Orissa, une province anglaise de l’Inde

Orissa, une province anglaise de l’Inde
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 103 (p. 889-913).
ORISSA
UNE PROVINCE ANGLAISE DE L'INDE

Orissa, by W. Hunter, 2 vol. in-8o, Londres 1872.

Orissa est une province du Bas-Bengale, située sur la côte orientale de l’Hindoustan, qui par les phénomènes physiques et météorologiques dont elle est le théâtre, par la multiplicité et les mœurs des races qui l’habitent, offre un spectacle des plus curieux, et peut donner une juste idée des vicissitudes auxquelles sont soumises les populations de ces contrées. Un livre récemment publié par M. Hunter nous éclaire sur ces divers points. Il est le résultat d’un travail de statistique ordonné en 1855 par la cour des directeurs et repris en 1867 conformément aux ordres du gouverneur-général. Ce travail, qui ne s’applique encore qu’à la seule province d’Orissa, dont l’étendue est à peu près celle de l’Ecosse, mérite d’être signalé, car il montre les difficultés en présence desquelles les Anglais se trouvent journellement dans l’Inde et le rôle qu’ils ont à y remplir. Il ne s’agit plus, ainsi que faisait la compagnie des Indes, de regarder ces pays comme une simple source de revenus ; on doit désormais s’occuper de rendre la justice, de secouer la torpeur des habitans par un vaste système d’instruction, d’organiser un service sanitaire pour arrêter la marche des maladies épidémiques, de combattre les sécheresses et les inondations, de mettre fin, par la création de voies de communication, aux famines qui désolent périodiquement certaines provinces, en un mot, de soustraire une population de 200 millions d’hommes à la perspective continue d’une mort imminente. Alors seulement l’Inde pourra être considérée comme un pays civilisé, et les capitaux anglais pourront s’y aventurer en toute sécurité.


I

La province d’Orissa est divisée en deux parties bien distinctes, l’une de plaines et de marais, située le long de la mer, l’autre de montagnes se reliant au plateau de l’Inde centrale. La partie montagneuse, qui, d’après les traditions historiques, était jadis baignée par la mer, en est aujourd’hui séparée par une plaine d’alluvion de 250 kilomètres de longueur sur 80 de largeur. Trois grands cours d’eau, qui prennent leur source dans l’intérieur, la traversent presque parallèlement en se dirigeant de l’ouest à l’est pour se déverser dans le golfe du Bengale. Ce sont, en commençant par le sud, le Mahanadi, le Brahmani et la Baitarani. Ils forment des vallées pittoresques, qui tantôt s’élargissent en plaines couvertes de rizières, tantôt se resserrent entre des rochers qui pendant la saison des pluies forcent le fleuve à s’élever à une prodigieuse hauteur. Le Mahanadi, dont la largeur varie de 2 à 3 kilomètres, est partout navigable par les bateaux plats, et forme une route excellente pour pénétrer dans l’Inde centrale. Cette région, qui n’est soumise que nominalement à l’autorité britannique, est peuplée de tribus sauvages, débris des anciennes races de l’Inde, vivant côte à côté, les unes nomades, les autres sédentaires, suivant qu’elles appartiennent à des âges différens de la civilisation.

En débouchant dans la plaine, les trois fleuves se divisent en une multitude de bras qui s’entre-croisent et se contournent sur eux-mêmes avant de se rendre à la mer, au milieu d’une région de marais, d’étangs et de lacs, dont le plus considérable est le lac Chilka, dans la partie méridionale de la province d’Orissa. Ce lac, qui reçoit un des bras du Mahanadi, est séparé de l’Océan par une étroite bande de sable. À l’ouest, il est entouré de montagnes qui descendent perpendiculairement dans les flots ou bien lancent en avant leurs promontoires de rochers ; au nord, il se perd dans une région amphibie, moitié terre, moitié eau, formant une suite interminable de bas-fonds, de rivages couverts de joncs, d’îles qui s’élèvent à peine hors de l’eau, et que la vase entraînée par les fleuves fait chaque année surgir du fond des mers. Il a une étendue de 800 kilomètres carrés pendant la saison sèche, de 1,170 kilomètres carrés pendant celle des pluies ; la profondeur n’excède point 2 mètres. Une brèche étroite ouverte dans la bande de sable le réunit à la mer, qui pendant la marée haute y envoie des vagues couvertes d’écume. Au moment des pluies, les rivières gonflées se précipitent de tous côtés dans le lac, en chassent l’eau de la mer, et le transforment en un lac d’eau douce. Pendant les six mois que souffle la mousson du sud, l’Océan pousse vers le rivage des amas de sable tiré de ses profondeurs et soutient une lutte violente avec le fleuve ; il en repousse les eaux, et les force à déposer la vase dont elles sont chargées. Lorsque le fleuve remporte, celui-ci refoulé à son tour l’Océan et se creuse un canal à travers les bancs de sable accumulés ; enfin, lorsque ces forces opposées viennent à s’équilibrer, la mer forme une barre à quelque distance de l’embouchure du fleuve, qui abandonne des dépôts à droite et à gauche et augmente son delta. Par leur antagonisme même, la mer, qui rejette son sable, et les rivières, qui charrient de la vase, concourent ensemble à l’accroissement successif de la terre aux dépens de l’eau. Toute la côte du Bengale présente ainsi une série de promontoires reliés entre eux par des baies arrondies dont le fond est occupé par l’embouchure des fleuves. Lorsque par l’élargissement de son lit le fleuve a perdu de sa force, la victoire définitive reste à la mer ; alors les marées chargées de sable et les courans de la baie font surgir au travers de l’embouchure un banc qui arrête l’écoulement des eaux et qui forme un lac intérieur. Telle a été l’origine du lac Chilka, qui peut être regardé comme une ancienne baie du golfe de Bengale en voie d’atterrissement. La bande de sable qui le sépare de la mer n’avait, il y a cinquante ans, que 1 kilomètre à peine de large, elle en a 3 aujourd’hui. En 1780, elle avait encore une ouverture susceptible d’être franchie par les grands bâtimens ; en 1825, il a fallu creuser un canal artificiel qui est déjà presque comblé. — Toute la plaine d’Orissa, sur une largeur de 80 kilomètres, a une formation analogue.

En général, à l’embouchure des fleuves du Bengale, le sol est couvert de jungles épais, entrecoupés de canaux d’où s’échappent des miasmes pestilentiels. On dirait que la nature s’est arrangée pour faire son œuvre en secret, et qu’elle ne veut pas être troublée dans ses créations. Quand cette œuvre est finie, et que les continens sont créés, elle les livre à l’homme ; mais jusque-là elle l’éloigné par des exhalaisons méphitiques. Le Mahanadi semble pourtant faire exception, car les terres à peine émergées sont envahies par des populations que pousse en avant le flot humain du continent. Autour du lac Chilka en effet habitent des communautés d’hommes aussi divers dans leur nature et leur histoire que les formations géologiques qui l’entourent. Sur le bord occidental, où les montagnes surplombent le lac, dés races sauvages vivent comme elles peuvent au milieu des jungles, chassant, coupant les bois, faisant la guerre aux bêtes sauvages et cultivant leurs vallées d’une manière intermittente, en émigrant d’un lieu à un autre. Des hameaux de pêcheurs et de fabricans de sel sont épars sur la bande comprise entre le lac et la mer, et tirent une maigre récolte de riz des bas-fonds momentanément desséchés du lac. Au sud-ouest, des villages de bateliers font métier de transporter le surplus de la production d’Orissa vers le rivage de Ganjam, dans des bateaux plats en forme de cercueils. À l’extrémité opposée, là où les fleuves débouchent dans le lac, des communautés d’habiles cultivateurs s’abritent derrière leurs digues et récoltent de belles moissons, quand elles ne sont pas enlevées par l’inondation avec leurs bestiaux et leurs maisons.

