Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/16

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 195-209).

CHAPITRE XVI.

Ils ne furent pas plutôt partis, qu’Elisabeth, comme si elle avoit voulu s’aigrir encore davantage contre Mr. Darcy, se mit à relire toutes les lettres qu’elle avoit reçues de Jane, depuis son arrivée dans le comté de Kent ; elles ne contenoient aucune plainte, ne rappeloient rien de ce qui s’étoit passé, et ne parloient point de ce qu’elle souffroit ; mais on voyoit, à chaque ligne, que la gaîté qui caractérisoit ordinairement son style, et qui avoit sa source dans la sérénité de son esprit, dans le calme de son ame et dans ses aimables dispositions à l’égard des autres ; on voyoit, dis-je, que cette gaîté étoit tout-à-fait obscurcie. Elisabeth sentoit encore, avec plus de vivacité qu’au premier moment, toutes les phrases qui portoient l’empreinte de la mélancolie ; et la gloire que Mr. Darcy tiroit d’avoir été la cause des peines de sa sœur, les lui rendoit encore plus douloureuses ; elle pensoit avec joie qu’il devoit quitter Rosings le surlendemain, qu’elle ne le reverroit pas, que dans peu elle se retrouveroit avec Jane, et s’efforceroit de lui faire retrouver le bonheur par les plus tendres témoignages de son affection.

Pendant qu’elle étoit ainsi absorbée dans ses réflexions, elle fut tout-à-coup tirée de sa rêverie par le son de la cloche de la porte d’entrée ; elle se sentit un peu ranimée par l’idée que c’étoit peut-être le colonel Fitz-Williams, qui venoit savoir de ses nouvelles, mais cette espérance s’évanouit presque aussitôt, et elle éprouva un sentiment bien différent, lorsque, à son extrême surprise, elle vit entrer Mr. Darcy ; il lui demanda des nouvelles de sa santé, avec une agitation visible ; prenant pour prétexte de sa visite, le désir qu’il avoit d’apprendre qu’elle étoit mieux. Elle lui répondit avec une froide politesse ; il s’assit cependant ; mais, au bout de quelques momens, il se leva et se promena dans la chambre avec vivacité. Elisabeth, surprise, ne disoit rien : après un silence de quelques minutes, il s’approcha d’elle d’un air fort agité, et s’écria :

— C’est en vain que je résiste !… mes sentimens ne peuvent être réprimés plus long-temps, j’y succombe ; vous devez me permettre de vous avouer l’amour et l’admiration que vous m’inspirez.

La surprise d’Elisabeth fut au-dessus de toute expression ; elle tressaillit, rougit, et doutant de ce qu’elle entendoit, elle garda le silence. Il considéra cela comme un encouragement suffisant, et lui exprima tout ce qu’il sentoit pour elle depuis long-temps. Il parloit bien ; cependant, les sentimens qu’il exprimoit ne paroissoient pas être ceux du cœur ; l’amour ne lui prêtoit pas plus d’éloquence que l’orgueil ; il insistoit sur la différence des rangs, sur le sacrifice qu’il faisoit de sa dignité, et sur les obstacles que la raison lui avoit toujours montrés comme s’opposant à ses désirs. Tous ces motifs lui sembloient plaider en sa faveur, quelque offensans qu’ils fussent pour Elisabeth.

En dépit de son aversion pour lui, elle ne pouvoit être insensible à cet hommage, et quoiqu’elle n’eût pas la plus légère incertitude sur sa réponse, son premier mouvement fut d’être fâchée du chagrin qu’elle alloit lui causer ; mais, irritée par la fin de son discours, la colère fit évanouir toute pitié ; elle s’efforça cependant de conserver assez de calme pour pouvoir lui répondre avec douceur.

