Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (3p. 103-114).


CHAPITRE L.


Depuis long-temps, M. Bennet regrettait beaucoup de n’avoir point épargné sur ses revenus une somme annuelle, qui, placée prudemment, aurait assuré une existence indépendante à sa femme et à ses enfans ; maintenant il le regrettait bien plus encore ; si à cet égard il eût fait son devoir, Lydia ne serait point en ce moment redevable à son oncle du peu de considération et de bonheur qu’on pouvait désormais espérer pour elle ; la satisfaction d’engager un des plus mauvais sujets de la Grande-Bretagne à devenir son époux aurait du moins appartenu à celui qui de droit la devait obtenir.

Il était sincèrement affligé qu’une affaire si peu avantageuse pour aucun d’eux fût terminée par les soins et aux dépens de son beau-frère, et il résolut de faire tout ce qui dépendrait de lui pour découvrir le montant de ses avances, et acquitter cette dette sacrée, le plus tôt qu’il lui serait possible.

Dans les premières années du mariage de M. Bennet, toute économie avait été regardée comme chose parfaitement inutile, car naturellement, ils ne pouvaient manquer d’avoir un fils ; ce fils, dès qu’il serait majeur devait se joindre à son père pour annuler la substitution, et par ce moyen on ferait un sort à la veuve, et aux autres enfans. Cinq filles vinrent successivement au monde, cependant un fils était toujours attendu, et bien des années après la naissance de Lydia, Mme  Bennet était sûre qu’il naîtrait enfin ; et lorsque tout espoir en fut perdu, il n’était plus temps de devenir économe ; Mme  Bennet ne pouvait d’ailleurs s’y résoudre, et l’amour de son mari pour l’indépendance les avait seul empêchés d’excéder leur revenu.

Cinq mille livres sterling avaient été placées par contrat sur Mme  Bennet et ses enfans ; mais comment cette somme devait-elle être partagée entre ceux-ci ? voilà ce qui dépendait entièrement de la volonté des parens. Ce point, quant à Lydia du moins, devait à cette heure être décidé, et M. Bennet ne pouvait hésiter à accepter les propositions alors sous ses yeux. Dans les termes de la plus douce reconnaissance, quoique brièvement exprimée, il confia au papier son approbation de tout ce qui avait été fait par M. Gardener, et sa promesse solennelle de remplir tous les engagemens qu’on pourrait prendre en son nom ; jamais il n’avait espéré que, si même on réussissait à décider Wickham à épouser sa fille, cela se pût faire à des conditions aussi peu onéreuses que celles qu’on lui imposait aujourd’hui ; et ce qui lui plaisait peut-être le mieux dans cet arrangement, c’était le peu d’embarras que tout cela lui donnait ; car dès que les premiers transports d’indignation, qui avaient causé tant d’activité dans ses démarches pour retrouver sa fille, furent passés, il retomba naturellement dans son apathie ordinaire ; sa lettre néanmoins fut bientôt expédiée, car quoique lent à entreprendre une affaire, il était prompt dans l’exécution. Il priait son frère de lui laisser connaître plus en détail, les obligations qu’il lui avait ; mais il était trop courroucé contre Lydia, pour lui envoyer le plus simple message.

Cette bonne nouvelle se répandit bientôt dans le voisinage, elle y fut reçue avec assez d’indifférence ; si Mlle  Lydia Bennet avait été abandonnée sur le pavé de Londres, ou bien encore si ses parens l’eussent envoyée dans quelque ferme éloignée cacher sa honte et la leur, cela aurait fourni, il est vrai, plus de matière à la conversation ; mais enfin son mariage même offrait à la méchanceté force occasions de s’occuper, et les bons souhaits que formèrent pour sa prospérité toutes les charitables voisines de Meryton, ne perdirent que peu de sel à ce changement de circonstances, car avec un tel mari, son malheur était regardé comme certain.

