Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/7

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 81-91).

CHAPITRE VII.

Après cinq jours passés en protestations d’amour et en projets délicieux, le samedi vint de nouveau séparer Mr. Collins de son aimable Charlotte. Les peines de l’absence dévoient être un peu allégées par les préparatifs qu’il avoit à faire pour la réception de son épouse, car il avoit lieu d’espérer que peu de temps après son retour dans le Hertfordshire le jour qui devoit le rendre le plus heureux des hommes, seroit fixé. Il prit congé de ses parens de Longbourn, avec autant de solennité que la première fois, souhaita encore santé et prospérité à ses belles cousines, et promit à leur père une autre lettre de remercîmens.

Peu de jours après, Mistriss Bennet eut le plaisir de recevoir son frère et sa femme qui venoient toutes les années passer les fêtes de Noël à Longbourn.

Mr. Gardiner étoit fort supérieur à sa sœur, soit par ses qualités naturelles, soit par l’éducation qu’il avoit reçue. Les dames de Netherfield n’auroient jamais pu croire qu’un homme, qui étoit dans le commerce, qui demeuroit dans Chéapside à côté de ses magasins, pût être de si bonne société, si aimable, et surtout pût avoir l’air si comme il faut. Mistriss Gardiner, beaucoup plus jeune que Mistriss Bennet et que Mistriss Phillips, étoit une charmante femme, fort instruite et très-aimable ; elle étoit fort liée avec ses nièces, surtout avec les deux aînées qui avoient souvent demeuré chez elle à Londres.

Le premier soin de Mistriss Gardiner à son arrivée fut de distribuer les cadeaux qu’elle avoit apportés et de répondre à toutes les questions qu’on lui fit sur les modes du moment, les étoffes nouvelles, etc. ; mais lorsqu’elle eut satisfait la curiosité bien naturelle de ses nièces sur ce sujet, son rôle changea ; d’actif qu’il étoit, il devint passif, et ce fut son tour d’écouter. Mistriss Bennet avoit beaucoup de choses lamentables à raconter, et beaucoup de plaintes à lui faire. Elle avoit été très-malheureuse depuis qu’elle n’avoit vu sa sœur ; deux de ses filles avoient été sur le point de se marier, mais il avoit fallu renoncer à de si douces espérances.

— Je ne me plains pas de Jane, disoit-elle ; elle auroit certainement accepté Mr. Bingley, s’il l’avoit demandée ; mais Lizzy !… oh ma sœur ! il est cruel de penser que, sans son obstination, elle seroit à présent la femme de Mr. Collins ! il l’a demandée dans cette chambre même… et elle l’a refusé ! Elle est cause que Lady Lucas aura une fille mariée avant moi, et que la terre de Longbourn sera plus substituée que jamais. Je vous assure, ma sœur, que les Lucas sont des gens bien fins ; ils seroient capables de tout, pour obtenir ce qu’ils veulent. Je suis fâchée d’être obligée de l’avouer, mais c’est la vérité. Rien ne me rend plus nerveuse que d’être ainsi contrariée dans ma famille, et d’avoir des voisins, qui pensent toujours à eux plutôt qu’aux autres ; mais votre arrivée est la plus grande distraction, le plus grand plaisir que je puisse avoir. Je suis bien aise de ce que vous nous dites sur les manches longues.

Mistriss Gardiner qui, par sa correspondance avec Jane et Elisabeth savoit déjà tout ce qui s’étoit passé, répondit brièvement à Mistriss Bennet, et par égard pour ses nièces, changea de conversation.

Mais lorsqu’elle se trouva seule avec Elisabeth, elle reprit ce sujet :

— Il paroît, dit-elle, que Jane auroit fait un bon mariage. Je suis fâchée qu’il ait manqué ; mais ces choses là arrivent si souvent ! Un jeune homme tel que vous me dépeignez Mr. Bingley, devient facilement amoureux d’une jolie personne qu’il rencontre souvent, le hasard les sépare, et il l’oublie tout aussi vite ; cela se voit tous les jours.

— Ce seroit une consolation, si la chose étoit ainsi, répondit Elisabeth ; mais il n’arrive pas souvent qu’un homme d’une fortune indépendante se laisse persuader par ses amis de renoncer à une femme, dont il est éperdument amoureux.

— Cette expression, éperdument amoureux, est si prodiguée, si douteuse, si vague qu’elle ne me présente aucune idée ; on ne l’applique que trop souvent à des sentimens qui naissent au bout d’une demi-heure, comme à un véritable attachement. Je vous prie, Elisabeth, expliquez-moi ce que c’étoit que cet amour éperdu de Mr. Bingley.

— Je n’ai jamais vu une inclination qui pût donner de plus grandes espérances. Il n’étoit occupé que de Jane, et ne faisoit attention qu’à elle ; chaque fois qu’il la voyoit, il en paraissoit plus amoureux. À son bal, il se rendit coupable d’impolitesse envers deux ou trois jeunes dames, en ne les engageant point pour danser ; moi-même je lui parlai deux fois sans recevoir de réponse. Peut-il y avoir des symptômes plus forts ? Une indifférence générale n’est-elle pas de l’essence de l’amour ?

