Origines bouddhiques

Origines bouddhiques
Conférence au musée Guimet.
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Mesdames, Messieurs,

Une curiosité si générale s’est portée sur le bouddhisme, on l’a tant rapproché de nous, à force d’enthousiasme et parfois de légèreté, que, à beaucoup d’esprits, il apparaît un peu à l’état abstrait, allégé de ses traits merveilleux ou singuliers, de ces éléments hindous et populaires qui risquent d’offusquer des regards occidentaux. Mon métier d’indianiste m’impose une préoccupation opposée. Vous avez, par bonheur, pris ici des habitudes assez sérieuses, vous mettez assez haut le prix de l’histoire, la recherche des transitions enchaînées, pour que j’ose vous demander d’élever votre patience à la hauteur de l’épreuve que je lui réserve.

Je n’ai pas la prétention de vous tracer en une heure le tableau des origines du bouddhisme. Je voudrais simplement, à la lumière de plusieurs faits caractéristiques, essayer de le replacer dans le milieu où il a puisé sa sève.

I

Pour ne pas être trop obscur, je dois vous rappeler tout d’abord comment se présente la tradition religieuse de l’Inde.

D’une part, la tradition védique, qui des hymnes du Rig-Véda se continue dans la littérature mystique, liturgique des Brâhmaṇas, où est détaillé et commenté le culte, puis des Upanishads spécialement consacrées à la spéculation. Par la langue, sans parler des autres indices, ces œuvres se placent en tête du développement littéraire ; mais, outre que l’archaïsme a pu se prolonger par un artifice savant, bien des différences de temps se trahissent dans cette longue série. Surtout cette littérature est essentiellement sacerdotale et ritualiste ; moins le reflet de la vie religieuse générale que l’œuvre d’une classe de prêtres privilégiés, forts de leur puissance liturgique, fiers des chants sacrés dont ils avaient le dépôt. Sur cet enseignement fermé ne retentit que lentement, progressivement, l’action des croyances qui naissent, se transforment et se mêlent derrière ce paravent d’immuabilité prétendue.

D’autre part, la littérature de l’Épopée et des Livres de lois. Là, foisonnent des dieux et des héros divins, nouveaux ou renouvelés par leur importance imprévue, des notions, des légendes nouvelles. Elle puise visiblement à la source vivante et populaire. Cependant, quels qu’aient été ses premiers essais, la littérature épique ne nous est parvenue que sous une forme très remaniée. Dans la vie et dans les livres, la classe sacerdotale a usé des avantages que lui assurait son double privilège religieux et littéraire : elle a étendu son empire sur les sectes et les systèmes ; elle nous les présente organisés, sous la primauté nominale du Véda, en une orthodoxie qui n’est intransigeante que sur le chapitre de la prééminence des brâhmanes. Pour une période d’histoire religieuse qui, des temps les plus lointains, descend peut-être jusqu’aux environs de l’ère chrétienne, l’épopée, le Mahâbhârata, est une mine de renseignements à peu près unique. Elle n’en est que plus précieuse. Mais comment prendre une vue un peu nette de ce long passé à travers un mélange confus de cultes et de doctrines, parmi les contradictions des théories qui s’enchevêtrent, sous les raccords d’une rédaction qui, toujours tendancieuse, peut obéir successivement à des inspirations changeantes ? C’est là, cependant, que subsiste avec quelque chose de l’animation, des complications de la réalité, la trace des croyances dont les réactions et les conflits ont pendant une période décisive composé la trame de la vie hindoue.

La tradition ritualiste et spéculative des brâhmaṇas, la tradition épique du Mahâbhârata, voilà donc nos deux courants d’information. À mon avis, par les idées qu’ils reflètent, ils correspondent à deux couches parallèles dans le temps autant ou plus qu’à deux périodes successives. Mais ils supposent de l’une à l’autre des communications, de l’une sur l’autre des influences, qui obscurcissent les faits spontanés. Plus que tout le reste l’incertitude de la chronologie trouble notre regard. La date relative des ouvrages est elle-même souvent douteuse. Elle est toujours insuffisante : les idées transmises par un livre peuvent, surtout en un pays tel que l’Inde, où il n’existe guère de productions rigoureusement individuelles, être beaucoup plus anciennes que sa rédaction, et une encyclopédie comme le Mahâbhârata est faite de morceaux dont l’ancienneté est aussi inégale que les remaniements en ont pu être sensibles.

Le bouddhisme se présente, lui, avec un double avantage : il est daté ; il possède des écritures indépendantes, sur la rédaction desquelles ne s’est pas étendu le niveau de l’orthodoxie brahmanique. On ne peut guère douter que le Bouddha n’ait enseigné vers la fin du VIe siècle avant notre ère ; on ne peut douter davantage que, dans toutes leurs lignes maîtresses, sa doctrine et sa légende n’aient rapidement achevé de se fixer telles qu’elles nous sont accessibles.

Dans ces conditions, vous voyez assez combien nous devons nous attacher aux enseignements qui, ressortant directement de la comparaison des diverses doctrines, ont chance de suppléer en quelque mesure à l’absence de chronologie positive ; vous voyez combien, parmi ces comparaisons, celles dont le bouddhisme fournit la matière, marquant un point fixe dans le temps, ont particulièrement de valeur. Il y a de longues années que j’ai essayé d’ouvrir ce filon en analysant les divers épisodes qui constituent ce que j’ai appelé la « légende du Bouddha ». Je ne vous cacherai pas que, à la prendre dans sa teneur générale, je reste fidèle à ma thèse d’alors ; je dois moins encore me dissimuler à moi-même que, en paraissant accorder trop de crédit au système d’interprétation mythologique alors en faveur, j’ai fait à ma thèse quelque tort ; j’ai effarouché, plus que de raison, je pense, les esprits justement prévenus contre certains enivrements de la mythologie comparative. Surtout, j’avais négligé de montrer d’assez près sous quelle impulsion et par quel mécanisme s’étaient, dans le bouddhisme, et du fait même de ses origines, rencontrés les doctrines qu’il professe et les contes qui y détonnent. Nous sommes aujourd’hui mieux armés pour déterminer le point de soudure. Si je reviens à ce sujet, ce n’est ni entêtement ni égotisme. Et s’il y a plaisir pour un travailleur vieillissant à relier les étapes de sa tâche dans l’unité de certaines idées directrices, vous me pardonnerez peut-être d’estimer que le rendez-vous de cette maison hospitalière m’en offrait une occasion favorable.

