Orgueil et Préjugé (Paschoud)/3/1

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (3p. 1-14).

CHAPITRE PREMIER.

On peut se figurer avec quelle avidité Elisabeth lut cette lettre, et quelle émotion elle lui fit éprouver ; ses sentimens ne pouvoient se définir. Elle vit d’abord avec surprise qu’il ne croyoit point devoir faire d’apologie. Fermement persuadée qu’il ne donneroit pas une explication, qu’un juste sentiment de honte devoit l’engager à éviter ; elle commença la lecture du récit de ce qui s’étoit passé à Netherfield, avec les plus forts préjugés contre tout ce qu’il pouvoit dire ; son impatience lui permettoit à peine d’achever une phrase avant d’en commencer une autre, et ses yeux parcouroient d’avance toutes les lignes ; elle ne voulut d’abord point ajouter foi à l’idée qu’il avoit eue de l’indifférence de sa sœur, et le détail des tristes et véritables obstacles qu’il avoit vus à son mariage avec Bingley, l’irrita trop pour qu’elle pût lui rendre justice ; il n’exprimoit, pour la désarmer, aucun regret de sa conduite ; son style, loin d’être repentant, étoit plein de hauteur ; tout son récit respiroit l’orgueil et l’insolence ; mais, lorsqu’elle arriva à ce qui concernoit Mr. Wikam, lorsqu’elle lut avec calme le récit des événemens qui se lioient si bien avec ce qu’il avoit raconté lui-même, et qui, s’ils étoient prouvés, devoient anéantir la bonne opinion qu’elle avoit sur son compte ; alors ses sentimens commencèrent à changer. Elle étoit alternativement agitée par la crainte, l’étonnement et l’horreur ; elle auroit voulu pouvoir anéantir toutes ces circonstances, en s’écriant à chaque ligne : C’est faux ! cela ne peut pas être ! Et lorsqu’elle eut fini toute la lettre, elle se hâta de la fermer, en se promettant de ne point y ajouter foi, et de ne jamais la relire.

