Ornithologie du Canada, 1ère partie/La Corneille


Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 281-287).

LA CORNEILLE.[1]
(Crow.)


La Corneille est un des oiseaux les plus répandus en Canada, comme elle l’est dans le reste de l’Amérique, on pourrait ajouter le monde entier ; de là le mot de l’Écossais, fier de l’ubiquité de sa race, « que l’on ne saurait parcourir sous la calotte des cieux, un pays où l’on ne rencontre en même temps un Écossais et une Corneille. »

Elle fait un nid de branches, de mousse et de crin, qui se voit au loin, au haut des sapins et des épinettes, sur la lisière des forêts ; les œufs sont au nombre de quatre, d’un vert pâle, tachetés de petits points olivâtres. Le mâle veille attentivement pendant que la femelle couve et donne l’alarme si quelque danger se présente. Elle arrive dans nos campagnes à la fin de février ou au commencement de mars, et devance le printemps de quelques semaines, si la température est douce ; quelques-unes, probablement les octogénaires ou les plus infirmes, sont sédentaires en Canada et pendant des hivers rigoureux, il n’est pas rare d’en trouver mortes d’inanition ou de froid.

Une bande de Corneilles a hiverné cet hiver même dans une grange isolée dans le village de Montmagny, se nourrissant de blé et d’avoine ; des défauts de construction leur avaient permis de pénétrer par les fondations ; une fois entrées elles y restèrent.

M. Glackemeyer décrit d’une manière plaisante les délibérations qui, l’automne, précèdent leur départ :

« Je fus témoin, dit-il, il y a trois ans, du départ des corneilles pour leur migration d’automne ; j’entendais un croassement extraordinaire et me dirigeant du côté d’où venait le vacarme, j’aperçus sur la clôture un bataillon noir. Il y avait un nombre considérable de ces oiseaux ; ils se touchaient sur le bout des piquets, dans une étendue d’au moins trois arpents. À l’inflexion de leurs voix, on voyait bien qu’il s’agissait d’une affaire de grande importance ; chaque orateur paraissait donner son avis ; et, semblable à ce qui arrive quelquefois dans les délibérations d’autres bipèdes, de temps à autre plusieurs parlaient à la fois : pourtant il était évident qu’il règnait un certain ordre. Il y avait, parmi, des Papineau, des Morin, des Lafontaine, des Stuart, des Aylwin, etc., etc. Une grosse, perchée sur une souche plus élevée que les autres, était le général de l’année ; elle avait figuré sans doute, à Châteauguay, car on paraissait avoir une si grande confiance dans sa valeur, que l’on bavardait en sa présence sans la moindre crainte : enfin, après de longs débats, l’une d’elles, à la mine intelligente, peut-être était-ce le premier ministre, s’écria : “C’est assez, partons ; si nous restons unies, nous n’avons rien à craindre.” Aussitôt toutes les corneilles prirent leur essor pour ne revenir qu’au printemps suivant, chaque famille dans le même bocage qu’elle avait occupé l’année précédente ; car elles y reviennent immanquablement, et si des étrangères cherchent à s’y introduire, c’est une guerre à mort. »

La nature a doué la Corneille d’une sagacité étonnante pour découvrir le danger : on dit communément que les Corneilles sentent la poudre et le fusil à un mille de distance : le chasseur, à moins de se cacher, ne saurait les tirer que sous le vent.

