Orient contre Occident

Illustrations par René Lelong.
Touche à tout.


Les redoutables Bédouins, qui furent les premiers soldats du Prophète, se répandent dans l’Arabie, leurs manteaux blancs flottant au vent, saccageant et incendiant les établissements européens.

ORIENT CONTRE OCCIDENT



E n ces toutes dernières années, à deux reprises, à propos des événements marocains comme aussi à propos de la Tripolitaine, la presse a posé l’angoissante question : les Musulmans déclareront-ils la guerre sainte ?

Les marabouts hallucinés et les derviches ambitieux qui prêchent la guerre sainte à tout bout de champ, au Soudan ou en Algérie, n’ont pas peu contribué à l’idée fausse qu’on s’en fait en Europe. Chaque fois qu’on a eu le bonheur de réprimer un soulèvement local, sans portée, les gens mal informés crurent volontiers que le monde entier, et principalement les nations envahissantes de l’Europe, venaient d’échapper à un grand danger. Comme si l’excitation fanatique de quelques hommes sans autorité religieuse était capable de grouper sous le même étendard les deux cent cinquante millions de mahométans, blancs, jaunes ou noirs, disséminés sur la surface du globe et séparés par des rivalités de races et de sectes, pour une guerre de passion, une croisade antichrétienne et anticivilisatrice !

Aux termes du Coran, toute guerre défensive est une guerre sainte ; il n’en est pas d’autre. Mais pour que l’obligation de s’armer s’impose à tous les Musulmans de la terre, sans distinction de nationalités, pour que la guerre sainte devienne universelle, il faudrait que l’ordre émanât de la seule personne qui ait le droit de parler au nom de la religion musulmane : le sultan de Constantinople en tant que Calife de tous les croyants.

Le soulèvement total du monde musulman ne s’est produit qu’une seule fois dans l’histoire, au temps de Mahomet, en l’an 9 de l’Hégire. Il faut dire qu’alors toutes les forces réunies de l’Islam n’atteignaient que le chiffre de 30 000 guerriers, et qu’il serait maintenant moins facile, malgré les progrès des communications, d’en rassembler 250 millions.

La guerre sainte universelle n’est pourtant pas impossible, mais il faudrait, pour la déchaîner, une spoliation territoriale dont l’Islam entier se sentît atteint. Quand Mahomet prêcha la première guerre sainte, c’est qu’Héraclius, empereur d’Orient, menaçait la Mecque, patrimoine sacré de tous les croyants. La même cause seule pourrait produire les mêmes effets, et c’est dans cette hypothèse de l’occupation de la Mecque par une puissance européenne que nous allons imaginer ce que serait, de nos jours, la guerre sainte musulmane.

Nous sommes, si le lecteur le permet, au 24 juin 1950. Les grands pèlerinages de la Mecque battent leur plein et ils n’ont jamais été aussi suivis que cette année, à cause des nouveaux moyens de communications mis à la disposition des Hadjis. Dans la sainte vallée dont le noir catafalque de la Caaba est le centre, des milliers de tentes sont dressées : ce sont celles de la caravane de Damas, formée de Turcs, de Persans, de Circassiens, de Kurdes, venus par le chemin de fer du Hedjaz. On attend l’arrivée des Hindous qui passent par Bassra : les plus riches, marchands de Delhi ou de Bombay, montés sur des chameaux à pompons rouges frottés de poix contre les mouches, ou sur des éléphants portant tourelles incrustées de nacre et tapis brodés.

Les quatre-vingt-sept kilomètres qui séparent la Mecque de la mer Rouge sont incessamment parcourus par des ânes et des chameaux, par de forts partis de piétons qui ont pris l’uniforme blanc prescrit par le rite, et marchent, la nuit et le jour, sous le soleil tapant dur ou la lune froide, les jambes traînardes, en marmottant des invocations sur les grains jaunes des chapelets, en mangeant je ne sais quoi porté sur le dos avec les hardes. Des paquebots dégorgent toujours de nouveaux pèlerins sur les quais de Djeddah. La mer est couverte de ceux qui s’en viennent. Sur le pont encombré et sali des navires, des multitudes bariolées grouillent autour de marabouts prêcheurs et de derviches épileptiques
Vue panoramique de La Mecque : au centre de la ville et à son endroit le plus bas se trouve la Grande Mosquée.
gênant la manœuvre, bousculés, bousculant, étalant des plaies. Ce sont des Maugrébins en burnous blancs ou roses, des Touareg barbares et voilés de noir, des Tunisiens coiffés du tarbouch, en gandourahs somptueuses et multicolores, des fellahs d’Égypte en guenilles, des fonctionnaires turcs, des nègres du Soudan et du Bornou, colossaux, parant leur corps de bronze de colliers d’or et de graines rouges. Mélange de races fraternelles où l’on voit le cheikh opulent partager son dessert de dattes et son épais café avec le pouilleux ramassé aux portes des mosquées.

Ces foules disparates, s’acheminant vers la ville sainte, dépouillent les caractères distinctifs des tribus et des nationalités, et c’est d’une multitude toute uniformément blanche que regorge la Mecque. Blanche, sauf quelques taches pourtant, fort inusitées en ce lieu. Un événement en effet, qui cause quelque sensation, c’est que, pour la première fois, des touristes anglais, jeunes misses élégantes, gentlemen compassés, ont osé se mêler aux pèlerinages. Les temps ont marché depuis que l’Anglais Burton, le Suisse Burckhardt, le Français Gervais-Courtellemont contentaient leur curiosité au péril de leur vie, en se cachant sous les vêtements arabes. On croit pouvoir se fier aux Musulmans modernisés, et à la police turque. Les dépêches des journaux commentent cette audace. On redoute une explosion, toujours possible, du fanatisme, parmi cette foule indisciplinée.

