Organisation du travail/1847/Partie 2/1

Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 220-231).

DEUXIÈME PARTIE


DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE


I

quelle est la nature du mal ?


Les littérateurs affluent ; quelques-uns s’enrichissent ; beaucoup meurent de faim ; la librairie est ruinée ; l’imprimerie est perdue ; le goût public se pervertit ; jamais, au sein d’une plus fastueuse abondance de livres, le domaine intellectuel ne fut plus stérile… voilà le mal ; il est immense. Quel remède a-t-on proposé ? Une loi qui étendrait le droit de propriété de l’auteur, après sa mort, de vingt à trente ans ! Oh ! Que Lord Chesterfeeld avait raison de dire à son fils en l’envoyant visiter les principales cours de l’Europe : « Allez, mon fils, allez voir avec quelle petite dose de sagesse le monde est gouverné ! »

Je dirai tout à l’heure combien il est absurde de décréter la propriété littéraire, et combien est fatal à la société l’exercice prolongé de ce prétendu droit qu’on voudrait consacrer ; mais avant d’entrer dans l’examen des difficultés sans nombre que la question soulève, je me demande quel est ici le but du législateur ?

Son but, c’est évidemment de consacrer la profession de l’homme de lettres, considérée comme métier, comme moyen de gagner de l’argent. Mais est-il dans la nature des choses, est-il dans l’intérêt public que la littérature devienne un procédé industriel ? Est-il bon qu’il y ait dans la société beaucoup d’hommes faisant des livres pour s’enrichir, ou même pour vivre ? J’affirme que non.

Et la raison en est simple. Pour qu’un écrivain remplisse dignement sa mission, il faut qu’il s’élève au-dessus des préjugés des hommes, qu’il ait le courage de leur déplaire pour leur être utile ; il faut, en un mot, qu’il les gouverne moralement. Cette mission est du chansonnier comme du moraliste, du poète comme du philosophe, de celui qui nous fait rire comme de celui qui nous arrache des pleurs. Peu importe la forme que revêt cette souveraineté morale de l’écrivain. Elle est tout aussi réelle dans Beaumarchais que dans Nicole, et dans Molière que dans Pascal.

Oui, la littérature a sur la société droit de commandement. Or, que devient ce droit de commandement si l’homme de lettres descend à l’exercice d’un métier, s’il ne fait plus des livres que pour amasser des capitaux ? S’asservir aux goûts du public, flatter ses préjugés, alimenter son ignorance, transiger avec ses erreurs, entretenir ses mauvaises passions, écrire enfin tout ce qui lui est funeste, mais agréable… telle est la condition nécessaire de quiconque a du génie pour de l’argent. Quoi ! En échange de l’or que je vous offre, vous me faites honte de ma stupidité, vous gourmandez mon égoïsme, vous me troublez dans la jouissance du fruit de mes rapines ; vous me faites peur de l’avenir ! Votre sagesse coûte trop cher, monsieur : je n’en veux pas. La pensée perd de la sorte son caractère d’enseignement et son autorité morale. L’écrivain, s’il dépend de la faveur du public, perd la faculté de le guider ; il en perd jusqu’au désir : c’est un roi qui abdique.

Que tous les travaux de l’esprit n’aient pas une égale importance, sans doute. Cependant, tous, même les plus frivoles en apparence, ont sur la société une action bonne ou mauvaise. Il n’est pas au pouvoir d’un homme de lettres de n’être qu’un amuseur de la foule. Car, pour amuser les hommes, il faut toucher des cordes qui répondent à leur intelligence ou à leur cœur. Ce qui prouve, soit dit en passant, que la théorie de l’art pour l’art est une niaiserie.

La littérature, quelque forme qu’elle affecte, exerce donc une influence qu’il importe au plus haut point de régler, et c’est la rendre extrêmement dangereuse que de la laisser aux mains d’hommes qui ne s’en servent qu’en vue d’un bénéfice d’argent. Je concevrais qu’on fît une loi pour abolir, comme métier, la condition d’homme de lettres ; mais en faire une pour rendre ce métier plus fructueux et encourager les fabricants de littérature, cela me paraît insensé.

