Oraisons funèbres (Bossuet)/Henriette Marie de France, Reine de la Grand’Bretagne


ORAISON FUNEBRE
DE HENRIETTE-MARIE
DE FRANCE
R E I N E
D E   L A
GRAND’ BRETAGNE


Prononcée le 16. Novembre 1669, en preſence de Monsieur Frere unique du Roy, et de Madame, en l’Egliſe des Religieuſes de Sainte Marie de Challiot, où repoſe le Cœur de Sa Majeſté.


ORAISON FUNEBRE

DE LA REINE

DE LA

GRAND’BRETAGNE


Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis terram. Pſal. 2.

Maintenant, ô Rois, apprenez ; inſtruiſez-vous, Juges de la Terre.


Monseigneur,

Celuy qui regne dans les Cieux, & de qui relevent tous les Empires, à qui seul appartient la gloire, la Majeſté, & l’indépendance, eſt auſſi le ſeul qui ſe glorifie de faire la loy aux Rois, & de leur donner quand il luy plaiſt de grandes & terribles leçons. Soit qu’il éleve les Thrônes, ſoit qu’il les abbaiſſe ; ſoit qu’il communique ſa puiſſance aux Princes, ſoit qu’il la retire luy-meſme & ne leur laiſſe que leur propre foibleſſe : il leur apprend leurs devoirs d’une maniére ſouveraine & digne de luy. Car en leur donnant ſa puiſſance, il leur commande d’en uſer comme il fait luy-meſme pour le bien du monde ; & il leur fait voir en la retirant, que toute leur Majeſté eſt empruntée, & que pour eſtre aſſis ſur le Thrône, ils n’en ſont pas moins ſous ſa main, & ſous ſon autorité ſuprême. C’eſt ainſi qu’il inſtruit les Princes, non-ſeulement par des discours & par des paroles, mais encore par des effets, & par des exemples. Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis terram.

Chreſtiens, que la mémoire d’une grande Reine, Fille, femme, Mere de Rois ſi puiſſans, & Souveraine de trois Royaumes, appelle de tous coſtez à cette triſte cérémonie ; ce diſcours vous fera paroiſtre un de ces exemples redoutables, qui étallent aux yeux du monde ſa vanité toute entiére. Vous verrez dans une ſeule vie toutes les extrémitez des choſes humaines : la félicité ſans bornes, auſſi-bien que les miſéres ; une longue et paiſible joûïſſance d’une des plus nobles Couronnes de l’Univers ; tout ce que peuvent donner de plus glorieux la naiſſance & la grandeur accumulé ſur une teſte qui enſuite eſt expoſée à tous les outrages de la fortune ; la bonne cauſe d’abord ſuivie de bons ſuccés, & depuis, des retours ſoudains ; des changemens inoûïs ; la rebellîon longtemps retenuë, à la fin tout-à-fait maiſtreſſe ; nul frein à la licence ; les Loix abolies ; la Majeſté violée par des attentats juſques alors inconnus ; l’uſurpation & la tyrannie ſous le nom de liberté ; une Reine fugitive qui ne trouve aucune retraite dans trois Royaumes, & à qui ſa propre patrie n’eſt plus qu’un triſte lieu d’exil ; neuf voyages ſur Mer entrepris par une Princeſſe malgré les tempeſtes ; l’Ocean étonné de ſe voir traverſé tant de fois en des appareils ſi divers, & pour des cauſes ſi differentes ; un Thrône indignement renverſé, & miraculeuſement rétabli. Voilà les enſeignemens que Dieu donne aux Rois : ainſi fait-il voir au monde le néant de ſes pompes, & de ſes grandeurs. Si les paroles nous manquent, ſi les expreſſions ne répondent pas à un ſujet ſi vaſte, & ſi relevé ; les choſes parleront aſſez d’elles-meſmes. Le cœur d’une grande Reine, autrefois élevé par une ſi longue ſuite de proſperitez, & puis plongé tout-à-coup dans un abyſme d’amertumes, parlera aſſez haut ; & s’il n’eſt pas permis aux particuliers de faire des leçons aux Princes ſur des événemens ſi étranges, un Roy me preſte ſes paroles pour leur dire, Et nunc Reges intelligite ; erudimini qui judicatis terram : Entendez, ô Grands de la terre ; inſtruiſez-vous, arbitres du monde.

Mais la ſage & religieuſe Princeſſe qui fait le ſujet de ce diſcours, n’a pas eſté ſeulement un ſpectacle propoſé aux hommes, pour y étudier les conseils de la Divine Providence, & les fatales révolutions des Monarchies ; elle s’eſt inſtruite elle-meſme, pendant que Dieu inſtruiſoit les Princes par ſon exemple. J’ay déja dit que ce grand Dieu les enſeigne, & en leur donnant, & en leur oſtant leur puissance. La Reine, dont nous parlons, a également entendu deux leçons ſi oppoſées ; c’eſt-à-dire, qu’elle a uſé chreſtiennement de la bonne & de la mauvaiſe fortune. Dans l’une elle a eſté bienfaiſante ; dans l’autre elle s’eſt montrée toûjours invincible. Tant qu’elle a eſté heureuſe, elle a fait ſentir ſon pouvoir au monde par des bontez infinies ; quand la fortune l’eût abandonnée, elle s’enrichit plus que jamais elle-meſme de vertus. Tellement qu’elle a perdu pour ſon propre bien cette puiſſance Royale qu’elle avoit pour le bien des autres ; & ſi ſes Sujets, ſi ſes Alliez, ſi l’Egliſe univerſelle a profité de ſes grandeurs, elle-meſme a ſceû profiter de ſes malheurs & de ſes diſgraces plus qu’elle n’avoit fait de toute ſa gloire. C’eſt ce que nous remarquerons dans la vie éternellement mémorable de Tres-haute, Tres-excellente, & Tres-puiſſante Princeſſe Henriette Marie de France, Reine de la Grand’Bretagne.

