Orgueil et Prévention (1822, ré-édition 1966)/35

Traduction par Eloïse Perks.
Librairie commerciale et artistique (p. 205-213).

chapitre 35


Élisabeth s’éveilla le lendemain avec les mêmes pensées qui l’avaient occupée pendant la meilleure partie de la nuit ; elle ne pouvait encore revenir de la surprise que lui avait causée l’événement de la veille, il lui était impossible de penser à autre chose ; se trouvant fort peu disposée à la lecture ou à la conversation, elle résolut aussitôt après le déjeuner de faire un tour de promenade ; elle se rendait à son allée favorite, lorsque l’idée que M. Darcy s’y promenait quelquefois l’arrêta, et au lieu d’entrer au parc, elle prit le chemin de traverse qui conduisait à la grande route.

Ce chemin était bordé d’un côté par le mur du parc de Rosings. Élisabeth après y avoir marché quelque temps, fut tentée, par la beauté du jour, de s’arrêter à l’une des grilles du parc, d’où l’on découvrait un point de vue assez étendu. Les cinq semaines écoulées depuis son arrivée dans Kent, avaient opéré un grand changement dans la campagne ; l’amandier, le lilas commençaient à fleurir, et chaque jour découvrait quelques beautés nouvelles. Elle se disposait à continuer sa promenade, lorsque à sa droite dans une allée assez touffue, elle aperçut quelqu’un qui marchait de ce côté ; craignant que ce ne fût M. Darcy, elle allait se retirer, mais cette même personne s’avançant d’un pas précipité, l’appella à haute voix ; elle s’était détournée, mais s’entendant nommer, bien qu’elle ne pût douter que ce ne fût M. Darcy, elle revint de nouveau à la grille ; il la joignit aussitôt, et lui présentant une lettre, qu’elle prit sans y songer, lui dit d’un air fier, mais posé :

« Il y a déjà quelque temps que je me promène dans cette allée, espérant vous y rencontrer. Voulez-vous me faire l’honneur de lire cette lettre ? », et la saluant très froidement, il rentra dans le bois et fut bientôt hors de vue.

Sans en espérer le moindre plaisir, mais avec la plus vive curiosité, Élisabeth ouvrit la lettre, et sa surprise s’accrut encore en voyant que l’enveloppe renfermait deux feuilles de papier, que couvrait jusqu’au bord, une très fine écriture ; on avait également écrit sur l’enveloppe ; Élisabeth, continuant sa promenade, en commença la lecture ; elle était datée de Rosings, à huit heures du matin et contenait ce qui suit :

« Ne vous alarmez pas, mademoiselle, à la réception de cette lettre, par la crainte qu’elle ne contienne un nouvel aveu des sentiments et des offres qui vous causèrent hier au soir tant de déplaisir. J’écris sans la moindre intention de vous chagriner, ou de m’humilier moi-même, en m’arrêtant à des désirs, qui pour notre bonheur mutuel ne sauraient être trop tôt oubliés ; et la peine que cette lettre coûte à tracer et à parcourir, aurait été épargnée, si ma réputation n’exigeait qu’elle fût écrite et lue. Il faut donc que vous me pardonniez la liberté avec laquelle je demande votre attention ; votre cœur, je le sais, ne me l’accordera qu’à regret, mais je l’attends de votre justice.