II

Le Bouddha, Gautama ou Śâkyamuni, est certainement un personnage historique et réel ; il est cependant dans la tradition le héros de récits mythiques d’origine et de caractère. C’est ce que je voudrais d’abord vous rendre sensible par un exemple contre lequel on n’a, je crois, élevé que des objections fragiles.

Le moment décisif dans la carrière du Bouddha, et après lui de tous les Bouddhas imaginaires conformés à son image, c’est l’heure où, ayant reconnu l’insuffisance des enseignements auxquels il s’est fait initier, ayant trouvé que les macérations ont sans fruit épuisé ses forces, il s’asseoit au pied de l’Arbre de l’Intelligence, de l’arbre fatidique où doit se révéler à lui la lumière de la vérité parfaite, ce qui dans la langue technique s’appelle la bodhi. Il ne l’obtiendra qu’après avoir résisté aux assauts de Mâra. Mâra, chef des dieux de la région des sens, voit son empire menacé par la pure doctrine qui va se lever sur les hommes. Il tente pour détourner ce danger un effort suprême. Il mène à la lutte toute une armée démoniaque, tous les bataillons monstrueux de la légende ; armés des engins les plus formidables, ils fondent sur le Docteur parmi l’éblouissement de la foudre et les éclats d’un tonnerre qui ébranle les mondes. Le Saint demeure inébranlable dans sa sérénité lumineuse, et finalement Mâra se retire vaincu, désemparé.

Peinte dans certains récits des couleurs les plus crues, animée des images les plus brutales, cette lutte est ailleurs présentée dans un cadre plus calme, sous un aspect moral : un dialogue où Mâra essaie en vain de détourner Gautama de son dessein en lui montrant la voie plus aisée de la vie mondaine et des rites sacrificiels. Certaines descriptions du conflit violent se complètent elles-mêmes d’une scène de tentation où Mâra, dont l’effort s’est brisé à la puissance du Saint, dépêche vers lui, sans plus de succès d’ailleurs, ses filles, Soif, Volupté et Concupiscence. Enfin nombre d’anecdotes dispersées dans les écritures nous montrent Mâra s’approchant sournoisement, sous des déguisements variés, du Bouddha ou de quelqu’un de ses disciples, suggérant aux uns ou aux autres telle pensée contraire à la bonne doctrine, puis fuyant dès qu’il est démasqué. Encore ces interventions tendent-elles presque toujours à épouvanter plus qu’à séduire.

De ces deux inspirations, laquelle est la plus conforme aux origines ?

Le vieux duel atmosphérique des ténèbres et du héros lumineux remplit les hymnes védiques et pénètre toutes les mythologies de langues indo-européennes ; sous des transformations variées, il se prolonge dans les épopées et les religions plus récentes. J’en avais dénoncé une variante dans la scène bouddhique. J’estimais, — j’estime encore, — que, sous les surcharges et à travers les incohérences d’une version rajeunie, cette origine seule rend compte de la place qu’a reçue le récit, et des bizarreries dont il faut bien que nous trouvions la clé. D’autres, au contraire, n’ont voulu voir en Mâra que le prétendu tentateur ; toute la mise en scène épique ne serait qu’un décor de fantaisie surajouté par l’imagination pieuse, jalouse d’orner et prompte à matérialiser la grandeur du Maître.

Mâra signifie le « Destructeur » ; il se rattache avec un sens causatif au verbe « mar », notre « mourir ». C’est au fond un autre nom de la Mort. Mais, chez les bouddhistes, Mâra a en même temps un autre nom encore et un autre aspect. Il s’appelle Kâma, « l’amour » ou le « désir ».

Qu’il y ait au regard des doctrines bouddhiques une convenance étroite entre les deux fonctions, c’est ce qui ne saurait vous échapper. Car, d’une part, fondé sur la foi à la transmigration, le bouddhisme prétend avant tout donner les moyens de se soustraire au cycle des renaissances, par conséquent de se soustraire à la mort, mâra ; et, d’autre part, sa morale repose sur cette idée fondamentale que c’est la destruction de ces liens de la concupiscence par lesquels nous sommes rivés et ramenés à la vie, la suppression de la « Soif » ou du « Désir », du kâma enfin, qui assure seule cette délivrance. Sous ce jour, « Mâra » et « Kâma » ne font vraiment qu’un, et l’on a bien raison de dire qu’il y a là toute une allégorie qui est rigoureusement conforme aux principes du système.

Est-ce à dire que le bouddhisme l’ait créée de toutes pièces ? Il a pu tout aussi bien incliner à ses fins une tradition que lui léguait le passé et dont il lui fallait éteindre les dissonances. Nous n’en pouvons décider qu’en remontant aux origines. Mâra est d’ailleurs une figure religieuse intéressante, comme un autre Satan, à qui plusieurs croient reconnaître une parenté directe avec celui de notre tradition chrétienne. Son histoire vaut sans doute d’être esquissée.

III

Mâra est un personnage bouddhique ; c’est dans les écritures bouddhiques que se fixe son nom. Il n’est pourtant pas inconnu de la littérature plus ancienne. Côte à côte d’ailleurs, les textes bouddhiques nomment Mṛityu. L’un et l’autre ne font qu’un ; les traits et les épithètes caractéristiques l’attestent ; on ne l’oubliait pas.

Or, Mṛityu, génie de la Mort, est familier à cette vieille tradition brâhmanique des brâhmaṇas et des upanishads que je vous rappelais tout à l’heure. Il y est armé de ces liens (pâśa) qui sont l’arme distinctive de Mâra. Comme Mâra dans le bouddhisme, il y est fréquemment qualifié de « Pâpman », le « Mal » ou « le Méchant ». Souvent « Pâpman » tout seul y équivaut à Mṛityu. Et si, à l’origine, ce « mal » a surtout visé la catastrophe physique qu’est pour l’homme la mort, il passe de bonne heure à l’acception morale : une notion de péché se lie à Mṛityu.

Du « Mṛityu-Mal » brâhmanique au « Mâra-Désir », source du Mal, des bouddhistes, la transition est à peine sensible : comme « Mâra » n’est qu’un synonyme enté sur « Mṛityu », « Kâma » n’est qu’un équivalent greffé sur « Pâpman ». Pâpman désigne parfois, de façon vague, un esprit malfaisant. C’est par cette étape sans doute que Mṛityu en arrive à être assimilé à Vṛitra, l’ennemi védique du divin Indra ; tout de même les bouddhistes appellent Mâra du nom de Namuci, un autre démon des ténèbres et, comme tel, identique à Vṛitra. En ce point encore, le parallélisme se poursuit.