Non-seulement il est absurde de déclarer l’écrivain propriétaire de son œuvre, mais il est absurde de lui proposer comme récompense une rétribution matérielle. Rousseau copiait de la musique pour vivre et faisait des livres pour instruire les hommes. Telle doit être l’existence de tout homme de lettres digne de ce nom. S’il est riche, qu’il s’adonne tout entier au culte de la pensée : il le peut. S’il est pauvre, qu’il sache combiner avec ses travaux littéraires l’exercice d’une profession qui subvienne à ses besoins.

Parmi les auteurs contemporains, il en est un qui, à force de recherches patientes et de veilles, est parvenu à renouer, pour le peuple, la chaîne, en mille endroits brisée, des traditions. Personne assurément n’a travaillé à une œuvre historique avec plus d’amour, avec plus de persévérance que M. Monteil ; personne n’a mis dans l’accomplissement d’une résolution littéraire une plus grande part de sa vie. Que serait-il advenu si, pendant les trente ou quarante années qu’il a consacrées à son ouvrage, M. Monteil n’avait attendu ses moyens d’existence que de ses livres ? Ce qui serait advenu ? Je n’ose le dire, et vous le devinez. Mais, dieu merci ! M. Monteil avait une âme intrépide et haute. Pour se défendre contre l’extrême pauvreté, il a eu recours à une industrie honorable : il a vendu les matériaux mêmes de ses études ; il a vendu les manuscrits précieux qu’il avait recueillis çà et là dans son voyage de découvertes. C’était Rousseau copiant de la musique. Grâce à cette courageuse conduite, M. Monteil a vécu, non pas à l’abri des privations, mais à l’abri des caprices du public. Il est resté maître de lui, maître de son œuvre.

Supposez qu’au lieu d’écrire l’histoire pour faire triompher la vérité, il ne l’eût écrite que pour gagner de l’argent ; supposez qu’au lieu de chercher ses moyens d’existence dans la vente de manuscrits ignorés, il eût spéculé sur ses livres ; l’impatience du succès l’aurait gagné, il aurait écrit beaucoup plus vite, beaucoup plus mal. À l’histoire utile et féconde de l’agriculture, du commerce, des métiers… il aurait préféré, lui aussi, l’histoire divertissante des batailles et des intrigues de cour. La société y aurait perdu un grand historien et un bel ouvrage.

Parmi les plus illustres poëtes de notre époque, combien en est-il qu’on osât placer au-dessus de Béranger ? Béranger a fait comme M. Monteil, comme Rousseau. Pendant qu’il travaillait à ses immortelles chansons, il demandait à un emploi modeste le moyen de lutter contre les nécessités de la vie.

Avant la révolution de 1789, la profession littéraire, dans la rigueur du mot, n’existait pas. Nous voyons bien dans l’histoire des hommes de lettres que, sous Louis XIII, La Serre tirait vanité du facile débit de ses livres, et que La Calprenède, tout noble qu’il était, s’achetait des manteaux avec les pistoles du libraire Courbé. Toutefois, ceux qui, pour vivre, comptaient sur le revenu de leurs livres faisaient exception à la règle. Parmi les auteurs, les uns, comme Brantôme et Bussy-Rabutin, étaient de fiers gentilshommes, qui ne prenaient une plume qu’à défaut d’une épée ; les autres, comme Desmarets, occupaient un emploi public ; quelques-uns se trouvaient placés sous le patronage du monarque, comme Molière et Racine ; la plupart, comme Mairet, étaient aux gages d’un grand seigneur. « Quand je n’aurais pas l’honneur d’être à vous comme je l’ai, écrivait Mairet au duc de Montmorency, et que le don que je vous ai fait de moi ne m’eût pas ôté la liberté de disposer de mes actions, je ne sais personne en France à qui plus justement qu’à vous je puisse présenter, comme je le fais, les premiers fruits de mon estude. » On voit tout ce qu’une semblable condition avait d’humiliant. Elle ne devait cesser néanmoins qu’avec le régime qui la consacrait. Jean-Jacques Rousseau, pour ne l’avoir pas voulu subir, fut impitoyablement calomnié dans son indépendance par ses jaloux confrères : moins heureux que Diderot, ce favori de Catherine II ; moins heureux que Voltaire, cet ami du grand Frédéric ; moins heureux que Grimm, ce courtier de tous les souverains philosophes du dix-huitième siècle. Pour changer cet état de choses, il ne fallait pas moins qu’une révolution, et, la veille même de cette révolution, ne trouve-t-on pas l’auteur du Voyage du jeune Anacharsis vivant à l’ombre de la faveur du duc de Choiseul, dans le riant exil de Chanteloup !

