Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/54

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 348-352).

chapitre 54


Dès qu’ils furent partis, Élisabeth chercha, par une promenade, à remettre ses esprits, ou, pour mieux dire, voulut sans contrainte se livrer à des réflexions, qui ne pouvaient que les troubler davantage : la conduite de M. Darcy l’avait surprise et contrariée.

« Pourquoi venir ici, se disait-elle, s’il voulait être grave, silencieux et indifférent comme autrefois ? »

Elle ne put le définir d’aucune manière satisfaisante pour elle.

« Il pouvait encore être aimable, amical avec mon oncle et ma tante, lors de son dernier voyage à Londres, et pourquoi ne pas l’être avec moi ?… S’il me craint, pourquoi me venir voir ? S’il n’a plus aucun sentiment pour moi, à quoi peut-on attribuer son silence ?… Oh ! quel homme ! il m’impatiente, vraiment… ; je ne veux plus penser à lui. »

L’approche de sa sœur la força, pendant quelques instants, à garder sa résolution. Hélen la joignit d’un air riant, qui prouvait assez qu’elle était mieux qu’Élisabeth satisfaite de leur visite.

« À présent, dit-elle, que cette première entrevue est passée, je me sens tout à l’aise ; je connais mes forces et ne crains plus d’être embarrassée en le voyant ; je suis même contente qu’il vienne ici jeudi, alors tout le monde verra que nous nous rencontrons l’un et l’autre avec une parfaite indifférence.

— Oui, oui, vraiment, avec beaucoup d’indifférence, repartit Élisabeth en riant. Oh ! Hélen, prenez garde.

— Ma chère Lizzy, vous ne pouvez me croire assez faible pour courir encore quelque danger.

— Je vous crois fort en danger de le rendre plus amoureux de vous que jamais. »

Elles ne revirent plus les hôtes de Netherfield jusqu’au jour du repas, et durant cet intervalle, Mme Bennet se livrait avec joie à toutes les brillantes espérances que l’enjouement et la civilité de Bingley, dans une visite d’un quart d’heure, avaient déjà fait renaître.

Le jeudi une nombreuse société était réunie à Longbourn, et les deux personnes qu’on désirait avec le plus d’impatience, à la gloire de leur réputation comme chasseurs, ne se firent point attendre. Lorsqu’ils passèrent dans la salle à manger. Élisabeth regarda avec inquiétude si Bingley prendrait la place, qui autrefois dans leurs parties lui avait toujours appartenu : celle auprès d’Hélen. Sa prudente mère, occupée de la même pensée, se garda bien de l’engager à se placer près d’elle. En entrant dans l’appartement, il parut hésiter ; mais il arriva qu’Hélen tourna les yeux de son côté, et, par hasard sourit, cela décida tout ; il s’assit auprès d’elle.

Élisabeth, d’un air satisfait, regarda Darcy, mais, lui, supportait cette vue avec une noble indifférence ; et elle aurait pu imaginer que Bingley avait obtenu la permission d’être heureux, si elle n’avait remarqué ses regards également tournés vers son ami, avec une expression de plaisir mêlée d’inquiétude.

Sa conduite envers Hélen pendant le dîner, quoique plus retenue qu’autrefois, trahissait assez son attachement pour elle ; et Élisabeth demeura convaincue que, s’il n’était guidé que par ses propres désirs, le bonheur d’Hélen et le sien seraient bientôt assurés ; et encore qu’elle n’osât s’abandonner entièrement à cet espoir, elle en éprouva cependant quelque plaisir, et dut à cette pensée le peu d’enjouement qu’elle montra, car elle n’était vraiment pas en humeur d’être gaie. M. Darcy, placé aussi loin d’elle que la table le permettait, était de plus à la droite de Mme Bennet. Élisabeth savait combien ce voisinage était peu propre à les faire paraître l’un et l’autre avec avantage, et encore moins à leur offrir quelque plaisir. Trop éloignée d’eux pour entendre leur conversation, elle croyait assez cependant, par leur air froid et ennuyé, qu’elle n’était point fort animée. Ce manque de civilité de sa mère rendit plus pénible encore, pour elle, le souvenir des obligations qu’ils avaient à M. Darcy. Que n’eût-elle donné pour lui dire, que sa bonté, son noble désintéressement étaient du moins connus et appréciés par quelqu’un de la famille !

Elle avait l’espoir que la soirée leur fournirait quelque occasion de discourir un peu ensemble, et, inquiète et impatiente, l’heure qui s’écoula au salon avant le retour de ces messieurs, fut pour elle bien pénible ; elle attendait le moment de leur entrée, comme le seul qui lui pût offrir quelque plaisir.

« S’il ne me joint pas alors, se disait-elle, je l’abandonne pour toujours. »

Les hommes revinrent ; elle vit aussitôt les regards de Darcy se tourner vers elle, et ne douta plus qu’il ne répondît à ses espérances, mais, hélas ! les dames s’étaient pressées en foule autour de la table, où miss Bennet faisait le thé, et Élisabeth servant le café à côté de sa sœur, fut tellement entourée qu’on ne pouvait trouver place auprès d’elle ; et d’ailleurs, à l’approche de ces messieurs une des demoiselles, tirant sa chaise encore plus proche, lui dit à demi-voix :

« Les hommes ne nous sépareront pas, j’y suis décidée, nous n’avons nul besoin d’eux, n’est-il pas vrai ? »

Darcy était déjà à un autre bout du salon ; elle le suivait des yeux, portait envie à tous ceux à qui il parlait, avait à peine assez de patience pour servir du café à qui que ce fût, et s’en voulait beaucoup d’être aussi préoccupée.