Les îles Parikud, situées au sud du lac Chilka, émergent à peine de l’eau ; elles sont cultivées et sur certains points couvertes d’arbres qui leur donnent l’aspect d’un parc anglais. Il y a cent ans, elles étaient habitées par une population si misérable, que les troupes qui les traversèrent durent emporter avec elles le bois de chauffage et les vases de terre pour la cuisson des alimens ; même aujourd’hui, les conditions de la vie y sont très difficiles. Du côté de la mer, les rives de sable ne produisent rien ; du côté du lac, elles donnent de riches moissons de riz, pourvu que l’année soit humide sans cependant amener d’inondations : autrement la détresse y est à son comble. Elles n’ont ni rivière d’eau douce, ni fontaines, il n’y a que des puits qui ne peuvent servir aux irrigations. La population agricole est de race aryenne ; elle parle le sanscrit et est restée fidèle aux anciens rites et aux anciennes divinités. Le rajah exerce une autorité héréditaire et incontestée sur 54 communautés agricoles, dont les 900 feux sont groupés par villages. Il touche pour la location des terres une redevance qui varie de 30 centimes à 7 fr. 50 par acre ou 40 ares, suivant la classe à laquelle appartiennent les tenanciers ; les classes inférieures paient, bien entendu, plus que les autres. Les terres ainsi louées sont un sable gras, facile à labourer, quoique sujet à la sécheresse. Quand l’humidité est suffisante, elles produisent une moisson splendide ; mais les habitans sont à la merci de quelques pouces d’eau de plus ou de moins. Lorsque la pluie se fait attendre, tout est brûlé, tandis que, quand elle tombe avec un peu trop d’abondance, la contrée est inondée et ruinée par l’eau salée, comme elle le fut en 1866, où, sur 3,000 hectares cultivés, 2,800 ont été couverts par les flots. À l’est se trouve la mer avec ses cyclones et ses vagues immenses, à l’ouest le Chilka avec ses rivières irrégulières, se frayant un passage à travers les champs de riz. Sur les côtes habitent quelques communautés de pêcheurs et de bateliers qui gagnent leur vie à fabriquer des filets ; ils appartiennent à la tribu des Telingas des environs de Madras et descendent des races aborigènes du pays ; ils parlent une autre langue et adorent d’autres dieux que la population agricole, dont ils vivent absolument séparés.

La seule industrie de Parikud est celle du sel. On obtient cette précieuse denrée soit par l’évaporation solaire, soit par l’ébullition ; le premier procédé était autrefois seul en usage, et le gouvernement eut beaucoup de peine à introduire le second en 1815. L’Indien prétend que le sel produit par le soleil est plus pur que celui qui est dû aux procédés artificiels de l’homme, et n’en veut pas d’autre dans les temples. Le sel fabriqué à Liverpool revient dans l’Inde à très bon marché : envoyé à Calcutta comme lest, il en a chassé le sel indigène ; mais à Orissa l’orthodoxie religieuse repousse un article produit par les mains des infidèles, car toute la vie des habitans se passe en exercices spirituels, et le sel joue un grand rôle dans la purification des âmes. La fabrication commence avec la saison chaude dans la dernière quinzaine de mars. On creuse depuis le lac Chilka un canal avec des cuvettes larges et peu profondes de chaque côte. Ces cuvettes sont à angle droit avec le canal, par rangées de quatre, et ont chacune 7 mètres carrés. Le premier jour, on introduit l’eau du canal dans la première cuvette de chacune des rangées ; elle y reste vingt-quatre heures, et, comme la profondeur n’est que de 45 centimètres, l’évaporation se fait rapidement. Le lendemain, la saumure passe dans la seconde cuvette, qui a 60 centimètres de profondeur, et ainsi de suite d’une cuvette à l’autre jusque dans la quatrième, qui a 90 centimètres. Le cinquième jour, on la fait passer dans des étangs de 46 décimètres carrés et de 15 centimètres de profondeur, où elle reste pendant la chaleur du jour. Le soir, la fabrication est complète, et le sel retiré des étangs. Ces différentes phases de la fabrication se succèdent sans discontinuité. Chaque établissement est conduit par 5 hommes qui gagnent un peu plus de 25 centimes par jour ou 7 fr. 50 par mois. La production est de 15 tonnes la première semaine, et, si la fabrication marche sans interruption, elle peut atteindre 80 tonnes en quinze jours ; mais c’est une industrie aléatoire, car une simple pluie suffit pour arrêter l’opération et forcer à vider les fosses. Le prix de fabrication est de 16 francs 65 cent, par tonne, qui, ajouté au droit fiscal de 216 francs, porte le prix de revient de la tonne à 233 francs.

Les habitans de la province d’Orissa sont constamment à la veille de mourir de faim, soit par suite des sécheresses, soit par suite des inondations. Les pluies, qui, réparties sur l’année tout entière, seraient bienfaisantes, ne durent que quelques semaines et font défaut le reste du temps ; il survient alors des sécheresses qui brûlent les récoltes sur pied. En 1770,10 millions de paysans périrent dans le BeDgale en subissant toutes les tortures de la faim, et pendant plus de vingt ans le tiers des terres resta inculte. Depuis cette époque, il se produisit en 1836, 1839, 1840, 1865, des sécheresses qui furent presque aussi meurtrières.

Si terribles que soient les sécheresses, les inondations le sont davantage encore. Nous avons dit que les trois fleuves qui traversent Orissa, après avoir drainé dans leur parcours, depuis l’intérieur du plateau central, les pluies d’un bassin de 147,500 kilomètres carrés, vont en se rapprochant peu à peu les uns des autres jusqu’à ne plus être séparés que par un intervalle de 48 kilomètres à peine, et qu’ils lancent leurs flots accumulés sur le district de Cattack. La rapidité que ces eaux avaient dans la montagne se trouvant subitement arrêtée quand elles arrivent sur le terrain plat, du Delta, elles se séparent en une multitude de bras qui s’entre-croisent, comme ferait le liquide contenu dans une cruche lancée contre terre avec violence.

Le Mahanadi, littéralement le grand fleuve, prend sa source dans l’Inde centrale, et reçoit d’innombrables affluens. Tant qu’il reste dans la région montagneuse, il coule toujours au fond des vallées en contournant les montagnes ; mais, lorsqu’il débouche dans la plaine près, de Cattack, le lit s’élève au-dessus du niveau des terres voisines, et s’encaisse dans des berges qui forment comme des chaînes de collines parallèles ; au lieu de recevoir des affluens, le fleuve donne naissance à des bras qui lui impriment le caractère deltaïque, inconnu, à l’Europe. Ce phénomène tient à ce que, par suite de la rapidité de leur cours dans la partie montagneuse, les eaux entraînent une prodigieuse quantité de limon, qui se dépose quand le changement de pente rend le courant moins violent. Le lit s’élève ainsi peu à peu jusqu’à former un canal qui coule au-dessus des plaines voisines, et, comme les dépôts terreux, sont plus abondans dans le lit. que sur les bords, la capacité du canal diminue sans cesse. Le même effet se produisant dans chacun des bras du fleuve, la masse d’eau qui arrive trouve de jour en jour un écoulement moins facile. Pendant l’été, alors que les affluens supérieurs ne fournissent qu’un faible contingent, les canaux suffisent à débiter les eaux ; mais pendant la saison des pluies des torrens gonflés se précipitent de toutes les vallées latérales dans ; celle du Mahanadi, et y accumulent une masse liquide bien supérieure à celle : qui peut s’écouler naturellement. AÀ ce moment, le fleuve a un volume de 50,900 mètres, cubes par seconde, un tiers de plus que le Gange, es, comme les canaux du Delta ne peuvent en débiter que la moitié, le surplus passe par-dessus les borde et inonde la contrée. Les rivières étant plus élevées que les plaines, les eaux ne peuvent plus rentrer dans leur lit, et couvrent les champs longtemps encore après que les rivières ont repris leur niveau ; elles restent stagnantes, formant des marais, noyant les récoltes, empoisonnant l’air de miasmes délétères jusqu’à ce que le soleil les ait évaporées, ou qu’elles aient trouvé vers la mer un écoulement accidentel.

En 1866, la province d’Orissa sortait à peine de la terrible famine de 1865-66 ; le peuple avait épuisé ses derniers approvisionnemens, et voyait dans la récolte future un espoir de salut, quand tout à coup les rivières fondirent sur le pays et inondèrent les plaines voisines. Dans les trois districts d’Orissa, 2,700 kilomètres carrés ont été submergés pendant une durée de trente et parfois de soixante jours. L’eau n’avait pas moins de 1 mètre de profondeur, et sur beaucoup de points elle en atteignait cinq. Une population de 1,308,000 individus, fut subitement chassée de ses demeures et isolée au milieu d’un océan furieux. Des milliers de personnes cherchaient leur salut dans des canots, sur des radeaux de bambous, sur des troncs d’arbres ou sur des meules de riz qui menaçaient de s’écrouler. Personne cependant ne fut noyé dans le premier moment de l’envahissement des eaux, car les malheureux habitans, sachant par expérience ce qui les attend, sont toujours préparés à ce malheur ; dans beaucoup de villages, des bateaux sont attachés aux maisons, et les toits es bambous sont très élevés et disposés de façon à pouvoir servir de refuges. Les banyans avaient des grappes d’êtres humains dans leurs branches, où venaient aussi se réfugier les serpens, les fourmis, les lézards et tous les autres petits animaux de la création, qui couvrirent les plus faibles rameaux jusqu’à ce que la famine les eût fait disparaître successivement. Le bétail souffrit beaucoup, les moutons et les chèvres furent emportés par troupeaux, et leurs cadavres flottaient couverts de vautours qui se disputaient cette proie ; Le spectacle le plus triste était celui des animaux de labour, qui, appuyés sur des arbres, se tenaient debout sur leurs jambes de derrière, et rejetaient l’eau par leurs narines jusqu’à ce qu’ils tombassent épuisés dans le gouffre.