De tout temps, l’horreur de la mort, le souci de prolonger la vie jusqu’à ses limites extrêmes se traduit, aussi bien dans les hymnes que dans les œuvres liturgiques, avec l’ardeur qu’on peut attendre d’un sentiment si universel. Cependant les hymnes, vous le savez, ne professent pas encore cette croyance à la métempsycose qui était destinée à conquérir dans l’Inde un empire incontesté. C’est dans la littérature liturgique qu’elle s’insinue ou s’impose ; dès qu’elle y prend pied, on nous parle de victoire sur la re-mort ou simplement la mort (mṛtyu ou punarmṛtyu). La formule est fréquente. Qu’on en fasse honneur à un rite ou à quelque secret mystique, la délivrance de la mort se présente comme le prix d’une lutte où Mṛityu est frappé.

L’image s’inspire-t-elle de cet aspect démoniaque de Mṛityu identifié à Pâpman, à Vṛitra, à Namuci ? Ce qui est sûr, c’est que, sur le vieux terrain de la tradition hindoue, un pareil scénario se déduisait spontanément des tours les plus familiers. Qu’il s’agisse de justifier une pratique ou d’en exalter l’efficacité, sans cesse brâhmaṇas ou upanishads supposent entre Devas et Asuras, entre génies de la lumière et génies de la nuit, une lutte où cette pratique aurait fixé la victoire. C’est tout spécialement dans leur lutte à qui s’assurera le privilège de l’immortalité que, en souvenir du vieux mythe de la conquête de l’ambroisie, dieux et démons sont ainsi affrontés. N’est-ce pas justement pour l’immortalité que combat le Bouddha sous l’arbre de l’Intelligence ? Condensée sans doute, et comme stéréotypée, c’est une mise en scène de ce genre qui inspire la phraséologie des écoles sacerdotales ; là, comme en d’autres rencontres, la formule reflète en raccourci toute une floraison de récits bien vivants dont l’imagination populaire, — les hymnes védiques et les chants épiques en font foi, — a largement multiplié les doublets.

Tous les termes, tous les éléments, tous les ressorts de la lutte mythique, — sans parler de l’inspiration qui les a mis en jeu, — existaient avant le bouddhisme. Il ne l’a donc pas tirée de quelque métaphore de hasard. Le Mṛityu-Pâpman brahmanique est antérieur au Mâra-Kâma du bouddhisme : c’est de lui, bien avant qu’il fût identifié avec Kâma, que procèdent ces images de combat titanesque. Le bouddhisme en a donc recueilli l’héritage avant qu’il ait pu modeler en anecdotes édifiantes le rôle de Kâma, lui-même secondaire.

C’est bien l’armée des légions ténébreuses, non, comme on le voudrait, une armée symbolique de passions et de vices, qui, dans la forme primitive du récit, assaille le Bouddha. El c’est pour cela que les textes, comme s’ils entendaient prévenir toute méprise, en font expressément l’armée de Mṛityu, c’est-à-dire de Mâra considéré, non dans un rôle moral, mais dans son personnage initial, génie de la mort et de la destruction. Aussi bien ces textes, ceux que l’on tient pour les plus autorisés, ceux que l’on invoque pour le ramener à une origine tardive, font au combat mythique des allusions certaines qu’on a trop oubliées. Le bouddhisme n’est pas une religion naturaliste ; il ne crée pas de mythe. Il n’a pas inventé une scène qui s’accorde visiblement si mal avec le tour tout moral qu’il tendait à imprimer à la situation.

Sans doute, de prime abord, il semble tout simple que la piété des disciples ait introduit dans la vie de Gautama un merveilleux de rencontre, des fantaisies brodées à plaisir pour parer un grand nom. La popularité appelle la légende ; nul ne l’ignore. L’explication pourrait suffire si nous avions affaire à des données accidentelles, incohérentes. Mais il n’en est rien, et nous sommes en présence d’un type défini, le Bouddha théorique, dont les traits surhumains se lient et s’harmonisent dans l’unité d’un cycle plus ancien.

Comment se fait-il que le bouddhisme qui affecte des allures rationalistes, qui exclut tout dieu digne de ce nom, ait, si aisément et si vite, affublé de travestissements mythiques, d’un rôle plus qu’à moitié divin, le personnage de son fondateur, réel et récent ? Telle est la question capitale que, avec bien d’autres indices, pose cet épisode de Mâra et qui m’a contraint à vous y arrêter.

N’existe-t-il pas un terme moyen où se rejoignent ces facteurs discordants ?

IV

Gautama a repousse les assauts de Mâra ; il s’est rendu maître de l’Arbre de l’Intelligence ; ce ne sont que les préliminaires de sa tâche : il lui reste à entrer par un effort décisif de sa pensée en possession de la vérité totale, de l’Illumination qui le fera Bouddha. Cette seconde phase de la scène n’est pas moins instructive que la première. C’est progressivement que le Saint s’élève à ce faîte, au prix d’une concentration extatique. Il lui faut traverser quatre degrés de contemplation, par lesquels, de la réflexion pénétrante et sereine, il s’élève à l’indifférence absolue, supérieure à tout sentiment de peine ou de plaisir, supérieure enfin à toute conscience. C’est le chemin même qui pour tous mène à l’affranchissement. Or, cette théorie n’appartient pas plus en propre au bouddhisme que l’aventure légendaire qu’elle couronne. Non seulement toute cette construction mystique est familière au Yoga, elle est, par la conception de l’âme qu’elle suppose, aussi logique dans ce système qu’elle l’est peu dans le bouddhisme qui nie l’âme ; la formule même de la tradition bouddhique conserve des expressions qui n’ont vraiment de sens que dans la langue du Yoga. C’est du Yoga que le bouddhisme a reçu les quatre contemplations ou dhyânas.

Vous connaissez, et vous en avez pu ici même voir plus d’une image, ces ascètes étranges, impassibles, au regard absorbé, qui, presque nus, couverts de cendres, attendant de la charité spontanée une nourriture grossière, attirent par les chemins de l’Inde la curiosité du voyageur et la vénération des foules. On les désigne souvent du nom de Yogis. C’est une façon de parler un peu imprécise. Exactement, les yogins sont les adeptes du Yoga.

Mais, qu’est-ce que le Yoga ?