Quoy-que perſonne n’ignore les grandes qualitez d’une Reine dont l’Histoire a rempli tout l’Univers, je me ſens obligé d’abord à les rapeller en votre memoire, afin que cette idée nous ſerve pour toute la ſuite du diſcours. Il ſeroit ſuperflu de parler au long de la glorieuſe naiſſance de cette Princeſſe : on ne voit rien ſous le Soleil qui en égale la grandeur. Le Pape Saint Gregoire a donné dés les premiers ſiécles cét éloge ſingulier à la Couronne de France ; qu’elle eſt autant au-deſſus des autres Couronnes du monde, que la dignité Royale ſurpaſſe les fortunes particulières. Que s’il a parlé en ces termes du temps du Roy Childebert, & s’il a élevé ſi haut la race de Merovée : jugez ce qu’il auroit dit du Sang de Saint Loûïs, & de Charlemagne. Iſſuë de cette race, fille de Henri le Grand, & de tant de Rois, ſon grand cœur a ſurpaſſé ſa naiſſance. Toute autre place qu’un Thrône euſt eſté indigne d’elle. A la vérité elle eût de quoy ſatisfaire à ſa noble fierté, quand elle vit qu’elle alloit unir la Maiſon de France à la Royale Famille des Stuarts, qui eſtoient venus à la ſucceſſion de la Couronne d’Angleterre par une fille de Henri VII. mais qui tenoient de leur Chef depuis plusieurs ſiécles le Sceptre d’Ecoſſe, & qui deſcendoient de ces Rois Antiques, dont l’origine ſe cache ſi avant dans l’obſcurité des premiers temps. Mais ſi elle eût de la joye de regner ſur une grande Nation, c’eſt parce qu’elle pouvoit contenter le déſir immenſe, qui ſans ceſſe la ſollicitoit à faire du bien. Elle eût une magnificence Royale, & l’on euſt dit qu’elle perdoit ce qu’elle ne donnoit pas. Ses autres vertus n’ont pas eſté moins admirables. Fidelle dépoſitaire des plaintes & des ſecrets, elle diſoit que les Princes devoient garder le meſme ſilence que les Confeſſeurs, & avoir la meſme diſcrétion. Dans la plus grande fureur des Guerres Civiles, jamais on n’a douté de ſa parole, ni deſeſperé de ſa clémence. Quel autre a mieux pratiqué cét art obligeant, qui fait qu’on ſe rabaiſſe ſans ſe dégrader, & qui accorde ſi heureuſement la liberté avec le reſpect ? Douce, familiére, agréable autant que ferme & vigoureuſe, elle ſçavoit perſuader & convaincre, auſſi-bien que commander, & faire valoir la raiſon non moins que l’autorité. Vous verrez avec quelle prudence elle traitoit les affaires ; & une main ſi habile euſt ſauvé l’Eſtat, ſi l’Eſtat euſt pû eſtre ſauvé. On ne peut aſſez loûër la magnamité de cette Princeſſe. La Fortune ne pouvoit rien ſur elle ; ni les maux qu’elle a préveûs, ni ceux qui l’ont ſurpriſe, n’ont abbatu ſon courage. Que diray-je de ſon attachement immuable à la Religion de ſes Anceſtres ? Elle a bien ſceû reconnoiſtre que cet attachement faiſoit la gloire de ſa Maiſon, auſſi-bien que celle de toute la France, ſeule Nation de l’Univers, qui depuis douze ſiécles preſque accomplis, que les Rois ont embraſſé le Chriſtianiſme, n’a jamais veû ſur le Thrône que des Princes enfans de l’Egliſe. Auſſi a-t-elle toûjours déclaré, que rien ne ſeroit capable de la détacher de la Foy de Saint Loûïs. Le Roy ſon mari luy a donné, juſques à la mort, ce bel éloge, qu’il n’y avoit que le ſeul point de la Religion, où leurs cœurs fuſſent deſunis ; & confirmant par ſon témoignage la piété de la Reine, ce Prince tres-éclairé a fait connoiſtre en meſme temps à toute la terre, la tendreſſe, l’amour conjugal, la ſainte & inviolable fidelité de ſon Epouſe incomparable.

Dieu qui rapporte tous ſes conſeils à la conſervation de ſa ſainte Egliſe, & qui fécond en moyens, employe toutes choſes à ſes cachées, s’eſt ſervi autrefois des chaſtes attraits de deux ſaintes Heroïnes, pour délivrer ſes Fidelles des mains de leurs ennemis. Quand il voulut ſauver la ville de Béthulie, il tendit dans la beauté de Judith un piége impréveû & inévitable à l’aveugle brutalité d’Holoferne. Les graces pudiques de la Reine Eſther eûrent un effet auſſi ſalutaire, mais moins violent. Elle gagna le cœur du Roy ſon mari, & fit d’un Prince infidelle, un illuſtre protecteur du Peuple de Dieu. Par un conſeil à peu prés ſemblable, ce grand Dieu avoit préparé un charme innocent au Roy d’Angleterre, dans les agrémens infinis de la Reine ſon Epouſe. Comme elle poſſédoit ſon affection (car les nuages qui avoient paru au commencement furent bientoſt diſſipez) & que ſon heureuſe fécondité redoubloit tous les jours les ſacrez liens de leur amour mutuelle : ſans commettre l’autorité du Roy ſon Seigneur, elle employoit ſon crédit à procurer un peu de repos aux Catholiques accablez. Dés l’âge de quinze ans elle fut capable de ces ſoins : & ſeize années d’une proſpérité accomplie, qui coulérent ſans interruption, avec l’admiration de toute la terre, furent ſeize années de douceur pour cette Egliſe affligée. Le crédit de la Reine obtint aux Catholiques ce bonheur ſingulier & preſque incroyable, d’eſtre gouvernez ſucceſſivement par trois Nonces Apoſtoliques qui leur apportoient les conſolations, que reçoivent les enfans de Dieu de la communication avec le Saint Siége. Le Pape Saint Grégoire écrivant au pieux Empereur Maurice, luy repreſente en ces termes les devoirs des Rois Chreſtiens : Sçachez, ô grand Empereur, que la Souveraine Puiſſance vous est accordée d’en-haut, afin que la Vertu ſoit aidée, que les voyes du Ciel ſoient élargies, & que l’Empire de la terre ſerve l’Empire du Ciel.[1] C’eſt la Vérité elle-meſme qui luy a dicté ces belles paroles. Car qu’y a-t-il de plus convenable à la puiſſance, que de ſecourir la vertu ? à quoy la force doit-elle ſervir, qu’à défendre la raiſon ? & pourquoy commandent les hommes, ſi ce n’eſt pour faire que Dieu ſoit obéï ? Mais ſur tout, il faut remarquer l’obligation ſi glorieuſe que ce grand Pape impoſe aux Princes, d’élargir les voyes du Ciel. Jesus-Christ a dit dans ſon Evangile, Combien eſt étroit le chemin qui meine à la vie ! & voicy ce qui le rend ſi étroit. C’eſt que le Juſte, ſevére à luy-meſme, & perſécuteur irréconciliable de ſes propres paſſions, ſe trouve encore perſecuté par les injuſtes paſſions des autres ; & ne peut pas meſme obtenir que le monde le laiſſe en repos dans ce ſentier ſolitaire & rude, où il grimpe plûtoſt qu’il ne marche. Accourez, dit Saint Grégoire, Puiſſances du ſiécle : voyez dans quel ſentier la vertu chemine ; doublement à l’étroit, & par elle-meſme, & par l’effort de ceux qui la perſécutent : ſecourez-la, tendez-luy la main : puiſque vous la voyez déja fatiguée du combat qu’elle ſouſtient au-dedans contre tant de tentations qui accablent la nature humaine, mettez-la du moins à couvert des inſultes du dehors. Ainſi vous élargirez un peu les voyes du Ciel, & rétablirez ce chemin, que ſa hauteur & ſon aſpreté rendront toûjours aſſez dif‍f‍icile.