27 juin. — Un malheur qu’on devait prévoir et qui peut avoir les plus terribles conséquences est arrivé hier soir, vers huit heures, au moment précis où les muezzins, tournant autour du balcon des minarets de la Sainte Mosquée, appelaient d’une voix aiguë les fidèles à l’oraison. À la faveur de l’ombre et du recueillement général, tandis que l’immense troupeau des pèlerins se prosternait, les fronts contre terre, un touriste anglais, désirant sans doute s’approprier une relique précieuse et rare, a tenté de couper un morceau du drap noir de la Caaba. Surpris, il a été aussitôt appréhendé par la police, mais le bruit du sacrilège s’étant répandu parmi les pèlerins, l’imprudent et indélicat étranger a été aussitôt arraché des mains des soldats, piétiné, lardé de coups de couteau. On le voyait tantôt plonger dans le flot vivant, tantôt élevé, loque informe et sanglante, sur les épaules de vigoureux Soudanais. Le corps, passé de mains en mains, est allé s’écraser contre une des colonnes du portique, parmi les cris de mort. Ce meurtre a été le signal d’un égorgement général des étrangers. La nuit s’est passée en poursuites et en tueries. Dans les rues sombres, les ouvertures des moucharabiehs braquaient des fusils sur les fuyards. Le vali, représentant le sultan, et le grand chériff ont fait des efforts méritoires pour rétablir l’ordre. Des troupes turques à cheval ont chargé dans des masses profondes d’énergumènes bronzés, noirs ou jaunes, qui se pendaient aux brides, éventraient les chevaux et injuriaient les cavaliers. On a réussi à sauver un groupe d’étrangers qui s’étaient joints pour se défendre ou mourir ensemble. On les a conduits aux prisons, seuls refuges possibles contre la fureur populaire. Les malheureux ne comprennent pas que cette incarcération a pour but de les protéger et plusieurs sont morts de frayeur entre les murs suintants des geôles.

28 juin. — Il semble que le calme soit revenu. On a enlevé les cadavres, lavé le sang. La ville sainte sommeille sous la chaleur tropicale. Le commerce des bazars et des marchés est en pleine activité ; on vend des lanternes égyptiennes, des parfums et des tapis persans, de belles armes et des parures de perles, et des pèlerins se reposent en fumant le chibouck ou le narghilé devant de minuscules tasses de café ; pourtant il semble qu’ils accomplissent les rites plus nerveusement. Au surplus, il court encore d’inquiétantes rumeurs. Le vali a envoyé un message au sultan pour demander des ordres précis. Au prix de mille angoisses, des Anglais déguisés ont pu traverser le camp des Hadjis, gagner la côte et porter la nouvelle au consulat de leur nation. À Londres, le Foreign-Office, conscient du danger que courent l’Angleterre et le monde, engage une conversation avec Constantinople, demandant la dissolution du pèlerinage et l’élargissement des Anglais prisonniers. Le sultan, pris entre ces trop justes réclamations et
Des montagnes escarpées et arides environnent de toute part la cité sainte de l’Islam. (Photos Gervais-Courtellemont.)
la crainte de l’opinion musulmane, se sent du reste impuissant à maintenir sous son autorité plus de cinq cent mille Hadjis. On vient de publier un vague firman où il exprime son regret de l’aventure, exhorte les pèlerins au calme et les invite à rentrer dans leurs foyers.

29 juin. — Tout n’est pas fini. On peut s’attendre à tout, tant les esprits sont surexcités. Sur le mont Arafat, lieu de prière établi par l’ange Gabriel, et étape obligée du pèlerinage, deux cent mille chameaux broient l’herbe courte, au milieu d’un camp volant, tout retentissant du bruit des tambours, des tam-tams et des fifres, empourpré par les tapis des bazars, étincelant de luxe criard et mercantile. Des imams, des marabouts prêchent leurs tribus à voix haute, exaltant les crimes récents au nom de la Foi, proclamant la libération des peuples islamiques. C’est en vain que des Arabes plus cultivés s’entremettent, le désordre est complet, les cris et les mouvements contradictoires. L’atmosphère est lourde d’orage.


La foule des pèlerins priant à l’intérieur de la Grande Mosquée, autour de la Caaba, construction cubique drapée de noir qui, d’après le Coran, est la maison de Dieu.
30 juin. — L’orage à éclaté. Au retour de la vallée de la Mouna, où l’on a égorgé rituellement cinquante mille moutons en commémoration du sacrifice d’Abraham, la foule, grisée de sang, est rentrée en tumulte. On n’y voit plus, depuis les premiers troubles, de costumes européens, mais, dans ce flot trouble de Kurdes et d’Afghans demi-barbares, de nègres africains nouveau-convertis et tout à fait sauvages, chacun croit voir en son voisin un infidèle déguisé. Le sang coule entre les races ennemies. On a saisi sur un pèlerin d’allures douteuses un petit appareil photographique, et cette infraction aux lois coraniques qui défendent la représentation figurée de l’homme et des animaux suffit à le désigner comme un faux frère. On a eu l’idée de le traîner à Cheïtan-el-Kabir et de l’attacher sur la Pierre du Diable qu’il est d’usage de lapider en passant, et le misérable a succombé sous la morsure des cailloux. La Mecque est en émeute. Pour reconnaître les traîtres supposés, on les fait défiler devant le puits Zemzem, dont l’eau saumâtre et désagréable passe pour empoisonner les chrétiens. De chaque côté du puits se tient un exécuteur. À chacun on tend une écuelle d’eau à boire, et pour peu que le patient fasse la grimace, on lui tranche la tête. Des nouvelles tout aussi alarmantes arrivent de Médine : on s’égorge sur le tombeau du Prophète. Les soldats de police sont aux abois et renoncent à la lutte.

