Organisation du travail/1847/Partie 1/5

Organisation du travail
revue, corrigée et augmentée d’une polémique entre M. Michel Chevalier et l’auteur, ainsi que d’un appendice indiquant ce qui pourrait être tenté dès à présent
Bureau de la société de l’industrie fraternelle (p. 97-101).
Conclusion  ►
PREMIÈRE PARTIE


V

la concurrence aboutit nécessairement à une guerre à mort entre la france et l’angleterre.


Pour qu’entre deux peuples une alliance soit naturelle, il faut qu’ils apportent l’un et l’autre dans le contrat des avantages réciproques ; il faut donc qu’ils aient des ressources non communes, qu’ils diffèrent par leur constitution, par leur but. La France et l’Angleterre sont deux puissances qui demandent à vivre de la vie du dehors, à se répandre ; de là un premier obstacle à toute alliance durable. Lorsque devant Rome, qui s’étendait par la guerre, Carthage voulut s’étendre par le commerce, Rome et Carthage finirent par se rencontrer à travers le monde et s’entre-choquer.

Entre la France et l’Angleterre un conflit est inévitable, parce que la constitution économique des deux pays est aujourd’hui la même, et en fait deux nations essentiellement maritimes. Le principe qui domine notre ordre social n’est-il pas celui de la concurrence illimitée ? La concurrence illimitée n’a-t-elle point pour corollaire une production qui s’accroît sans cesse et à l’aventure ? Pour trouver à une production dont l’essor est si impétueux et si déréglé des débouchés toujours nouveaux, ne faut-il pas conquérir industriellement le monde et commander aux mers ?

Le jour où nous avons détruit les jurandes et les maîtrises, ce jour-là la question s’est trouvée tout naturellement posée de la sorte : il y a une nation de trop dans le monde ; il faut ou que la France change son état social, ou que l’Angleterre soit rayée de la carte. Ce jour-là, en effet, d’étranges complications s’ajoutèrent à cette longue rivalité qui, au XVe siècle, amenait un duc de Bedford à Paris et faisait fuir Charles VII à Bourges. En 1789, la France adopta toutes les traditions de l’économie politique anglaise ; elle devint un peuple industriel à la manière du peuple anglais. Lancée sur la pente rapide de la concurrence, elle s’imposa la nécessité d’aller partout établir des comptoirs, d’avoir des agents dans tous les ports. Mais disputer l’Océan à l’Angleterre, c’était vouloir lui arracher la vie. Elle l’a bien compris. De là les coalitions soldées par elle ; de là le blocus continental ; de là ce duel affreux entre Pitt et Napoléon. Mais, Pitt mort, Napoléon lentement assassiné, il fallait bien que la lutte recommençât. Il n’y aurait eu qu’un moyen de l’éviter : c’eût été de faire de la France une nation essentiellement agricole, l’Angleterre restant une nation industrielle. Voilà ce dont nos hommes d’État ne se sont pas même douté, et lorsque M. Thiers disait dernièrement à la tribune : « Il faut que la France se contente d’être la première des nations continentales, » M. Thiers prononçait un mot dont il ignorait certainement la portée. Car si on lui avait crié : Vous voulez donc changer les bases de notre ordre social ? qu’aurait-il répondu ? Non, il ne pouvait y avoir place à la fois sur la mer, si vaste qu’elle soit, pour la France et pour l’Angleterre, régies par les mêmes lois économiques et animées par conséquent du même esprit. Cherchant l’une et l’autre à se répandre au dehors, et ne pouvant vivre qu’à cette condition, comment ne se seraient-elles pas à tout instant rencontrées et choquées ? Là est le nœud de la question. Aussi le motif pour lequel l’Angleterre a exclu la France du dernier traité est-il un motif tout commercial. Sur ce point, nul doute possible. Rien de plus clair que le langage du Globe, journal de Lord Palmerston. D’après ce journal, si Lord Palmerston a voulu courir tous les risques d’une rupture avec la France ; s’il a poussé le cabinet de Saint-James à profiter contre Méhémet-Ali des révoltes qui ont éclaté en Syrie, c’est qu’il a vu combien il importait à l’Angleterre de faire subir à ce pays son protectorat mercantile. Le plan de Lord Palmerston est bien simple : il regarde la Syrie comme la clef de l’orient ; il veut mettre cette clef dans les mains de l’Angleterre. On ferait avec le divan un arrangement aux termes duquel les pachas ou vice-rois de Syrie agiraient en tout d’après les vues des représentants du gouvernement britannique. Le ministre anglais, comme on voit, ne fait pas mystère de ses desseins. Ouvrir aux navires anglais trois routes qui les conduisent dans l’Inde : la première par la mer Rouge, la seconde par la Syrie et l’Euphrate, la troisième par la Syrie, la Perse et le Belouchistan ; tel est le résumé des espérances de l’Angleterre. On conçoit que pour les réaliser elle consente à livrer Constantinople aux russes. Ces trois routes vers l’Inde une fois ouvertes, elles se couvriraient de marchés, dit ingénument le Globe. Ainsi l’Angleterre d’aujourd’hui, c’est toujours la vieille Angleterre ! Aujourd’hui comme hier, comme toujours, il faut que cette race indomptable dans sa cupidité cherche et trouve des consommateurs. L’Angleterre a des articles de laine et de coton qui appellent des débouchés ? Vite, que l’orient soit conquis, afin que l’Angleterre soit chargée d’habiller l’orient. Humilier la France ? Il s’agit pour l’Angleterre de bien autre chose, vraiment ! Il s’agit pour elle de vivre ; et elle ne le peut, ainsi le veut sa constitution économique, qu’à la condition d’asservir le monde par ses marchands.

Mais ce qui est pour l’Angleterre une question de vie ou de mort, est aussi une question de vie ou de mort pour la France, si le principe de concurrence y est maintenu. Donc, la concurrence, c’est l’embrasement nécessaire du monde. Or, que la France tire l’épée pour la liberté des peuples, tous les hommes de cœur applaudiront ; mais la doit-elle tirer pour faire revivre la tradition des excès de l’Angleterre ? Ah ! Pour arriver à la taxe des pauvres, ce n’est pas la peine de mettre l’univers au pillage !

L’ordre social actuel est mauvais : comment le changer ?

Disons quel remède, selon nous, serait possible, en prévenant toutefois le lecteur que nous ne regardons que comme transitoire l’ordre social dont nous allons indiquer les bases.