Mais ſi jamais l’on peut dire que la voye du Cheſtien eſt étroite, c’eſt, Messieurs, durant les perſécutions. Car que peut-on imaginer de plus malheureux que de ne pouvoir conſerver la Foy, ſans s’expoſer au ſupplice, ni ſacrifier ſans trouble, ni chercher Dieu qu’en tremblant ? Tel eſtoit l’eſtat déplorable des Catholiques Anglois. L’erreur & la nouveauté ſe faiſoient entendre dans toutes les Chaires ; & la doctrine ancienne, qui, ſelon l’oracle de l’Evangile, doit eſtre preſchée juſques ſur les toits[2], pouvoit à peine parler à l’oreille. Les enfans de Dieu eſtoient étonnez de ne voir plus ni l’Autel, ni le Sanctuaire, ni ces Tribunaux de miſéricorde, qui juſtifient ceux qui s’accuſent. O douleur ! Il falloit cacher la pénitence avec le meſme ſoin qu’on euſt fait les crimes ; & Jesus-Christ meſme ſe voyoit contraint, au grand malheur des hommes ingrats, de chercher d’autres voiles, & d’autres tenebres, que ces voiles, & ces tenebres myſtiques, dont il ſe couvre volontairement dans l’Euchariſtie. À l’arrivée de la Reine, la rigueur ſe ralentit, & les Catholiques reſpirérent. Cette Chapelle Royale qu’elle fit baſtir avec tant de maginificence dans ſon Palais de Sommerſet, rendoit à l’Egliſe ſa premiére forme. Henriette digne fille de Saint Loûïs, y animoit tout le monde par ſon exemple ; & y ſouſtenoit avec gloire par ſes retraites, par ſes priéres, & par ſes dévotions, l’ancienne réputation de la Tres-Chreſtienne Maiſon de France. Les Preſtres de l’Oratoire, que le grand Pierre de Bérulle avoit conduits avec elle, & aprés eux les Peres Capucins, y donnerent par leur piété, aux Autels, leur véritable décoration ; & au Service Divin, ſa majeſté naturelle. Les Preſtres & les Religieux, zelez & infatigables Paſteurs de ce troupeau affligé, qui vivoient en Angleterre pauvres, errans, traveſtis, deſquels auſſi le monde n’eſtoit pas digne[3], venoient reprendre avec joye les marques glorieuſes de leur profeſſion dans la Chapelle de la Reine & de l’Egliſe deſolée, qui autrefois pouvoit à peine gemir librement, & pleurer ſa gloire paſſée, faiſoit retentir hautement les Cantiques de Sion dans une terre étrangére. Ainſi la pieuſe Reine conſoloit la captivité des Fidelles, & relevoit leur eſpérance.

Quand Dieu laiſſe sortir du puits de l’abyſme la fumée qui obſcurcit le Soleil, ſelon l’expreſſion de l’Apocalypſe[4], c’eſt à dire, l’erreur & l’heréſie ; quand pour punir les ſcandales, ou pour réveiller les Peuples & les Paſteurs, il permet à l’eſprit de ſéduction de tromper les ames hautaines, & de répandre par tout un chagrin ſuperbe, une indocile curioſité, & un eſprit de révolte : il détermine dans ſa ſageſſe profonde les limites qu’il veut donner au malheureux progrés de l’erreur, & aux ſouffrances de ſon Egliſe. Je n’entreprens pas, Chreſtiens, de vous dire la deſtinée des Héréſies de ces derniers ſiécles, ni de marquer le terme fatal, dans lequel Dieu a réſolu de borner leur cours. Mais ſi mon jugement ne me trompe pas ; ſi rappelant la mémoire des ſiécles paſſez, j’en fais un juſte rapport à l’eſtat preſent : j’ose croire, & je voy les ſages concourir à ce ſentiment, que les jours d’aveuglement ſont écoulez, & qu’il eſt temps deſormais que la lumiére revienne. Lors que le Roy Henry VIII. Prince en tout le reſte accompli, s’égara dans les paſſions qui ont perdu Salomon & tant d’autres Rois, & commença d’ébranler l’autorité de l’Egliſe : les ſages luy dénoncérent qu’en remuant ce ſeul point, il mettoit tout en peril, & qu’il donnoit contre ſon deſſein une licence effrénée aux âges ſuivans. Les ſages le prévîrent ; mais les ſages ſont-ils crûs en ces temps d’emportement, & ne ſe rit-on pas de leurs prophéties ? Ce qu’une judicieuſe prévoyance n’a pû mettre dans l’eſprit des hommes, une maiſtreſſe plus impérieuſe, je veux dire l’expérience, les a forcez de le croire. Tout ce que la Religion a de plus ſaint, a été en proye. L’Angleterre a tant changé, qu’elle ne ſçait plus elle-meſme à quoy s’en tenir ; & plus agité en ſa terre & dans ſes ports meſmes, que l’Ocean qui l’environne, elle ſe voit inondée par l’effroyable débordement de mille Sectes bizarres. Qui ſçait ſi eſtant revenuë de ſes erreurs prodigieuſes touchant la Royauté, elle ne pouſſera pas plus loin ſes réfléxions ; & ſi, ennuyée de ſes changemens, elle ne regardera pas avec complaiſance l’eſtat qui a précedé ? Cependant admirons icy la piété de la Reine, qui a ſçeû ſi bien conſerver les précieux reſtes de tant de perſecutions. Que de pauvres, que de malheureux, que de familles ruinées pour la cauſe de la Foy, ont ſubſiſté pendant tout le cours de ſa vie, par l’immenſe profuſion de ſes aumoſnes ! Elles ſe répandoient de toutes parts juſqu’aux derniéres extrémitez de ſes trois Royaumes ; & s’étendant par leur abondance, meſme ſur les ennemis de la Foy ; elles adouciſſoient leur aigreur, & les ramenoient à l’Egliſe. Ainſi non-ſeulement elle conſervoit, mais encore elle augmentoit le peuple de Dieu. Les converſions eſtoient innombrables ; & ceux qui en ont eſté témoins oculaires nous ont appris, que pendant trois ans de ſéjour qu’elle a fait dans la Cour du Roy ſon Fils, la ſeule Chapelle Royale a veû plus de trois cens convertis, ſans parler des autres, abjurer ſaintement leurs erreurs entre les mains de ſes Aumoſniers. Heureuſe d’avoir conſervé ſi ſoigneuſement l’étincelle de ce feu divin que Jesus eſt venu allumer au monde ! Si jamais l’Angleterre revient à ſoy ; ſi ce levain précieux vient un jour à ſanctifier toute cette maſſe où il a eſté meſlé par ces Royales mains : la poſterité la plus éloignée n’aura pas aſſez de loûanges pour célébrer les vertus de la religieuſe Henriette, & croira devoir à ſa piété l’ouvrage ſi mémorable du rétabliſſement de l’Egliſe.

