Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/4

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (3p. 32-42).

CHAPITRE IV.

Ce fut la seconde semaine de Mai que Jane, Elisabeth et Maria quittèrent Londres pour retourner dans le Hertfordshire. En arrivant dans la ville de X**, où la voiture de Mr. Bennet les attendoit, elles aperçurent à une fenêtre de l’auberge Lydie et Catherine qui étoient venues à leur rencontre. Elles s’amusoient à observer tous les mouvemens d’une sentinelle, et à préparer une salade de concombres.

Après avoir embrassé leurs sœurs, elles les conduisirent en triomphe auprès d’une table couverte de tous les mets froids qu’elles avoient pu trouver dans l’auberge, et s’écrièrent : N’est-ce pas joli cela ? n’est ce pas une surprise agréable ?

— Nous avons l’intention de vous bien traiter, ajouta Lydie, mais il faut que vous nous prêtiez de l’argent ; nous avons dépensé tout le nôtre dans cette boutique. Je veux vous montrer mes emplettes : voyez, j’ai acheté ce bonnet ! Je ne le trouvois pas très joli, mais n’importe ; j’ai pensé que je pouvois bien le prendre également. Lorsque je serai à la maison, je le déferai et je tâcherai d’en faire quelque chose de mieux. Ses sœurs avouant qu’elles le trouvoient fort laid, elle ajouta avec une insouciance complète : Oh ! il y en avoit encore de bien plus laids dans cette boutique ; mais lorsque j’aurai acheté de jolis rubans roses pour le garnir, il sera passable ; et d’ailleurs, c’est bien égal quoi qu’on porte cet été, le régiment quitte Meryton dans quinze jours.

— En vérité ! s’écria Elisabeth avec le plus vif plaisir.

— Ils vont camper près de Brighton, et je supplierai bien mon père de nous y mener cet été ; ce seroit un voyage délicieux, je crois qu’il ne nous coûteroit pas grand’chose. Maman a aussi grande envie d’y aller. Figurez-vous le triste été que nous allons passer sans cela !

— Oui, pensa Elisabeth, ce seroit un voyage délicieux, et surtout bien convenable ! Grand Dieu ! à Brighton, au milieu d’un camp de soldats ! nous à qui un simple régiment de milice, et quelques bals à Meryton ont déjà fait tant de tort !

— J’ai bien des nouvelles à vous apprendre, dit Lydie, lorsqu’on se mit à table ; devinez ce que c’est ! ce sont d’excellentes nouvelles, de grandes nouvelles, sur quelqu’un que nous aimons tous ! Jane et Elisabeth se regardèrent, et firent signe au domestique qui les servoit, qu’on n’avoit pas besoin de lui.

Lydie se mit à rire et dit :

— Oh voilà bien votre prudence, vos précautions ! Vous trouvez que le domestique ne doit pas nous entendre, comme s’il y pensoit seulement ! Je vous assure qu’il entend souvent des choses bien pires que celles que je vais vous dire. Au reste, il est si laid, que je suis fort aise qu’il soit sorti ; je n’ai de ma vie vu un si long menton ! Mais venons-en à mes nouvelles, elles concernent le cher Wikam. Il n’y a plus à craindre qu’il épouse Mary King ! Elle est allée auprès de son oncle à Liverpool, où elle doit rester long-temps. Ainsi, Wikam est sauvé ! et vous pouvez reprendre de l’espérance.

— Et Mary King est sauvée, pensa Elisabeth, sauvée et sa fortune aussi !

— Elle est bien bête d’être partie, reprit Lydie, si elle l’aimoit.

— J’espère qu’il n’y avoit pas un attachement bien vif d’un côté, ni de l’autre, dit Jane.

— Je suis sûre qu’il n’y en avoit pas du côté de Wikam et qu’il ne s’en est jamais soucié. Qui se soucieroit d’une laide petite personne toute tachée de rousseurs ?

Dès qu’elles eurent dîné et que les deux aînées eurent payé, on fit atteler la voiture. Ce fut avec bien de la peine que toute la société, avec les malles, les paquets, les sacs d’ouvrage, et la fâcheuse augmentation des emplettes de Lydie et de Kitty, put enfin s’y placer.