La Corneille est un oiseau si peu aimé, si peu populaire que, sans sa rare méfiance, l’espèce en serait éteinte depuis longtemps, tant elle a été persécutée par le genre humain. Aux États-Unis, on a mis sa tête à prix, comme celle du loup, de la panthère, etc. Elle se nourrit d’insectes, de grains, de mollusques, de charogne, de poisson mort. Sur le littoral du St.-Laurent, des nuées de Corneilles visitent deux fois par jour les grèves à basse marée, pour enlever le poisson dans les pêches que l’on y tend : une île en particulier, l’île aux Corneilles, tire son nom du nombre extraordinaire de ces noirs volatiles qui y séjournent, c’est le chef-lieu de la tribu. Ces oiseaux font des dégâts horribles dans les champs fraîchement ensemencés. En septembre, leurs dévastations sont fort préjudiciables au cultivateur. En juin et juillet elles se faufilent dans la basse-cour[2] et enlèvent les jeunes poussins, malgré la résistance de leur mère, pour nourrir leurs petits : souvent la poule réussit à repousser l’agresseur. Plus d’une fois nous avons été témoin des bruyants conciliabules, dont les Corneilles accompagnent ce que nos cultivateurs appellent Noces de Corneilles. Cela a lieu ordinairement dans l’après-midi ; le vacarme, une fois commencé, acquiert un crescendo rapide et devient bientôt assourdissant. Après avoir, pendant une demi-heure, sillonné l’air en tous sens, au-dessus d’un grand sapin, la bande entière s’abat sur ses rameaux. Leur sombre plumage sur la verdure de l’arbre, présente au loin un singulier spectacle. Un grand sujet de jubilation pour les Corneilles, c’est la découverte en plein jour d’un Chat-huant ou Duc de Virginie, espèce nocturne et qui ne laisse pendant le jour ses épais fourrés que pour cause majeure. Le ban et l’arrière-ban des Corneilles se battent immédiatement dans tout le canton : de noires cohortes arrivent de toutes parts à la fête. S’il se trouve un Geai ou un Titiri dans le voisinage, il s’enrôle comme escarmoucheur léger, pour harasser le hibou en le becquetant d’en haut, tandis que les Corneilles voltigeant autour, lui tirent, en passant, la queue ou les plumes, ou bien le frappent avec leurs ailes. Le brigand, perché sur une grosse branche, se tient immobile, et dans un morne silence, il semble méditer une vengeance éclatante dès que la nuit se fera. Ses agresseurs le pressent-ils de trop près, il fait claquer son bec, et rouler ses gros yeux jaunes. Enfin, ne pouvant y tenir, il s’élance dans les airs et gagne d’un vol incertain le plus prochain buisson, le taillis le plus impénétrable et se soustrait de cette sorte au martyre qu’on lui avait réservé.

Cette haine implacable des Corneilles et de certains autres oiseaux pour le hibou, a été le sujet d’une singulière expérience que nous fîmes ce printemps. Nous attachâmes un duc empaillé au haut d’un grand orme qui ombrage notre demeure ; ceci avait lieu le soir. Le lendemain, dès l’aube, la famille entière fut éveillée par le plus diabolique vacarme que nous eussions entendu depuis bien longtemps. Il fut facile d’en découvrir la cause. En ouvrant la fenêtre, nous vîmes une nuée de Corneilles, entourant en tous sens l’oiseau de nuit ; les unes le frappaient avec leurs ailes à la figure, mais en prenant toutes les précautions du monde pour se garantir des griffes du monstre. Quelques-unes plus hardies, se hasardèrent sur la branche où était le duc, et se traînant avec précaution, elles le saisirent sournoisement par les plumes de la queue, qu’elles essayèrent de lui arracher une à une, mais non sans crainte qu’il ne se retournât, puis elles s’envolaient bien vite après chaque tentative ; plus tard, voyant que l’oiseau ne résistait pas, les plus braves l’attaquèrent de front avec leurs ailes et leur bec, et elles ne cessèrent que vers huit heures du matin, lorsqu’elles l’eurent entièrement culbuté. L’ennemi étant en déroute, les Corneilles se dispersèrent dans Spencer Wood et dans le Bois-Gomin, pour revenir le lendemain réitérer le même tapage, car nous avions rétabli l’ennemi de la veille. Même résultat chaque jour, pendant trois semaines mais avec moins de Corneilles ; ces oiseaux ayant enfin constaté à n’en plus douter le décès du duc, la paix se rétablit. Quoique défiante,[3] la Corneille aime à séjourner dans les bois qui l’ont vu naître : il y en quatre ou cinq qui fréquentent chaque été depuis plusieurs années, notre jardin ainsi qu’une prairie avoisinante. Personne ne les moleste ; elles arpentent le terrain en tous sens, jusque sous nos fenêtres, surtout le matin ; on dirait qu’elles font partie du fonds même, adscripti glebae.