Que ſi l’Hiſtoire de l’Egliſe garde chérement la mémoire de cette Reine ; noſtre Hiſtoire ne taira pas les avantages quelle a procurez à ſa Maiſon & à ſa Patrie. Femme & Mere tres-cherie & tres-honorée, elle a réconcilié avec la France le Roy ſon Mary, & le Roy ſon Fils. Qui ne ſçait qu’aprés la mémorable action de l’Iſle de Ré, & durant ce fameux ſiége de la Rochelle, cette Princeſſe prompte à ſe ſervir des conjonctures importantes, fit conclure la Paix, qui empeſcha l’Angleterre de continuer ſon ſecours aux Calviniſtes révoltez ? Et dans ces derniéres années, aprés que noſtre grand Roy, plus jaloux de ſa parole e& du ſalut de ſes Alliez que de ſes propres intéreſts, eût déclaré la guerre aux Anglois ; ne fut-elle pas encore une ſage & heureuſe Médiatrice ? Ne réünit-elle pas les deux Royaumes ? Et depuis encore ne s’eſt-elle pas appliquée en toutes rencontres à conſerver cette meſme intelligence ? Ces ſoins regardent maintenant vos Altesses Royales : & l’exemple d’une grande Reine, auſſi-bien que le ſang de France & d’Angleterre, que vous avez uni par voſtre mariage, vous doit inſpirer le deſir de travailler ſans ceſſe à l’union de deux Rois qui vous ſont ſi proches, & de qui la puiſſance & la vertu peuvent faire le deſtin de toute l’Europe.

Monseigneur, ce n’eſt plus ſeulement par cette vaillante main & par ce grand cœur que vous acquererez de la gloire. Dans le calme d’une profonde Paix vous aurez des moyens de vous ſignaler ; & vous pouvez ſervir l’Eſtat, ſans l’alarmer, comme vous avez fait tant de fois, en expoſant au milieu des plus grands hazards de la guerre une vie auſſi précieuſe, & auſſi néceſſaire que la voſtre. Ce ſervice, Monseigneur, n’eſt pas le ſeul qu’on attende de vous ; & l’on peut tout eſperer d’un Prince que la ſageſſe conſeille, que la valeur anime, & que la juſtice accompagne dans toutes ſes actions. Mais où m’emporte mon zele, ſi loin de mon triſte ſujet ? Je m’arreſte à conſiderer les vertus de Philippes, & ne ſonge pas que je vous dois l’hiſtoire des malheurs de Henriette.

J’avoûë en la commençant, que je ſens plus que jamais la dif‍f‍iculté de mon entrepriſe. Quand j’enviſage de prés les infortunes inoûïes d’une ſi grande Reine, je ne trouve plus de paroles ; & mon eſprit rebuté de tant d’indignes traitemens qu’on a faits à la Majeſté & à la vertu, ne ſe réſoudront à ſe jetter parmi tant d’horreurs, ſi la conſtance admirable avec laquelle cette Princeſſe a ſouſtenu ſes calamitez, ne ſurpaſſoit de bien loin les crimes qui les ont cauſées. Mais en meſme-temps, Chreſtiens, un autre ſoin me travaille. Ce n’eſt pas un ouvrage humain que je médite. Je ne ſuis pas icy un Hiſtorien qui doive vous déveloper le ſecret des cabinets, ni l’ordre des batailles, ni les intéreſts des partis : il faut que je m’éleve au deſſus de l’homme, pour faire trembler toute créature ſous les jugemens de Dieu. J’entreray avec David dans les puiſſances du Seigneur[5] ; & j’ay à vous faire voir les merveilles de ſa main & de ſes conſeils ; conſeils de juſte vengeance ſur l’Angleterre ; conſeils de miſericorde pour le ſalut de la Reine ; mais conſeils marquez par le doigt de Dieu, dont l’empreinte eſt si vive & ſi manifeſte dans les événemens que j’ay à traiter, qu’on ne peut réſiſter à cette lumiére.

Quelque haut qu’on puiſſe remonter, pour rechercher dans les Hiſtoires les éxemples des grandes mutations, on trouve que juſques icy elles font cauſées, ou par la moleſſe, ou par la violence des Princes. En effet, quand les Princes négligeant de connoiſtre leurs affaires & leurs armées, ne travaillent qu’à la chaſſe, comme diſoit cét Hiſtorien ; n’ont de gloire que pour le luxe, ni d’eſprit que pour inventer des plaiſirs ; ou quand emportez par leur humeur violente, ils ne gardent plus ni loix ni meſures, & qu’ils oſtent les égards & la crainte aux hommes, en faiſant que les maux qu’ils ſouffrent leur paroiſſent plus inſupportables que ceux qu’ils prévoyent : alors ou la licence exceſſive, ou la patience pouſſée à l’extrémité, menacent terriblement les Maiſons régnantes. Charles I. Roy d’Angleterre eſtoit juste, modéré, magnanime, très-inſtruit de ſes affaires, & des moyens de regner. Jamais Prince ne fut plus capable de rendre la Royauté, non ſeulement vénérable & fainte, mais encore aimable & chere à ses Peuples. Que luy peut-on reprocher, sinon la clémence ? Je veux bien avouër de luy ce qu’un Auteur célébre a dit de Cesar, qu’il a esté clément, jusqu’à estre oblige de s’en repentir : Cæsari proprium & peculiare fit clementia insigue, quâ usque ad poenitentiam omnes superavit. Que ce soit donc là, si l’on veut, l’illustre defaut de Charles aussi-bien que de Cesar : mais que ceux qui veulent croire que tout est foible dans les malheureux & dans les vaincus, ne pensent pas pour cela nous persuader que la force ait manqué à son courage, ni la vigueur à ses conseils. Poursuivi à toute outrance par l’implacable malignité de la fortune, trahi de tous les siens, il ne s’est pas manqué à luy-mesme. Malgré les mauvais succés de ses armes infortunées, si on a pu le vaincre, on n’a pas pu le forcer : & comme il n’a jamais refusé ce qui estoit raisonnable, estant vainqueur ; il a toujours rejette ce qui estoit foible &c injuste, estant captif. J’ay peine à contempler son grand cœur dans ces dernières épreuves. Mais certes il a montré qu’il n’est pas permis aux rebelles de faire perdre la Majesté à un Roy qui sçait se connoistre ; & ceux qui ont veû de quel front il a paru dans la Salle de Westminster, & dans la place de Witthal, peuvent juger aisément combien il estoit intrépide à la teste de ses armées, combien auguste & majestueux au milieu de son Palais & de sa Cour. Grande Reine, je satisfais à vos plus tendres desirs, quand je célébre ce Monarque ; & ce cœur qui n’a jamais vescu que pour luy, se réveille tout poudre qu’il est, & devient sensible, mesme sous ce drap mortuaire, au nom d’un Epoux si cher ; à qui ses ennemis mesmes accorderont le titre de sage & celuy de juste, & que la postérité mettra au rang des grands Princes, si son Histoire trouve des Lecteurs, dont le jugement ne se laisse pas maistriser aux evenemens ni à la fortune.