Elle étoit dans un trouble indéfinissable, et ses pensées ne pouvoient s’arrêter sur rien. Une demi-minute après, la lettre fut de nouveau déployée ; rappelant toute son attention, elle recommença la mortifiante lecture de tout ce qui avoit rapport à Wikam, et prit assez d’empire sur elle pour réfléchir sérieusement sur la conséquence de chaque phrase. Tout ce qui concernoit ses liaisons avec la famille de Pemberley, étoit exactement semblable à ce qu’il avoit dit lui-même ; et les bontés qu’avoit eu pour lui Mr. Darcy, étoient parfaitement d’accord avec ses propres expressions. Ainsi, les deux récits se confirmoient mutuellement. Mais, lorsqu’elle en vint au Testament, la différence étoit grande. Tout ce que Wikam avoit dit sur le bénéfice, étoit gravé dans sa mémoire, et en se rappelant ses propres paroles, il lui étoit impossible de ne pas voir qu’il y avoit duplicité d’un des deux côtés ; pendant quelques instans elle se flatta que son cœur ne l’avoit pas trompée ; mais, lorsqu’elle eut lu et relu l’abandon que Wikam avoit fait de ses prétentions au bénéfice, pour une somme aussi forte que celle de trois mille livres, elle fut forcée d’hésiter encore ; elle ferma la lettre une seconde fois et pesa chaque circonstance avec toute l’impartialité qu’elle put y mettre ; elle réfléchit sur la probabilité de cette transaction ; il y avoit assertion des deux parts, comment découvrir la vérité ? Elle reprit donc encore la lettre, mais chaque ligne lui prouvoit que cette affaire qui lui avoit paru ne pouvoir jamais être expliquée d’une manière la moins du monde favorable à Mr. Darcy, étoit cependant susceptible de prendre une tournure qui pouvoit le faire paroître tout-à-fait innocent. L’extravagance et la duplicité dont il accusoit ouvertement Mr. Wikam, l’offensoient d’autant plus qu’elle ne pouvoit lui opposer aucune preuve de son injustice. Car elle n’avoit jamais entendu parler de lui avant qu’il entrât dans le régiment de *** ; dans lequel il ne s’étoit engagé qu’à la persuasion de Mr. Denny qui l’avoit connu autrefois, mais légèrement. On ne savoit dans le Hertfordshire, aucune circonstance sur sa conduite antérieure, que celles qu’il racontoit lui-même ; quant à son véritable caractère, lors même qu’elle auroit pu prendre des informations, elle n’y auroit jamais pensé ; sa contenance, le son de sa voix, l’aisance de ses manières, tout enfin dans son extérieur, lui avoit persuadé qu’il possédoit toutes les vertus. Elle s’efforçoit de se rappeler quelques traits de bonté, quelques preuves de probité et de bienfaisance qui pussent le soustraire aux accusations de Mr. Darcy, ou du moins qui pussent expier ces erreurs momentanées, dans lesquelles elle vouloit ranger ce que Mr. Darcy nommoit les vices de sa jeunesse. Aucun souvenir de cette espèce ne vint la soulager ; elle se représentoit Wikam avec tous ses agrémens, mais elle ne pouvoit s’appuyer d’aucun autre avantage plus essentiel que l’approbation générale de la société de Meryton, et les éloges qu’avoient obtenu ses manières prévenantes. Après avoir réfléchi long-temps elle continua sa lecture ; mais, hélas ! l’histoire de ses desseins sur Miss Darcy, ne lui paroissoit que trop confirmée par ce qui étoit échappé la veille au colonel Fitz-Williams ; enfin on l’engageoit à s’adresser à lui-même pour la confirmation de toutes ces circonstances, et il lui étoit impossible de mettre en doute sa véracité. Elle s’étoit d’abord décidée à s’adresser à lui, mais elle fut ensuite détournée de cette idée par la singularité de cette démarche ; elle y renonça donc complètement, pensant que Mr. Darcy ne la lui auroit pas proposée, s’il n’avoit été bien assuré de l’appui de son cousin. Elle se souvenoit très-bien de tout ce que Mr. Wikam lui avoit dit dans la première soirée qu’elle avoit passée avec lui chez Mistriss Philipps ; elle étoit frappée maintenant de l’inconvenance qu’il y avoit à faire de pareilles confidences à une étrangère, et elle s’étonna de ne pas en avoir fait la remarque jusqu’alors ; elle vit le manque de délicatesse qu’il y avoit à se mettre en avant comme il l’avoit fait, et le peu de rapport qui régnoit entre ses discours et sa conduite : il s’étoit vanté de ne point craindre de rencontrer Mr. Darcy, et de ne rien faire pour l’éviter ; cependant, il n’avoit pas osé paroître au bal de Netherfield. Elle se souvint aussi qu’il n’avoit confié son secret qu’à elle seule, tant que la famille Bingley et Mr. Darcy avoient été dans le pays ; mais que tout de suite après leur départ, cette histoire avoit été connue de tout le monde ; enfin qu’il ne s’étoit fait aucun scrupule de dévoiler le caractère de Mr. Darcy, quoiqu’il l’eût assurée que le respect qu’il conservoit pour la mémoire du père, l’empêcheroit toujours de faire aucun tort au fils.

Que tout ce qui avoit rapport à Mr. Wikam lui paroissoit maintenant sous un point de vue différent ! Ses assiduités auprès de Miss Kings, ne lui sembloient dictées que par des vues tout-à-fait intéressées ; et la médiocrité même de sa fortune n’étoit plus à ses yeux la preuve de la modération de ses désirs, mais du besoin où l’avoit réduit sa dissipation. La conduite même qu’il avoit tenue vis-à-vis d’elle, pouvoit bien avoir été dictée par quelques motifs peu louables. Peu à peu, tout ce qui parloit en sa faveur s’affoiblissoit, et pour justifier encore davantage Mr. Darcy, elle se souvint que Mr. Bingley, interrogé par Jane, avoit assuré qu’il n’avoit aucun tort ; elle ne pouvoit se dissimuler que quelque fières et peu engageantes que fussent ses manières, elle n’avoit, depuis qu’elle le connoissoit, rien vu qui pût déceler qu’il fut injuste, ni dépourvu de morale et de religion ; qu’il étoit aimé et estimé de toutes ses connoissances ; que Wikam lui-même avoit avoué qu’il étoit un excellent frère, et qu’elle lui avoit souvent entendu parler de sa sœur avec une affection qui prouvoit qu’il étoit susceptible de bons sentimens ; que si ses actions avoient été comme le représentoit Wikam, une violation si évidente des droits les mieux établis, le monde en auroit eu connoissance, et que cette vive amitié entre lui et un homme aussi bon que Mr. Bingley, auroit été incompréhensible.