Telle fut l’inondation de 1866, qui n’eut d’exceptionnel qu’une durée plus longue et les calamités qui en furent la suite. Après l’écoulement des eaux, les survivans se retrouvèrent au milieu d’une région désolée, couverte d’une boue fétide et de moissons pourries. Les récoltes pour une valeur de 77 millions de francs furent détruite. Une famine d’autant plus épouvantable que l’inondation avait succédé à la sécheresse lui fut la conséquence, et le quart de la population d’Orissa mourut de faim dans tout le Bengale, le nombre des victimes du fléau fut de 750,000. Si ce chiffre est moins élevé que celui de 1770, cela tient à ce que les voies de communication créées depuis lors permirent, quoique trop tard, d’apporter des secours.

Le gouvernement anglais ne pouvait rester le témoin impassible de pareilles calamités sans encourir le reproche de manquer aux premiers devoirs de l’humanité, et par ses ordres diverses tentatives ont été faites pour combattre ces fléaux, ou tout au moins pour en atténuer les effets. On eut d’abord recours au moyen qui paraissait le plus naturel, l’établissement de digues longitudinales, grands amas de terre accumulés sur les bords des fleuves et d’une largeur de plusieurs kilomètres. Sous l’administration indigène, chaque village devait entretenir les digues situées sur son territoire ; mais depuis la domination anglaise ce soin incombe au gouvernement, car il n’est pas juste d’imposer à certaines communes les dépenses nécessaires à la protection du pays tout entier. Pendant les quinze dernières années, la dépense a été de 2,437,050 fr. Ce n’est pas la seule charge que les inondations imposent au gouvernement britannique. Celui-ci est en effet, après ces désastres, obligé de consentir à des réductions de taxes qui, de 1852 à 1866, se sont élevées à 2,638,400 francs, non compris la perte résultant des terres que la crainte de l’inondation a fait laisser incultes. Ce n’est encore que peu de chose en présence de la diminution progressive des ressources de la province, des récoltes détruites, de la misère des habitans, de la mort à laquelle des millions de sujets anglais sont incessamment exposés.

Le gouvernement a compris que, pour triompher du fléau, il fallait adopter des mesures d’ensemble, et il a ordonné les études nécessaires. D’après les projets présentés, il y aurait trois séries de travaux à entreprendre. La première aurait pour objet de régulariser les cours d’eau par la construction de digues protectrices ; mais, comme des doutes subsistent encore sur l’efficacité de ces digues, le gouvernement hésite à engager des sommes considérables pour un résultat qui peut être négatif. La seconde série consisterait dans l’ouverture de canaux ayant pour objet de dériver les eaux et de les utiliser pour les irrigations de la navigation. Trois barrages massifs, de 2 kilomètres de large, ont été jetés au travers des trois bras du Mahanadi, au-dessus de Cattack. Des réservoirs ainsi formés partent quatre grands canaux ; l’un se dirige vers Ganjam en passant par le lac Chilka, deux se rendent à la mer en traversant le delta sous des angles différens, et le quatrième contourne les montagnes, au nord des districts de Cattack et de Balasor, et doit plus tard déboucher dans l’Hugli, au-dessous de Calcutta. Sur les 402 kilomètres que doit avoir ce dernier, 120 sont construits et en état d’irriguer par des canaux secondaires environ 36,000 hectares de terre. Ces travaux avaient été commencés par une compagnie dans l’espoir que les concessions d’eau faites aux cultivateurs donneraient de grands bénéfices ; il n’en a pas été ainsi, parce que ces concessions étaient d’un prix trop élevé, et que les Indiens, peu prévoyans, hésitent à faire à l’avance des sacrifices pour se mettre à l’abri des sécheresses. Le gouvernement a donc pris à son compte les travaux exécutés et en a ouvert de nouveaux. Il a déjà dépensé pour cela 32 millions de francs. — La troisième série de travaux doit avoir pour objet de faciliter l’accès de la province aux produits du dehors pour atténuer les conséquences des mauvaises récoltes. Les rivières envasées ne sont plus navigables ; les côtes sont inabordables pendant les six mois de la mousson d’été, et, comme le vent commence à souffler avant qu’on ait pu se rendre compte de l’état des récoltes, la malheureuse province, en cas d’insuffisance, reste abandonnée à elle-même, séparée du reste du monde comme un navire désemparé et sans provisions au milieu de l’océan. Dans le Bengale, des routes et des chemins de fer peuvent, s’il survient une famine, apporter des denrées de tous les points de l’Inde ; mais pour Orissa c’est chose impossible, et les ressources qui pourraient venir du dehors font défaut. Il importe, pour rompre cet isolement, de mettre les rivières d’Orissa en communication avec celles du Bengale, de créer des chemins de fer, surtout de creuser de nouveaux ports qui, à l’abri des moussons, soient accessibles pendant toute l’année.

Tous ces travaux coûtent cher, et ne peuvent être entrepris que si les habitans consentent à payer la plus-value qui en résultera pour leurs terres ; autrement il faudra obérer le trésor d’une somme de plus de 50 millions de francs. Le gouvernement britannique faillirait à son titre de gouvernement civilisé, s’il restait inerte devant des catastrophes qui font périr d’un seul coup plusieurs centaines de mille hommes ; d’un autre côté, il ne peut entreprendre les travaux nécessaires pour les prévenir sans s’imposer d’énormes sacrifices. C’est un des nombreux problèmes qui dans l’Inde se posent à l’administration anglaise, et dont la solution est encore à trouver.


II

Les plus anciens documens parlent d’Orissa comme d’un royaume maritime s’étendant de l’embouchure du Gange à celle du Krishna. C’était une bande de côtes, séparée de l’Inde proprement dite par une barrière de montagnes et de forêts. Moitié boue, moitié eau, couverte de lacs et de marais, sillonnée de rivières au cours incertain,. cette contrée était habitée par des hommes appartenant aux races non aryennes. Leurs descendans vivent encore aujourd’hui sous leurs anciens noms, dans les jungles et les montagnes du centre, sans avoir rien changé à leurs mœurs ni à leur religion. Longtemps ils luttèrent contre l’invasion aryenne venant du nord ; mais ils succombèrent et furent repoussés loin des lieux habités par les vainqueurs. Considérés par ceux-ci comme appartenant à une race impure et inférieure, jamais ils ne se mêlèrent à eux, et ils sont représentés dans les livres sanscrits comme un objet d’horreur. La religion des Aryens était le brahmanisme, dont la principale divinité est Siva, l’universel destructeur ; les rites religieux avaient surtout pour objet, non d’implorer sa bonté, mais de détourner sa colère. Ce culte, qui était celui des classes privilégiées, maintenait impitoyablement la distinction des castes, et couvrit la province de villages brahmanes, dont les habitans avaient un caractère quasi religieux. Plus tard, sans qu’on puisse préciser à quelle époque, survinrent des migrations bouddhistes, qui s’opérèrent non par les armes, mais par une infiltration insensible. Les sectateurs de Bouddha vécurent d’abord dans les montagnes et les rochers, où ils creusèrent des habitations qui subsistent encore, et dont les plus récentes datent du Ve siècle avant l’ère chrétienne. Le culte de Bouddha est beaucoup plus humain que celui de Siva et plus spiritualiste. Les missionnaires de cette religion avaient quelque ressemblance avec les moines chrétiens du moyen âge ; comme eux, ils rayonnaient autour des lieux où ils s’étaient établis, prêchant à tous l’amour du créateur et sans imposer d’autres prescriptions que la charité pour tous les hommes, l’obéissance aux parens, le respect de la vie et la propagation de la vraie foi. Pendant de longs siècles, les deux religions vécurent côte à côte, et, suivant que les princes d’Orissa appartenaient à l’une ou à l’autre, elles eurent des alternatives de prospérité et de délaissement. Comme en Europe, c’est du Xe au XIIIe siècle que l’architecture religieuse atteignit son apogée ; mais les monumens de l’Inde surpassent de beaucoup en beauté ceux que nous avons sous les yeux.