La Corneille est d’une honnêteté fort suspecte : l’état de domesticité développe ses habitudes perverses.

« Oiseau criard, filou, vorace et coriace, c’est un des grands fléaux de l’agriculture, dit Toussenel, un déterreur de graines, un voleur de cerises, un assassin de levrauts, de perdreaux, de lapins. J’en ai tué quelques-unes et je ne m’en repends pas ! » Margot prise au nid, se familiarise au point de connaître tous les membres de la famille, et fuit les étrangers ; elle ne se fait aucun scrupule de dérober les objets brillants, les couteaux, les cuillers, etc.

La Corneille du Canada, beaucoup plus petite que le Corbeau, est d’un noir[4] luisant à reflets bleus et pourpres ; le bec noir et les pieds noirs et couverts en partie de plumes tombantes ; les bouts des ailes fermées, touchent presque à l’extrémité de la queue qui est arrondie ; la quatrième plume primaire, la plus longue ; les secondaires, échancrées au bout et pointues ; l’iris, couleur de noisette. — « Il existe des doutes, dit Baird, si notre Corneille est bien la même que l’européenne. »

Longueur totale, 18 ; envergure, 38.


  1. No. 426. — Corvus americanus. — Baird.
    Corvus americanus.Audubon.
  2. Voici un fait attesté par un observateur exact :
    « J’ai été moi-même victime de la propensité de cet oiseau vorace : le printemps dernier, j’avais mis mes canards près d’un ruisseau, à une assez grande distance de ma maison ; ils cessèrent aussitôt de nous fournir des œufs ; en vain les cherchait-on, jusqu’à ce que nous nous aperçûmes que les corneilles se les appropriaient. Elles se plaçaient sur le haut d’une cheminée en ruines, près des buissons les canards avaient fait leurs nids et guettaient le moment où ils pondaient pour enlever les œufs, même avant que la pondeuse les eût laissés, et faisaient ainsi, tous les matins, un bon déjeuner aux dépens du mien. » — (Ed. Glackemeyer, de Charlesbourg.)
  3. On les capture au moyen de cornets de fer blanc ou de carton, enduits à l’intérieur de glu, de résine ou de goudron : un fragment de viande ou de poisson est jeté dedans : Margot, dans sa voracité, plonge le bec dans le cornet, qui l’encapuchonne. Elle s’élève de suite perpendiculairement à perte de vue, puis elle retombe à terre, épuisée où on la décoiffe et où on la prend. (Note de l’auteur.)
  4. On nous signale un fait singulier : il ne s’agit pas précisément de la découverte du Merle blanc, mais de l’apparition en 1847, à Sainte Anne des Monts, comté de Gaspé, d’une Corneille blanche : « Véritable objet de curiosité pour les populations entières, et on venait de plusieurs lieues voir ce phénomène. Cette Corneille, éclose au milieu de ses noires compagnes dans un petit bois de sapins situé en arrière de la demeure de M. Sasseville, avait un plumage blanc crème, sans aucune trace d’autre nuance : du reste, elle avait exactement la taille, la forme, le cri et les habitudes des autres individus de son espèce. »(J. C. Taché.)
    On a remarqué des albinos dans toutes les espèces ; mais c’est la première fois que nous entendons parler de Corneilles blanches, quoique Wilson parle de Corbeaux blancs en Islande.
    Un cultivateur de Ste.-Foy, comté de Québec, vient de porter chez M. Couper, taxidermiste de cette ville, une souris blanche : elle est évaluée à $4, d’où l’on peut conclure que parmi les rongeurs aussi bien que parmi les individus de l’espèce humaine, la couleur y fait beaucoup, quant à leur valeur aux yeux de ceux qui les exploitent. M. Couper prétend que ce n’est pas un albino, attendu que les albinos ont les yeux rouges, mais bien une souris d’une nouvelle espèce. — (Note de l’auteur.)