— Comme nous sommes entassées ! s’écria Lydie ; je suis bien aise d’avoir acheté mon bonnet, quand ce ne seroit que pour avoir un embarras de plus ! C’est égal ; serrons-nous encore un peu pour être mieux, et causons et rions jusqu’à ce que nous arrivions à la maison ; pour commencer, racontez-nous tout ce qui vous est arrivé depuis votre départ. Avez-vous vu des hommes agréables ? Vous ont-ils fait la cour ? J’avois bien espéré qu’une de vous, au moins, trouveroit un mari avant de revenir. Jane, vous serez bientôt une vieille fille ; vous avez presque vingt-trois ans. Ah ! Seigneur, que je serois honteuse si je n’étois pas encore mariée à vingt-trois ans ! Vous ne pouvez imaginer combien ma tante Phillips est fâchée que vous ne soyez pas encore mariées ; elle dit que Lizzy auroit dû prendre Mr. Collins ; moi je crois que cela n’auroit pas été très gai, très-divertissant. Ah ! mon Dieu, que je voudrois être mariée avant vous toutes ! Alors je vous servirois de chaperon dans tous les bals. À propos, nous nous sommes bien amusées l’autre jour chez le colonel Forster ; nous devions y passer toute la journée Kitty et moi, et Mr. Forster nous avoit promis qu’on danseroit le soir (par parenthèse je suis très-bonne amie de Mr. Forster), il invita les deux Harrington ; Harriet étoit malade, et Pia vint seule. Que croyez-vous que nous fîmes alors ? Nous habillâmes le valet-de-chambre en femme, dans l’intention de le faire passer pour une grande dame ; figurez-vous comme cela étoit divertissant ; il n’y avoit dans la confidence que le colonel Forster, sa femme, Kitty et moi, et puis ma tante, car nous fûmes obligés de lui emprunter une robe. Vous ne pouvez vous imaginer quelle mine il avoit ! Quand Denny, Wikam et Pratt et quelques autres encore arrivèrent ; ils ne le reconnurent pas du tout. Ah ! mon Dieu, comme j’ai ri ; j’ai cru que j’en mourrois ; aussi cela fit soupçonner quelque chose à ces Messieurs, et ils devinèrent bientôt ce que c’étoit.

C’étoit avec de tels récits de ses divertissemens et de ses plaisanteries avec ses amis les officiers, que Lydie, aidée de Kitty, cherchoit à amuser ses sœurs pendant la route jusqu’à Longbourn. Elisabeth écoutoit peu ; cependant le nom de Wikam, souvent répété, ne lui échappoit point.

Elles furent reçues très-tendrement par leurs parens. Mistriss Bennet étoit charmée de voir que Jane n’avoit rien perdu de sa beauté, et Mr. Bennet dit plusieurs fois à Elisabeth, pendant le dîner :

— Je suis bien aise que vous soyez de retour, Lizzy.

La société fut très-nombreuse après le dîner, car presque tous les Lucas vinrent pour chercher Maria. La conversation étoit fort animée. Lady Lucas demandoit à Maria, à travers la table, si la basse-cour de Mistriss Collins prospéroit ; Mistriss Bennet faisoit raconter à Jane les modes du moment, et les répétoit ensuite aux plus jeunes Miss Lucas ; Lydie, d’une voix qui retentissoit par-dessus toutes les autres, disoit à qui vouloit l’entendre, leurs plaisirs de la matinée.

— Oh ! Mary, disoit-elle, j’aurois voulu que vous fussiez avec nous ; nous nous sommes si bien amusées ! en allant, Kitty et moi, nous voyions tous les aveugles qui se rangeoient sur notre passage ; et puis nous faisions comme s’il n’y avoit personne dans la voiture ; et nous aurions continué ainsi tout le long de la route, si Kitty n’avoit pas été malade. En arrivant dans l’auberge, nous avons agi très-magnifiquement, car nous avons reçu les trois voyageuses avec le plus beau déjeûner froid du monde, et si vous étiez venue nous vous aurions régalée de même. Quand il a fallu revenir c’étoit une véritable comédie ; j’ai cru que nous ne pourrions jamais entrer toutes dans la voiture ; j’ai pensé mourir à force de rire ; nous avons été si gaies pendant le chemin, nous parlions et nous riions si fort, qu’on auroit pu nous entendre à dix milles de là.

Mary répondit gravement :

— Loin de moi, ma chère sœur, de chercher à déprécier de tels plaisirs ; ils ont sans doute beaucoup d’affinité avec le goût des femmes en général ; mais j’avoue qu’ils n’auroient aucuns charmes pour moi ; je préfère infiniment un livre. Lydie n’entendit pas un mot de cette réponse ; elle écoutoit rarement les gens plus d’une demi-minute, et, pour Mary, elle ne l’écoutoit jamais. Elle fut très-pressante, dans l’après-midi, pour engager ses sœurs à aller avec elle à Meryton voir ce qui s’y passoit ; mais Elisabeth s’y opposa fermement. Il ne sera pas dit, pensa-t-elle, que les Miss Bennet ne peuvent pas être une demi-journée, après leur retour, sans courir après les officiers ; elle craignoit aussi de revoir Mr. Wikam, et étoit décidée à l’éviter autant qu’elle le pourroit, jusqu’au départ du régiment.

Elle ne fut pas long-temps sans s’apercevoir que le projet d’aller à Brighton, dont lui avoit parlé Lydie à l’auberge, étoit le sujet de fréquentes discussions entre ses parens ; elle vit que son père n’avoit pas la moindre intention de céder ; mais ses réponses étoient si vagues, que sa mère, quoique souvent découragée, ne désespéroit cependant pas de réussir.