Lorsque les musulmans envahirent, au XVIe siècle, la province d’Orissa, ils détruisirent les temples, brisèrent les statues et transformèrent les palais indiens en écuries pour leurs chevaux. Néanmoins leur domination ne fut jamais assez complète pour imposer aux habitans une nouvelle religion. Le culte de Bouddha resta celui de la plus grande partie de la population ; mais il se transforma et se modifia suivant les dispositions spéciales de ses sectateurs. Dans quelques parties montagneuses occupées par les Aryens, il prit la forme hautement spiritualiste du jainisme ; ailleurs, il se confondit avec le culte de Vichnou, qui impose aux fidèles l’adoration du soleil ou de l’une des autres incarnations de la Divinité. A Orissa, ce dernier supplanta peu à peu tous les autres, grâce à la facilité avec laquelle il admit dans ses temples tout le panthéon indien. Par l’ingénieuse invention des incarnations successives, Vichnou se trouve être le centre d’un cycle entier de systèmes religieux, et confond parmi ses adorateurs des hommes appartenant aux races les plus diverses et aux civilisations les plus éloignées. Sans perdre son identité, il cumule les attributs de neuf des dieux les plus populaires de l’Inde, et ses prêtres ont une dixième incarnation en réserve pour mettre d’accord les superstitions du peuple avec le théisme, que l’éducation anglaise a répandu dans les classes élevées. Le vichnouvisme se prête ainsi à toute évolution religieuse. Loin de prétendre à l’immuabilité, il accepte les idées nouvelles sans renier l’idée première ; il construit de nouveaux temples à de nouveaux dieux sans abattre les anciens, et allie les innovations les plus radicales au conservatisme le plus prononcé. Malheureusement, au lieu de rester dans cette région si élevée et si philosophique, les prêtres ont accepté également les rites, les superstitions et les cérémonies grotesques ou ignobles des autres cultes. Ils ont eux-mêmes perdu de leur caractère spirituel, et se sont abandonnés aux jouissances de ce monde, au désir d’accroître leurs richesses.

Orissa a toujours été considérée comme la terre-sainte des Hindous. Les anciens livres ne tarissent pas sur ce pays enchanteur : ses heureux habitans sont sûrs d’entrer dans le monde des esprits, les eaux sacrées de ses fleuves effacent les péchés de ceux qui s’y plongent, les fleurs y sont odorantes, les fruits exquis ; quel plus grand éloge d’ailleurs peut-on en faire que de dire que Dieu lui-même a daigné l’habiter ? On trouve des temples pour tous les cultes, des pèlerinages pour tous les dévots. Chaque circonscription administrative possède une communauté de cénobites, chaque village a des terres affectées au clergé. Des milliers de monastères couvrent la province, et l’étranger lui-même qui parcourt le pays s’aperçoit aussitôt qu’il est sur une terre sacrée.

C’est à Puri, la ville aimée de Vichnou, que se trouve le temple de Jagannath, objet de la vénération universelle. Construite sur le rivage même de la mer, protégée d’un côté par les brisans, de l’autre par des marais et des inondations, cette ville s’est presque toujours trouvée à l’abri des invasions. Après avoir été pendant dix-huit siècles le refuge de la religion hindoue, elle est devenue la ville sainte de Bouddha, dont elle a conservé la dent d’or pendant un laps de temps très considérable. La première mention historique de Jagannath date de l’année 318 de notre ère, quand les prêtres se réfugièrent à Puri avec la statue sacrée de ce dieu pour la sauver des pirates. Pendant cent cinquante ans, cette statue resta enterrée dans les jungles, trois fois elle fut cachée dans le lac Chilka ; soit que les pirates de la mer vinssent exercer leurs déprédations, soit que les cavaliers afgans envahissent le pays, c’était le dieu qu’on cherchait d’abord à sauver. En 1558, un général musulman, étant parvenu à s’emparer de la statue, pensa s’en débarrasser en en faisant une pile de pont sur le Gange ; mais le fleuve, reconnaissant son dieu, l’entraîna dans sa course jusqu’à ce qu’un prêtre le recueillît et le ramenât à Orissa.

Jagannath est la divinité du peuple devant laquelle tous sont égaux, un homme des castes inférieures ne peut entrer dans un village ni avant neuf heures du matin, ni après quatre heures, de peur que les rayons obliques du soleil ne projettent son ombre sur les pas d’un brahmane ; mais en présence de Jagannath le prêtre-et le paysan se valent. Dans les cours du temple, des milliers de pèlerins se partagent la nourriture sacrée sans distinction de caste ou de race, et le prêtre peut y donner la main à un chrétien. Comme dans les églises catholiques, personne n’est trop élevé, personne n’est trop humble pour n’y pas entrer. Tous les anciens cultes y ont successivement trouvé un abri et célébré leurs cérémonies diverses sous les yeux de Vichnou, auquel s’adressent tous ces hommages, sous quelque nom qu’on les lui décerne.

Le temple de Jagannath fut construit de 1174 à 1198 par le roi Assang Bhim Deo, qui voulut par là expier le meurtre involontaire qu’il avait commis sur la personne d’un brahmane ; il coûta environ 12 millions de francs, acquit bientôt une immense réputation de sainteté, et attira de nombreux pèlerins. Les musulmans, qui au XVIe siècle avaient détruit les autres monumens religieux, ne touchèrent pas à celui-ci, mais, en taxant les pèlerins, ils s’en firent une source importante de revenu. Par de nombreuses donations, le temple de Jagannath devint fort riche, et dès 1810 il fallut que le gouvernement anglais intervînt pour surveiller l’administration des biens qu’il possédait. Le revenu que produisent les offrandes est de 1,700,000 fr. ; mais, comme d’habitude, la richesse amena la démoralisation des prêtres et la multiplication des monastères. Il y a aujourd’hui 6,000 individus employés dans le temple comme prêtres, gardiens ou guides, et le nombre de ceux qui habitent les monastères est d’au moins 20,000, tous au service de Jagannath. L’enceinte sacrée a la forme d’un carré de 200 mètres de long sur 190 de large ; elle est protégée contre les regards profanes par un mur massif de 6 mètres de haut. Dans l’intérieur sont 120 temples dédiés aux diverses formes sous lesquelles les Hindous se sont figuré la divinité ; mais la grande pagode est celle de Jagannath : c’est une tour conique, sculptée avec art, de 58 mètres de haut, noircie par le temps et couronnée de la roue mystique de Vichnou. Le temple se compose de quatre chambres communiquant l’une avec l’autre. La première est la salle des offrandes, la deuxième celle des danseuses et des musiciens ; la troisième est la salle d’audience, d’où les pèlerins contemplent le dieu, la quatrième enfin est le sanctuaire surmonté de la tour conique : c’est là qu’est Jagannath avec son frère Balabhadra et sa sœur Subhadra, ornée de bijoux. Ce sont des blocs de bois grossièrement taillés et représentant un buste humain ; ils sont couverts de vêtemens d’or, mais n’ont ni pieds ni bras, parce que, disent les prêtres, le maître du monde n’en a pas besoin pour exécuter ses desseins. Les offrandes consistent en fleurs, en fruits, en produits de toute espèce, destinés à la nourriture du dieu ; pendant ses repas, les portes sont fermées, et les pèlerins relégués dans les premières salles, où ils récitent leurs prières. Vingt-quatre fêtes, dont la principale est celle du char, pendant laquelle on promène la dent de Bouddha, ont lieu chaque année, et attirent de toutes les parties de l’Inde des multitudes de pèlerins.