Les événements qui ont ensanglanté les derniers jours de juin ont médiocrement ému l’opinion européenne. Seuls, les journaux anglais les commentent avec passion et s’étonnent de la longanimité du gouvernement, obstiné à vider la question diplomatiquement avec la Porte. Tout à coup, le 10 juillet, la presse du monde entier enregistre une nouvelle imprévue : l’Angleterre vient d’envoyer des cuirassés dans les eaux de Djeddah, aux portes de la Mecque. Le ministre des Affaires étrangères fait passer une note, affirmant qu’il s’agit d’une simple démonstration navale pour hâter le cours des négociations. Mais, devant la colère du monde musulman tout entier, des craintes s’élèvent. On va jusqu’à dire que la guerre sainte est virtuellement déclarée, et les Bourses de Paris et de Londres subissent une baisse inusitée. La faiblesse du gouvernement de Constantinople ne permettra pas à l’Angleterre de limiter son action et de garder l’attitude prudente, qui fut toujours dans le caractère de sa diplomatie. Dans toute l’Arabie, on prêche la guerre ; les pèlerins, au comble de la surexcitation, refusent de quitter la Mecque en danger, et, renversant l’autorité impuissante, assiègent le palais du vali, demandant qu’on leur livre les « roumis » prisonniers. Les redoutables Bédouins, qui furent les premiers soldats du Prophète, parcourent en bandes le pays, chevaleresques et barbares, leurs manteaux blancs flottant au galop de leurs méhara. Une petite armée de cinq mille cavaliers s’avance jusqu’aux côtes et razzie les comptoirs de l’imanat de Mascate. Vingt mille Arabes assiègent Aden et, le 14 juillet, l’arsenal saute, les navires sont brûlés dans le port ; les Musulmans de la ville en ouvrent les portes après avoir passé la vaillante garnison par les armes.

L’Angleterre ne saurait souffrir plus longtemps ces offenses faites à son impérialisme, et, devant l’inaction turque, des transports débarquent à Djeddah un corps expéditionnaire de dix mille hommes avec mission d’aller à la Mecque éteindre le foyer de l’incendie. En même temps, on rassemble à la hâte à Bombay des troupes auxiliaires hindoues, exclusivement composées de Brahmanistes et de Parsis, qui doivent se jeter sur les côtes du golfe Persique pour soutenir les forces anglaises. Le 25 juillet, une formidable bataille se livre sous les murs de la Mecque. Les pèlerins, très supérieurs en nombre, se battent comme des lions, se dévouant eux-mêmes à la mort sainte. Mais ils ne sont ni armés ni commandés. C’est la horde luttant en plaine, presque exclusivement à l’arme blanche, qui se précipite à cent contre un au-devant des charges d’infanterie. En vain la cavalerie bédouine harcèle les flancs de la petite armée ; les fusils européens font des salves meurtrières, et l’artillerie postée sur les hauteurs noie la ville sous une pluie d’obus. On s’extermine pendant deux jours. C’est une innommable boucherie, à laquelle met subitement fin l’éclatement d’un obus sur un des minarets de la mosquée, qui croule en écornant un angle de la Caaba. Un silence terrifié suit le sacrilège. On hisse un drapeau blanc : les hommes pensent mourir, il faut sauver la maison de Dieu. Le grand chériff sort de la cité et les rangs mornes des croyants, tous fumants encore des sueurs de la bataille, s’écartent devant lui. Il vient traiter de la trêve. Les troupes infidèles, renforcées de nouveaux arrivants, camperont autour du saint lieu ; ce qui reste des pèlerins sera conduit à la côte, par groupes, et rapatrié.


Ceux qui, si la guerre sainte éclatait, surexciteraient le fanatisme des foules musulmanes : Trois des cheikhs senoussis qui vinrent du désert pour combattre les Italiens en Tripolitaine. (Cliché Pol Tristan.)
Un grand cri s’élève du monde musulman : la Mecque est violée ! Aucun ménagement diplomatique ne peut rien contre ce fait brutal. Des extrémités de la terre, une vague de haine monte et va battre les murailles du Sérail. Les ambassadeurs de Turquie et de Perse quittent Londres, rappelés en hâte par leurs gouvernements. L’Europe s’affole, ne sachant au juste quel sera le nombre et la force de ses ennemis, et si l’Angleterre, la grande puissance musulmane, pâtira seule de ce cataclysme. Le sultan, à la cérémonie du Sélamlik, a proclamé la guerre sainte au mirahb de la mosquée. On est au 15 août. Il passe en voiture à côté du Cheik-ul-Islam, un peu pâle, malade d’émotion contenue, dans le sourd fracas des tambours, le rire aigre des fifres, la clameur déchirante des trompettes. Dans les rues de Stamboul, une foule ardente se presse avec des cris de joie et de mort, acclamant les chefs militaires à l’uniforme brodé d’or, et les escadrons au trot, que les fez allument de lueurs rouges. Par la portière des coupés, les femmes voilées jettent des pétales de roses. À chaque minaret de la cité immense des cris de muezzins s’éparpillent dans l’air et s’unissent en une grande clameur, faisant répéter aux échos de la Corne d’Or qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah et que Mahomet est le prophète d’Allah. On envahit l’asile verdoyant du cimetière d’Eyoub, pour crier entre les cyprès et les rosiers, aux saints qui dorment dans la quiétude de la terre, que Dieu va venger les siens et exterminer les infidèles comme aux temps héroïques de la conquête. Les derviches tourneurs sortent de leurs couvents en foule confuse et blanche, et, pris d’une fureur sacrée, dansent sur les places, en hurlant, au bruit des tam-tams et des flûtes. Il semble qu’on ait rompu une digue millénaire et qu’une vague d’humanité en révolte roule sur la ville, heurtant les murailles, s’écrasant aux ruelles. Et quand la vague s’en est allée porter dans les quartiers lointains la ruine et les mugissements de colère, on voit se balancer aux lanternes, aux bords surplombants des terrasses, des pendus livides, cadavres de chrétiens, cadavres de suspects. L’épouvante règne à Péra, quartier des Arméniens et des ambassades. On a coupé le pont et l’on se fortifie, attendant le massacre inévitable. Les bureaux du télégraphe sont assiégés, les dépêches fiévreuses s’envolent, appelant l’Europe au secours, criant l’angoisse.