« Un homme qui a été une fois refusé ! Comment pouvais-je être assez simple pour espérer même lui inspirer de l’amour ? En est-il un seul au monde qui ne s’indignât à la seule pensée de demander deux fois la même femme ? »

Elle fut cependant un peu rassurée, en le voyant rapporter lui-même la tasse ; ne voulant pas perdre cette occasion, elle lui dit :

« Mademoiselle votre sœur est-elle encore à Pemberley ?

— Oui, elle doit y rester jusqu’à Noël.

— Et toute seule ? Ses amies l’ont-elles quittée ?

— Mme Annesley est toujours avec elle, mais il y a à peu près trois semaines que miss Bingley et sa sœur sont parties pour Scarborough. »

Elle ne put trouver autre chose à lui dire ; mais s’il désirait converser avec elle, peut-être aurait-il plus de succès. Il demeura cependant debout auprès d’elle pendant plusieurs minutes, sans proférer un seul mot ; et enfin, une des jeunes personnes ayant encore parlé à voix basse à Élisabeth, il se retira.

Quand le thé fut pris, et les tables à jeu placées, toutes les dames se levèrent. Élisabeth espérait alors qu’il ne tarderait pas à la venir joindre, mais son attente fut trompée, lorsqu’elle vit Mme Bennet s’emparer de lui pour en faire sa victime à une table de whist. Tout espoir de plaisir était maintenant perdu pour elle. Ils se trouvaient tous deux retenus pour le reste de la soirée à des parties différentes, et tout ce qu’elle pouvait désirer, c’était que les regards de Darcy fussent assez souvent tournés vers elle, pour le faire jouer aussi malheureusement qu’elle-même.

Mme Bennet avait eu l’intention de retenir à souper les deux hôtes de Netherfield, mais leur voiture fut demandée avant celle d’aucune autre personne ; elle ne put donc exécuter son projet.

« Eh bien, mes enfants, dit-elle, dès que la société se fut retirée, que pensez-vous de cette journée ? Je crois vraiment, que tout s’est bien passé. Le dîner était délicieux ; jamais je n’en ai vu un meilleur ; le quartier de venaison était-il assez beau, assez bien rôti ? Tout le monde m’en a fait compliment ; et la soupe ! celle que les Lucas nous ont donnée la semaine dernière, ne la valait pas de beaucoup ; et même M. Darcy a avoué que les perdrix étaient parfaitement accommodées, et il a, je présume, deux ou trois cuisiniers français. Et toi, ma chère Hélen, jamais je ne t’ai vue plus belle ; Mme Long me l’a dit aussi, car je lui ai demandé si elle ne te trouvait pas charmante aujourd’hui ; et que penses-tu qu’elle ait ajouté ? « Ah ! madame Bennet, nous la verrons à Netherfield ! » Après tout, elle me l’a dit ; je trouve vraiment que Mme Long est la meilleure créature que je connaisse ; ses nièces aussi savent fort bien se conduire : elles ne sont pas jolies, mais je les aime extrêmement. »

Mme Bennet, en un mot, était en fort belle humeur : la conduite de Bingley à l’égard d’Hélen avait ranimé toutes ses espérances, et elle fut très désappointée en ne le voyant point venir le lendemain faire ses propositions.

« Cette journée s’est passée fort agréablement, dit Mlle Bennet à Élisabeth, la société était si choisie, si aimable ; j’espère que maman donnera souvent de semblables assemblées. »

Élisabeth sourit.

« Lizzy, je ne veux pas de ce sourire ; il ne faut pas avoir d’arrière-pensée, cela me mortifie. Je vous assure que j’ai maintenant appris à jouir de sa conversation, comme de celle d’un jeune homme aimable, instruit ; ma pensée ne va pas au-delà. La conduite qu’il a tenue aujourd’hui avec moi, m’a convaincue qu’il n’avait jamais eu le moindre désir de m’inspirer aucun sentiment particulier, mais seulement qu’il possède plus qu’aucun autre cette douce aménité et ce désir général de plaire qui séduisent si facilement.

— Vous êtes bien cruelle, dit sa sœur, vous ne voulez pas me permettre de sourire, et vos discours m’y provoquent à chaque instant. Ah ! qu’il est pénible, dans certains cas, d’être crue, et dans d’autres combien cela est difficile !

— Mais pourquoi me vouloir persuader que je sens plus que je n’avoue ?

— Voilà une question à laquelle je ne sais trop que répondre ; nous aimons tous à instruire, quoique nous ne puissions apprendre aux autres que ce qui ne vaut pas la peine d’être su. Pardonnez-moi, et, si vous persistez dans votre indifférence, ne me prenez pas pour confidente.