« Deux fautes d’une nature bien différente et loin d’être également graves, m’ont été hier au soir par vous imputées ; la première était que sans égard pour leurs sentiments mutuels, j’avais éloigné M. Bingley de votre sœur, et l’autre que malgré les droits les plus sacrés, malgré les lois de l’honneur et de l’humanité, j’avais frustré toutes les espérances et détruit pour un temps le bonheur de M. Wickham. Me brouiller volontairement et sans cause, avec l’ami de mon enfance, le protégé de mon père, avec un jeune homme qui n’avait pour ainsi dire d’autre ressource qu’en notre famille, et qui avait été élevé dans l’idée d’en attendre tout, serait une dépravation à laquelle la séparation de deux jeunes gens, dont l’inclination née de quelques jours de connaissance, se laissait à peine apercevoir, ne saurait être comparée. Mais j’espère dorénavant être exempt des reproches sévères que vous m’avez hier au soir si librement adressés, lorsque les détails de ma conduite et des motifs qui m’ont fait agir seront connus. Si dans l’explication que je me dois, je me trouve obligé de rappeler des sentiments qui vous peuvent offenser, je dirai seulement que j’en suis fâché ; il me faut obéir à la nécessité, et une plus longue apologie serait déplacée. Je n’avais point été longtemps dans Herfordshire, lorsque je m’aperçus que Bingley préférait votre sœur à toute autre femme de la société, et ce ne fut qu’au bal à Netherfield que je commençai à craindre, qu’il ne lui devînt sérieusement attaché. Je l’avais souvent vu amoureux ; mais à ce bal, je fus d’abord instruit par les plaisanteries de sir William Lucas, que les soins rendus par Bingley à votre sœur, avaient fait naître l’idée de leur mariage. Il en parlait comme d’une chose décidée, dont l’époque seule était incertaine ; dès ce moment j’observai attentivement la conduite de mon ami, et alors je m’aperçus que la préférence qu’il témoignait à Mlle Bennet, était bien plus réelle que je ne l’avais d’abord imaginé. Je voulus aussi étudier votre sœur ; son air, ses manières étaient aussi douces, aussi aimables, aussi séduisantes que jamais, mais rien en elle n’annonçait un attachement particulier et je demeurai convaincu, d’après mes observations durant cette soirée, qu’encore qu’elle reçût avec plaisir les soins de Bingley, elle ne cherchait point à se les attirer en partageant ses sentiments. Si vous ne vous êtes point abusée, j’ai été dans l’erreur et, le caractère de votre sœur vous étant connu mieux qu’à moi, cette dernière supposition est plus naturelle ; s’il en est ainsi, si vraiment par mon erreur, je lui ai causé de la peine, votre ressentiment contre moi n’est pas déraisonnable, mais je puis dire ici avec assurance, que la sérénité de votre sœur était telle, qu’elle eût persuadé à l’observateur le plus pénétrant que quelque aimable que fût son caractère, son cœur ne pouvait être facilement touché. Que je désirai la croire indifférente, est chose certaine, mais je me hasarderai aussi à dire, que mes opinions, dans quelque occasion que ce soit, ne sont point d’ordinaire dictées par mes craintes ou mes espérances, et je ne la jugeai point indifférente parce que je le souhaitais, mais parce que tout en elle annonçait une parfaite indifférence. Mes objections à ce mariage n’étaient point simplement celles qui m’ont, comme je vous l’ai avoué hier soir, empêché si longtemps de songer à vous, et que la passion la plus vive a pu à peine me faire oublier. S’allier à une famille peu distinguée ne pouvait être pour mon ami un aussi grand inconvénient que pour moi, mais il y avait d’autres motifs de répugnance, des motifs qui existent encore, qui existeront toujours, et que je me suis un instant efforcé d’oublier parce qu’ils n’étaient point absolument sous mes yeux ; ces motifs doivent être expliqués, quoique brièvement, l’état de quelques-uns de vos parents, bien qu’inconvenant, n’est rien en comparaison de ce manque absolu d’usage et d’éducation que trahissaient en tout la conduite ridicule et déplacée de votre mère, de vos sœurs cadettes, et parfois…, le dirai-je ? celle de votre père. Il m’est pénible de vous offenser, mais si les défauts de vos plus proches parents vous causent du déplaisir, si le récit que j’en fais ici vous mortifie, ne devez-vous pas aussi trouver quelque consolation à songer que vous et votre sœur aînée n’avez point eu part à ces censures ? Et les louanges que votre manière d’être à toutes deux vous ont si justement méritées, font non moins d’honneur à votre esprit qu’à votre jugement.

« Je n’ai plus qu’à ajouter que tout ce qui se passa durant cette soirée, en confirmant mon opinion sur les deux parties, accrut encore le désir que j’avais de faire éviter à mon ami un mariage qui me semblait si déraisonnable. Le jour suivant il quitta Netherfield, avec l’intention d’y revenir au plus tôt, comme sans doute vous vous le rappelez. La conduite que j’ai tenue doit maintenant être expliquée. Ses sœurs n’étaient pas moins inquiètes que moi ; la conformité de nos sentiments fut bientôt découverte, et étant tous également persuadés qu’il n’y avait point de temps à perdre pour éloigner leur frère de votre sœur, nous prîmes sur-le-champ la résolution de l’aller joindre à Londres, et l’heure d’après nous vit en route. Arrivé près de mon ami, je m’engageai sans peine à lui représenter tous les inconvénients d’un pareil choix ; je les lui peignis sous les plus sombres couleurs, mais ces remontrances, bien qu’elles lui fissent impression, n’auraient pu, je le crois, l’empêcher de conclure enfin ce mariage, si je ne les eusse secondées par l’assurance, que je n’hésitai point à lui donner de l’indifférence de votre sœur. Jusqu’à ce moment il avait pensé qu’il était aimé, sinon avec une égale ardeur, du moins avec sincérité ; mais Bingley a naturellement beaucoup de modestie, et se repose bien plus sur mon jugement que sur le sien : le convaincre qu’il s’était abusé, fut donc pour moi chose peu difficile ; lui persuader alors de ne point retourner dans Herfordshire fut à peine l’ouvrage d’un instant. Je ne puis me repentir d’avoir agi ainsi. Il n’y a qu’une circonstance dans cette affaire, à laquelle je ne puis réfléchir avec satisfaction : je n’ai pas craint d’employer la ruse pour éviter que le séjour de votre sœur à Londres fût connu de lui. Il est possible, probable même, que leur rencontre n’eût produit aucune suite fâcheuse, mais la passion de Bingley ne me paraissait point assez éteinte pour qu’il pût voir Mlle Bennet sans danger. Cette ruse, ce déguisement était peut-être répréhensible : enfin, j’ai agi pour le mieux ; sur ce sujet je n’ai plus rien à dire, et nulle autre excuse à vous offrir. Si j’ai causé de la peine à votre sœur, je l’ai fait sans le savoir, et quoique les motifs qui m’ont guidé vous puissent naturellement paraître insuffisants, je n’ai point encore appris à les condamner.