Vint 89, date à jamais célèbre ! Les écrivains alors cessèrent d’appartenir à quelqu’un ; mais, forcés de spéculer sur leurs œuvres, ils appartinrent à tout le monde. S’ils y ont gagné, je l’ignore ; mais certainement la société y a perdu. À quoi se réduisaient en effet les obligations de cette vie dépendante que l’homme de lettres menait autrefois auprès de l’homme puissant ? À je ne sais quel vain tribut de flatterie levé sur l’intelligence par la vanité d’un sot. C’était un mal ; mais la dignité de l’auteur en souffrait beaucoup plus que l’intérêt de la société. Les serviles préfaces où Corneille célébrait les vertus de Mazarin n’empêchaient pas l’auteur sublime de Cinna de s’écrier par la bouche d’Émilie :

Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose !

Aujourd’hui l’écrivain a pour maître, lorsqu’il exploite lui-même sa pensée, non plus celui qui l’héberge, mais celui qui le lit. Au lieu de l’homme qui aliène sa dignité, c’est l’auteur qui tend à abdiquer sa fonction.

Tel est souvent le caractère des révolutions, qu’elles emportent avec l’ivraie le bon grain qu’il a plu à Dieu d’y mêler. Celle de 89 ne fit pas autrement. De même qu’en abolissant les jurandes et les maîtrises, elle frappait d’un seul coup le monopole et l’association ; de même, en renversant tous les vieux pouvoirs, elle détruisit sans distinction, et ce qu’ils avaient de tyrannique, et ce qu’ils avaient de protecteur. La théorie de l’individualisme prévalut dans les lettres comme dans l’industrie. Le principe périt dans le violent effort que firent contre les représentants de ce principe les intérêts en révolte. Pour mieux briser le moule, on portait la main sur l’idée. Dans ce profond ébranlement de tout ce qui était régime d’association et de protection, les gens de lettres n’ayant plus rien à attendre que d’eux-mêmes, prirent naturellement le parti de trafiquer de leur pensée, et le mercantilisme fit invasion dans la littérature. Autre malheur ; la littérature ne fut pas plus tôt devenue une profession lucrative, que ceux-là coururent en foule s’y précipiter qui trouvaient les autres carrières encombrées. Et comment n’y aurait-il pas eu encombrement dans toutes les sphères de l’activité humaine, lorsque l’individualisme, proclamé sous le nom de liberté, venait pousser à tous les excès d’une compétition universelle ? D’un autre côté, des mots magiques avaient retenti ; on avait écrit le mot égalité dans nos codes ; mais on n’en couvrait pas moins d’un mépris injuste les laboureurs, les artisans, les ouvriers ; on n’en élevait pas moins les enfants dans cette idée qu’il y a des métiers et des arts, des professions qui sont libérales et d’autres qui ne le sont pas. Ainsi on allumait dans les cœurs une soif ardente de distinctions frivoles ; ainsi on allait semant dans tous les jeunes esprits le germe des ambitions artistiques ou littéraires ; et l’instruction plus répandue, sans être mieux dirigée, préparait l’envahissement de la société par ce flot de jeunes hommes tous également tous également avides de renommée, tous également prompts à s’engager dans les routes battues, sur la foi de leurs désirs ou de leurs rêves.