Il finit en lui représentant toute la violence d’un attachement qu’en dépit de ses efforts il n’avoit pu vaincre, et en espérant qu’elle le récompenseroit en acceptant sa main. Elisabeth vit qu’il ne doutoit point de recevoir une réponse favorable. Quoiqu’il parlât d’appréhensions, de craintes, d’anxiétés ; sa contenance décéloit une entière assurance. Cela seul l’eût irritée, et lorsqu’il eut cessé de parler, elle lui répondit, la rougeur sur le front :

— Il est je crois d’usage, dans de pareilles occasions, d’exprimer quelque reconnoissance pour les sentimens dont on vient de recevoir l’aveu, lors-même qu’on se sent dans l’impossibilité de les payer de retour. Il est naturel de reconnoître les obligations que l’on peut avoir ; mais je ne puis éprouver aucune reconnoissance pour vous, puisque je n’ai jamais désiré votre estime, et que certainement vous ne me l’avez pas accordée volontiers. Je suis toujours fâchée de faire de la peine à qui que ce soit ; j’espère que celle que je vous fais dans ce moment sera de courte durée, et que les considérations que vous prétendez vous avoir empêché si long-temps d’avouer votre amour, n’auront pas beaucoup de peine à le vaincre après cette explication.

Appuyé contre la cheminée, les yeux fixés sur Elisabeth, Mr. Darcy sembloit entendre ces paroles avec autant de surprise que de ressentiment, il pâlit et son trouble se peignit dans tous ses traits : s’efforçant de paroître calme, il ne prit la parole que lorsqu’il crut pouvoir être maître de lui. Son silence remplissoit Elisabeth de terreur ; enfin, d’un ton de voix contraint, il dit :

— Est-ce là toute la réponse que je puis espérer ? Je pourrois peut-être demander quel est le motif qui m’a fait ainsi refuser sans la moindre apparence de politesse ? mais,… ce n’est pas d’une grande importance.

— Je pourrois aussi demander, répliqua Elisabeth, pourquoi vous êtes venu me provoquer d’une manière si offensante, en avouant que vous m’aimez contre votre volonté, votre raison, vos principes et même contre votre caractère ; si dans mon refus je n’ai pas observé les formes convenables, votre propre conduite n’est-elle pas mon excuse ? Mais j’ai encore d’autres griefs contre vous, et vous les connoissez. Lors même que mes sentimens ne vous eussent pas été contraires, croyez qu’aucune considération n’eût pu m’engager à accepter pour époux un homme qui a détruit, peut-être pour jamais, le bonheur d’une sœur que je chéris.

Mr. Darcy changea de couleur, mais il l’écouta sans essayer de l’interrompre.

— J’ai toutes les raisons possibles d’avoir mauvaise opinion de vous ; rien ne peut excuser le rôle injuste et peu généreux que vous avez joué. Vous n’oseriez pas, vous ne pourriez pas nier que vous n’ayez été le principal, sinon le seul auteur, de la séparation de deux êtres qui s’aimaient ; exposant l’un, au blâme que méritent le caprice et l’inconstance ; et l’autre, à la dérision qu’excitent les espérances trompées, et en les plongeant tous les deux dans la plus vive affliction.

Elle s’arrêta alors, et vit avec la plus profonde indignation, qu’il l’écoutoit sans paroître agité d’aucun remords ; il la regardoit même avec le sourire de l’incrédulité.

— Pouvez-vous nier que vous ayez agi ainsi ? répéta-t-elle.

Il lui répondit avec calme : — Je ne veux point nier que je n’aie fait tout ce qui étoit en mon pouvoir pour détacher mon ami de votre sœur, et que je ne me sois réjoui du succès de mes efforts. J’ai été plus sage pour lui que pour moi.

Elisabeth ne fit pas semblant d’avoir entendu cette réflexion peu polie, mais elle ne lui avoit point échappé, et il faut avouer qu’elle n’étoit pas faite pour l’appaiser.

— Ce n’est point sur cela seul, répondit-elle, qu’est fondée mon aversion, mon opinion sur vous étoit fixée bien long-temps avant cette époque. Votre caractère me fut dévoilé il y a quelques mois par Mr. Wikam. Que direz-vous maintenant ! Quel acte d’héroïsme idéal pourrez-vous imaginer pour vous excuser ? et sous quelle forme pourrez-vous déguiser la cruauté de votre conduite envers lui ?

— Vous prenez un intérêt bien vif à tout ce qui concerne ce jeune homme ; dit Darcy d’un ton moins calme et en rougissant.

— Ceux qui connoissent les infortunes qu’il a éprouvées ne peuvent s’empêcher de sentir de l’intérêt pour lui !

— Des infortunes ! répéta Darcy dédaigneusement ; ses infortunes ont été grandes en vérité !