« Quant à cette autre et bien plus grave accusation, au sujet de ma conduite avec M. Wickham, je ne la puis réfuter qu’en vous donnant un détail exact de ses liaisons avec notre famille ; ce dont il m’a particulièrement accusé, c’est ce que j’ignore, mais je puis offrir plus d’une preuve à l’appui du récit que je vous vais faire. M. Wickham est le fils d’un homme respectable, qui, pendant de longues années, a régi la terre de Pemberley ; la probité, l’exactitude avec laquelle il s’acquittait de cette gestion, engagèrent naturellement mon père à lui être utile : sa générosité s’est manifestée à l’égard de Georges Wickham, dont il était le parrain ; il le plaça d’abord dans une pension dans Derbyshire, puis au collège de Cambridge ; service d’autant plus important, que son père, toujours gêné par la prodigalité de sa femme, n’aurait pu subvenir aux frais de son éducation. Mon père non seulement se plaisait fort dans la société de ce jeune homme, dont les manières ont toujours été séduisantes, mais il avait aussi la plus haute opinion de lui, et espérant que l’état ecclésiastique serait celui qu’il choisirait, il comptait le placer avantageusement. Quant à moi, il y avait longtemps, très longtemps que j’avais commencé à le juger bien différemment ; ses inclinations vicieuses, son manque de principes, qu’il avait soin de cacher aux yeux de son meilleur ami, ne pouvaient échapper aux yeux d’un jeune homme à peu près de son âge, et qui avait occasion de le voir dans ces moments d’abandon, où l’homme le plus adroit ne saurait se déguiser. Ici encore je vais vous affliger. À quel point ? vous seule le pouvez savoir. Mais quels que soient les sentiments que M. Wickham vous ait inspirés, je ne dois point, en ce moment, y avoir égard ; au contraire, mes soupçons à ce sujet m’engagent plus vivement à vous dévoiler son caractère. Mon excellent père mourut, il y a à peu près cinq ans, et son attachement pour M. Wickham ne se démentit point un seul instant. Dans son testament, il me recommandait particulièrement de l’aider autant qu’il me serait possible dans l’état qu’il choisirait, ajoutant que s’il se décidait à se faire ordonner, il désirait que le meilleur bénéfice dont notre famille eût la nomination, lui fût donné aussitôt qu’il serait vacant. Il y avait aussi un legs de mille livres sterling. Son propre père ne survécut point longtemps au mien ; et six mois après ces événements M. Wickham m’écrivait que étant enfin décidé à ne se point faire ordonner, il espérait que je ne le croirais point déraisonnable, s’il me demandait quelque dédommagement pécuniaire, au lieu de la cure qu’il ne pouvait plus obtenir ; il avait l’intention, continuait-il, de se faire recevoir avocat, et je devais savoir que l’intérêt de mille livres sterling n’était nullement suffisant pour l’entretenir durant ses études. Je désirai croire à sa sincérité, bien que ce projet me parût peu vraisemblable ; d’ailleurs, j’étais fort disposé à accéder à ses propositions, je savais trop bien que M. Wickham n’avait point les vertus nécessaires à un ecclésiastique ; cette affaire fut donc bientôt terminée ; il renonça à tous droits sur la cure qui lui avait été promise, fût-il même un jour en état de la remplir, et accepta trois mille livres sterling. Toutes liaisons entre nous semblaient être rompues ; je l’estimais trop peu pour le recevoir à Pemberley, ou l’admettre dans ma société à Londres. Ce fut dans cette ville, je présume, qu’il passa la plus grande partie de son temps, mais l’étude des lois n’était qu’un vain prétexte, et sa vie oisive fut celle d’un homme de plaisir.