Ceux qui sont instruits des affaires, estant obligez d’avouer que le Roy n’avoit point donné d’ouverture ni de prétexte aux excès sacrilèges dont nous abhorrons la mémoire, en accusent la fierté indomptable de la nation ; et je confesse que la haine des parricides pourrait jeter les esprits dans ce sentiment. Mais quand on considère de plus près l’histoire de ce grand royaume, et particulièrement les derniers règnes, où l’on voit non seulement les rois majeurs, mais encore les pupilles, et les reines même si absolues et si redoutées, quand on regarde la facilité incroyable avec laquelle la religion a été ou renversée ou rétablie par Henri, par Edouard, par Marie, par Elisabeth, on ne trouve, ni la nation si rebelle, ni ses Parlements si fiers et si factieux : au contraire, on est obligé de reprocher à ces peuples d’avoir été trop soumis, puisqu’ils ont sous le joug leur foi même et leur conscience. N’accusons donc pas aveuglément le naturel des habitants de l’île la plus célèbre du monde, qui, selon les plus fidèles histoires, tirent leur origine des Gaules ; et ne croyons pas que les Merciens, les Danois et les Saxons aient tellement corrompu en eux ce que nos pères leur avaient donné de bon sang qu’ils soient capables de s’emporter à des procédés si barbares s’il ne s’y était mêlé d’autres causes. Qu’est-ce donc qui les a poussés ? Quelle force, quel transport, quelle intempérie a causé ces agitations et ces violences ? N’en doutons pas, Chrétiens : les fausses religions, le libertinage d’esprit, la fureur de disputer des choses divines sans fin, sans règle, sans soumission a emporté les courages. Voilà les ennemis que la reine a eu à combattre, et que ni sa prudence ni sa douceur ni sa fermeté n’ont pu vaincre.

J’ai déjà dit quelque chose de la licence où se jettent les esprits quand on ébranle les fondements de la religion et qu’on remue les bornes une fois posées. Mais, comme la matière que je traite me fournit un exemple manifeste et unique dans tous les siècles de ces extrémités furieuses, il est, Messieurs, de la nécessité de mon sujet de remonter jusques au principe, et de vous conduire pas à pas par tous les excès où le mépris de la religion ancienne, et celui de l’autorité de l’Eglise, ont été capables de pousser les hommes.

Donc la source de tout le mal est que ceux qui n’ont pas craint de tenter au siècle passé la réformation par le schisme, ne trouvant point de plus fort rempart contre toutes leurs nouveautés que la sainte autorité de l’Eglise, ils ont été obligés de la renverser. Ainsi les décrets des conciles, la doctrine des Pères, et leur sainte unanimité, l’ancienne tradition du Saint-Siège et de l’Eglise catholique n’ont plus été comme autrefois des lois sacrées et inviolables. Chacun s’est fait à soi-même un tribunal où il s’est rendu l’arbitre de sa croyance ; et, encore qu’il semble que les novateurs aient voulu retenir les esprits en les renfermant dans les limites de l’Ecriture sainte, comme ce n’a été qu’à condition que chaque fidèle en deviendrait l’interprète et croirait que le Saint-Esprit lui en dicte l’explication, il n’y a point de particulier qui ne se voie autorisé par cette doctrine à adorer ses inventions, à consacrer ses erreurs, à appeler Dieu tout ce qu’il pense. Dès lors on a bien prévu que, la licence n’ayant plus de frein, les sectes se multiplieraient jusqu’à l’infini ; que l’opiniâtreté serait invincible ; et que, tandis que les uns ne cesseraient de disputer, ou donneraient leurs rêveries pour inspirations, les autres, fatigués de tant de folles visions, et ne pouvant plus reconnaître la majesté de la religion déchirée par tant de sectes, iraient enfin chercher un repos funeste, et une entière indépendance, dans l’indifférence des religions, ou dans l’athéisme.

Tels, et plus pernicieux encore, comme vous verrez dans la suite, sont les effets naturels de cette nouvelle doctrine. Mais de même qu’une eau débordée ne fait pas partout les mêmes ravages, parce que sa rapidité ne trouve pas partout les mêmes penchants et les mêmes ouvertures, ainsi, quoique cet esprit d’indocilité et d’indépendance soit également répandu dans toutes les hérésies de ces derniers siècles, il n’a pas produit universellement les mêmes effets : il a reçu diverses limites, suivant que la crainte, ou les intérêts, ou l’humeur des particuliers et des nations, ou enfin la puissance divine, qui donne quand il lui plaît des bornes secrètes aux passions des hommes les plus emportées, l’ont différemment retenu. Que s’il s’est montré tout entier à l’Angleterre, et si sa malignité s’y est déclarée sans réserve, les rois en ont souffert, mais aussi les rois en ont été cause. Ils ont trop fait sentir aux peuples que l’ancienne religion se pouvait changer. Les sujets ont cessé d’en révérer les maximes, quand ils les ont vu céder aux passions et aux intérêts de leurs princes. Ces terres trop remuées, et devenues incapables de consistance, sont tombées de toutes parts, et n’ont fait voir que d’effroyables précipices. J’appelle ainsi tant d’erreurs téméraires et extravagantes qu’on voyait paraître tous les jours. Ne croyez pas que ce soit seulement la querelle de l’épiscopat, ou quelques chicanes sur la liturgie anglicane, qui aient ému les Communes. Ces disputes n’étaient encore que de faibles commencements, par où ces esprits turbulents faisaient comme un essai de leur liberté. Mais quelque chose de plus violent se remuait dans le fond des cœurs : c’était un dégoût secret de tout ce qui a de l’autorité et torité, & une demangeaiſon d’innover ſans ſin, aprés qu’on en a veû le premier exemple.

Ainſi les Calviniſtes plus hardis que les Luthéricns, ont ſervi à établir les Sociniens qui ont eſté plus loin qu’eux, & dont ils groſſiſſent tous les jours le parti. Les Sectes infinies des Anabaptiſtes font ſorties de cette meſme ſource ; & leurs opinions meſlees au Calviniſnme ont fait naiſtre les Indépendans, qui n’ont point eû de bornes ; parmi leſquels on voit les Trembleurs, gens fanatiques , qui croyent que toutes leurs réveries leur ſont inſpirées; & ceux qu’on nomme Chercheurs, à cauſe que dix-ſept cens ans aprés Jesus-Christ ils cherchent n’en ont point d’arrêtée.