Les Hindous catégorisent et cataloguent à outrance. C’est ainsi qu’ils ont, dans la période d’organisation de leur littérature, arrêté un cadre de six systèmes philosophiques, auxquels, dans leur souci de tout subordonner à l’organisation brâhmanique, ils ont, en dépit de contradictions souvent irréductibles, déféré uniformément un brevet d’orthodoxie védique. À côté du panthéisme idéaliste de la Pûrvamîmâṁsâ, élaboré par la tradition sacerdotale, à côté du Sâṁkhya qui, avec son réalisme, le dualisme de ses deux principes coéternels, en est la vivante antithèse, le Yoga a sa place marquée dans cette énumération dont je puis ici négliger les autres termes.

C’est dans les sûtras ou « Règles » de Patañjali qu’il a, — vers le IIe siècle avant notre ère, admet-on volontiers, — reçu sa forme classique. Essentiellement, le Yoga est une méthode de concentration et d’extase. Il n’en dédaigne pas les moyens physiques ; il recommande, par exemple, des manières étudiées de s’asseoir ; on en distingue parfois 84 ; mais un commentateur bien informé nous fait connaître que c’est là une réduction charitablement opérée par le dieu Śiva ; il y en avait à l’origine 8,400,000. Puis, ce sont des suppressions progressives de la respiration. On s’applique à fixer le regard avec une insistance qui mène à l’hypnose. La surenchère des maîtres successifs va multipliant, et détaillant ces exercices. Moins compliqués à l’origine, ils sont mis au service d’une morale très pure, d’un idéal de contemplation subtil, mais élevé. Le Yoga se flatte d’assurer aux adeptes d’abord des pouvoirs miraculeux variés, puis, à un degré supérieur, prix d’une indifférence parfaite à l’égard du plaisir et de la douleur, cette libération irrévocable de la renaissance qui est, en Inde, l’objectif commun de toutes les doctrines. Cette délivrance, le Yoga la conçoit, si je puis dire, comme une rétraction de l’âme dans son isolement éternel par où elle échappe à toute contamination du monde inférieur de la matière et de l’activité. C’est exactement l’idéal consacré par le Sâṁkhya ; la différence ne réside que dans les moyens : la connaissance pour le Sâṁkhya, pour le Yoga le dégoût des choses et l’entraînement mystique. De vieille date, en effet, les deux systèmes nous sont donnés comme ne faisant qu’un par les bases théoriques. Ils n’en sont pas moins distincts par leur inspiration première et par leurs sources. En fait, un dissentiment grave les sépare : le Yoga reconnaît et appelle l’intervention d’un dieu, pour lequel il n’est point de place dans le Sâṁkhya. C’est donc que, entre les deux, il y a une ample marge d’indépendance ; ils ont pu, ils ont dû obéir à des tendances et engager des alliances diverses. Tout le monde d’ailleurs accorde, je pense, que les textes définitifs des divers systèmes marquent pour tous le terme d’une évolution prolongée.

À envisager le Yoga dans son manuel consacré, on se persuade vite que la théorie des quatre méditations est loin d’être le seul point par où il confine au bouddhisme. En bonne théorie, pour le bouddhisme, la perfection morale importe seule, puisque seule elle conduit au salut ; pourquoi donc revendique-t-il pour ses adeptes les plus éminents en science et en vertu des prérogatives, merveilleuses jusqu’à l’absurde, qui ressemblent de si près aux pouvoirs magiques dont se glorifie le Yoga ? Ce n’est pas par hasard que, à l’exemple du Yoga, il distingue en quatre ordres les saints plus ou moins avancés dans ses voies ; que, de part et d’autre, la même métaphore bhûmi, « terre », soulignée par l’identité de certains noms tout fantaisistes, sert à jalonner les étapes du progrès religieux. Je vous fais grâce du détail. Ce qui est surtout significatif, c’est l’inspiration commune qui est la sève même des deux doctrines : l’une et l’autre mettent au salut les mêmes conditions : détachement absolu, destruction de toute « soif », de tout « désir ». Il n’est donc pas surprenant que les huit modes (aṅgas) du Yoga se reflètent dans les huit modes (aṅgas) de la « voie » bouddhique, les deux énumérations, à la fois diverses et similaires, culminant dans le même terme final, samâdhi, « concentration » ou « extase ».

Un peu abstraites, un peu incertaines dans leurs conséquences chronologiques, ces coïncidences ne suffisent pas. C’est un avertissement précieux. Il importe de le préciser.

V

Par ses ramifications lointaines, le Yoga se perd dans l’antiquité la plus haute. Il sort des superstitions et des pratiques mêlées de magie et d’ascèse que développent un peu partout les religions rudimentaires. Entre ces débuts et son organisation scolastique, le Yoga a traversé des destinées diverses, soumises aux vicissitudes de l’histoire. Côte à côte avec la spéculation Sâṁkhya et les cultes populaires, il appartient à cette couche de la vie religieuse qui, comme je vous l’indiquais tout à l’heure, issue directement de sources profondes, mais masquée longtemps par la tradition partiale de la classe brâhmanique et de sa littérature ritualiste, ne fait qu’assez tard, par les chants épiques, son apparition dans les documents littéraires.

Dans le Mahâbhârata, le Yoga figure au premier plan. Vous vous souvenez de l’épisode célèbre qui, sous le nom de Bhagavadgîtâ (« le chant du Bienheureux »), a conquis dans l’Inde une popularité immortelle et suscité en Occident des admirations si enthousiastes. Vous vous en rappelez le cadre étrange. Les deux armées ennemies sont en présence sur le champ de bataille où vont se livrer les combats suprêmes. Au moment de se lancer dans la mêlée, où son rôle doit être décisif, le héros des Pâṇḍavas, Arjuna, prévoyant les destructions fratricides, ne peut maîtriser sa pitié. Son bras hésite. C’est alors que Kṛishṇa, le dieu-héros qui a consenti à lui assurer la victoire en se faisant le conducteur de son char de guerre, le réconforte et le ramène au combat. Il lui expose que toutes ces apparentes tueries sont un détail négligeable au regard de la sagesse qui sait la vie indestructible dans son foyer un et universel, qu’il sied au sage de s’élever dans une indifférence transcendante au-dessus de ces contingences misérables. Ce qui est enseigné là avec suite, c’est la doctrine qui, plus ou moins développée, revient en vingt autres parties du Mahâbhârata ; c’est, à vrai dire, le système qui inspire et domine l’épopée, au moins dans sa forme définitive ; c’est le Yoga. Non le pur Yoga technique, un Yoga plus vivant, qui sert de support à la religion de Vishṇou-Nârâyaṇa combinée avec le culte de Kṛishṇa ; tout un système qui s’appuie sur les théories spéculatives du Sâṁkhya, mais qui prétend, en même temps, absorber le panthéisme orthodoxe en fondant son dieu dans le suprême brahman. C’est le Yoga vishṇouïte de la secte des Bhâgavatas, un nom, Mesdames et Messieurs, qui, par le Bhâgavata purâṇa, a pénétré jusque dans notre comédie contemporaine, et fait son chemin dans… « le monde où l’on s’ennuie. »

