Orgueil et Préjugé (Paschoud)/2/14

Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud (p. 170-180).

CHAPITRE XIV.

Le lendemain matin, Elisabeth écrivoit à Jane, pendant que Mistriss Collins et Marie étoient allées au village pour quelques affaires, lorsqu’un coup frappé à la porte, signe certain d’une visite, la fit tressaillir ; quoiqu’elle n’eût point entendu de voiture, elle pensa qu’il étoit cependant possible que ce fût Lady Catherine : elle cachoit sa lettre à moitié faite, pour éviter ses impertinentes questions, lorsque la porte en s’ouvrant laissa voir Mr. Darcy.

Il parut fort surpris de la voir seule, lui fit mille excuses d’être entré, en l’assurant qu’il avoit cru trouver aussi les autres dames avec elle.

Il s’assit cependant, et lorsqu’elle lui eut demandé des nouvelles des habitans de Rosing, n’ayant plus rien à dire, elle eut la crainte de tomber dans un silence parfait. Il étoit cependant absolument nécessaire de parler, et dans son embarras, se souvenant que la dernière fois qu’elle l’avoit vu, c’étoit dans le Hertfordshire, elle éprouva une vive curiosité de savoir comment il expliqueroit le départ précipité des habitans de Netherfield.

— Vous avez quitté Netherfield bien promptement l’automne dernier, lui dit-elle. Mr. Bingley aura été agréablement surpris de vous voir arriver à Londres si peu de temps après lui ; car, si je m’en souviens bien, son départ n’a précédé le vôtre que d’un seul jour. J’espère que ses sœurs et lui étoient en bonne santé lorsque vous avez quitté Londres ?

— Parfaitement, je vous remercie.

Elle vit qu’elle n’obtiendroit pas de réponse, et, après un moment de silence, elle ajouta :

— Je crois avoir ouï dire que Mr. Bingley n’a pas l’intention de retourner à Netherfield ?

— Je ne lui ai point entendu dire cela. Mais à l’avenir il est probable qu’il y passera peu de temps. Il a beaucoup d’amis, et il est dans l’âge où le nombre des relations et les engagemens, qui en sont la conséquence, vont toujours en croissant.

— S’il pense ne pouvoir habiter Netherfield que rarement, il seroit plus avantageux, pour le voisinage, qu’il quittât tout-à-fait cette maison ; car alors nous pourrions espérer de voir quelque autre famille s’y établir ; cependant, comme Mr. Bingley ne l’a pas louée pour les convenances du voisinage, mais probablement pour les siennes, nous devons nous attendre qu’il la gardera ou la quittera d’après le même principe.

— Je ne serois point étonné qu’il la sous-louât, dit Darcy, si on lui faisoit une offre convenable.

Elisabeth ne répondit pas ; elle craignit, en lui parlant trop long-temps de son ami, qu’il ne s’aperçût de l’intérêt qu’elle y mettoit. N’ayant rien à lui dire, elle se décida à lui laisser la peine de trouver un autre sujet de conversation.

— Cette maison, dit-il, me semble commode et agréable ; je crois que Lady Catherine y fit beaucoup de réparations lorsque Mr. Collins arriva à Hunsford.

— Je le crois aussi ; elle ne pouvoit faire un meilleur emploi de sa bonté.

— Mr. Collins paroît avoir été fort heureux dans le choix d’une épouse ?

— Oui, en vérité. Ses amis doivent être fort contens qu’il ait rencontré une des femmes les plus sensées, d’entre celles qui pouvoient se résoudre à accepter sa main. Mon amie a un jugement parfait, quoique je ne puisse pas citer son mariage comme une preuve de la vérité de cet éloge ; elle paraît cependant parfaitement heureuse. Il est vrai que, sous le rapport des convenances, c’est un très-bon mariage.

— Il doit être fort agréable pour elle d’être établie à une si petite distance de sa famille et de ses amis.

— Vous appelez cela une petite distance ? il y a presque cinquante milles.

— Oui, j’appelle cela une très-petite distance. Qu’est-ce que cinquante milles avec de bons chemins ? c’est un peu plus d’une demi-journée de route.

— Eh bien ! je n’aurois jamais considéré cela comme un des avantages de ce mariage ; je n’aurois jamais imaginé que Mr. Collins fût établi près de sa famille !

— C’est une preuve de l’attachement que vous avez pour la vôtre, et pour le Herfordshire. Tout ce qui n’est pas positivement dans le voisinage de Longbourn vous paroît éloigné, je suppose ?

Il avoit une espèce de sourire en disant cela, qu’Elisabeth crut comprendre ; elle s’imagina qu’il pensoit à Jane et à Netherfield, et rougit en répondant : — Je ne veux pas dire qu’une femme ne puisse s’établir loin de sa famille ; mais l’éloignement est presque toujours relatif, et peut dépendre de beaucoup de circonstances différentes. Lorsque la fortune permet de voyager souvent, l’éloignement n’est plus un mal ; mais ce n’est pas le cas-ci. Quoique Mr. et Mistriss Collins jouissent d’un honnête revenu, il ne leur permettroit cependant pas de faire de fréquens voyages, et je suis persuadée que Charlotte ne se croiroit établie près de sa famille, que lorsqu’elle seroit à moitié de cette distance.