Ce désir de visiter le berceau de la religion n’est pas particulier aux populations indiennes. Voir les lieux que Dieu a habités, se plonger dans les eaux où il s’est baigné, s’arrêter sous les arbres séculaires qui l’ont abrité, prier sur la montagne qui a entendu ses enseignemens, suivre sur le roc la trace de ses pas, ce fut toujours l’ambition de tous les vrais croyans, à quelque religion qu’ils appartiennent. Au moyen âge, les nations européennes encore barbares, oubliant leurs discordes, s’en allèrent ensemble à la conquête des sanctuaires du christianisme. Elles rougirent de leur sang les sables de la Syrie, et même à notre époque peu enthousiaste un courant de pèlerins venant d’Asie, d’Europe, d’Amérique, de Turquie, des montagnes torrides de l’Abyssinie, se précipite vers la terre-sainte au moment des fêtes chrétiennes. Tout bon musulman veut avoir vu La Mecque, et ne recule devant aucune privation pour atteindre son but ; mais nulle part cet amour du pèlerinage ne se manifeste au même degré que dans l’Inde. Jour et nuit, des troupes de dévots arrivent à Puri, et campent dans les villages à plus de 300 milles en avant, sur les routes conduisant à Orissa. Ils forment des bandes de 200 à 300 qui, aux approches des grandes fêtes, se suivent de si près qu’elles vont presque jusqu’à se confondre. Ils marchent en ordre, conduits par leurs chefs spirituels. Les 9/10es sont des femmes, et 95 sur 100 sont à pied. On y voit des dévots de plusieurs sortes, les uns couverts de cendre, d’autres presque nus ; quelques-uns ont les cheveux nattés teints en jaune, d’autres ont le front rayé de rouge et de blanc, un collier autour du cou et un fort bâton dans la main. Çà et là, des voitures couvertes, traînées par les grands buffles de l’Inde supérieure ou par la race plus petite du Bengale, roulent lentement en faisant craquer leurs roues de bois. Celles des provinces du nord, comme le veut la loi musulmane, sont strictement fermées et cachent les femmes à tous les yeux. Les Bengalaises au contraire font du pèlerinage un plaisir, et regardent curieusement ce qui se passe au dehors. Ici, c’est une dame de quelque village des environs de Dehli, qui, vêtue d’une robe voyante, trotte sur son poney, suivie de son mari et d’une servante qui porte dans un panier de l’eau du Gange. Plus loin, c’est une suite de palanquins renfermant un banquier de Calcutta avec ses femmes, et dont les nombreux porteurs font entendre dans la nuit un chant monotone. Le plus beau cortège est celui d’un rajah du nord avec sa caravane d’éléphans, de chameaux, de chevaux, d’hommes d’épée, dans sa chaise à porteurs, au milieu de la confusion et du bruit dans lesquels se complaît toute royauté indienne. Cette grande armée spirituelle, qui s’avance pendant des centaines et des milliers de kilomètres sur les routes brûlantes, traversant des rivières sans ponts, passant dans les jungles et les marais, se recrute aussi régulièrement qu’une armée ordinaire. Des émissaires spéciaux, attachés au temple au nombre de 3,000, vont dans les provinces faire la chasse aux pèlerins, en prêchant la croisade contre le péché. Chacun d’eux conduit sa troupe, et reçoit des émolumens en proportion au nombre des fidèles qu’il amène à Puri.

L’arrivée d’un racoleur de pèlerins est un événement dans la vie monotone d’un village indien. On ne peut s’y méprendre ; sa tête à moitié chauve, sa tunique d’une étoffe grossière, sa coiffure sur les oreilles, son sac sur le dos, la feuille narcotique qu’il mâche en marchant, dénotent à tous un envoyé de Jagannath. Il ne fait pas d’exhortations publiques, mais attend que les hommes soient aux champs pour aller trouver les femmes, dont il cherche à frapper l’esprit en faisant appel tantôt à la crainte, tantôt à l’espérance. Il n’a pas de peine à se faire écouter, car les femmes âgées désirent toutes, et depuis longtemps, voir face à face le dieu qui remet les péchés, leur ambition est de laisser leurs os dans l’enceinte du temple ; des motifs plus mondains agissent sur les plus jeunes, qui trouvent dans ce voyage à travers des pays étranges une distraction à leur vie monotone ; les femmes stériles sont mues par le désir de manger le fruit du banyan sacré, qui donne la fécondité. Une agitation générale se produit donc dans le village à l’arrivée de l’étranger, et les femmes frappent de leur tête les barreaux de leurs âges. Les hommes sont moins faciles à persuader, et n’entrent guère que pour l/10e dans le chiffre total des pèlerins.

La première partie du voyage est assez agréable, la nouveauté du paysage, des races, des langages et des coutumes intéresse les voyageurs. Beaucoup d’entre eux se servent du chemin de fer pendant une partie du trajet, les pèlerins du nord font ainsi 1,000 ou 1,400 milles ; mais en général il reste de 300 à 600 milles à parcourir à pied, et longtemps avant d’avoir atteint le but leur force est épuisée. Les vigoureuses femmes de l’Hindoustan chantent jusqu’à ce qu’elles tombent ; celles du Bengale se traînent piteusement en poussant d’un moment à l’autre un sanglot. Le guide les encourage à faire chaque jour leur étape, afin d’arriver à temps pour les fêtes. Beaucoup néanmoins restent en route, les autres n’atteignent le but qu’estropiées, les pieds sanglans et enveloppés de chiffons.

A la vue de la cité sainte, tout est oublié. Les pèlerins se précipitent en criant sur le vieux pont construit par les Mahrattes, et se jettent avec transport dans les eaux sacrées du lac. A chaque instant, ce sont pour eux de nouveaux spectacles. En passant à la porte du Lion, un homme de la caste des balayeurs les frappe de son balai pour leur enlever leurs péchés, et les force de promettre, sous peine de perdre tout le bénéfice du voyage, de ne raconter ni les événemens de la route, ni les secrets du sanctuaire. Dans les premiers jours de l’excitation, rien ne peut arrêter la libéralité des pèlerins envers leur guide ; mais bientôt en songeant au retour leur munificence se ralentit, et les attentions dont ils sont l’objet diminuent en proportion. Chaque jour, ils se baignent dans un des lacs sacrés, construits artificiellement avec des murs en maçonnerie ; l’un d’eux peut contenir jusqu’à 5,000 baigneurs, et les bords sont couverts de personnes qui attendent leur tour d’y entrer. Au centre du lieu consacré est un vieux banyan, la demeure d’une ancienne divinité forestière, que les pèlerins se rendent favorable en plaçant des fleurs rouges dans les crevasses du tronc. Un autre lieu visité par eux est la porte du ciel ; c’est là que les Indiens des basses classes enterrent leurs morts et que les autres les brûlent.

La maladie et la mort font des ravages épouvantables parmi les voyageurs. Pendant leur séjour à Puri, ils sont mal logés et mal nourris. La nourriture est exclusivement préparée dans les cuisines du temple, elle consiste surtout dans du riz, et elle est présentée à Jagannath pour être sanctifiée avant d’être donnée aux fidèles ; quand elle attend vingt-quatre heures, elle fermente et devient très malsaine. Dans cet état de putréfaction, elle est abandonnée aux mendians, qui errent par centaines autour du sanctuaire.

La mauvaise alimentation n’est pas la seule cause des maladies. Puri est situé au bord de la mer, sur des sables marécageux ; les maisons sont construites sur des plates-formes de boue, au centre desquelles sont des égouts pour les ordures ; il s’en dégage, par des chaleurs de 40 ou 50 degrés, des émanations dont on n’a aucune idée dans les climats tempérés. Les maisons se composent de deux ou trois cellules, sans fenêtres ni ventilation d’aucune sorte, dans lesquelles les pèlerins sont entassés d’une façon révoltante pour l’humanité. Chacun d’eux n’a que la place strictement nécessaire pour se coucher, et quelquefois moins ; ils ne peuvent alors s’étendre qu’à tour de rôle. L’infection de ces maisons est incroyable, et les scènes qui s’y passent défient toute description. Aussi n’est-il pas étonnant que de pareilles cavernes deviennent des foyers d’épidémie cholérique. Le nombre des maisons est d’environ 6,000, et celui des pèlerins, qui est de 300,000 par an, est souvent de 90,000 à la fois, ce qui fait en moyenne 15 ou 18 personnes par maison.