Il se débat visiblement entre des inspirations diverses ou même contradictoires qu’il cherche à ramasser en un tout cohérent. Tour à tour, il exalte la puissance du sacrifice et la vertu de la gnose, la nécessité suprême de la moralité, détachement, et les effets incomparables de la dévotion, de l’abandon complet, la bhakti, envers Vishṇou ou Kṛishṇa ; il glorifie la pratique du sacrifice et le quiétisme ; il proclame l’autorité absolue du Sâṁkhya, et ne craint pas de surajouter aux vingt-cinq catégories qui en forment la charpente, un vingt-sixième étage où il case, comme si la chose allait de cire, la notion contradictoire de son dieu transfiguré en brahman universel. Image singulièrement expressive de la mentalité religieuse des Hindous, très peu capable d’enchaînements solides, mais puissamment intuitive et mystique.

Quoi qu’il en soit, ce système, très notable puisqu’il a présidé à la constitution de l’Épopée, a ses deux pôles dans le Vishṇouisme et dans le Yoga. De son côté, la tradition bouddhique, avec la succession de ses docteurs intermittents, descendant du ciel pour enseigner la terre, — autre forme de l’idée des avatars vishṇouïtes, — avec son Mahâpurusha Cakravartin, proche parent de Vishṇou-Nârâyaṇa, avec tous les traits épars de la légende merveilleuse de Gautatama, se meut certainement dans une atmosphère Kṛishṇaïte. On peut différer sur l’importance, la date, l’interprétation du fait ; on ne peut, je pense, le supprimer. Plus ou moins altéré et déformé, un certain héritage vishṇouïte surnage emporté dans les courants bouddhiques. Comment et pourquoi ? Si le bouddhisme tient au Yoga par des attaches certaines, ce Yoga vishṇouïte, mêlé intimement au mouvement général des sectes et des croyances, nous promet, à cet égard, des lumières. C’est là, évidemment, qu’il nous faut regarder.

VI

Ramené à sa formule la plus simple, le bouddhisme prêche le salut par l’abnégation, par la destruction de la concupiscence, cette chaîne qui lie l’homme à la misère d’être. Là, il se meut exactement sur le terrain du Yoga. La Bhagavadgîtâ ne se lasse pas de glorifier cette impassibilité qui s’affranchit de l’action et des fruits amers que l’action, inéluctablement, porte en renaissances. Les deux systèmes attribuent volontiers à la science, à la gnose, vidyâ, jñâna, une efficacité qui, à vrai dire, n’est dans la logique rigoureuse ni de l’un ni de l’autre, qui cependant, se traduit dans la puissance décisive que, de part et d’autre, on reconnaît au samâdhi, à l’intuition totale. Les deux doctrines expriment la connaissance de la vérité à son degré suprême par le même verbe, budh, « savoir », qui s’y bifurque sous des formes exactement équivalentes, bodhi et buddhi. Elles se rencontrent dans les mêmes notions, les mêmes mots, au terme comme au début du chemin. Un état bienheureux, mais assez mal précisé, libère définitivement les hommes de la transmigration, en puissance dès cette vie, en fait après la mort ; des deux parts, il reçoit les mêmes noms, śânti, nirvâṇa. Que n’a-t-on dit du Nirvâṇa ? On en a, à mon sens, fort exagéré l’importance et l’originalité dans le bouddhisme. Étymologiquement, le mot n’évoque qu’une idée de bien-être et de paix. En dehors du bouddhisme, c’est seulement dans le cercle du Yoga qu’il se retrouve. L’audace négative du bouddhisme et de ses théories qui suppriment l’âme, est bien pour faire croire que ce n’est pas lui, mais le Yoga qui a frappé cette enseigne engageante et l’a introduite dans la langue religieuse. Le bouddhisme, sans doute, n’aurait pas créé lui-même un terme que, pour l’harmoniser avec son nihilisme, il s’applique souvent par des jeux étymologiques à détourner de son interprétation légitime.

Le Mahâbhârata dit quelque part du ṛishi Mudgala : « Puisant sa force dans l’énergie de la contemplation[1], obtenant la buddhi suprême, il parvient à la perfection immuable qui a nom nirvâṇa[2] » ; il suffirait de substituer bodhi à buddhi pour que cette phrase d’inspiration yoga fût, appliquée au Bouddha et au bouddhisme, d’une correction irréprochable.

Il est clair que le dieu Vishṇou-Kṛishṇa et le maître Gautama sont des personnages peu semblables. Il n’en est que plus remarquable que l’un et l’autre soient honorés du même titre, bhagavat « bienheureux », et il faut bien qu’il ne soit pas indifférent, puisqu’il a imposé son nom à la religion du Yoga vishṇouïte, la secte des Bhâgavatas, c’est-à-dire des adorateurs de Bhagavat. Sans doute, théoriquement, le Bouddha n’est qu’un homme ; Vishṇou-Kṛishṇa n’est pas seulement un dieu, il devient l’exposant de Brahman, l’âme universelle. Et pourtant, entre les deux, l’abîme n’est pas si infranchissable qu’il paraît ; plus d’un pont mène d’une rive à l’autre.

Il ne faut pas oublier que le Yoga vishṇouïte, indépendamment des influences secondaires qui ont pu s’y exercer, résulte essentiellement d’une fusion entre le Yoga fondé sur le système athée du Sâṁkhya et la dévotion populaire à Vishnou-Kṛishṇa. Cette antinomie native réagit de part et d’autre en tendances opposées.