Mr. Darcy approcha alors sa chaise de la sienne, et lui dit : — Vous n’avez pas de droits, je pense, à prétendre à un attachement aussi fort ; car vous n’avez sûrement pas toujours vécu à Longbourn ?

Elisabeth parut un peu surprise. Darcy retirant sa chaise à l’instant, saisit une gazette sur la table, et eut l’air de la parcourir :

— Le comté de Kent vous plaît-il ? ajouta-t-il ensuite d’un ton plus calme.

Elisabeth répondit quelques mots, mais l’entretien fut bientôt interrompu par le retour de Charlotte et de sa sœur. Ce tête-à-tête les surprit. Mr. Darcy leur raconta par quelle erreur il étoit entré auprès de Miss Bennet, et, après être resté encore quelques minutes, il se retira.

— Que signifie cela ? dit Charlotte, aussitôt qu’il fut sorti ; il est sûrement amoureux de vous, ma chère Elisabeth, autrement il ne viendroit point chez nous d’une manière aussi familière ; mais Elisabeth la dissuada bientôt en lui racontant combien sa visite avoit été silencieuse, et elles s’accordèrent toutes les deux à l’attribuer au désœuvrement où il étoit, et à l’embarras de trouver quelque chose à faire. Dans cette saison tous les travaux de la campagne étoient finis ; il y avoit, au château, un billard, des livres, et Lady Catherine elle-même ; mais les hommes ne peuvent pas rester toujours à la maison, et, à la distance où étoit le Presbytère, les deux cousins pouvoient trouver, dans la promenade, et le plaisir de voir ceux qui y demeuroient, une distraction suffisante pour les y attirer presque tous les jours.

Ils venoient quelquefois le matin, quelquefois le soir, ensemble ou séparément, et, quelquefois aussi, accompagnés de leur tante. Il étoit clair que le colonel Fitz-Williams venoit, parce qu’il se plaisoit dans leur société ; ce qui le faisoit paroître encore plus aimable. Le plaisir qu’Elisabeth trouvoit à être avec lui, l’admiration qu’il avoit pour elle, lui rappeloient son premier favori Georges Wikam ; et, quoiqu’elle ne trouvât pas, dans les manières du colonel, une douceur aussi séduisante, elle reconnoissoit cependant qu’il avoit l’esprit plus cultivé.

Il étoit beaucoup plus difficile de deviner pourquoi M. Darcy venoit si souvent au Presbytère. Il n’étoit pas probable que ce fût pour la société, car il restoit fréquemment dix minutes sans ouvrir la bouche, et, lorsqu’il parloit, il sembloit que ce fût plutôt par devoir que par plaisir. Il s’animoit rarement ; Mistriss Collins, comme maîtresse de maison, en étoit souvent embarrassée. Le colonel, tout en riant de la taciturnité de son cousin, assuroit qu’il étoit souvent très-différent, ce qu’elle n’auroit jamais deviné, et ce qu’elle avoit même de la peine à croire ; elle auroit voulu pouvoir attribuer ce changement à l’amour qu’elle auroit tant désiré qu’il ressentît pour son amie ; elle l’étudioit sérieusement, et l’observoit avec soin chaque fois qu’elles alloient à Rosing, ou qu’il venoit lui-même à Hunsford ; cependant, le résultat de ses observations ne flattoit point ses vœux ; sûrement les yeux de Mr. Darcy étoient souvent tournés sur Elisabeth, mais on pouvoit contester l’expression de ce regard ; c’étoit un regard scrutateur, et quelquefois l’observateur le plus impartial auroit cru y voir autant de distraction que d’admiration.

Deux ou trois fois Mistriss Collins avoit insinué à Elisabeth que Mr. Darcy étoit prévenu en sa faveur, mais celle-ci avoit toujours ri de cette idée, et Charlotte n’avoit pas voulu s’appesantir sur ce sujet, dans la crainte de faire naître des espérances qui pouvoient être trompées par la suite ; car, dans son opinion, elle ne mettoit pas en doute que l’aversion de son amie pour Mr. Darcy, ne s’évanouît du moment où elle se croiroit aimée. Dans ses plans de bonheur pour Elisabeth, Mistriss Collins auroit bien désiré de lui voir épouser le colonel Fitz-Williams ; il étoit, sans contredit le plus aimable, sa position dans le monde étoit digne d’envie, et il étoit rempli d’admiration pour elle ; mais d’un autre côté Mr. Darcy avoit le droit de conférer plusieurs bénéfices, et son cousin n’en avoit point à donner.