Deux semaines s’étaient écoulées, depuis que Mme  Bennet n’avait quitté son appartement ; mais ce beau jour la vit reprendre, et sa place à table, et ses occupations habituelles. Aucun sentiment de honte ne venait troubler sa joie ; le mariage d’une de ses filles qui, depuis qu’Hélen était entrée dans sa seizième année avait été l’objet de tous ses désirs, allait enfin être accompli ; le trousseau, les bijoux, occupaient seuls sa pensée ; elle cherchait avec empressement une maison dans le voisinage qui pût convenir à sa fille, et sans considérer ou même savoir quel pourrait être leur revenu, en rejetait beaucoup comme n’étant ni assez grandes ni assez bien situées.

« Hay-Park pourrait convenir, dit-elle, si les Goulding voulaient le quitter, ou la grande maison à Stoke, si le salon était plus grand. Asworth est trop loin ; je serais malheureuse si je ne pouvais la voir tous les jours ; et quant à Purailodge, les attiques sont affreux. »

Pendant que les domestiques étaient présens, son mari la laissa parler sans l’interrompre, mais dès qu’ils se furent retirés : « Madame Bennet, lui dit-il, avant que vous n’arrêtiez une de ces maisons, ou toutes même, pour votre fille et votre gendre, entendons-nous, je vous prie, il en est une dans le voisinage où ils ne seront jamais admis : je ne veux point paraître approuver leur imprudence, en les recevant à Longbourn. »

Une vive dispute suivit cette déclaration, mais M. Bennet fut inébranlable, ce qui donna bientôt lieu à une autre scène encore plus animée, car Mme  Bennet vit avec horreur et étonnement que son mari ne voulait pas lui faire la moindre avance pour acheter les habits de noces de sa fille. Elle ne pouvait concevoir que son ressentiment fût poussé au point de refuser à Lydia un avantage sans lequel son mariage lui paraissait à peine valide ; et elle était bien plus vivement humiliée de l’inconvenance qu’il y avait pour sa fille à se marier sans bijoux et chiffons que du souvenir de sa honteuse fuite et des quinze jours qu’elle avait passés avec Wickham avant leur mariage.

Élisabeth à cette heure regrettait amèrement d’avoir été entraînée par le premier mouvement d’effroi et de douleur à révéler à M. Darcy leur crainte concernant Lydia ; car son mariage devant bientôt donner à leur fuite une couleur moins défavorable, on pouvait espérer d’en cacher les funestes commencemens à ceux qui n’étaient pas absolument sur les lieux.

Toutefois elle n’appréhendait pas que par lui cela se répandît plus loin ; il y avait peu de personnes à la discrétion desquelles elle se fût fiée avec plus de confiance, mais aussi n’en existait-il aucune à qui elle eût désiré davantage cacher la faiblesse d’une sœur, non qu’elle craignît que cette connaissance lui pût faire à elle-même aucun tort particulier, car de toute manière il semblait qu’une barrière insurmontable les séparait désormais. Si même le mariage de Lydia eût été conclu de la manière la plus honorable, il n’était pas à croire que M. Darcy voulût s’unir à une famille qui venait d’ajouter encore à tant d’autres inconvéniens, une alliance la plus étroite, la plus intime avec l’homme qu’il méprisait si justement. Elle ne pouvait s’étonner qu’il eût horreur d’une semblable liaison ; et alors comment espérer même que le désir d’être estimé d’elle, qu’il lui avait si ouvertement montré dans Derbyshire, pût résister à une pareille épreuve ; elle était chagrine, humiliée ; elle se repentait sans trop savoir de quoi ; elle devenait jalouse de son estime, maintenant qu’elle ne pouvait plus en espérer aucun avantage ; elle désirait avoir de ses nouvelles, lorsqu’il était si peu probable qu’elle en reçût jamais ; et maintenant que, selon toutes les apparences, ils ne devaient plus se revoir, elle sentait qu’elle aurait pu être heureuse avec lui.

