Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (1p. 213-223).


CHAPITRE XX


M. Colins n’eut pas le loisir de réfléchir beaucoup à l’heureux succès de ses amours ; car Mme Bennet ayant attendu dans le vestibule la fin de la conférence, ne vit pas plutôt la porte du salon s’ouvrir, et Élisabeth s’avancer avec précipitation vers l’escalier, qu’elle le vint trouver, et lui témoigna dans les termes les plus expressifs, tout le plaisir qu’elle aurait à l’appeler son gendre… M. Colins reçut ses félicitations, et y répondit avec joie, non sans lui conter tout au long les détails de leur entrevue, dont le résultat, selon lui, était des plus satisfaisans, puisque le refus formel de sa belle cousine ne pouvait venir naturellement que de son extrême modestie, et d’une délicatesse de sentiment tout à fait aimable.

Le récit néanmoins surprit Mme Bennet ; elle aurait bien voulu être comme lui, persuadée qu’Élisabeth, en rejetant ses offres, n’avait eu dessein que de l’encourager ; mais elle n’osait le croire, et ne put s’empêcher d’en exprimer ses craintes :

« Mais soyez assuré, M. Colins, ajouta-t-elle, qu’on fera entendre raison à Lizzy ; je vais moi-même lui parler, c’est une petite sotte, une petite entêtée, qui ne sait pas ce qu’il lui faut ; je saurai bien le lui apprendre.

» — Pardonnez, madame, mon incivilité, mais s’il est vrai que votre fille soit et sotte et entêtée, elle ne peut être une femme désirable pour un homme comme moi, qui naturellement cherche le bonheur dans le mariage. Si donc elle persiste dans son refus, il serait peut-être prudent de ne point forcer son inclination, attendu qu’avec de tels défauts elle ne pourrait contribuer à ma félicité.

» — Vous m’avez mal entendu, Monsieur, dit Mme Bennet, tout alarmée, Lizzy n’a d’entêtement que sur certaines choses ; en général c’est la meilleure enfant du monde : je vais de ce pas parler à M. Bennet, et soyez sûr que nous saurons la rendre raisonnable » ; et, sans lui donner le temps de répondre, elle alla trouver son mari.

« Oh ! monsieur Bennet, s’écria-t-elle en entrant, votre présence m’est nécessaire ; toute la maison est en confusion ; venez forcer Lizzy à épouser M. Colins, car elle déclare qu’elle ne veut point de lui, et si vous ne faites diligence, il changera lui-même d’avis, et ne voudra plus d’elle. »

M. Bennet, lorsqu’elle entra, levant les yeux de dessus son livre, les porta sur elle avec l’air d’une profonde indifférence, que ne put en rien altérer la vivacité de ce récit.

« Je n’ai pas le bonheur de vous comprendre, lui dit-il, dès qu’elle eut fini, de quoi me parlez-vous ?

» — De M. Colins et de Lizzy ! Lizzy assure qu’elle n’épousera pas M. Colins, et M. Colins commence à dire qu’il ne veut plus de Lizzy.

» — Et que puis-je faire à cela ? C’est une affaire qui me paraît désespérée.

» — Parlez-en à Lizzy ; ordonnez-lui de l’épouser.

» — Qu’on me la fasse venir, je lui dirai mon sentiment. »

Mme Bennet sonna, et Élisabeth eut ordre de se rendre dans la bibliothèque.

« Approchez, ma fille ! s’écria le père dès qu’elle parut. Je vous ai fait appeler pour une affaire importante ; il paraît que M. Colins vous a demandée en mariage : cela est-il vrai ?

» — Oui, mon père.

» — Et vous l’avez refusé ?

» — Oui, mon père.

» — Nous voilà au but ; votre mère vous commande de l’épouser ; dis-je bien, Mme Bennet ?

» — Oui, ou de ma vie je ne la verrai.

» — Une alternative bien cruelle se présente à vous Élisabeth ; de ce jour il vous faut être étrangère à l’un ou l’autre de vos parens ; votre mère ne vous veut plus voir si vous refusez M. Colins, et moi je vous défends de paraître en ma présence si vous l’acceptez. »

Élisabeth ne put que sourire d’un discours aussi singulier ; mais Mme Bennet, qui s’était persuadée que son mari verrait comme elle cette affaire, en fut vivement contrariée.

« Que voulez-vous dire, M. Bennet ? Vous rêvez, je crois ; vous m’aviez promis de lui ordonner…

» — Il y a deux choses, ma chère, deux choses dont je me suis toujours réservé le libre usage : la première c’est mon bon sens, la seconde mon appartement ; il me tarde d’y être seul. »

Tout espoir du côté de son mari était perdu, mais Mme Bennet malgré ce contretemps, ne renonça pas à son projet ; elle en parla plus d’une fois à Élisabeth, n’épargnant ni caresses ni menaces ; elle voulut gagner Hélen ; mais Hélen avec sa douceur accoutumée, refusa de la seconder ; et Élisabeth, tour à tour sérieuse et folâtre, employait pour lui répondre le raisonnement et la plaisanterie ; bien qu’elle changeât souvent de ton, sa résolution n’en fut pas moins inébranlable. Cependant M. Colins seul et en silence, méditait sur ce qui venait de se passer, il avait une trop haute opinion de lui-même, pour comprendre le refus de sa cousine et, bien que son orgueil fût blessé, il n’en éprouvait nul autre chagrin. Son attachement pour elle était moins réel qu’imaginaire ; puis le moyen de la regretter, en pensant que les rapports de sa mère pouvaient être vrais. Une femme entêtée…

Cette idée seule le faisait frémir…

Toute la famille était encore en émoi, lorsqu’on annonça Charlotte Lucas.