— Oh oui ! de l’espèce d’amour qu’il éprouvoit, je le crois. Pauvre Jane ! C’est malheureux pour elle ; avec son caractère, elle ne s’en remettra pas facilement. Il auroit été moins fâcheux que cela vous fût arrivé Lizzy ? Vous en auriez ri la première. Mais ne croyez-vous pas qu’on pourroit engager votre sœur à venir avec nous ? sortir de chez elle, changer de place, lui feroit peut-être du bien ?

Elisabeth fut charmée de cette proposition ; elle étoit persuadée que sa sœur l’accepteroit très-volontiers.

— J’espère, ajouta Mistriss Gardiner, qu’elle ne sera retenue par aucune considération qui ait rapport à Mr. Bingley ; nous demeurons dans un tout autre quartier que lui, nous n’avons point les mêmes connoissances, et nous sortons si peu, comme vous le savez, qu’il n’est pas probable que nous le rencontrions jamais, — à moins qu’il ne vienne la voir.

— Et cela est impossible, car il est maintenant sous la garde de son ami ; Mr. Darcy ne lui permettroit certainement pas d’aller voir Jane dans un quartier tel que Cheapside ; comment pouvez-vous imaginer cela, ma chère tante ? Il est possible que Mr. Darcy ait entendu parler d’une rue qui se nomme Church-Street, mais il ne croiroit pas qu’un mois entier d’ablution pût le purifier, s’il y étoit entré une fois seulement, et vous pouvez compter que Mr. Bingley ne fait pas un pas sans lui.

— Tant mieux donc ! J’espère qu’ils ne se rencontreront jamais. Mais Jane n’est-elle pas en correspondance avec une des sœurs ? Elle ne pourra pas se dispenser de venir la voir.

— Elle laissera tomber la connoissance peu-à-peu. Malgré l’assurance qu’Elisabeth affectoit sur ce point, elle n’étoit cependant pas sans espoir. Il étoit possible et quelquefois même elle pensoit qu’il étoit probable, que la tendresse de Bingley pourroit être reveillée par quelque rencontre inattendue, et l’influence de ses amis victorieusement combattue par les charmes de Jane.

Miss Bennet accepta l’invitation de sa tante avec plaisir. Dans ce moment sa modeste résignation lui permettoit seulement d’espérer que Caroline Bingley ne demeurant pas dans la même maison que son frère, elle oseroit aller quelquefois passer la matinée avec elle, sans courir le risque de le rencontrer.

Les Gardiner séjournèrent une semaine à Longbourn, durant laquelle, soit avec les Phillips les Lucas, soit avec les officiers, il ne se passa pas un jour sans quelque divertissement ; Mistriss Bennet mit tant de soins à amuser son frère et sa sœur qu’ils ne dînèrent pas une seule fois en famille. Elle n’avoit jamais de monde chez elle, sans qu’il y eût aussi quelques officiers, et surtout Wikam. Les éloges continuels qu’Elisabeth faisoit de ce dernier, avoient éveillé les soupçons de Mistriss Gardiner qui les observoit attentivement, chaque fois qu’elle les voyoit ensemble. La préférence qu’ils avoient l’un pour l’autre, étoit assez prononcée pour l’inquiéter un peu, sans qu’elle en conclût cependant qu’ils s’aimassent déjà vivement. Elle résolut d’en parler à Elisabeth avant de quitter Longbourn, et de lui représenter l’imprudence qu’il y avoit à encourager les assiduités de Wikam.

Indépendamment des agrémens naturels que l’on se plaisoit à reconnoître en Mr. Wikam, il avoit encore d’autres moyens de plaire à Mistriss Gardiner, qui ayant habité assez long-temps le Derbyshire avant de se marier, avoit des relations communes avec lui ; et quoiqu’il eût peu habité ce comté depuis la mort de Mr. Darcy, c’est-à-dire, depuis cinq ans, les nouvelles qu’il lui donnoit de ses anciens amis, étoient cependant encore plus fraîches que celles qu’elle en avoit.

Mistriss Gardiner avoit vécu près de Pemberley, et avoit beaucoup connu de réputation le père de Mr. Darcy, c’étoit donc pour eux un sujet de conversation inépuisable. Elle se plaisoit à comparer le souvenir qu’elle avoit conservé de Pemberley, avec la description détaillée que lui en faisoit Wikam, ainsi qu’à payer son tribut d’éloges à son ancien maître. Apprenant de quelle manière il avoit été traité par le nouveau Mr. Darcy, elle chercha à se rappeler quelques traits du caractère qu’on lui reconnoissoit lorsqu’il étoit enfant, qui pût avoir rapport à celui qu’on lui reconnoissoit maintenant. Enfin elle crut se souvenir qu’elle avoit entendu dire que Fitz William Darcy étoit un petit garçon fier et méchant.