M. Gardener ne tarda pas à récrire à son frère ; aux remercîmens de M. Bennet, il ne répondit que par l’assurance du plaisir qu’il aurait toujours à faire quelque chose qui lui pût être utile ou agréable, et finissait en le priant instamment de ne plus parler de cette affaire. Le principal but de sa lettre était de leur faire savoir que M. Wickham avait le projet de quitter la milice.

« Je le désirais beaucoup dès que son mariage fut décidé, ajoutait-il, et je pense que vous sentirez comme moi combien ce déplacement est à désirer, non seulement pour lui, mais pour ma nièce. M. Wickham a l’intention d’entrer dans la troupe de ligne, et parmi ses anciens amis, il s’en trouve quelques-uns qui ont la volonté et les moyens de le servir dans ce projet ; on lui promet une sous-lieutenance dans le régiment du général***, maintenant en garnison au nord de l’Angleterre : cet éloignement même nous offre quelque avantage. Wickham fait de belles promesses ; et j’espère que parmi des étrangers où ils auront tous deux une réputation à conserver, ils seront plus raisonnables. J’ai écrit au colonel Forster pour lui faire connaître nos arrangemens, et le prier d’apaiser les créanciers de Wickham à Brighton, par la promesse d’un prompt paiement, dont je m’offre moi-même pour garant. Voulez-vous porter la même nouvelle à ses créanciers de Meryton ; je vous en joins ici la liste telle que Wickham me l’a donnée ; j’espère que sur ce point, du moins, il ne nous trompe pas ? Haggerston a maintenant nos instructions, et je pense que dans huit jours tout sera conclu… ; ils se rendront alors à leur destination, à moins qu’ils ne soient auparavant invités à aller passer quelques jours à Longbourn ; et j’apprends par Mme  Gardener que ma nièce désire fort vous voir tous avant son départ pour le nord. Elle se porte bien et me prie de vous offrir offrir, ainsi qu’à sa mère, ses respectueux souvenirs.

» Je suis, etc.
» Edw. Gardener. »


M. Bennet et ses filles virent tout aussi bien que M. Gardener les avantages du déplacement de Wickham ; mais Mme  Bennet n’en fut pas aussi satisfaite. Le départ de Lydia pour le nord, au moment où elle se promettait le plus de plaisir dans sa société (car elle n’avait nullement abandonné le projet de les fixer dans Herfordshire) fut pour elle une vive contrariété ; et d’ailleurs, n’était-il pas cruel d’éloigner Wickham d’un régiment où sa femme avait tant d’amis ?

« Elle aime tant Mme  Forster, dit-elle, il est bien dur de l’en séparer ! Et puis les officiers dans le régiment de… peuvent bien ne pas être aussi aimables que ceux du colonel Forster. »

La demande de Lydia d’être admise dans sa famille avant son départ, reçut d’abord de M. Bennet un refus absolu ; mais Hélen et Élisabeth, désirant toutes deux, pour la réputation de leur sœur, qu’elle fût accueillie par ses parens lors de son mariage, le prièrent avec tant de douceur, et toutefois si instamment, de la recevoir à Longbourn ainsi que son mari, qu’il se laissa enfin persuader qu’elles avaient raison, et se décida à faire ce qu’elles désiraient. Mme  Bennet eut donc la satisfaction de savoir qu’elle pourrait montrer sa fille, nouvellement mariée, à tout le voisinage, avant qu’elle ne fût bannie à Newcastle. Lorsque M. Bennet répondit à son beau-frère, il donna son assentiment à leur voyage dans Herfordshire ; et il fut décidé qu’aussitôt après la cérémonie, ils se rendraient à Longbourn. Élisabeth cependant fut étonnée que Wickham consentît à ce plan ; et si elle n’eût consulté que ses propres sentimens, toute entrevue avec lui aurait été bien loin de ses désirs.