Pendant la saison sèche, beaucoup de pèlerins couchent dans la rue, réunis par troupes, enveloppés de la tête aux pieds du vêtement de coton blanc qu’ils portent pendant le jour. La rosée du matin est, il est vrai, très pernicieuse, mais la possibilité de pouvoir passer la nuit en plein air est un moyen d’échapper à la rapacité des logeurs. Par contre, la fête du char, la plus grande de l’année, tombe au commencement de la saison des pluies. En quelques heures, les rues deviennent des torrens ou des mares qui tiennent en suspension les ordures accumulées pendant les chaleurs. les malheureux pèlerins sont alors forcés de rester enfermés dans les maisons, où le choléra vient invariablement exercer ses ravages, où les vivans et les malades restent couchés côte à côté sur un plancher de boue et sous un toit de feuilles. Si misérable que soit aujourd’hui le sort des pèlerins, il l’était bien plus encore avant que le gouvernement n’eût pris certaines mesures de police pour améliorer leur situation. Il y a des descriptions des rues de Puri, datant d’un certain nombre d’années, qu’on ne peut lire sans frissonner. Les champs autour de la ville étaient couverts de cadavres dévorés par les vautours et par les chiens sauvages ; dans les rues, des milliers de corps de femmes presque nus étaient entraînés par les pluies ; d’autres, collées contre les murs des maisons, attendaient sans se plaindre leur dernier moment. Mais c’est au retour que l’état des voyageurs est le plus affreux. Dépouillés par les prêtres, dont la rapacité est proverbiale, ils plient sous une charge de nourriture sacrée, qu’ils rapportent chez eux, dans des linges souillés ou dans des pots de terre ; ils tiennent en outre une ombrelle en feuille de palmier et un faisceau de bâtons sous les coups desquels ils ont fait pénitence à la porte du Lion. Comme la fête du char coïncide avec le commencement des pluies, ils ont à traverser le réseau gonflé des rivières du Delta ; ceux même qui ont assez d’argent pour payer les bacs attendent parfois plusieurs jours sous la pluie qu’un bateau vienne les prendre. Un voyageur anglais a compté, près d’une simple rivière, plus de 40 cadavres corrompus et dévorés par les fourmis. Lorsque les pèlerins ont dépensé le peu d’argent qui leur reste, ils n’ont plus qu’à mourir. Quand ils traversent des villages, ils obstruent les rues et couchent à la pluie sans abri, sous des arbres, se berçant pendant la nuit d’un chant monotone et plaintif, attendant le jour pour continuer leur pénible voyage ; ceux qui ne peuvent se relever sont abandonnés et meurent sur la route. Chaque jour, la troupe laisse ainsi derrière elle quelques-uns des siens ; les plus heureux atteignent une station anglaise, où on les recueille dans des hôpitaux spéciaux. Quelquefois des bandes de voleurs enlèvent des femmes pour les revendre aux musulmans de l’ouest. Parmi celles qui parviennent à rentrer dans leurs foyers, la plupart ont contracté des maladies incurables, dont elles souffriront toute leur vie. On n’évalue pas à moins de 10,000 le nombre des victimes qui périssent ainsi chaque année, certaines évaluations le portent même à 50,000.

Le gouvernement n’est point resté impassible devant un pareil spectacle. Il n’essaya pas d’interdire les pèlerinages, car il eût violé les droits en vertu desquels il est maître de l’Inde, et méconnu la liberté religieuse de 150 millions de sujets britanniques ; mais en 1867 il cherchait à éclairer les classes intelligentes sur les dangers de ces pratiques. Le vice-roi envoya une circulaire aux officiers du Bengale ; malheureusement les réponses qu’il reçut ne laissèrent aucun espoir d’arriver à une suppression volontaire. Il ne restait plus d’autre moyen à employer qu’une surveillance sanitaire et l’établissement d’une quarantaine pour réduire autant que possible le nombre des victimes. Les mesures que l’on prend sont de trois espèces : elles ont pour objet de diminuer le nombre des pèlerins, d’amoindrir les dangers de la route, de prévenir les épidémies à Puri.

Lorsqu’une épidémie se manifeste, le gouvernement invite les fidèles, par des avis insérés dans les journaux indigènes, à remettre leur voyage à une autre année ; pendant la famine de 1866, il les a même arrêtés sur la route et leur a fait rebrousser chemin sans que son intervention ait été considérée comme abusive ; toutefois dans cette direction son action est très bornée. Les mesures destinées à diminuer le danger du voyage sont plus efficaces. On a construit pour cela le long des grandes routes des hôpitaux dans lesquels les municipalités sont tenues de recueillir et de soigner les pèlerins hors d’état d’aller plus loin. Les officiers anglais s’acquittent de cette tâche avec beaucoup de zèle, et ramassent des centaines de malheureux qui, faute de soins, mourraient dans les vingt-quatre heures. Il serait désirable qu’on établît un service de patrouilles dans toute l’étendue de la province ; mais les frais seraient très élevés. Bien des personnes d’ailleurs s’opposent aux dépenses de cette nature, sous prétexte qu’il est injuste de faire payer à la communauté les conséquences des actes que les pèlerins commettent de leur plein gré. Il ne faut pas perdre de vue pourtant qu’en temps de choléra c’est la santé publique qui est en jeu. Un autre moyen d’atténuer le danger consiste à interdire aux pèlerins l’entrée des villes, et de préserver ainsi celles-ci de l’épidémie ; Cattack, la capitale d’Orissa, autrefois régulièrement décimée, est, depuis l’application de cette mesure, à l’abri du fléau. En dehors du cordon sanitaire, des marchands vont vendre aux pèlerins la nourriture dont ils ont besoin. Ce serait à Puri même qu’il importerait surtout de combattre le mal, puisque c’est là qu’il prend naissance. Cependant ce n’est qu’en 1867 qu’un médecin y fut installé. Il faudrait avant tout, par l’établissement de campemens extérieurs, empêcher l’entassement des pèlerins dans les maisons. Des baraques mobiles de bois ou de fer, fréquemment nettoyées, répondraient à ce but. La construction d’hôpitaux, l’exécution de certains travaux de drainage, contribueraient puissamment à rendre plus sain ce foyer d’infection. Ce sont là des entreprises très dispendieuses et que le gouvernement serait obligé de prendre à sa charge, car la ville de Puri elle-même est très pauvre, les sommes énormes qu’apportent les pèlerins étant enfouies dans les coffres du sanctuaire, d’où les collecteurs n’ont aucun moyen de les faire sortir. On a proposé aussi de réglementer les auberges et de les soumettre à l’inspection des officiers de santé ; mais, si l’on fermait tous les logemens insalubres, les pèlerins ne trouveraient plus à s’abriter, et seraient forcés de rester dans les rues. Ces mesures seraient vues d’un très mauvais œil.

Le gouvernement britannique se trouve donc ici encore en présence, d’une part, de l’ignorance et de la méfiance du peuple, dont il faut ménager les préjugés, de l’autre, des dépenses colossales qu’entraîneraient les travaux publics à exécuter et les mesures sanitaires à prendre. Toutefois il n’a pas le droit d’hésiter plus longtemps, et il faudra bien qu’il se résigne à faire ces sacrifices. L’Europe entière est d’ailleurs intéressée dans-la question, et elle est en droit d’exiger qu’on prenne des mesures pour empêcher le choléra de sortir des lieux où il est endémique et d’envahir le monde. On ne peut admettre que l’incurie des pèlerins et le manque de soin qu’ils ont de leur propre vie compromettent des existences bien plus précieuses que les leurs, et deviennent un danger pour tous les autres peuples.


III

La province d’Orissa ne fut soumise qu’en 1803 à la domination anglaise ; jusqu’alors, elle était, au moins de nom, sous celle des Mahrattes, peuplade musulmane qui l’opprimait et l’écrasait d’impôts. Les Mahrattes ayant fait plusieurs incursions sur le territoire britannique, on résolut de les expulser du delta : le duc de Wellington (alors marquis de Wellesley) entreprit contre eux une expédition qui le rendit maître de Cattack, la clef du delta, qu’il conserva jusqu’à ce que la bataille de Plassey lui eût livré tout le Bengale avec ses 40 millions d’habitans. Une fois maîtres du pays, les Anglais durent se préoccuper de trouver des gens disposés à le cultiver, ce qui n’était pas chose facile, car la domination mahratte avait découragé les habitans, qui s’étaient enfuis. La première règle qu’ils s’imposèrent fut de respecter partout les mœurs et les institutions, et de ne violenter aucune croyance ; mais pour donner une idée des difficultés en présence desquelles ils se sont trouvés, de la complication administrative que crée pour eux la différence des races, il suffira de dire que la seule province d’Orissa exige trois systèmes d’administration différens. Le premier de ces systèmes s’applique aux états qui occupent la partie montagneuse d’Orissa, et qui sont habités par les débris des anciennes races autochthones dépossédées des terres qui avaient été leur berceau.