Qu’est-il résulté de là ? Que le phénomène qui se manifestait dans l’industrie s’est manifesté dans les lettres. Il y a eu partout cohue, et partout il y a eu tiraillements, luttes sans fin, désordres de tout genre, désastres. La concurrence dans les lettres a produit des résultats analogues à ceux qu’elle produisait dans l’industrie. À côté de l’industriel falsifiant ses produits pour l’emporter sur ses rivaux par le bon marché, on a eu l’écrivain altérant sa pensée, tourmentant son style, pour conquérir le public par l’attrait funeste des situations forcées, des sentiments exagérés, des locutions bizarres, et, le dirai-je, hélas ! Des enseignements pervers. À côté de l’industriel écrasant à force de capitaux ses compétiteurs, on a eu l’écrivain riche gagnant de vitesse l’écrivain pauvre dans le domaine de la renommée, et se servant ensuite de l’éclat du nom acquis pour enchaîner dans l’ombre le mérite ignoré. Au sein d’une profusion de livres toujours croissante, le public est resté sans direction ; et n’ayant plus ni la possibilité ni le temps de choisir, il a fermé sa bourse aux écrivains sérieux, et jeté son âme en pâture aux charlatans. De là l’épouvantable abus des annonces, le trafic des éloges, la prostitution de la critique, les ruses de la camaraderie, toutes les hontes, tous les mensonges, tous les scandales.

Encore si, au prix de la dignité des lettres compromise, de la morale publique ébranlée, des sources de l’intelligence empestées, le gros des gens de lettres avait fait fortune ! Mais non : l’exploitation a été aussi ruineuse que hideuse ; on a commencé par le déshonneur et fini par la misère.

Puis, du milieu de ces ruines se sont levés les spéculateurs, et ils ont offert aux gens de lettres leur assistance. Ce qu’ils apportaient comme mise de fonds dans ces tripotages de l’esprit, ce n’était pas même de l’argent ; c’était quelque artifice nouveau d’exploitation, un procédé. Il a fallu accepter leur concours. Le concours s’est bien vite transformé en domination ; l’homme d’affaires n’a eu qu’à s’approcher de l’homme de talent pour l’absorber ; on a vu des écrivains, et des meilleurs, se vendre à des courtiers de phrases, non pas même en détail, mais en bloc, comme Mairet au duc de Montmorency, lorsqu’il lui écrivait : « le don que je vous ai fait de moi ». Qu’ajouter à ce tableau malheureusement trop fidèle ? Est-il vrai, oui ou non, que ce sont des mains à peine capables de tenir une plume qui agitent aujourd’hui le sceptre de la littérature ? Est-il vrai que chaque jour, à la porte de tel spéculateur tout-puissant, se morfondent de pauvres littérateurs demandant la publicité comme une aumône ? Et si cela est vrai, à quel degré d’abaissement sommes-nous donc descendus !

M. Henri de Latouche a décrit énergiquement cette déchéance de la littérature lorsqu’il a dit : « Les mœurs littéraires sont tournées à l’argent ; c’est l’idée fixe de notre époque, c’est le chien contagieux dont est mordu ce siècle épicier. Croiriez-vous qu’il s’est formé une congrégation d’assureurs contre la propagation des idées ? Nos hommes de style, comme les principicules d’outre Rhin, se confédèrent, non au profit des idées à répandre, mais des bénéfices à concentrer. Ils se sont garanti l’intégralité de leur territoire et l’inviolabilité de leurs frontières, qui sont très-prochaines. On se proclame ruiné si on vous emprunte un demi-article. C’est la sainte-alliance des paragraphes… on se demande comment ces messieurs se résignent à promener les personnes gratis sur nos boulevards sans tarifer les regards du passant. »