Des confins de l’empire turc, les chemins de fer charroient les armées mobilisées. La Turquie possède 255 000 hommes de troupes de première ligne. La mobilisation en masse porte ce nombre à un effectif de guerre de 1 200 000 combattants avec 1 696 pièces de campagne. Sa flotte comprend 20 cuirassés, 10 croiseurs et 49 bâtiments de second ordre, canonnières et torpilleurs. En même temps que son armée s’ébranle, par une entente rapide avec le gouvernement de Téhéran, elle donne le signal à la Perse, qui met sur pied 100 000 combattants, aussitôt dirigés sur l’Arabie. Ce sont les armées de premier choc, en quelque sorte l’avant-garde de la grande horde musulmane, plus lente à se ranger en bataille et dont il sera impossible de calculer les forces, répandues sur toute l’Afrique noire, sur l’Inde, le Turkestan, la Tartarie, la Russie et la Chine. L’ordre du grand chef religieux de l’Islam oblige tous les Musulmans, vieux ou jeunes, au risque des châtiments éternels. Aucun ne se dérobera. Cent millions d’hommes, c’est trop peu dire.

La flotte ottomane bombarde les îles de la Méditerranée, Chypre et Malte. On va se battre. L’escadre méditerranéenne de l’Angleterre, le 20 août, est en vue du Pirée. La fumée noire des dreadnought et des superdreadnoughts obscurcit l’horizon. Autour de ces léviathans de fer et d’acier, une nuée de destroyers, emportés dans une course folle, font jaillir l’écume. C’est la plus formidable armée navale qu’on ait jamais vue. Mais que peut-elle faire, sinon couler des navires turcs et ravager les côtes, alors que, partout à la fois, la puissance britannique est en danger, en Asie, en Afrique et même en Europe ? Car l’Allemagne s’est déclarée pour la Turquie : elle n’a point d’empire musulman à défendre : l’occasion est trop belle d’affaiblir ses deux rivales de terre et de mer, la France et l’Angleterre. Avec elle, la Turquie est presque inviolable. Tandis que l’Anglais disperse son effort sur toutes ses colonies menacées, que la France et l’Italie surveillent l’Afrique du Nord, et que le Tartare donne aux Russes assez d’inquiétudes pour les retenir sur la Caspienne et la mer Noire, la flotte allemande fait une diversion dans la mer du Nord, et les épais bataillons des soldats bavarois et poméraniens attirent en Hollande le gros des armées françaises et anglaises.

Le monde islamique secoue lentement sa torpeur. Pendant tout ce mois d’août, tandis que les Turcs se battent déjà, il apparaît actif et nerveux comme une fourmilière en temps d’orage. Des émissaires du sultan essaiment en secret vers les pays lointains, portent l’ordre de guerre au Maroc, aux confréries dissidentes du désert, au bey de Tunis et au khédive d’Égypte, aux chefs noirs de l’Afrique, aux khans de Tartarie. Des mokkadems chevauchent d’oasis en oasis, passent les mers, parcourent les villes, et le grain de la révolte lève derrière eux.

Sous le soleil ardent des tropiques courent les burnous blancs, étincellent les canons des fusils ; de longues files d’hommes noirs sillonnent les jaunes sables africains, et, sur les hauts plateaux neigeux, les bonnets d’astrakan des Tartares s’agitent au bout des lances. Les Européens perdus dans les masses musulmanes se sentent menacés. Quand les colons de Tunisie et d’Algérie traversent les souks, les conversations s’arrêtent brusquement, les groupes se dispersent avec un murmure indistinct de paroles. Les âniers du Caire, en tendant la main pour recevoir leur salaire, ont un sourire ambigu au coin des lèvres ; et, aux portes des mosquées, les mendiants accroupis qui semblent sommeiller en disant leur chapelet crachent à terre avec dégoût sur le passage des roumis. Quand la voix des muezzins, du haut de tous les minarets de l’Inde, appelle les croyants à la prière, il semble bien que l’invocation soit plus longue que de coutume et que, sur ces milliers de fidèles prostrés et tournés vers la Mecque, tombent des paroles inusitées, des versets belliqueux, des oraisons à double sens. Dans ces pays apparemment soumis, on ne se soulève pas encore, on attend un signal, mais la main-d’œuvre malaise et chinoise fait grève à Singapour, et le 25 août, dans les mines de la Russie méridionale, de petits hommes au teint olivâtre, tout poudrés de charbon ou huilés de naphte, aux paupières obliques, ont égorgé leurs ingénieurs et leurs contremaîtres. On ne sait plus ce qu’est devenue une mission géographique partie depuis plusieurs mois de Londres pour les lacs africains.

Au Nord, au Midi, à l’Est, à l’Ouest, les Hadjis, revenus de la Terre-Sainte et reconnaissables à leurs turbans verts, pérorent sur les places des villes, au seuil des cafés maures, sous la tente des nomades, autour du feu des caravanes campées. On voit se profiler sur les foyers leurs bras sombres couverts de cicatrices fraîches, tandis que les exclamations furieuses des auditeurs répondent à l’aboiement des chacals.


L’appel aux armes. — Le matin, pendant la campagne de Tripolitaine, dans les camps turco-arabes, un guerrier rassemblait les combattants en frappant sur une « tabla », sorte de tambour recouvert d’une peau de bœuf.
Le soir, les bergers allument des feux sur les montagnes, et c’est comme une couronne d’étoiles qui ceint la terre depuis l’Atlas et l’Aurès jusqu’au Caucase et à l’Himalaya. Les rhapsodes chantent l’antique légende d’Antar dans des villages ignorés, là où n’arrive aucun des bruits du monde, et s’interrompent pour clamer des paroles ardentes. Le marchand du Turkestan, de la Perse ou du Cachemire chuchote un bref mot d’ordre en ayant l’air de dérouler ses tapis de prière. Dans la jungle des bords du Gange, la nuit, des hommes se glissent comme des panthères vers des conciliabules secrets. Et quand l’aube survient, aux portes des villes, sur les routes chinoises, comme dans les steppes de la Caspienne, à la limite des oasis berbères, dans les ruines de Louqsor ou de Thèbes Hécatompyle, on trouve des cadavres à demi dévorés, dont les yeux vides gardent un effrayant secret ; suivant les régions, on accuse les loups, les tigres ou les hyènes…