C’est, Messieurs, en cette sorte que les esprits une fois émus, tombant de ruines en ruines, se sont divisés en tant de sectes. En vain les rois d’Angleterre ont cru les pouvoir retenir sur cette pente dangereuse en conservant l’épiscopat. Car que peuvent des évêques qui ont anéanti eux-mêmes l’autorité de leur chaire et la révérence qu’on doit à la succession, en condamnant ouvertement leurs prédécesseurs jusques à la source même de leur sacre, c’est-à-dire jusqu’au pape saint Grégoire et au saint moine Augustin, son disciple, et le premier apôtre de la nation anglaise ? Qu’est-ce que l’épiscopat quand il se sépare de l’Eglise qui est son tout, aussi bien que du Saint-Siège qui est son centre, pour s’attacher contre sa nature à la royauté comme à son chef ? Ces deux puissances d’un ordre si différent ne s’unissent pas, mais s’embarrassent mutuellement quand on les confond ensemble ; et la majesté des rois d’Angleterre serait demeurée plus inviolable si, contente de ses droits sacrés, elle n’avait point voulu attirer à soi les droits et l’autorité de l’Eglise. Ainsi rien n’a retenu la violence des esprits féconds en erreurs, et Dieu, pour punir l’irréligieuse instabilité de ces peuples, les a livrés à l’intempérance de leur folle curiosité, en sorte que l’ardeur de leurs disputes insensées, et leur religion arbitraire, est devenue la plus dangereuse de leurs maladies.

Il ne faut point s’étonner s’ils perdirent le respect de la majesté et des lois, ni s’ils devinrent factieux, rebelles et opiniâtres. On énerve la religion quand on la change, et on lui ôte un certain poids, qui seul est capable de tenir les peuples. Ils ont dans le fond du cœur je ne sais quoi d’inquiet qui s’échappe, si on leur ôte ce frein nécessaire, et on ne leur laisse plus rien à ménager quand on leur permet de se rendre maîtres de leur religion. C’est de là que nous est né ce prétendu règne de Christ, inconnu jusques alors au christianisme, qui devait anéantir toute la royauté, et égaler tous les hommes ; songe séditieux des Indépendants ; et leur chimère impie et sacrilège : tant il est vrai que tout se tourne en révoltes et en pensées séditieuses quand l’autorité de la religion est anéantie ! Mais pourquoi chercher des preuves d’une vérité que le Saint-Esprit a prononcée par une sentence manifeste ? Dieu même menace les peuples qui altèrent la religion qu’il a établie de se retirer du milieu d’eux, et par là de les livrer aux guerres civiles. Ecoutez comme il parle par la bouche du prophète Zacharie : Leur âme, dit le Seigneur, a varié envers moi, quand ils ont si souvent changé la religion, et je leur ai dit : Je ne serai plus votre pasteur, c’est-à-dire : je vous abandonnerai à vous-mêmes, et à votre cruelle destinée ; et voyez la suite : Que ce qui doit mourir aille à la mort ; que ce qui doit être retranché soit retranché. Entendez-vous ces paroles ? Et que ceux qui demeureront se dévorent les uns les autres. O prophétie trop réelle, et trop véritablement accomplie ! La reine avait bien raison de juger qu’il n’y avait point de moyen d’ôter les causes des guerres civiles qu’en retournant à l’unité catholique, qui a fait fleurir durant tant de siècles l’Eglise et la monarchie d’Angleterre autant que les plus saintes Eglises et les plus illustres monarchies du monde. Ainsi, quand cette pieuse princesse servait l’Eglise ; elle croyait servir l’Etat ; elle croyait assurer au roi des serviteurs en conservant à Dieu des fidèles. L’expérience a justifié ses sentiments, et il est vrai que le roi son fils n’a rien trouvé de plus ferme dans son service que ces catholiques si haïs, si persécutés, que lui avait sauvés la reine sa mère. En effet il est visible que, puisque la séparation et la révolte contre l’autorité de l’Eglise a été la source d’où sont dérivés tous les maux, on n’en trouvera jamais les remèdes que par le retour à l’unité, et par la soumission ancienne. C’est le mépris de cette unité qui a divisé l’Angleterre. Que si vous me demandez comment tant de factions opposées, et tant de sectes incompatibles, qui se devaient apparemment détruire le unes les autres, ont pu si opiniâtrement conspirer ensemble contre le trône royal, vous l’allez apprendre.

Un homme s’est rencontré d’une profondeur d’esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu’habile politique, capable de tout entreprendre et de tout cacher, également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre, qui ne laissait rien à la fortune de ce qu’il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance ; mais au reste si vigilant et si prêt à tout, qu’il n’a jamais manqué les occasions qu’elle lui a présentées ; enfin, un de ces esprits remuants et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde. Que le sort de tels esprits est hasardeux, et qu’il en paraît dans l’histoire à qui leur audace a été funeste ! Mais aussi que ne font-ils pas, quand il plaît à Dieu de s’en servir ? Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples, et de prévaloir contre les rois. Car, comme il eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes, qui n’avaient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclésiastique ni séculière était le charme qui possédait les esprits, il sut si bien les concilier par là qu’il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux. Quand une fois on a trouvé le moyen de prendre la multitude par l’appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu’elle en entende seulement le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés, allaient toujours, sans regarder qu’ils allaient à la servitude, et leur subtil conducteur qui, en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille personnages divers, en faisant le docteur et le prophète, aussi bien que le soldat et le capitaine, vit qu’il avait tellement enchanté le monde qu’il était regardé de toute l’armée comme un chef envoyé de Dieu pour la protection de l’indépendance, commença à s’apercevoir qu’il pouvait encore les pousser plus loin. Je ne vous raconterai pas la suite trop fortunée de ses entreprises, ni ses fameuses victoires dont la vertu était indignée, ni cette longue tranquillité qui a étonné l’univers. C’était le conseil de Dieu d’instruire les rois à ne point quitter son Eglise. Il voulait découvrir par un grand exemple tout ce que peut l’hérésie, combien elle est naturellement indocile et indépendante, combien fatale à la royauté et à toute autorité légitime. Au reste, quand ce grand Dieu a choisi quelqu’un pour être l’instrument de ses desseins, rien n’en arrête le cours ; ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance. Je suis le Seigneur, dit-il par la bouche de Jérémie ; c’est moi qui ai fait la terre avec les hommes et les animaux et je la mets entre les mains de qui il me plaît. Et maintenant j’ai voulu soumettre ces terres à Nabuchodonosor, roi de Babylone, mon serviteur. Il l’appelle son serviteur, quoiqu’infidèle, à cause qu’il l’a nommé pour exécuter ses décrets. Et j’ordonne, poursuit-il, que tout lui soit soumis, jusqu’aux animaux : tant il est vrai que tout ploie et que tout est souple quand Dieu le commande ! Mais écoutez la suite de la prophétie : je veux que ces peuples lui obéissent, et qu’ils obéissent encore à son fils, jusqu’à ce que le temps des uns et des autres vienne. Voyez, Chrétiens, comme les temps sont marqués, comme les générations sont comptées : Dieu détermine jusques à quand doit durer l’assoupissement, et quand aussi se doit réveiller le monde.

