Ornithologie du Canada, 1ère partie/La Grive des bois — La Flûte


Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 176-179).

LA GRIVE DES BOIS — LA FLÛTE.[1]
(Wood Thrush.)


Cette Grive, bien connue aux États-Unis et au Canada, sous le nom de Wood Thrush, peut, avec la Grive Rousse et l’Ortolan de riz ou Goglu, être comptée au premier rang de nos chantres ailés. « Ses chants d’amour qui descendent le matin et le soir de la cime des grands arbres, dès les premiers soleils, sont la vraie harmonie printanière des forêts. J’ai souvenance aujourd’hui, dit Toussenel, comme des heures les plus roses et les mieux employées de ma première jeunesse, de celles que j’ai passées à entendre cette Grive dans les grands bois, par ces douces soirées de mai, au temps où le deuil est encore aux rameaux dépouillés des hêtres, mais où déjà la séve d’amour circule activement dans les veines de tout ce qui a vie, où de larges bouffées d’air tiède saturé de senteurs mielleuses s’exhalent par intervalles du sol et trahissent le travail souterrain du printemps. »

Presque tous nos oiseaux se taisent dès qu’ils ont des jeunes ; la Grive des bois presque seule, entre tous, continue soir et matin de faire entendre, jusqu’en août, son joli ramage, sa voix flûtée et liquide. Cette Grive diffère entièrement par ses habitudes de la Grive d’Europe renommée pour sa gourmandise et son affection pour les raisins, dont elle se gorge jusqu’à l’ivresse. La Grive Européenne vit en bande, la nôtre est un oiseau solitaire. Notre espèce place son nid sur les arbres à dix ou douze pieds de terre, et le construit à la bifurcation des grosses branches avec de petites racines, de la mousse et des herbes fines. Sa ponte est de quatre œufs bleu-blanc, sans aucune tache.

Cet oiseau se rencontre depuis la Floride jusqu’à la Baie d’Hudson. Nous lui avons laissé le nom que les paysans lui ont donné, parce qu’il exprime la nature de son chant que Wilson compare aux modulations de la flûte allemande, entrecoupées des tintillations liquides d’une clochette métallique. Il n’est pas rare d’entendre des chantres rivaux luttant d’harmonie sur des arbres voisins ; cette ravissante mélodie a l’effet de tranquilliser et d’assoupir les sens : plus on l’écoute, plus on lui trouve de charmes. Lorsque le ciel est couvert de nuages, que l’orage menace ; lorsque tous les autres musiciens de la forêt se taisent, la voix de la Flûte retentit au loin ; plus la nature est sombre, plus l’Orphée des bois devient harmonieux. La Flûte, « oiseau rêveur, recherche les voûtes des frais ombrages, le voisinage des ruisseaux, des prairies, des habitations isolées. Elle préfère à toute autre demeure, l’allée ombreuse et solitaire du parc propice aux promenades sentimentales et à la rêverie et d’où elle peut être entendue de la compagnie du château. Si le Rossignol d’Europe est l’emblème de l’harmonie solitaire et de la poésie élégiaque qui aime à gémir sur les tombes et à conter ses peines aux échos de la nuit, » la Grive des Bois est un écho oublié de la Déité antique qui présidait aux forêts. Nulle part nous n’avons trouvé son chant plus suave que dans ces fraîches retraites, qui bordent la rive altière du St. Laurent, ces grands bois, dans les environs de Québec, tels que le bois du Cap Rouge, ou bien encore Spencer Wood où l’ombrage et l’eau courante des ruisseaux Saint-Denis et Belle-Borne leur offrent sécurité et pâture. Cette espèce, par la douceur de ses accents est bien propre à réfuter une des théories ridicules de Buffon, savoir : que les oiseaux d’Amérique ne sont que les mêmes espèces d’Europe, détériorées et abâtardies par leur émigration en Amérique.

Notre Grive est-elle bien la Grive d’Europe tant estimée des Romains ? Nil melius turdo, rien de meilleur que la Grive, disait Horace. « Ce fut, selon Plutarque, Lucullus qui inventa l’art de les engraisser : il y avait aux environs de Rome des Grivières, sorte de volières sombres et étroites où l’on enfermait ces oiseaux qui y trouvaient une nourriture abondante et choisie, consistant en baies de Lentisque, de Myrte, de Lierre et surtout en une pâte de millet broyé avec des figues. Cette industrie culinaire ne s’est, dit-on, continuée, depuis la chute de l’Empire Romain, que dans quelques localités de l’île de Corse et de la Provence. »

La tête, le dessus du cou, les scapulaires et le haut du dos de cet oiseau sont d’un brun jaunâtre ;[2] cette nuance est plus prononcée vers la nuque que sur les autres parties, et borde légèrement l’extérieur des petites et des moyennes couvertures de l’aile ; celles-ci sont dans le reste d’un brun clair, de même que les pennes secondaires et l’extérieur des primaires, qui ont leur côté intérieur d’une teinte plus sombre ; le croupion et le dessus de la queue sont d’un gris rembruni ; les plumes des oreilles d’un brun foncé sur les bords, et d’un gris clair dans le milieu ; un trait, composé de points noirâtres, part de la mandibule inférieure et descend sur les côtés de la gorge ; tout le dessous du corps est blanc et varié de taches brunes et noires, plus ou moins grandes, plus ou moins foncées sur les côtés et le devant du cou, sur la poitrine et les flancs ; le bec est brun et jaunâtre à la base de sa partie inférieure ; les pieds sont couleur de chair, et les pennes caudales pointues à leur extrémité. Cette forme indique l’âge avancé.

Longueur totale, 8 pouces ; envergure, 13 pouces.

La femelle est totalement pareille au mâle. Les jeunes diffèrent de l’un et de l’autre en ce qu’ils ont le dessus du corps brun avec des taches rousses, et le dessous blanchâtre avec des mouchetures plus petites et d’une teinte plus pâle.


  1. Grive tannée de Vieillot. Turdus melodus de Wilson.
    No. 148. — Turdus Mustelinus. — Baird.
    Turdus Mustelinus.Audubon.
  2. Wilson.
    N. B. On ne saurait dissimuler la grande incertitude qui existe relativement au nombre et aux espèces de Grives qui viennent en Canada. Peu d’oiseaux ont plus mystifié les naturalistes. D’aucuns prétendent que l’oiseau connu par les paysans canadiens, sous le nom de Flûte, n’est pas réellement la Grive des Bois : pourtant après avoir lu Wilson, il semble difficile d’en douter. Dans le doute, l’auteur a cru devoir donner à la Faune canadienne le bénéfice de ce doute : l’intérêt croissant pour l’histoire naturelle du pays, aura bientôt fourni des données certaines et sur ce fait et sur bien d’autres. — (Note de l’auteur.)