25 août. — Depuis ce matin, Alexandrie est en état de siège. Des courriers du Caire, affolés, ont rapporté que la ville est dévorée par l’incendie. On y promène des têtes au bout des piques. À Suez, à Port-Saïd, la dynamite obstinée ouvre des brèches dans les travaux des ports et comble le canal, en plusieurs points, avec des blocs et des pierrailles. À Philœ, les digues du Nil sont coupées ; dans la ruée des eaux qui noient tous le pays et vont battre le pied des monts libyques, renversant les bourgades, arrachant les moissons de cette terre bénie du labour, on voit surgir, dépouillés de leur linceul liquide, les temples branlants qu’on croyait à jamais enfouis. Le Nil majestueux, délivré de ses entraves, roule lugubrement les cadavres des bestiaux et des hommes, et n’est, des cataractes au delta, qu’une vague énorme au-dessus de laquelle, seules, se haussent les œuvres pérennelles des siècles oubliés, les sphinx géants, les pylônes, les obélisques et les pyramides, comme si le temps voulait biffer d’un geste tout ce qu’il écrivit de l’histoire humaine depuis Sésostris et Cléopâtre.

26 août. — Alexandrie même a suivi l’Égypte entière dans sa révolte. Les casernes, les arsenaux, les quartiers étrangers ont sauté. Devant les fellahs couverts de sang, des troupeaux d’Européens que le fer et le feu déciment sur toute la terre d’Égypte, fuient éperdument du côté de la mer, encombrent les ports et les plages, les bras levés vers l’horizon vide, vers l’horizon implacable d’où nul secours ne vient. Les plus favorisés se pendent en grappes aux carènes en partance, se bousculent, s’entretuent, se disputent des embarcations qui font eau, qui n’ont ni gouvernail ni rames, entrent dans la mer. Aujourd’hui, les derniers paquebots, lourds de foule, écrasés sur l’eau qui affleurait leurs bordages, sont partis de Port-Saïd, fuyant ce rivage où la mort rôde. La Méditerranée, bleue et sereine, berce pendant des milles et des milles, des débris flottants, des avirons abandonnés, des canots à la dérive, des barques éventrées. On croit qu’un grand nombre de fugitifs se traînent vers l’autre infini, celui des déserts qui brûlent. Les pistes se jalonnent de corps tombés, la bouche pleine de sable, les mains crispées par un dernier geste de désespérance.

On ne passe plus par la mer Rouge, naguère toute fourmillante de mâts, tout empanachée des fumées des steamers. L’isthme est redevenu un obstacle et Aden est aux mains des Arabes. Le 30 août, les cuirassés anglais de garde devant Djeddah, isolés, perdus, ont sauté. Ce fut, croit-on, un drame épouvantable des soutes. Des musulmans étaient employés aux chaufferies ; héros stoïques et barbares, sacrifiant leurs vies pour le paradis d’Allah, ils ont dû se glisser nuitamment jusqu’aux poudres. De la terre, on a vu monter de monstrueuses colonnes de feu et de fumée, tandis que la mer s’ouvrait comme sous la poussée intérieure d’un volcan. Des aciers tordus, des membres humains dispersés et sanglants ont volé dans un bruit de fin du monde, et ce fut tout. L’aube n’éclaira que des épaves anodines voguant au gré des flots.

À cette explosion, par toute la terre, répondent d’autres explosions, de digues, de casernes, d’arsenaux, de poudrières. Les journaux sont assiégés. Des dépêches contradictoires y paraissent. Pas moyen de s’assurer de leur vérité et de l’étendue des troubles : on ne peut plus sortir d’Europe. Toutes les parties du vaste empire britannique ressemblent aux tronçons d’un serpent coupé qui se tordent vainement pour se rejoindre. L’Angleterre, en effet, a perdu en un jour la possession des détroits. Aden n’est plus : Malacca et Singapour croisent au-dessus de la mer les feux d’une artillerie que dirigent des Malais révoltés. Entre Ceuta et Gibraltar, les vaisseaux qui s’aventurent sont éventrés par les torpilles dormantes. La destruction des escadres s’accomplit partout, systématiquement. Dans les ports de l’Inde et de l’Extrême-Orient — du moins ce sont là des racontars auxquels l’agence Reuter et l’agence Havas donnent créance — des plongeurs nus, exercés par la pêche des perles, se glissent, insoupçonnés, entre deux eaux sous les bâtiments à l’ancre. Ils accrochent aux carènes l’effroyable ventouse de la torpille-crapaud. L’équipage, en fixant vers la haute mer, ne se doute pas qu’il traîne un ennemi attaché au flanc du navire, qui soudain, parmi la sécurité des grands horizons vides, percera, en éclatant, le trou par où la vie s’en va, par où l’eau entre.

Voici quelle est au commencement de septembre la situation de l’Angleterre. Son escadre méditerranéenne est bloquée comme dans un lac, par suite du danger qu’il y a à passer devant Ceuta. Le Maroc, État protégé par la France, est resté, il est vrai, jusqu’ici dans une expectative hésitante, mais les Musulmans ont semé la route de mer d’embûches sournoises. Un dreadnought, coulé dans la passe par une torpille, montre que le détroit est défendu. Au reste, le centre de la guerre est encore sur la Méditerranée et les Anglais y sont les maîtres. Le 2 septembre, la flotte turque a été détruite au combat naval des Dardanelles. L’amiral anglais, qui n’ose s’engager dans le Bosphore pour bombarder Constantinople, accomplit une incessante croisière sur les côtes de Syrie et d’Égypte, avec points d’appui sur Malte et Chypre. Il a couvert d’obus Alexandrie, le 3. Mais la situation n’en est pas moins désespérée, puisque l’état de l’arrière-pays obvie à toute tentative de débarquement. D’un autre côté, les promenades militaires et les manifestations de l’Allemagne sur la mer du Nord, obligeant l’Angleterre à surveiller les abords de la métropole, la paralysent dans ses efforts pour protéger des colonies lointaines. Elle est sans nouvelles de sa grande colonie de l’Inde. Tout commerce naval s’est arrêté comme par enchantement. Les courriers d’Extrême-Orient ne passent que par l’Amérique et n’apprennent que des désastres : villes en révolte, massacres d’étrangers, même à Hong-Kong, même à Canton, et des navires coulés, et des armées en déroute. L’Angleterre, tout compris, n’a pas plus de 725 000 soldats nationaux, dont 270 000 hommes dans la métropole, et le reste dispersé dans le monde entier. Que reste-t-il de ce reste ! Le cabinet de Londres, aux abois, en est réduit à négocier avec l’Allemagne, à des conditions très onéreuses, pour que, la sécurité étant établie en Europe, il puisse envoyer vers l’Inde, par la route du Cap, des hommes et des vaisseaux. La diplomatie est lente. Arrivera-t-on à temps ?