Lydia courut à sa rencontre et du plus loin qu’elle l’aperçut : « Vous venez fort à propos, il y a ici sujet de se divertir… Que pensez-vous qu’il nous soit arrivé ? M. Colins a demandé Lizzy en mariage, et Lizzy l’a refusé. »

Charlotte eut à peine le temps de répondre, avant l’arrivée de Kitty, qui lui vint conter la même nouvelle ; et comme elles entraient au salon, où se trouvait seule Mme Bennet, celle-ci entama un long discours sur le même sujet. Elle voulait exciter la compassion de Mlle Lucas, et la priait avec instance d’engager Lizzy son amie à se rendre aux vœux de toute sa famille. « Je vous en conjure, ma chère Mlle Lucas, ajouta-t-elle d’un ton mélancolique ; personne ne parle pour moi, on me traite indignement. Personne, non personne n’a pitié de mes pauvres nerfs ; je suis bien malheureuse. »

Charlotte voulait répondre et ne savait trop que dire, l’arrivée d’Hélen et d’Élisabeth la tira de peine.

« Tenez, la voyez-vous ? continua Mme Bennet, elle a l’air aussi gaie que de coutume ; peu lui importe si nous sommes tous dans l’affliction ; mais ce qu’il y a de certain, Mlle Lizzy, c’est que si vous voulez toujours refuser les partis qu’on vous propose, vous finirez par ne vous point marier, et après la mort de votre père, Dieu sait qui vous nourrira ! Quant à moi, je n’en aurai pas le moyen, je vous en avertis ; de ce jour-ci, vous ne m’êtes plus rien : j’ai juré, vous le savez, que de ma vie, je ne vous parlerais, et je tiens mon serment. Quel plaisir puis-je trouver à m’entretenir avec des enfans indociles ? Moi naturellement peu causeuse, je me soucie bien de conversation avec une santé comme la mienne ; soutenir un entretien, est quelque chose de bien pénible ; on ne sait pas ce que je souffre ; hélas ! pour être plaint, il faut se plaindre, et ce n’est pas ma coutume.

Ses filles l’écoutaient en silence, aucune d’elles ne cherchait à l’interrompre, sachant par expérience que vouloir raisonner avec elle, ou s’efforcer de la consoler, c’eût été l’irriter davantage ; elle parla donc sans discontinuer, jusqu’au moment où M. Colins les vint joindre, et le voyant entrer, elle dit à ses enfans :

« Maintenant, Mesdemoiselles, c’est à votre tour de vous taire ; qu’aucune de vous ne vienne m’interrompre, je veux avoir avec Monsieur un moment d’entretien »

Élisabeth se hâta de quitter l’appartement, elle fut suivie par Hélen et Kitty ; mais Lydia, loin d’imiter leur discrétion, paraissait décidée à tout écouter ; et Charlotte, d’abord retenue par M. Colins, qui, avec beaucoup de civilité s’informait de ses nouvelles, par un peu de curiosité, se contenta d’aller à la fenêtre et de feindre de ne pas entendre.

D’un accent plaintif Mme Bennet commença ainsi l’entretien annoncé : « Oh ! M. Colins !

» — Ma chère dame, gardons, je vous prie sur ce point un silence inviolable… — Loin de moi, continua-t-il bientôt d’une voix altérée, toute idée de ressentiment ! Supporter avec résignation les contrariétés de la vie, c’est le devoir de l’homme ; le devoir surtout d’un ecclésiastique comme moi qui, à l’âge où je suis, ai déjà obtenu un si notable avancement, et je crois être résigné. Peut-être le serais-je moins, si je n’avais quelques raisons de croire que ma belle cousine, en m’honorant de sa main, n’aurait pu me rendre vraiment heureux, car j’ai souvent fait cette remarque, Madame, que la résignation n’est jamais plus facile, que quand le bien qui nous est refusé commence à perdre pour nous une partie de son prix ; ne croyez point, madame, que j’aie voulu manquer au respect, en renonçant comme je le fais à Mademoiselle votre fille, sans vous avoir préalablement suppliée d’interposer votre autorité en ma faveur ; l’usage voulait, je crois, qu’au lieu d’accepter mon congé de la bouche de ma belle cousine, j’eusse attendu à le recevoir de vous ; mais après tout, nul homme n’est infaillible ; je vous puis assurer que mon intention était pure et, en désirant trouver à Longbourn une aimable compagne, j’ai bien moins consulté mon propre avantage que celui de votre famille. Si cependant mes démarches ont été le moins du monde répréhensibles, je vous en fais mille excuses.