Tel a été le sort de l’Angleterre. Mais que dans cette effroyable confusion de toutes choses il est beau de considérer ce que la grande Henriette a entrepris pour le salut de ce royaume, ses voyages, ses négociations, ses traités, tout ce que sa prudence et son courage opposaient à la fortune de l’Etat, et enfin sa constance par laquelle, n’ayant pu vaincre la violence de la destinée, elle en a si noblement soutenu l’effort ! Tous les jours elle ramenait quelqu’un des rebelles, et, de peur qu’ils ne fussent malheureusement engagés à faillir toujours parce qu’ils avaient failli une fois, elle voulait qu’ils trouvassent leur refuge dans sa parole. Ce fut entre ses mains que le gouverneur de Scarborough remit ce port et ce château inaccessible. Les deux Hotham père et fils, qui avaient donné le premier exemple de perfidie en refusant au roi même les portes de la forteresse et du port de Hull, choisirent la reine pour médiatrice, et devaient rendre au roi cette place, avec celle de Beverley ; mais ils furent prévenus et décapités, et Dieu, qui voulut punir leur honteuse désobéissance par les propres mains des rebelles, ne permit pas que le roi profitât de leur repentir. Elle avait encore gagné un maire de Londres, dont le crédit était grand, et plusieurs autres chefs de la faction. Presque tous ceux qui lui parlaient se rendaient à elle, et si Dieu n’eût point été inflexible, si l’aveuglement des peuples n’eût pas été incurable, elle aurait guéri les esprits, et le parti le plus juste aurait été le plus fort.

On sait, Messieurs, que la reine a souvent exposé sa personne dans ces conférences secrètes ; mais j’ai à vous faire voir de plus grands hasards. Les rebelles s’étaient saisis des arsenaux et des magasins, et malgré la défection de tant de sujets, malgré l’infâme désertion de la milice même, il était encore plus aisé au roi de lever des soldats que de les armer. Elle abandonne, pour avoir des armes et des munitions, non seulement ses joyaux, mais encore le soin de sa vie. Elle se met en mer au mois de février, malgré l’hiver et les tempêtes, et, sous prétexte de conduire en Hollande la princesse royale, sa fille aînée, qui avait été mariée à Guillaume, prince d’Orange, elle va pour engager les Etats dans les intérêts du roi, lui gagner des officiers, lui amener des munitions. L’hiver ne l’avait pas effrayée, quand elle partit d’Angleterre ; l’hiver ne l’arrête pas onze mois après, quand il faut retourner auprès du roi : mais le succès n’en fut pas semblable. Je tremble au seul récit de la tempête furieuse dont sa flotte fut battue durant dix jours. Les matelots furent alarmés jusqu’à perdre l’esprit, et quelques-uns d’entre eux se précipitèrent dans les ondes. Elle, toujours intrépide autant que les vagues étaient émues, rassurait tout le monde par sa fermeté ; elle excitait ceux qui l’accompagnaient à espérer en Dieu, qui faisait toute sa confiance ; et pour éloigner de leur esprit les funestes idées de la mort qui se présentait de tous côtés, elle disait, avec un air de sérénité qui semblait déjà ramener le calme, que les reines ne se noyaient pas. Hélas ! elle est réservée à quelque chose de bien plus extraordinaire ! et, pour s’être sauvée du naufrage, ses malheurs n’en seront pas moins déplorables. Elle vit périr ses vaisseaux, et presque toute l’espérance d’un si grand secours. L’amiral, où elle était, conduit par la main de celui qui domine sur la profondeur de la mer et qui dompte ses flots soulevés, fut repoussé aux ports de Hollande, et tous les peuples furent étonnés d’une délivrance si miraculeuse.

Ceux qui sont échappés du naufrage disent un éternel adieu à la mer et aux vaisseaux ; et, comme disait un ancien auteur, ils n’en peuvent même supporter la vue. Cependant, onze jours après, ô résolution étonnante ! la reine, à peine sortie d’une tourmente si épouvantable, pressée du désir de revoir le roi et de le secourir, ose encore se commettre à la furie de l’Océan et à la rigueur de l’hiver. Elle ramasse quelques vaisseaux qu’elle charge d’officiers et de munitions, et repasse enfin en Angleterre. Mais qui ne serait étonné de la cruelle destinée de cette princesse ? Après s’être sauvée des flots, une autre tempête lui fut presque fatale. Cent pièces de canon tonnèrent sur elle à son arrivée, et la maison où elle entra fut percée de leurs coups. Qu’elle eut d’assurance dans cet effroyable péril ! mais qu’elle eut de clémence pour l’auteur d’un si noir attentat ! On l’amena prisonnier peu de temps après ; elle lui pardonna son crime, le livrant pour tout supplice à sa conscience, et à la honte d’avoir entrepris sur la vie d’une princesse si bonne et si généreuse : tant elle était au-dessus de la vengeance aussi bien que de la crainte ! Mais ne la verrons-nous jamais auprès du roi, qui souhaite si ardemment son retour ? Elle brûle du même désir, et déjà je la vois paraître dans un nouvel appareil. Elle marche comme un général à la tête d’une armée royale, pour traverser des provinces que les rebelles tenaient presque toutes. Elle assiège et prend d’assaut en passant une place considérable qui s’opposait à sa marche ; elle triomphe, elle pardonne, et enfin le roi la vient recevoir dans une campagne où il avait remporté l’année précédente une victoire signalée sur le général Essex. Une heure après on apporta la nouvelle d’une grande bataille gagnée. Tout semblait prospérer par sa présence ; les rebelles étaient consternés ; et si la reine en eût été crue, si, au lieu de diviser les armées royales et de les amuser contre son avis aux sièges infortunés de Hull et de Glocester, on eût marché droit à Londres, l’affaire était décidée, et cette campagne eût fini la guerre. Mais le moment fut manqué. Le terme fatal approchait, et le Ciel, qui semblait suspendre, en faveur de la piété de la reine, la vengeance qu’il méditait, commença à se déclarer. Tu sais vaincre, disait un brave Africain au plus rusé capitaine qui fut jamais, mais tu ne sais pas user de ta victoire : Rome, que tu tenais, t’échappe, et le destin ennemi t’a ôté tantôt le moyen, tantôt la pensée de la prendre. Depuis ce malheureux moment tout alla visiblement en décadence, et les affaires furent sans retour. La reine, qui se trouva grosse, et qui ne put par tout son crédit faire abandonner ces deux sièges qu’on vit enfin si mal réussir, tomba en langueur, et tout l’Etat languit avec elle. Elle fut contrainte de se séparer d’avec le roi, qui était presque assiégé dans Oxford, et ils se dirent un adieu bien triste, quoiqu’ils ne sussent pas que c’était le dernier. Elle se retire à Exeter, ville forte, où elle fut elle-même bientôt assiégée. Elle y accoucha d’une princesse, et se vit douze jours après contrainte de prendre la fuite pour se réfugier en France.