12 septembre. — Enfin on a des renseignements plus précis sur ce qui se passe dans l’intérieur de la grande presqu’île de l’Hindoustan. Un gentleman anglais voyageant pour son plaisir, sir William Frogy, a été surpris par la révolte à Hyderabad, la ville musulmane par excellence, et n’a pu échapper au massacre collectif qu’après des jours d’angoisses mortelles. On revit, à travers son récit que publie la Daily Chronicle, la terrible journée du 22 août. Hyderabad, la belle cité si bien décrite par Loti, est devant nos yeux. C’est jour de grand marché. Dans les rues blanches et droites où l’ogive arabe se complique de festons, de dentelures, de rosaces, vrai décor de conte merveilleux, une foule opulente de riches marchands déploie toutes les nuances, des plus tendres aux plus vives, sur les hauts turbans fleur-de-pêcher, sur les draperies jaune d’or, sur les babouches couleur de ciel ou couleur de sang. Au fond des échoppes, d’extraordinaires tapis, des coussins somptueux voisinent avec les
Au Caire, les indigènes révoltés ont envahi les demeures européennes et en ont massacré tous les habitants. Composition de René Lelong.
belles armes incrustées de nacre, les colliers et les bracelets, les écroulements de roses et de jasmins. De lourds éléphants s’ébranlent aux coups de pieds de leurs cornacs et guettent d’un petit œil gamin les éventaires de fruits jaunes et rouges où leurs trompes adroites plongent avec gourmandise. Il y a de hauts dromadaires, l’air dédaigneux, la babine pendante, entre les pieds desquels se faufilent les femmes voilées. On s’agenouille respectueusement sur le passage des saints derviches, aux cheveux longs, couverts de cendres. Et tout cela s’agite dans des parfums de fleurs et de résines précieuses grillées sur des cassolettes, dans un tintamarre de gongs que perce le fifre aigu de ceux qui font danser les serpents au coin des places. Des soldats anglais se promènent, jouent
Cavaliers d’une tribu défilant devant Enver Bey pendant la guerre italo-turque : Que la guerre sainte soit proclamée et l’on reverra de telles scènes qui nous transportent au temps des grandes invasions musulmanes.
des coudes en maîtres. Mais aucune dispute ne semble devoir altérer la bonne humeur de cette foule qui serait sinistre, si l’on savait lire la pensée derrière le regard. Pourtant les autorités sont inquiètes. Des choses inexplicables se passent, sournoisement. Des fils télégraphiques ont été coupés la nuit précédente. On a en vain téléphoné à Calcutta, à Delhi, à Bombay… sans obtenir de réponse. Des convois attendus ne sont pas arrivés, les trains ont d’incroyables retards. Des messagers à cheval sont partis : on n’en a plus de nouvelles. Pour la première fois, les Anglais se comptent et s’aperçoivent qu’en face des 415 000 habitants de la ville, ils sont une petite poignée : 4 000 hommes cantonnés dans un faubourg. Confusément, ils se sentent seuls, si loin de la patrie ! Les communications sont coupées… Le malheur, imprécis, les encercle.

Tout à coup, au centre d’une place, un soldat roule à terre dans des convulsions épouvantables. Sa bouche est couverte d’une écume rouge, ses yeux angoissés contredisent le rictus sardonique des lèvres, et ses membres sont secoués de terribles contorsions de pantin. Il se roule dans la poussière avec des cris inarticulés. D’autres hurlements retentissent çà et là, devant l’étalage des marchands, aux portes des mosquées. Partout des corps étendus, avec la danse macabre des bras et des jambes. C’est comme une contagion d’épilepsie, mais elle n’atteint que les Anglais. Brusquement, des casernes, les hommes se ruent, l’œil fou, le visage convulsé : « Le poison ! le poison ! » Pris de folie furieuse, sentant qu’ils vont mourir, les soldats déchargent au hasard leurs armes, tirent leurs sabres contre la foule houleuse qui les étouffe dans son tumulte. Les derviches, humbles tout à l’heure, montent sur les bornes en secouant leur cendre et crient des paroles qui se perdent dans le bruit. Le peuple, coulant en longs ruisseaux vers le quartier de la Résidence, assiège dans leurs bungalows les étrangers qui se défendent, qui se suicident en masse. On crache au visage des têtes coupées d’officiers et de fonctionnaires britanniques. C’est par un hasard miraculeux que quelques hommes, avec sir William, ont pu fuir.

17 septembre. — Il paraît, de source certaine, que la Mecque, après un siège acharné de quatre semaines, a été rendue aux réguliers turcs et persans. Dès la proclamation du Padischah, un corps de 30 000 hommes, moitié Turcs, moitié Persans, avait été convoyé vers la capitale du Hedjaz par le chemin de fer et les pistes du désert pour combattre le corps d’occupation anglaise. Ce dernier, sans ressources, sans secours, resté pourtant vainqueur, à force de vaillance, dans des escarmouches quotidiennes contre les Bédouins, s’était enfermé dans les murailles de la ville sainte, décidé à la défendre jusqu’à la mort. L’arrivée de l’armée musulmane a trouvé les assiégés déjà livrés à toutes les horreurs de la famine. Ils ont pourtant résisté un mois. Après avoir mangé les animaux, tondu l’herbe des vieux murs, rongé le cuir de leurs chaussures et de leurs buffleteries, ils en ont été réduits à tendre des pièges aux bêtes immondes, à dévorer les cadavres infects des rats pesteux. Cette résistance comptera parmi les plus héroïques de l’Histoire. Enfin, comprenant qu’ils ne pouvaient plus tenir, ils sont sortis en armes, le 15 septembre. Des bataillons de squelettes ambulants, les yeux exaltés et brûlants de fièvre, se sont jetés, de désespoir, sur le fer de l’ennemi, qui en a fait un grand carnage. La Mecque reprise, le croirait-on ? c’est une nouvelle qui fait pousser au monde un soupir de soulagement. On pense que la guerre n’a plus de prétexte. Mais ce jugement optimiste n’est pas partagé par les gouvernements. L’Islam a senti sa force. Il ne fait même plus de distinction entre les « Roumis ». La France s’est mise en défense et ses intérêts dans les pays musulmans en font l’alliée naturelle de l’Angleterre. Cette sympathie attire sur elle les rancunes arabes. D’autre part, les sujets tartares de l’empire russe sont turbulents, et on ne les contient qu’en gardant toute l’armée sur le pied de guerre.