— Et c’est à vous qu’il les doit, s’écria Elisabeth avec chaleur. C’est vous qui l’avez réduit à l’état de pauvreté où il est maintenant ; vous l’avez frustré des avantages qui lui étoient destinés ; vous avez privé les plus belles années de sa vie de cette indépendance qui lui étoit due, qu’il avoit méritée ! Auteur de toutes ses infortunes, pouvez-vous en parler avec mépris et le couvrir de ridicule ?

— Ainsi donc, dit Darcy en se promenant dans la chambre d’un pas agité, voilà l’opinion que vous avez de moi ! voilà l’estime que vous m’accordez ! Je vous remercie de cette explication ; mes fautes sont énormes ; mais peut-être, ajouta-t-il en se tournant vers elle, peut-être auriez-vous pu me pardonner, si votre orgueil n’eût pas été blessé par l’aveu plein de franchise que je vous ai fait des scrupules qui m’ont empêché long-temps de former aucun dessein sérieux. Toutes ces terribles accusations auroient peut-être été étouffées, si j’avais caché avec plus d’adresse les combats que j’ai soutenus, et si je vous avois flattée par l’aveu d’une passion que le monde et ma raison eussent approuvée ! Mais toute dissimulation m’est odieuse, et je ne rougis point des sentimens que j’ai énoncés, ils sont justes et naturels. Devois-je vous assurer que l’infériorité de votre famille et de vos connoissances fût pour moi un sujet de joie ? Auriez-vous pu croire que je me félicitasse de la perspective d’avoir pour parens des gens d’un rang si inférieur au mien ?

Elisabeth sentoit augmenter sa colère à chaque instant ; cependant elle faisoit tous ses efforts pour la surmonter, et lui dit :

— Vous vous trompez, Monsieur, si vous croyez que le ton de votre déclaration m’ait véritablement affectée ; elle m’a seulement évité le chagrin que j’aurois éprouvé en vous refusant, si vous vous étiez conduit avec plus de noblesse.

Elle le vit tressaillir à ces mots, mais il ne dit rien, et elle continua :

— De quelque manière que vous m’eussiez fait l’offre de votre main, vous n’auriez pu m’engager à l’accepter.

Son étonnement augmentoit de momens en momens ; il la regardoit d’un air moitié incrédule, moitié mortifié ; elle poursuivit encore :

— Je puis dire que dès le premier jour que je vous ai connu, votre manière d’être m’a dévoilé toute votre arrogance, votre amour-propre et votre mépris pour les autres ; voilà les premières causes de cette aversion que les evénemens qui se sont succédé depuis lors ont rendue insurmontable. Il n’y avoit pas long-temps que je vous connoissois, que je sentois déjà que vous étiez le dernier homme du monde, auquel j’eusse pu désirer d’unir mon sort.

— Vous en avez dit assez, Madame ; je connois maintenant vos sentimens ; il ne me reste plus qu’à rougir de ceux que j’ai éprouvés ; pardonnez-moi de vous avoir importunée si long-temps, et recevez tous les souhaits que je fais pour votre bonheur.

En finissant ces mots, il se hâta de quitter la chambre, et l’instant d’après Elisabeth l’entendit sortir de la maison.

Alors toute sa fermeté l’abandonna ; le trouble de son esprit étoit des plus pénibles ; elle tomba sur une chaise, où elle pleura pendant plus d’une demi-heure : plus elle réfléchissoit sur ce qui venoit de se passer, plus son étonnement augmentoit. Elle avoit peine à se persuader qu’elle eût reçu l’offre de la main de Mr. Darcy et qu’il l’eût assez aimée pour désirer de l’épouser, en dépit même de toutes les considérations qui l’avoient porté à s’opposer au mariage de son ami avec Jane ; considérations qui auroient dû lui paroître encore plus majeures pour lui-même. Il étoit flatteur pour elle d’avoir inspiré une si violente passion ! Mais son orgueil, son abominable orgueil, l’aveu honteux de sa conduite à l’égard de Jane, son assurance impardonnable quoiqu’il ne pût se justifier, l’insensibilité qu’il avoit montrée en parlant de Wikam, et la cruauté avec laquelle il l’avoit traité, cruauté qu’il n’avoit pas même essayé de nier, surmontèrent bientôt le sentiment de commisération que la passion avoit éveillé en elle pendant quelques instans.

Elle étoit encore plongée dans ces réflexions, lorsque le bruit de la voiture de Lady Catherine se fit entendre ; elle craignit de s’exposer aux regards de Charlotte, et s’enfuit dans sa chambre.