Parmi ces races diverses, celle des Indiens Uriyas est la plus récente et la plus civilisée ; ils habitent les vallées, cultivent le sol et monopolisent le commerce de la contrée, mais ils sont eux-mêmes comme des étrangers au milieu des fragmens de races plus anciennes. Celles-ci à leur tour appartiennent à des époques d’une antiquité plus ou moins reculée, et diffèrent entre elles par le degré de misère, de dégradation au-dessus duquel elles n’ont jamais pu s’élever. Trois seulement ont une nationalité bien déterminée et une histoire dans les profondeurs de laquelle on peut à la rigueur pénétrer. Ce sont les Kols, qui s’étendent depuis Orissa jusqu’à 200 milles plus au nord, les Savars, qui paraissent être les Suari de Pline et les Sabarai de Ptolémée, habitant les régions presque inexplorées comprises entre le Chilka et le Godavari, et dont plusieurs débris se rencontrent jusque dans l’Inde centrale, — enfin les Kandhs, qui habitent entre les Kols et les Savars. Ces trois peuples sont depuis quinze cents ans établis dans les mêmes lieux, mais entre leurs frontières des tribus étrangères et plus récentes se sont faufilées : c’est ainsi que les Indiens Uriyas se sont emparés des meilleurs territoires. Les Kols et les Savars, plus anciens que les Kandhs, sont, aux yeux de ceux-ci, d’une classe inférieure, comme ils le sont eux-mêmes pour les Hindous. Quelques-unes de ces tribus, comme celle des Malhars par exemple, occupent le dernier rang de l’échelle sociale, sans avoir pu, depuis plusieurs milliers d’années, et malgré les exemples qu’elles ont sous les yeux, en franchir un seul échelon. Aujourd’hui comme il y a trois mille ans, les Malhars n’ont pas de demeure, vivent dans les bois, couchent sous les arbres, se nourrissent de miel, de résine et de quelques autres produits des jungles ; leurs femmes n’ont aucun vêtement, elles se couvrent seulement de quelques feuilles qui pendent par devant et par derrière, attachées par une corde liée autour des reins.

Les Kandhs sont bien supérieurs à ces diverses races ; ils ont été refoulés dans les montagnes par l’invasion hindoue, et jusqu’en 1835 le gouvernement anglais ne songea pas à eux. A la suite d’une insurrection survenue à cette époque, il fut conduit à les annexer à ses autres possessions, et dut s’occuper de trouver une forme de gouvernement qui pût leur convenir. Chez les Kandhs, l’organisation sociale comprend trois degrés, la famille, la branche et la tribu. La famille est l’élément primordial de la société, la branche est formée par la réunion de plusieurs familles issues d’une même souche, enfin l’agglomération de plusieurs branches qui sont supposées descendre d’un ancêtre commun forme la tribu ; elle est gouvernée par un patriarche qui représente cet ancêtre. Dans chaque famille, le père exerce l’autorité absolue ; les fils, durant la vie de leur père, ne jouissent d’aucune propriété, vivent tous sous le même toit avec leurs femmes et leurs enfans ; à sa mort, ils se séparent, deviennent les chefs de familles indépendantes. La réunion d’un certain nombre de familles forme un village, et les chefs de ces familles constituent l’assemblée du village, de même que l’assemblée de la tribu est composée des chefs des différentes branches. Le patriarche exerce en même temps les fonctions sacerdotales, et ne jouit pour cela d’aucun traitement ni d’aucune prérogative ; il vit de la vie commune, sans autre privilège que la considération dont il est entouré. Il est le protecteur de l’ordre public et l’arbitre des contestations privées.

Il est admis en principe que les Kandhs sont en guerre avec toutes les tribus avec lesquelles la paix n’a pas été l’objet d’une convention spéciale. La revanche du sang existe parmi eux, mais un meurtre peut être racheté à prix d’argent. L’adultère est puni par la mort du coupable et par le renvoi de la femme chez ses parens ; le vol entraîne, pour la première fois, la restitution de l’objet volé, et en cas de récidive le renvoi de la tribu. Quant aux terres, elles sont au premier occupant, qui peut les cultiver sans payer de rente à qui que ce soit. Lorsque le sol s’appauvrit, la tribu abandonne les villages et va s’installer ailleurs, ce qu’elle fait d’ordinaire tous les quinze ans.

Les deux qualités maîtresses des Kandhs sont leur fidélité et leur valeur. De même leur hospitalité ne connaît pas de limites ; l’hôte pour eux est plus qu’un enfant, et quand un étranger arrive dans un village, tous les chefs de famille le sollicitent de partager leur toit ; il y reste aussi longtemps qu’il le juge convenable, sans qu’on songe jamais à le renvoyer. Leur taille élevée, leurs muscles bien développés, leurs pieds légers, leur front large, leur lèvre pleine sans être épaisse, leur donnent un air de force, d’intelligence, de détermination et de bonne humeur qui dénote des compagnons aussi agréables pendant la paix que redoutables pendant la guerre. Leur seul vice est l’ivrognerie ; aucune fête ne se passe sans que tous les hommes soient ivres.

Le Kandh ne connaît que deux métiers, la charrue ou les armes ; il dédaigne tous les autres, qui sont exercés par des individus appartenant à des races inférieures autrefois vaincues par eux, et qui se groupent autour de leurs villages. Ces villages sont toujours agréablement situés, au pied d’une colline boisé, ou dans une vallée ombragée. Ils se composent de deux rangs de maisons formant une rue large, tortueuse et fermée aux extrémités par des barrières de bois. Les castes inférieures groupent leurs maisons hors de ces barrières.

La religion des Kandhs est une religion de sang. Des dieux nombreux et terribles habitent sur terre et sous terre, peuplent les eaux et le ciel ; ils sont en guerre permanente avec les hommes et ne peuvent être apaisés que momentanément au moyen de sacrifices. Cette religion est une transition entre le culte grossier des races primitives et l’édifice plus compliqué des croyances aryennes ; elle comporte des sacrifices humains, soit publics, soit privés. Les premiers se font au printemps et après la moisson, ainsi qu’en temps de calamités publiques ; les autres ont pour objet d’attirer sur les familles, la bienveillance du dieu qu’on invoque. Les victimes sont des enfans de l’un ou de l’autre sexe, que des pourvoyeurs, appartenant à la tribu des Pans, vont acheter aux pauvres Hindous. Ces victimes sont bien traitées jusqu’au moment du sacrifice, que le patriarche accomplit en prononçant ces paroles : nous vous avons achetés à prix d’argent ; aucun péché ne pèse plus sur nous.

La conquête de ces provinces en 1836 ne modifia en rien la constitution intérieure des tribus, qui conservèrent leurs patriarches et leurs territoires, mais qui furent reliées entre elles par le lien supérieur du gouvernement anglais, représenté par un officier que soutient une police respectable. Le gouvernement n’intervient que pour empêcher les luttes sanglantes entre les tribus et pour réprimer les crimes contre les personnes ; il n’a pas même cru pouvoir empêcher directement les sacrifices humains ; cependant il est arrivé au même résultat par une voie détournée, c’est-à-dire en poursuivant les pourvoyeurs d’enfans. Il leva des troupes chez les Kandhs pour maintenir les autres tribus dans le devoir, ouvrit des routes et créa des marchés. Aujourd’hui les négocians hindous pénètrent avec leurs buffles chargés de sel, de coutellerie et de vêtemens jusque dans les parties les plus reculées, et les échangent contre des teintures précieuses et autres productions de la montagne. Ces peuplades ne paient aucun impôt.

Le second système de gouvernement adopté par les Anglais est celui des états tributaires. Il consiste à laisser à la tête de chacun de ces états leur prince héréditaire ou rajah, qui moyennant un tribut modique s’assure la protection de l’Angleterre contre les attaques du dehors et contre les révoltes du dedans. Il conserve son autorité dans tout ce qui concerne l’administration intérieure de l’état, juge tous les procès civils, mais ne peut infliger de peines supérieures à sept années d’emprisonnement ; les peines plus élevées sont sanctionnées par le gouverneur. Il n’y a dans ces états aucune ville, on n’y trouve que de simples villages. Les tribus agricoles paient une légère redevance au rajah, et jouissent de la terre comme si elles en étaient propriétaires. Les autres errent autour des forêts, vivant dans des huttes de feuillage ; elles mettent le feu aux jungles, font quelques récoltes de riz ou de coton, et, quand le sol est épuisé, s’en vont plus loin recommencer la même opération. Les efforts tentés pour les fixer ont été infructueux. Ces sauvages ne demandent à la terre que ce qu’elle peut produire sans aucun travail et passent leur temps à festoyer, à danser et à dormir étendus au soleil devant leurs huttes. S’ils ont momentanément besoin d’argent, ils vont dans la forêt voisine, coupent quelques arbres, et les vendent aux marchands de la plaine pour le quart de la valeur. Ils refusent de payer aucun droit pour jouir d’une terre qu’ils considèrent comme à eux depuis le commencement et dont ils ne veulent pas se laisser déposséder. Depuis quelque temps, le gouvernement anglais leur fait distribuer des vêtemens de coton, afin de leur apprendre à se couvrir et de leur donner des habitudes plus civilisées.