20 septembre. — Bien que toute notre escadre soit maintenue à Bizerte, depuis le commencement des troubles, avec des détachements à Alger et à Tanger, bien que toutes les troupes de l’armée d’Afrique, au complet, aient été réunies sous un même gouvernement militaire, le mauvais vouloir des indigènes et de fréquentes attaques à main armée contre les colons leur ont enlevé toute confiance, et l’exode en est incessant. Il s’est créé, dès la fin du mois d’août des foyers d’agitation qui occupent les forces militaires, dans la région du Djérid, en Tunisie ; en Algérie, autour de Tlemcen. Les tribus du Riff et de la Chaouïa sont en pleine effervescence. Un imposteur, du nom de Bou-Thaleb, se disant descendant du Prophète et désigné par le ciel pour chasser les étrangers et reconstruire l’ancien royaume de Tlemcen, groupe autour de lui les mécontents et leur nombre s’en accroît toujours. L’armée du prétendant atteint déjà, dit-on, 40 000 hommes, tant Marocains, qu’Algériens et Tunisiens. Trois régiments de zouaves et la légion étrangère marchent à sa rencontre.

22 septembre. — Un événement terrible mais non pas inattendu vient de se produire. Sur tout le territoire, à la même heure, les troupes indigènes se sont mutinées et ont massacré leurs officiers. Cette défection en masse témoigne d’un mot d’ordre unique, et par conséquent révèle un plan défini. On dit que ce Bou-Thaleb a fait son éducation en France et qu’il a avec lui un grand nombre d’Arabes instruits à l’européenne. Les mutins, poursuivis par les troupes de nationalité française, cherchent à opérer leur concentration dans le Sud, en quatre points différents.

23 septembre. — À Tizi-Ouzou, à Biskra, à Gafsa, on s’égorge. Les casernes ont sauté à Constantine. Les journaux français sont affolés et supputent les conséquences d’un choc total entre les immigrés européens et les indigènes. Les chemins de fer s’arrêtent. Les fils télégraphiques sont coupés. On pense que des armées montent du Sahara, que tous les postes avancés du Sud sont détruits. Des arsenaux sont pillés. Par la Tripolitaine, qui a secoué la domination de l’Italie et qui reste en communication avec l’Asie musulmane, la contrebande de guerre afflue. On n’a plus de communications qu’avec Tanger, Bône, Alger, et Tunis, et avec les cuirassés de l’escadre, reliés à la Tour Eiffel par la télégraphie sans fil.

24 septembre. — Le ministre de la Guerre monte à la tribune de la Chambre pour annoncer que nos troupes, par leur inlassable dévouement, sont dignes de tous les éloges, et qu’elles viennent de remporter une victoire à Tlemcen, sur l’armée du prétendant. Il demande des subsides qu’on lui accorde par acclamation. On décide de faire tous les sacrifices pour conserver notre belle France transméditerranéenne, même au prix de nos autres colonies d’Afrique, où nos soldats perdus, forcément inférieurs en nombre, luttent désespérément en ce même moment contre les musulmans noirs.

Pendant toute cette fin de septembre, il est visible que l’Islam, enivré des résultats de sa guerre défensive, ne s’en tiendra pas là. Des plans de campagne divers, mais tendant tous à la conquête, s’élaborent à Constantinople, à Téhéran, à Delhi, au Caire, à Gabès, dans le Sud algérien, à Fez. Partout des chefs surgissent. Les chefs, ce sont ces officiers turcs, instruits dans nos écoles militaires, assidus à nos grandes manœuvres ; ce sont les bas-officiers hindous formés par les Anglais, les patriotes égyptiens, les chériffs héréditaires des confréries du désert. L’éducation européenne a produit des ingénieurs et des marins. Il y a des conseillers adroits sortis des grandes écoles du Caire, de Damas et de l’Inde, les anciens élèves des Facultés anglaises et françaises. La civilisation d’Europe a fourni des armes contre elle-même. L’argent ? On n’en manque pas. Le trésor de la Turquie et de la Perse est rempli par les emprunts négociés à Paris ou à Londres avant la guerre. Les riches financiers de l’Inde et de la Birmanie, les opulents
Une charge de cavaliers arabes à Benghazi (Tripolitaine).
marchands javanais, les musulmans chinois enrichis dans le commerce des jades, des pierres précieuses, de l’opium ont envoyé leurs subsides.

Les manufactures allemandes, par les chemins de fer turcs, par le chemin de fer de Bagdad, écoulent leurs armes perfectionnées sur le monde musulman, et leurs navires débarquent la contrebande de guerre sur la côte d’Afrique. Le Japon, dont l’industrie est devenue une des premières du monde, fournit des sous-marins et des aéroplanes.

Les armées européennes, mieux instruites et mieux disciplinées, mais obligées de suffire à une guerre de hordes, qui les harcèle aux quatre points cardinaux sur un rayon très étendu, ne peuvent que se battre et mourir. Une guerre ? Non, mille guerres isolées dans des régions diverses, indépendantes, sans possibilité de secours, puisque les mers sont vides, les ports gardés, les communications coupées.