Isolé en système autonome, le Yoga reconnaît un dieu ; mais il lui donne le nom d’Îśvara, abrégé sans doute du titre modeste de « yogeśvara », « maître, prince du Yoga » ; il ne lui assigne aucun rôle actif. Il le définit comme un type supérieur de ces purushas, « esprits », que le Sâṁkhya admet en nombre infini. Sa seule fonction est de servir la vie religieuse des adeptes : la dévotion, l’abandon à Îśvara, est le moyen sûr, immédiat, d’atteindre la perfection. « Il porte en lui le germe de l’omniscience, dit Patañjali ; n’étant pas limité par le temps, il a été le maître dès le principe ». Visiblement ce Dieu mal venu, qui peut trop et trop peu, obéit au double courant, de direction inverse, que provoque et maintient la diversité des origines. De lui-même, le système théorique tend à diminuer le Dieu, il le réduit à un rôle moins incompatible avec ses prémisses. De son association avec la religion populaire, il l’a conservé timidement, atténué et inutile ; des instincts négatifs du Yoga avec lequel ils ont fusionné, les Bhâgavatas gardent dans leur façon de parler des inégalités et des inconsistances qui d’abord surprennent. Ce même Vishṇou-Kṛishṇa qui recueille des hommages si hyperboliques, reçoit parfois le simple titre de « yogîśvara » ou « yogeśvara », qui est ailleurs attribué à des personnages humains ou réputés tels et, en tout cas, de second plan. La qualification même de Bhagavat n’est nullement, d’origine, un nom divin ; c’est la dénomination respectueuse réservée par la vieille langue au précepteur religieux. Quoique finalement promu Dieu suprême, Kṛishṇa est, d’abord, présenté sous les traits d’un héros humain ; et s’il reçoit ce titre, c’est sans doute dans son rôle de maître semi-divin, tel que, malgré son apothéose, il apparaît encore dans la Bhagavadgîtâ.

Inversement, dans le bouddhisme, le conte fait brèche aux affirmations doctrinales. Si le Bouddha n’est en bonne théorie qu’un homme, la légende constamment le transforme en un être de pouvoir surnaturel. Il est le « Mahâpurusha », un titre qui, sous une action convergente de la terminologie sâṁkhya et de la tradition védique, est fréquemment attribué à Vishṇou-Nârâyaṇa. Est-ce Kṛishṇa ou le Bouddha Gautama qui dit : « Si une feuille, une fleur, un fruit, un peu d’eau m’est offert par dévotion, je tiens pour agréable ce don de l’homme vertueux » ? Combien d’exemples dans les récits bouddhiques d’une pauvre et faible offrande qui, parce qu’elle est faite à un Bouddha, est récompensée de la délivrance immédiate, voire d’une promotion prochaine à la suprême dignité de Bouddha ! C’est exactement, la chose sans le mot, la « bhakti », cette dévotion souveraine dont le nom s’appuie peut-être sur celui de « bhagavat », qui, en tout cas, anime et pénètre si curieusement le culte de Vishṇou-Kṛishṇa ; c’est le praṇidhâna, la « prière » à Îśvara, que préconise Patañjali et qui, en un sens à peine détourné, est consacré par la terminologie du bouddhisme.

Le Dieu des Bhâgavatas reçoit à son tour l’épithète caractéristique du Docteur bouddhique. C’est sous le titre de buddha, comme ayant la parfaite intelligence de toutes choses, qu’est à plusieurs reprises présenté, par opposition à l’esprit individuel qui est encore en marche vers la lumière, cet esprit suprême que, comme je vous l’indiquais, le Yoga de l’épopée superpose aux vingt-cinq catégories du Sâṁkhya. Sans doute, il s’agit d’exposés de la doctrine qui peuvent être relativement tardifs. Le verbe budh et ses dérivés ont cependant dans le Yoga un rôle trop significatif et trop ancien, je le rappelais tout à l’heure, pour que cette rencontre puisse paraître négligeable.

VII

C’est ici, en face de conclusions qu’il importe de préciser, que les conditions où se présente la tradition littéraire se dressent défavorables et déconcertantes : des livres qui nous renseignent, non seulement nous ne pouvons dater sûrement la rédaction, nous voyons qu’ils reflètent des données d’âges divers. Il ne faut pas exagérer ces difficultés ni s’en faire un refuge contre les déductions un peu vagues, mais certaines, où nous sommes conduits.

Les affinités sont indéniables. Quelques réactions qu’il ait pu à son tour, tardivement et dans le détail, exercer sur eux, personne à coup sûr ne prétendra faire sortir du bouddhisme le vishṇouïsme ni le Yoga. Le bouddhisme est sûrement l’emprunteur. Mais s’agit-il, comme trop aisément on incline à l’admettre, d’emprunts de hasard, accidentels, successifs ?

La réponse est dans les faits mêmes ; elle est surtout dans ce fait décisif que, entre les deux systèmes religieux que séparent d’ailleurs tant de divergences, qui n’ont conscience entre eux d’aucune parenté, la concordance se poursuit en deux courants parallèles, doctrine et légende.

Pour le décor légendaire, plus l’apothéose d’un maître tout humain répugne aux tendances normales du bouddhisme, plus il est naturel de penser qu’il en a reçu le germe du dehors : c’est le passé qui reparaît sous le vernis nouveau dont on a prétendu le couvrir.

Le bouddhisme n’est pas une religion naturaliste qui cristallise spontanément autour de ses croyances les mythes traditionnels. Il ne s’est pas davantage approprié capricieusement des dépouilles étrangères ; car si sa légende se meut dans le cercle des images, des noms, des notions du vishṇouïsme, si elle y trouve et si elle ne trouve que là son explication, elle ne reproduit fidèlement, elle ne calque, même pour les démarquer, aucun des récits qui en constituent le fonds propre. Elle n’en offre que des variantes, équivalentes par leur nature, par leur signification générale, très différentes par les détails. L’air de famille est évident, la filiation immédiate inadmissible, par conséquent l’emprunt accidentel exclu. Ce sont des doctrines, des tendances, des dénominations communes qui encerclent les deux traditions d’un lien qui ne saurait donc être de hasard.

Entre le bouddhisme et le vishṇouisme, le Yoga fait le pont ; c’est lui qui nous donne, si je puis ainsi dire, le moyen terme. De l’association qu’il forma avec le vishṇouisme populaire, comme il a, dans sa formule scolastique, conservé une notion théiste embarrassée et illogique, c’est lui qui, dans le bouddhisme, a entraîné tout un bagage non moins étranger, non moins antipathique logiquement à la secte nouvelle, — titres, croyances, et mythes. Dès l’époque où nous reportent ces mouvements d’idées, le vishṇouisme s’était complété en adoptant Kṛishṇa. Si enthousiaste que fût, dès lors, son culte, le souvenir de son humanité supposée préparait la tradition à se reporter sur un docteur même plus voisin et plus authentique. Le Yoga, lui, sous l’action du Sâṁkhya, ne pouvait qu’incliner à ramener sur la terre des privilèges divins. Tout conspirait à faciliter le passage.