« Pendant près de trois ans j’entendis peu parler de lui, mais à la mort du bénéficier de la cure qui lui avait été destinée, il m’écrivit pour me la demander ; ses moyens pécuniaires n’étaient point, m’assurait-il, fort considérables ; c’est ce que je crus sans peine. L’état d’avocat lui avait paru fort peu avantageux, et il était enfin décidé à se faire ordonner, si toutefois je le voulais nommer au bénéfice en question ; il paraissait ne point douter que sa prière ne fût accueillie, disant qu’il était assuré que je n’avais personne autre que lui à placer, et que d’ailleurs je ne pouvais oublier les dernières volontés de mon respectable père. Vous ne pouvez, je crois, me blâmer, mademoiselle, de ne m’être point rendu à sa prière, et d’avoir résisté à toutes les instances qu’il me fit à ce sujet. Son indignation fut aussi vive que ses besoins étaient pressants et sans doute que ses plaintes de moi n’ont point été plus mesurées que ne le fut son langage, lorsqu’il se présenta pour la dernière fois chez moi : depuis ce moment il me devint absolument étranger. Comment il vécut, je l’ignore, mais l’été dernier une circonstance bien pénible vint encore le rappeler à mon souvenir. Il me faut maintenant vous faire part d’une chose que je voudrais moi-même pouvoir oublier, et que rien de moins qu’une aussi grave circonstance n’aurait pu m’engager à révéler à qui que ce fût au monde. J’en ai trop dit pour n’être pas assuré de votre discrétion. Ma sœur qui est plus jeune que moi de dix ans, a été laissée aux soins du neveu de ma mère, le colonel Fitz-William et aux miens. Il y a à peu près un an qu’elle quitta sa pension ; une maison fut prise à Londres pour elle, et l’été dernier elle alla à Ramsgate avec la dame qui présidait à son éducation ; là aussi se rendit M. Wickham, sans doute à dessein, car j’ai su depuis qu’il connaissait beaucoup Mme Young, sur le compte de laquelle nous avions été malheureusement trompés : à l’aide et par l’adresse de cette dame, il sut si bien se faire valoir auprès de ma sœur, dont le cœur bon et généreux conservait encore un tendre souvenir des complaisances qu’il avait eues pour elle, lorsqu’elle n’était encore qu’un enfant, que bientôt il lui persuada qu’elle avait de l’amour pour lui, et elle consentit à ce qu’il l’enlevât ; elle n’avait encore que quinze ans, ce qui la rend excusable. Et après avoir parlé de son imprudence, je me trouve heureux de pouvoir ajouter que ce fut elle qui m’en fit l’aveu : je les joignis inopinément un ou deux jours avant l’enlèvement projeté, et alors Georgiana, incapable de supporter l’idée d’offenser et d’affliger un frère, qu’elle regardait presque comme son père, m’avoua tout. Vous pouvez juger quels furent et mes sentiments et ma conduite : par égard pour la réputation de ma sœur, j’évitai tout éclat, mais j’écrivis à M. Wickham, qui quitta sur-le-champ Ramsgate, et Mme Young fut renvoyée. Le principal objet de M. Wickham était sans doute d’obtenir la dot de ma sœur, qui est de trente mille livres sterling, et je ne puis m’empêcher de penser, que le désir de se venger de moi, ne fût aussi un de ses motifs. Sa vengeance, en effet, eût été complète… Voilà, mademoiselle, un récit sincère de tous les démêlés que nous avons eus ensemble ; et si vous ne le rejetez comme absolument faux, vous ne m’accuserez plus, je l’espère, d’en avoir mal usé envers M. Wickham.

« Vous me demanderez peut-être pourquoi tout cela ne vous a pas été confié hier au soir, mais alors je n’étais pas assez maître de moi, pour savoir ce qui pouvait et devait être dit.

« Pour confirmer tout ce que je viens d’écrire, j’en puis appeler au témoignage du colonel Fitz-William, qui étant mon parent, mon intime ami, et de plus un des exécuteurs testamentaires de mon père, a naturellement connu les moindres détails de ces transactions. Si votre haine pour moi rendait mes assertions peu satisfaisantes, vous ne sauriez, par le même motif, douter de la parole de mon cousin ; afin qu’il vous soit possible de le consulter, je chercherai l’occasion de vous remettre cette lettre dans le courant de la matinée.

« Je ne veux plus qu’ajouter : Dieu vous bénisse !

« Fitz-William Darcy. »