2 octobre. — L’escadre française vient d’être coulée à Bizerte, dans l’espace de quelques heures, par une flottille d’aéroplanes qui l’a littéralement couverte d’obus. Les survivants, échappés à la nage, ont gagné la côte et, à leur atterrissement, ont été massacrés par la population. On ne sait rien de notre armée d’Afrique.

7 octobre. — Le port de Marseille est en émoi. Les courriers d’Afrique ne reviennent plus. On se presse sur les jetées, on y mange, on y campe nuit et jour, guettant sur l’immensité la tache noire d’un navire. Pendant ces derniers jours, la télégraphie sans fil a encore fonctionné, émettant par les ondes de l’air les dépêches les plus incompréhensibles ou les plus terribles, parlant de massacres, de villes prises. Maintenant, c’est, comme partout, le silence.

8 octobre. — On a vu enfin un grand oiseau monter sur l’horizon, accourir en plein ciel. Des jumelles marines se sont braquées sur lui. « Un aéroplane ! un aéroplane ! » Ce mot a monté de la foule anxieuse. L’oiseau grandissait ; on entendait le ronflement du moteur. Il accourait avec une vitesse fantastique ; enfin il s’est abattu sur la Joliette, laissant voir entre ses ailes rigides une face congestionnée, des yeux hagards, une bouche râlante. L’aviateur, haletant, s’est dégagé de son appareil, a prononcé des phases entrecoupées : « Alger aux mains des Arabes… Incendie de toute la ville… Français massacrés… Armée vaincue… » Un vomissement de sang lui a coupé la parole. Le courrier de malheur n’était plus qu’un cadavre !

La vague musulmane a balayé l’Afrique !

Décembre est venu. Le grand tumulte qui couvre les terres musulmanes est arrivé à un unisson. Les hordes se concentrent. Au nom du Prophète, des peuples entiers se rangent sous les étendards verts. Bou-Thaleb, vainqueur, a constitué un grand royaume berbère et, derrière lui, comme jadis derrière Abdérame, une armée immense passe le détroit de Gibraltar, pour se jeter sur les Espagnes. Le 2 décembre, Cordoue a retrouvé ses anciens maîtres et, par les sierras, les Maures se ruent sur l’Europe, dernier refuge des races blanches, l’Europe affamée par la défection de ses colonies, tourmentée par des guerres fratricides, l’Europe où les usines chôment, où les moissons sèchent sur pied. Derrière les Maures, se hâtant vers la curée, se presse l’horrible armée crépue des sauvages d’Afrique. Bou-Thaleb entraîne 2 500 000 hommes, auxquels les armées réunies de France et d’Espagne opposent 1 325 000 soldats. Les Turcs, renforcés par les Persans, et masquant les inépuisables réserves de l’Asie, livrent une sanglante bataille sous les murs de Belgrade, et, malgré la résistance héroïque des peuples des Balkans, un instant unis par le danger commun, passent le Danube au nombre de 1 600 000 hommes, le 5 décembre au soir.

De la Tartarie, du Turkestan, du Caucase, une horde de cavaliers jaunes, couverts de fourrures, s’écoulent avec les vieux cris de guerre des Huns, leurs ancêtres, et l’on suit leur trace aux incendies qui dévorent les villes russes. Mais les temps sont changés depuis les antiques invasions. Ces musulmans ne sont point des barbares : ils traînent des canons et couvrent les mers de colosses d’acier.

Derrière ces guerriers, il y a toujours d’autres guerriers. On pourra vaincre les premiers, combler les fleuves et les vallées de leurs cadavres. Il y en aura toujours ! On sait maintenant que l’Europe est vulnérable. Tous les fauves sont en liberté !

Le 25 décembre, Paris, tout encapuchonné sous les neiges de la Noël, se réveille au fracas de cent tonnerres. Il pleut des shrapnells sur les édifices qui perpétuaient le souvenir des gloires ancestrales. Tout n’est que fumée et décombres, pans de murs qui s’écroulent, cependant que l’incendie tord au vent des aigrettes de flammes.

15 janvier. — Enfin, au bruit lointain des canons qui tonnent sur la Volga, sur le Danube, dans les défilés des Pyrénées, l’Europe s’est ressaisie. En quelques jours, les plénipotentiaires de toutes les nations, réunis à la Haye, dans cette même salle où la question de la paix fut tant de fois agitée, ont juré alliance contre l’ennemi commun et décrété la guerre à outrance. Un gouvernement général de l’Europe s’est institué en permanence pour tout le temps que l’ennemi en foulera le sol. L’ordre de mobiliser, du sud au nord et de l’ouest à l’est, est parti. La vieille terre fait germer des soldats. Dans les campagnes françaises, dans les plaines de l’Allemagne et les montagnes de l’Autriche ; dans les steppes russes, partout en ce moment le tocsin sonne, et pour une fois, à l’unisson. Il n’y a plus de nations jalouses. Comme aux heures d’enthousiasme de 92, mais cette fois dans l’Europe entière, les registres d’enrôlements volontaires sont ouverts et se couvrent de signatures. Des enfants devancent l’âge ; des vieillards cachent le leur, des femmes renient leur sexe. Ce ne sont plus des armées, ce sont les 400 millions d’habitants de l’Europe qui tous, à l’envi, vont offrir leurs poitrines en barrière à l’invasion. L’espoir, la certitude de la victoire flotte en l’air comme un drapeau. Naguère, les Musulmans, défendant leur culte et leurs pays respectifs, écrasaient facilement des poignées de conquérants dispersés sur la surface du globe. Maintenant, tout est changé : ils sont sortis de chez eux, et ce sont eux qui marchent, désunis par les ambitions différentes et sans plan de campagne, contre un grand pays unifié qui se défend. La guerre sainte, c’est nous qui la faisons ! Et dans ce début d’année, clair comme l’aube d’une victoire, les journaux qu’on s’arrache sont pleins d’exaltation et de fièvre. Après… il y aura des ruines à relever : ce sera l’œuvre de l’avenir, et tous les peuples de l’Europe y travailleront ensemble.

OCTAVE BÉLIARD.