Enfin, elle eut honte d’elle-même, et ne pouvoit penser ni à Darcy, ni à Wikam, sans s’accuser d’avoir été aveuglée, prévenue et ridicule.

— Oh ! que je me suis sottement conduite ! s’écrioit-elle, moi qui me vantois de ma pénétration, qui avois une si haute idée de mon jugement ! moi qui ai souvent regardé avec pitié la généreuse candeur de ma sœur ; qui ai si souvent satisfait ma folie par de vains et injustes soupçons ! quelle humiliation ! mais elle est juste. Je n’aurois pas été plus aveugle si j’avois eu de l’amour ! la vanité et non l’amour a été ma folie ! Flattée de la préférence de l’un, offensée du dédain de l’autre, j’ai, dès le commencement, accueilli la prétention et l’ignorance et banni la raison ; je ne me suis pas connue moi-même jusqu’à présent. — D’elle à Jane, et de Jane à Bingley, ses pensées la ramenèrent bientôt à l’idée que l’explication de Mr. Darcy à leur égard, ne lui avoit pas paru convaincante, et elle la relut. Comme elle la trouva différente à la seconde lecture ! Comment auroit-elle pu ne pas ajouter foi à ses protestations sur un sujet, lorsqu’elle avoit été obligée d’en reconnoître la vérité sur un autre. Il déclaroit qu’il n’avoit pas du tout soupçonné l’attachement de sa sœur ; et elle se souvint quelle avoit été l’opinion de Charlotte à cette occasion.

Elle ne put aussi nier la justesse de ses observations sur Jane ; elle sentoit bien que les sentimens de sa sœur, quoique vifs dans le fond, se manifestoient peu, et que l’égalité et la douceur constante qui régnoient sur sa physionomie et dans sa manière d’être, ne se voyoient pas toujours unies à une grande sensibilité.

Quand elle en vint à cette partie de la lettre où il parloit de sa famille en termes si humilians, et cependant si bien mérités, elle éprouva un véritable sentiment de honte ; la vérité du reproche la frappoit trop vivement pour qu’elle pût le nier. Ce qui s’étoit passé à Netherfield et qui avoit confirmé toutes ces observations, n’avoit pas fait une impression plus vive sur l’esprit de Mr. Darcy que sur le sien même.

Elle ne put s’empêcher de sentir le compliment qu’il lui faisoit ainsi qu’à sa sœur ; il adoucit son chagrin, mais ne la consola point du mépris que le reste de sa famille s’étoit attirée ; et comme elle voyoit que le malheur de Jane étoit l’ouvrage de ses plus proches parens, elle pensa aussi combien le cas qu’on pouvoit faire de toutes deux, devoit avoir été diminué par une conduite si peu convenable, et elle se sentit plus humiliée qu’elle ne l’avoit encore jamais été.

Après avoir erré pendant deux heures, le long du chemin, s’abandonnant à toute l’agitation de ses pensées, réfléchissant de nouveau sur tout ce qu’elle venoit d’apprendre, cherchant à se réconcilier avec un changement d’idées si prompt ; la fatigue et la crainte d’avoir été trop long-temps absente, la firent retourner au Presbytère, et elle rentra dans la maison, décidée à paroître aussi gaie qu’à l’ordinaire, et à éviter toute réflexion qui pût l’empêcher de prendre part à la conversation.

On lui dit que les deux neveux de Lady Catherine étoient venus faire visite pendant son absence. Mr. Darcy avoit pris congé au bout de quelques minutes, mais le colonel Fitz-Williams étoit resté au moins une heure, espérant qu’elle reviendroit, et ne s’en étoit allé qu’avec l’intention de se promener jusqu’à ce qu’il l’eût rencontrée.

Elisabeth affecta quelque chagrin de ne l’avoir pas vu, quoique, dans le fond, elle en fût bien aise. Le colonel Fitz-Williams ne l’occupoit plus ; elle ne pouvoit penser qu’à la lettre qu’elle venoit de recevoir.