Le troisième système d’administration est celui qui est employé dans la partie de la province d’Orissa comprise entre les montagnes et la mer, partie intégrante de l’empire de l’Inde, et qui occupe 20,000 kilomètres carrés avec une population de 2 millions 1/2 d’habitans. Elle forme trois districts, ceux de Cattack, de Puri et de Balasor, dont chacun est administré par un officier collecteur, entouré de quelques assistans, et qui relèvent eux-mêmes d’un commissaire supérieur fixé à Cattack. Le gouvernement anglais se considère ici comme propriétaire du sol, et il en exerce les droits aussi bien que les devoirs. Il a droit à une rente, mais il est tenu de protéger les habitans contre toute violence armée, et d’administrer la justice.

Sous les princes hindous, Orissa était divisée en districts, à la tête desquels étaient des fonctionnaires qui représentaient le prince, faisaient exécuter ses ordres et rentrer les impôts. Ils détenaient les registres des villages et avaient en main toute l’organisation financière. Pendant la domination musulmane, la plus grande confusion régnant dans l’administration, ces employés, maintenus à leur poste, ne tardèrent pas à s’affranchir de la surveillance du gouvernement, et finirent par transmettre leurs fonctions par voie d’hérédité. Indépendans dans leurs domaines, ils prirent ainsi peu à peu, sous le nom de zamindars, le caractère de véritables propriétaires qui répartissaient à leur gré les taxes entre les divers tenanciers. Ces quasi-propriétaires exercent encore leurs fonctions sous la domination anglaise, mais ils sont tenus de s’entendre avec les officiers anglais pour fixer la taxe à imposer aux différens villages ; ils répartissent ensuite cette taxe entre les cultivateurs avec le concours des chefs, qui touchent eux-mêmes les impôts.

Les cultivateurs se divisent en résidans et non résidans ; les premiers ne peuvent être dépossédés de leurs terres tant qu’ils en paient la rente ; les autres sont des individus qui, trop écrasés d’impôts dans leurs propres districts, sont allés s’établir ailleurs, pour payer moins. Les zamindars s’efforcent en effet, par des réductions de taxes, d’attirer chez eux des étrangers, afin de mettre en culture les terres vagues qui ne leur rapportent rien ; mais, si ces individus paient de moindres impôts que les résidans, ils n’ont pas la même garantie de stabilité : ils peuvent être dépossédés de leurs terres et n’ont pas le droit de les transmettre à leurs enfans. Indépendamment de ces deux catégories, les villages renferment un certain nombre d’artisans, appartenant aux classes inférieures et exerçant leur métier de père en fils. Quoique leurs tissus ne puis sent lutter contre ceux de Manchester pour le bon marché, ils sont bien supérieurs pour la durée, et les bijoux qu’ils fabriquent à la main ont un cachet dont ceux qui viennent d’Angleterre n’approchent pas.

Si le gouvernement anglais jouit de ses droits comme propriétaire du sol en touchant les impôts, il n’a pas hésité d’un autre côté à remplir ses devoirs. Avant la conquête, les Mahrattes opprimaient le pays et ne reculaient devant aucune violence et aucune extorsion. Depuis, des impôts réguliers ont été établis, et la sécurité publique se trouve assurée. La contrée, qui était dévastée par les tigres et les éléphans sauvages, en est aujourd’hui débarrassée, car la population, qui a doublé depuis cinquante ans, a transformé les jungles en champs de riz et chassé ces animaux de leurs anciennes retraites. L’administration de la province, qui comprend la justice, la police, la construction de routes, coûte annuellement au gouvernement 8,700,000 francs, sans compter 33 millions de francs employés jusqu’ici à l’ouverture des canaux.

Les progrès moraux n’ont pas été moindres que les progrès matériels. Pendant des siècles, la population d’Orissa, éminemment religieuse, était en même temps très ignorante. Les brahmanes monopolisaient l’instruction, et nulle part la séparation des castes n’était plus marquée. Des hommes ayant les mêmes occupations sont quelquefois séparés par un tel abîme social que tout contact entre eux est une souillure ; celui de la caste supérieure ne peut se servir d’un objet fabriqué par un homme d’une caste inférieure sans avoir purifié cet objet en lui faisant toucher la terre. Les missionnaires protestans ont commencé à lutter contre ces préjugés ; par leurs écoles et leurs écrits, ils ont fait pénétrer dans la population de nouvelles idées et ont ouvert aux intelligences un nouvel horizon. Pendant la famine de 1866, ils ont recueilli des milliers d’orphelins qu’ils ont sauvés de la mort, et qu’ils élèvent dans la religion chrétienne. Jusqu’en 1838, il n’existait pas d’école digne de ce nom ; quiconque savait écrire une sentence sur une feuille de palmier passait pour un lettré. À cette époque, le gouvernement ouvrit à Puri une école anglaise et une école de sanscrit, depuis il en a créé plusieurs autres ; mais jusqu’en 1869 ces tentatives furent contrecarrées par les brahmanes, dont elles diminuent l’influence. Cependant aujourd’hui ces écoles sont plus suivies, et l’instruction tend à se généraliser, comme le prouve le nombre des lettres mises à la poste, qui en 1870-1871 s’est élevé à 348,872. Toutes ces améliorations exigent de grandes dépenses, et celles-ci rendront nécessaires de nouveaux impôts. C’est là un des problèmes les plus ardus que l’administration anglaise ait à résoudre. C’est surtout de la question de salubrité qu’il devra se préoccuper. La dyssenterie, le choléra, les fièvres, sont des maladies endémiques dans le delta, et il ne peut en être autrement avec le genre de vie que mènent les habitans. Beaucoup de villages sont au milieu des marais, et pendant plusieurs mois une partie du pays est noyée ; l’eau à boire, pendant les chaleurs, est chargée de détritus organiques et de matières insalubres. La mauvaise nourriture des habitans ne leur permet pas de résister à l’influence délétère des miasmes qu’ils respirent ; la graisse leur fait absolument défaut, et le sol est insuffisant à entretenir la charpente humaine. La cachexie succède aux fièvres, et, le corps affaibli, la face bouffie, ils deviennent incapables d’aucun effort physique ni moral. La maladie la plus remarquable est l’éléphantiasis, qui affecte également les hommes, les femmes et les enfans ; elle consiste dans un accroissement anormal des extrémités, accompagné d’accès de fièvre et d’inflammation des glandes lymphatiques. La petite vérole fait également de grands ravages, car les Indiens repoussent la vaccine.

On voit, par ce qui précède, en présence de quelles difficultés se trouve le gouvernement anglais dans l’Inde, et à quelles dépenses il est entraîné pour assurer sa domination. C’est un lieu-commun de dire que, si la race anglo-saxonne est plus apte à coloniser que toute autre, c’est parce qu’elle refoule les indigènes, auxquels elle se substitue. Nous venons de voir que, loin de repousser les Indiens et de les anéantir, l’Angleterre s’efforce au contraire de leur conserver leur autonomie, et qu’elle exerce autant que possible son autorité par l’intermédiaire des chefs indigènes. Nous avons vu aussi que le système d’abstention qu’elle voulait pratiquer d’abord a des limites, que tous les jours de nouveaux intérêts surgissent qui l’obligent à intervenir de plus en plus directement. C’est la salubrité publique à sauvegarder, des voies de communication à ouvrir, les inondations à prévenir, les famines à conjurer, des écoles à créer pour répandre l’instruction dans le peuple, la sécurité des personnes à assurer au moyen d’une police organisée, en un mot ce sont tous les services que réclament les peuples civilisés qu’il faudra successivement établir. L’Angleterre a conquis l’Inde par la force, son honneur exige qu’elle la conquière aujourd’hui sur les fléaux qui en compromettent l’existence ; N’est-ce pas le cas de rappeler le mot de Wellington : « ce serait un crime que de mal gouverner l’Inde ; mais c’est la ruine que de la gouverner bien. »


J. CLAVE.