VIII

En résumé, s’il n’eût pas préexisté une religion faite de doctrines Yoga, de légendes vishṇouïtes, de dévotion à Vishṇou-Kṛishṇa adoré sous le titre de Bhagavat, le bouddhisme ne serait pas né ou, en tout cas, il se présenterait à nous sous un aspect différent. La secte des Bhâgavatas satisfait à tous ces postulats. Est-ce à dire qu’elle ait nécessairement existé dès avant le bouddhisme, telle de tous points que le Mahâbhârat la représente ? C’est ce que je n’entends point affirmer. Nous avons marqué les contacts ; les dissidences aussi portent leur enseignement.

Dans l’épopée, les Bhâgavatas professent un Yoga qui, comme base philosophique, accepte expressément les dogmes du Sâṁkhya. D’autre part, ils s’appuient sur le panthéisme brâhmanique ; ils identifient leur dieu, Vishṇou-Kṛishṇa avec l’« âtman », l’âme universelle des upanishads. Deux points par où le bouddhisme se distingue radicalement.

S’il est un dogme essentiel au Sâṁkhya, c’est le dualisme dans lequel, à l’esprit, ou plutôt aux esprits éternels, purusha, il oppose l’ensemble, également éternel, de la réalité active et sensible, la prakṛiti, celle-ci reposant sur le mélange à doses diverses des trois guṇas ou « qualités », trois éléments qui en constituent la trame. Or, purusha, prakṛiti, guṇas, sont également étrangers au bouddhisme. Il n’admet ni dualisme ni existence substantielle ; il condamne même expressément la « doctrine de la réalité des effets », c’est-à-dire le Sâṁkhya. Si de bons juges ont cru découvrir entre le Sâṁkhya et le bouddhisme des affinités spéciales, c’est pour n’avoir pas distingué, comme il est nécessaire, entre Sâṁkhya et Yoga, ou pour avoir conclu trop vite, soit de notions secondaires, soit de tendances qui gouvernent tout l’esprit indien. Que le bouddhisme emploie certaines expressions, certaines formules qui se retrouvent dans le Sâṁkhya, cela n’empêche que, loin d’en être l’émanation directe, il accuse à son égard une opposition expresse, ou tout au moins, une complète indépendance.

D’autre part, le bouddhisme enseigne un phénoménalisme intransigeant ; rien pour lui de permanent ; il ne voit que des faits qui se succèdent sans que n’unifie aucune personnalité, aucune substance. Son dogme fondamental est l’anâtmatâ. Comme il ignore les constructions ontologiques du Sâṁkhya, sa négation emphatique de l’âme (âtman), ne proteste-t-elle pas pareillement contre tout rapprochement avec le brâhmanisme védique ? À l’opposé des Bhâgavatas qu’englobe l’orthodoxie, il faut se souvenir que le bouddhisme récusé l’autorité des écritures védiques, qu’il se pose en système irrévocablement hérétique et dissident.

Les tendances morales du Yoga ont pu aisément, transportées sur le terrain métaphysique, inspirer le nihilisme bouddhique. À force de réprouver toute préoccupation égoïste, de refuser aux objets sensibles toute importance, de répéter qu’il faut les considérer, avec leur cortège de plaisir et de douleur, comme s’ils n’étaient pas, l’esprit, surtout l’esprit hindou, peut sans peine en arriver à nier toute existence objective. Cette négation de la personnalité s’accorde, logiquement, bien mal avec les notions de responsabilité, de récompenses et de châtiments prolongés à travers la transmigration. Comme les autres doctrines populaires, c’est pourtant sur ces notions que repose le bouddhisme. On a peine à imaginer que la métaphysique destructive qu’il y soude par une alliance paradoxale, puisse jaillir d’une autre source que de ces images morales transposées en dogmes spéculatifs.

En tous cas, le Yoga d’où s’est détaché le bouddhisme, n’était, on le voit, indissolublement fondu ni avec le Saṁkhya, ni avec le panthéisme védique. Antérieur à la date où le Yoga vishṇouïte a reçu les formules définitives que nous a transmises l’épopée, le bouddhisme en représente donc comme une lignée indépendante ; il correspond à une époque ou à un milieu où Yoga et Vishṇouïsme déjà associés, étaient encore plus fluides, si je puis dire, et plus plastiques. Ses variantes théoriques et ses variantes légendaires s’accordent pour l’attester.

Je l’ai dit, le Yoga, le Sâṁkhya, les cultes populaires appartiennent à la même couche de vie religieuse, extérieure par ses origines à la tradition védique. Ils ne l’ont ralliée que peu à peu sous l’action suivie de la classe sacerdotale qui, de leur absorption, s’est fait un instrument de règne. À l’heure où se constitua le bouddhisme, le travail qui a fondu en proportions diverses, dans le cadre de sectes multiples, des éléments flottants et divers, était sans doute encore inachevé. À l’encontre de ces synthèses qui seules ont été fixées dans les livres, il aurait poursuivi à sa manière révolution du Yoga ; ou mieux peut-être, il exprimerait une réaction d’indépendance contre la synthèse en voie de s’opérer, contre l’influence brâhmanique dont elle était l’ouvrage.

Il est aisé d’entrevoir comment il a pu naître à une vie propre.

IX

L’Inde a de tout temps prisé très haut l’ascétisme. De bonne heure il y reçut une organisation minutieuse. Il s’y est étendu en confréries innombrables, orthodoxes ou non orthodoxes ; elles sont séparées souvent, — observances, préférences de culte ou thèses spéculatives, — par des dissidences très menues. Infini dans ce pays de caste aux instincts particularistes, ce fractionnement a favorisé les combinaisons de doctrines les plus capricieuses. De cette vie religieuse, l’enseignement brâhmanique nous a transmis les règles classiques. Jusque dans le détail, elles coïncident avec celles qui sont imposées au mendiant bouddhique. Des moines furent, sans doute, dès avant le Bouddha, groupés en communautés locales. Son originalité consista surtout, semble-t-il, à limiter les macérations, à tenir, comme il aimait à le dire, une voie moyenne entre le relâchement des mondains et les mortifications féroces des pénitents. Encore semble-t-il, même en cela, avoir obéi aux inspirations du Yoga. Le bouddhisme est essentiellement, entre tant d’autres, un ordre monastique émergé de cette mêlée mouvante.

