caverneuses qu’offrait le tissu de l’arbre. Tel, sain et fort en apparence, que, pour sa taille gigantesque, a désigné, marqué le marteau de la marine, le Pic, bien autrement habile, le juge véreux, carié, susceptible de manquer de la manière la plus funeste, de plier en construction, ou de faire une voie d’eau et de causer un naufrage.

« L’arbre éprouvé mûrement, le Pic se l’adjuge, s’y établit : là il exercera son art. Ce bois est creux, donc gâté, donc peuplé ; une tribu d’insectes y habite. Il faut frapper à la porte de la cité. Les citoyens, en tumulte, voudront fuir ou par dessus les murailles de la ville, ou en bas, par les égouts. Il y faudrait des sentinelles ; au défaut, l’unique assiégeant veille, et de moment en moment regarde derrière pour happer les fugitifs au passage, à quoi sert parfaitement une langue d’extrême longueur qu’il darde comme un petit serpent. L’incertitude de cette chasse, le bon appétit qu’il y gagne, le passionnent ; il voit à travers l’écorce et le bois ; il assiste aux terreurs et aux conseils du peuple ennemi. Parfois, il descend très-vite, pensant qu’une issue secrète pourrait sauver les assiégés.

« Un arbre sain au-dehors, rongé, pourri au-dedans, c’est une terrible image pour le patriote qui rêve au destin des cités. Rome, au temps où la république commençait à s’affaisser, se sentant semblable à cet arbre, frissonna un jour que le Pic vint tomber en plein forum sur le tribunal, sous la main même du préteur. Le peuple s’émut grandement, et roulait de tristes pensées. Mais les devins mandés arrivent : si l’oiseau part impunément, la république mourra ; s’il reste, il ne menace plus que celui qui l’a dans sa main, le préteur. Ce magistrat, qui était Ælius Tubero, tua l’oiseau à l’instant, mourut lui-même bientôt, et la république dura deux siècles encore.

« Cela est grand, non ridicule. Elle dura par ce noble appel au dévouement du citoyen. Elle dura par cette réponse muette que lui fit un grand cœur. De tels actes sont féconds, ils font des hommes et des héros ; ils font la durée des cités.

« Pour revenir à notre oiseau, ce travailleur, ce solitaire, ce grand prophète n’échappe pas à la loi universelle. Deux fois par an, il se dément, sort de son austérité, et, faut-il le dire, devient ridicule.

« Ridicule ? il ne l’est pas par cela qu’il est amoureux, mais il aime comiquement. Noblement endimanché et dans son meilleur plumage, relevant sa mine un peu sombre de sa belle grecque écarlate, il tourne autour de sa femelle ; ses rivaux en font autant. Mais ces innocents travailleurs, faits aux œuvres plus sérieuses, étrangers aux arts du beau monde, aux grâces des colibris, ne savent rien autre chose que de présenter leurs devoirs et leurs très-humbles hommages par d’assez gauches courbettes. Du moins, gauches à notre sens, elles le sont moins pour l’objet dont elles captent l’attention. Elles plaisent, et c’est tout ce qu’il faut. Le choix prononcé par la reine, nulle bataille. Mœurs admirables des bons et dignes ouvriers ! les autres, chagrins, se retirent, mais avec délicatesse conservent religieusement le respect de la liberté.

« Le préféré et sa belle, vous croyez qu’ils vont faire l’amour oisifs, errer dans les forêts ! Point du tout. Immédiatement, ils se mettent à travailler. “Prouve-moi tes talents, dit-elle, et que je ne me suis pas trompée.” Quelle occasion pour un artiste ! Elle anime son génie. De charpentier, il devient menuisier et ébéniste ; de menuisier, géomètre ! La régularité des formes, ce rythme divin, lui apparaît dans l’amour.

« C’est justement la belle histoire du fameux forgeron d’Anvers, Quintin Metzys, qui aima la fille d’un peintre et qui, pour se faire aimer devint le plus grand peintre de la Flandre au xvie siècle.

D’un noir Vulcain, l’amour fit un Appelle.

« Donc un matin le Pic devient sculpteur. Avec la précision sévère, le parfait arrondissement que donnerait le compas, il creuse une élégante voûte d’un beau demi-globe. Le tout reçoit le poli du marbre et de l’ivoire. Les précautions hygiéniques et stratégiques ne manquent pas. Une entrée sinueuse, étroite, dont la pente incline au-dehors pour que l’eau n’y pénètre pas, favorise la défense ; il suffit d’une tête et d’un bec courageux pour la fermer.

« Quel cœur résisterait à cela ? Qui n’accepterait cet artiste, ce pourvoyeur laborieux des besoins de la famille, ce défenseur intrépide ?

« Ce n’est pas la faute du Pic si la nature, à son génie, a refusé la muse mélodieuse. Du moins dans son âpre voix on ne méconnaîtra pas le véhément accent du cœur.

« Qu’ils soient heureux ! qu’une jeune et aimable génération éclose et croisse sous leurs yeux ! Les oiseaux de proie ne pourraient aisément pénétrer ici. Puisse seulement le serpent, l’affreux serpent noir, ne pas visiter ce nid ! Puisse la main de l’enfant n’en pas arracher cruellement la douce espérance ! Puisse surtout l’ornithologiste, l’ami des oiseaux, se tenir loin de ces lieux !

« Si le travail persévérant, l’ardent amour de la famille, l’héroïque défense de la liberté, pouvaient imposer le respect, arrêter les mains cruelles de l’homme, nul chasseur ne toucherait à ce digne oiseau. Un jeune naturaliste, qui en étouffa un pour l’empailler, m’a dit qu’il resta malade de cette lutte acharnée, et plein de remords ; il lui semblait qu’il eut fait un assassinat. »


  1. No. 76. — Picus Pubescens. — Baird.
    Picus Pubescens.Audubon.