C’est ainsi qu’il unit un apport traditionnel si large avec l’impulsion très personnelle d’un chef, que ses doctrines théoriques s’embarrassent de tant de légendes qui de nature leur sont étrangères, voire de tendances qui les contrarient. D’y chercher un système parfaitement équilibré, coordonné et déduit, sortant tout armé de la réflexion spontanée d’un penseur, autant vaudrait prendre les lois de castes pour un système juridique élaboré dans le silence du cabinet.

La mémoire de ces commencements ne s’est pas évanouie sans laisser de traces. Gautama débute dans la carrière religieuse en allant demander leur direction à deux maîtres, Arâḍa Kâlâma et Udraka Râmaputra. Le peu qui nous est dit de leurs enseignements suffit pour faire reconnaître en eux de vrais yogins, professant des théories du Yoga. Le premier aurait seulement, d’après un témoignage qui, après tout, peut avoir sa valeur, professé un Yoga qui excluait la théorie des guṇas, qui se rapprochait donc déjà du bouddhisme par une commune opposition au Saṁkhya.

Postérieures de quelque deux cents ans à la mort de Gautama, n’est-ce pas par un souvenir persistant de ces origines que les inscriptions d’Aśoka, le plus ancien document bouddhique daté avec certitude, appellent les fidèles bouddhistes, yuta, dhammayuta (yuktas, dharmayuktas) ? C’est avec le sens « d’effort », que yoga a pris place dans la langue religieuse. Est-ce par hasard que le roi désigne ainsi les fidèles, par un terme apparenté à « yoga », comme « ceux qui s’efforcent », qui « s’appliquent avec effort à la religion » ? C’est sous l’empire des mêmes idées, soulignées dans le système yoga par l’importance qu’il attribue au vîrya, à « l’énergie », que parâkrama, « courage, héroïsme », est avec insistance appliqué par Aśoka à la pratique religieuse. Et dans la seule de ses inscriptions où le Bouddha soit expressément désigné, le titre de bhagavat accompagne fidèlement la mention du Saint.

La secte des Jaïnas était volontiers considérée jadis comme une branche détachée du bouddhisme naissant ; elle passe maintenant pour antérieure au bouddhisme. Presque dans le même temps, c’est à peu près sur le même terrain d’où est sorti le bouddhisme qu’elle-même a grandi ; comme lui elle confine au yoga ; elle a aussi emprunté au kṛishṇaïsme des inspirations et des catégories légendaires ; elle se rencontre avec le bouddhisme dans la formule même de plusieurs doctrines, dans les titres caractéristiques de ses Saints. Malgré tout, les divergences s’accusent graves, nombreuses. La profession de loi bouddhique s’exprime en une formule triple ; le jaïnisme fait de même, mais, tandis que le bouddhiste prend son refuge dans le Bouddha, l’Église et la Loi, le jaïna se réclame de la Vérité, de la Sagesse et de la Vertu ; si, comme le bouddhisme, le jaïnisme organise la vie monastique, c’est en exagérant sans mesure les austérités ; loin de nier l’âme, il en dote toutes les créatures ; ses thèses directrices sont celles du Sâṁkhya.

On peut juger par là, ce qui se vérifie dans l’Inde par tant d’exemples, combien le morcellement religieux y est facile, combien la logique des dogmes y tient à l’origine peu de place. Sectes et castes, dans l’organisation religieuse et dans l’organisation sociale, obéissent à des destinées très pareilles. Dans l’un et l’autre milieu des variations accidentelles, des divergences locales, des désaccords légers suffisent à multiplier les fractionnements ; rarement des idées générales et des vues réfléchies. Même en ce qui concerne le bouddhisme, il ne faut pas que l’expansion où il s’est épanoui éveille trop d’illusions.

Je conclus.

Gautama fut un yogin formé parmi les pratiques d’un Yoga qu’achevait en secte religieuse le culte de Vishṇou-Kṛishṇa, sous une forme dont les Bhâgavatas du Mahâbhârata nous offrent un type voisin quoique plus défini et plus avancé. Sans doute il professait certaines doctrines particulières ; surtout, il exerçait un prestige personnel qui semble avoir été puissant. Il s’inspirait d’une charité touchante. Fondateur d’ordre, il fut aussi un entraîneur de foules. Autour de la fraternité monastique, les laïcs se groupèrent étroitement. Ils apportaient des besoins religieux qui, nulle part, ne sont plus ardents que dans l’Inde. La sécheresse des théories ne leur suffisait pas. Enseignement et légende, les deux courants se poursuivent dans la tradition ; mais ils y ont existé côte à côte, dés l’heure où la secte s’est vraiment constituée ; leurs sources communes se confondent dans la perspective fuyante des lointains. Dans des couches d’adeptes diverses, les deux tendances ont pu, suivant les circonstances, recevoir par la suite une impulsion inégale, se fortifier de prédilections particulières. Elles n’ont pu se mêler que parce qu’elles étaient contemporaines d’origine, parce qu’elles étaient unies déjà dans le milieu d’où sortit le Maître. C’est de là que, en proportions diverses, au prix d’adaptations nécessaires, mais d’un même mouvement, elles ont, grâce à l’apport des moines avec leur système, des fidèles avec leurs dévotions et leurs contes, passé dans la religion naissante.

Ce que le bouddhisme semble avoir innové, dans ses négations tempérées d’agnosticisme, explique la fortune qu’il a faite beaucoup moins que la noblesse des doctrines morales qu’il a toutes reçues de la tradition hindoue. Aussi bien dans l’Inde ses succès, s’ils ont été brillants, sont demeurés éphémères. Chose curieuse, peut-être est-ce, pour le remarquer en passant, la même cause qui a compromis le bouddhisme dans son pays et l’a servi au dehors. Il repoussait l’orthodoxie védique ; dans l’Inde, il a reculé, puis disparu devant les croyances qui, sorties du même berceau, pénétrées de germes similaires, ont pu s’appuyer sur la classe brahmanique dont elles acceptaient les directions et exploitaient le patronage ; au dehors, en revanche, il a pu se répandre d’autant plus aisément qu’il était plus libre des scrupules qui mettaient les brâhmanes en garde contre la communication trop large de leurs doctrines et la contamination des barbares ; il était moins indissolublement lié au sol.

Quoi qu’il en puisse être, notre curiosité remonte volontiers aux débuts, humbles souvent, presque toujours obscurs, des créations mémorables. Puisse la vôtre m’excuser de vous avoir retenus si longtemps parmi ces détours, aux cahots de ces sentiers âpres, hélas ! comme ceux qui mènent à la source des grands fleuves.

  1. Dhyânayogâd.
  2. Nirvâṇalakṣaṇâṁ.