Princesse, dont la destinée est si grande et si glorieuse, faut-il que vous naissiez en la puissance des ennemis de votre maison ? O Eternel ! veillez sur elle ; anges saints, rangez à l’entour vos escadrons invisibles, et faites la garde autour du berceau d’une princesse si grande et si délaissée. Elle est destinée au sage et valeureux Philippe, et doit des princes à la France dignes de lui, dignes d’elle et de leurs aïeux. Dieu l’a protégée, Messieurs. Sa gouvernante, deux ans après, tire ce précieux enfant des mains des rebelles, et, quoiqu’ignorant sa captivité et sentant trop sa grandeur, elle se découvre elle-même, quoique refusant tous les autres noms elle s’obstine à dire qu’elle est la Princesse, elle est enfin amenée auprès de la reine sa mère, pour faire sa consolation durant ses malheurs, en attendant qu’elle fasse la félicité d’un grand prince et la joie de toute la France. Mais j’interromps l’ordre de mon histoire. J’ai dit que la reine fut obligée à se retirer de son royaume. En effet elle partit des ports d’Angleterre à la vue des vaisseaux des rebelles, qui la poursuivaient de si près qu’elle entendait presque leurs cris et leurs menaces insolentes. O voyage bien différent de celui qu’elle avait fait sur la même mer lorsque, venant prendre possession du sceptre de la Grand’Bretagne, elle voyait pour ainsi dire les ondes se courber sous elle, et soumettre toutes leurs vagues à la dominatrice des mers ! Maintenant, chassée, poursuivie par ses ennemis implacables, qui avaient eu l’audace de lui faire son procès, tantôt sauvée, tantôt presque prise, changeant de fortune à chaque quart d’heure, n’ayant pour elle que Dieu et son courage inébranlable, elle n’avait ni assez de vents ni assez de voiles pour favoriser sa fuite précipitée. Mais enfin elle arrive à Brest, où après tant de maux il lui fut permis de respirer un peu.

Quand je considère en moi-même les périls extrêmes et continuels qu’a courus cette princesse sur la mer et sur la terre durant l’espace de près de dix ans, et que d’ailleurs je vois que toutes les entreprises sont inutiles contre sa personne pendant que tout réussit d’une manière surprenante contre l’Etat, que puis-je penser autre chose, sinon que la Providence, autant attachée à lui conserver la vie qu’à renverser sa puissance, a voulu quelle survéquît à ses grandeurs afin qu’elle pût survivre aux attachements de la terre, et aux sentiments d’orgueil qui corrompent d’autant plus les âmes qu’elles sont plus grandes et plus élevées ? Ce fut un conseil à peu près semblable qui abaissa autrefois David sous la main du rebelle Absalon. Le voyez-vous, ce grand roi, dit le saint et éloquent prêtre de Marseille ; le voyez-vous seul, abandonné, tellement déchu dans l’esprit des siens qu’il devient un objet de mépris aux uns, et, ce qui est plus insupportable à un grand courage, un objet de pitié aux autres ? ne sachant, poursuit Salvien, de laquelle de ces deux choses il avait le plus à se plaindre, ou de ce que Siba le nourrissait, ou de ce que Sémei avait l’insolence de le maudire. Voilà, Messieurs, une image, mais imparfaite, de la reine d’Angleterre quand après de si étranges humiliations elle fut encore contrainte de paraître au monde, et d’étaler, pour ainsi dire, à la France même, et au Louvre, où elle était née avec tant de gloire, toute l’étendue de sa misère. Alors elle put bien dire, avec le prophète Isaïe : Le Seigneur des armées a fait ces choses, pour anéantir tout le faste des grandeurs humaines, et tourner en ignominie ce que l’univers a de plus auguste. Ce n’est pas que la France ait manqué à la fille de Henri le Grand. Anne la magnanime, la pieuse, que nous ne nommerons jamais sans regret, la reçut d’une manière convenable à la majesté des deux reines. Mais les affaires du roi ne permettant pas que cette sage régente pût proportionner le remède au mal, jugez de l’état de ces deux princesses. Henriette, d’un si grand cœur, est contrainte de demander du secours ; Anne, d’un si grand cœur, ne peut en donner assez. Si l’on eût pu avancer ces belles années dont nous admirons maintenant le cours glorieux, Louis, qui entend de si loin les gémissements des chrétiens affligés, qui, assuré de sa gloire dont la sagesse de ses conseils et la droiture de ses intentions lui répondent toujours malgré l’incertitude des événements, entreprend lui seul la cause commune, et porte ses armes redoutées à travers des espaces immenses de mer et de terre, aurait-il refusé son bras à ses voisins, à ses alliés, à son propre sang, aux droits sacrés de la royauté, qu’il sait si bien maintenir ? Avec quelle puissance l’Angleterre l’aurait-elle vu invincible défenseur, ou vengeur présent de la majesté violée ! Mais Dieu n’avait laissé aucune ressource au roi d’Angleterre : tout lui manque, tout lui est contraire. Les Ecossais, à qui il se donne, le livrent aux parlementaires anglais, et les gardes fidèles de nos rois trahissent le leur. Pendant que le Parlement d’Angleterre songe à congédier l’armée, cette armée, toute indépendante, réforme elle-même à sa mode le Parlement, qui eût gardé quelques mesures, et se rend maîtresse de tout. Ainsi le roi est mené de captivité en captivité ; et la reine remue en vain la France, la Hollande, la Pologne même, et les puissances du Nord les plus éloignées. Elle ranime les Ecossais, qui arment trente mille hommes : elle fait avec le duc de Lorraine une entreprise pour la délivrance du roi son seigneur, dont le succès paraît infaillible, tant le concert en est juste. Elle retire ses chers enfants, l’unique espérance de sa maison, et confesse à cette fois que parmi les plus mortelles douleurs on est encore capable de joie. Elle console le roi, qui lui écrit de sa prison même qu’elle seule soutient son esprit, et qu’il ne faut craindre de lui aucune bassesse parce que sans cesse il se souvient qu’il est à elle. O mère, ô femme, ô reine admirable, et digne d’une meilleure fortune, si les fortunes de la terre étaient quelque chose ! Enfin il faut céder à votre sort. Vous avez assez soutenu l’Etat, qui est attaqué par une force invincible et divine : il ne reste plus désormais, sinon que vous teniez ferme parmi ses ruines.

Comme un colonne, dont la masse solide paraît le plus ferme appui d’un temple ruineux, lorsque ce grand édifice, qu’elle soutenait, fond sur elle sans l’abattre, ainsi la reine se montre le ferme soutien de l’Etat lorsqu’après en avoir longtemps porté le faix, elle n’est pas même courbée sous sa chute.

Qui cependant pourrait exprimer ses justes douleurs ? Qui pourrait raconter ses plaintes ? Non, Messieurs, Jérémie lui-même, qui seul semble être capable d’égaler les lamentations aux calamités, ne suffirait pas à de tels regrets. Elle s’écrie avec ce prophète : Voyez, Seigneur, mon affliction. Mon ennemi s’est fortifié, et mes enfants sont perdus. Le cruel a mis sa main sacrilège sur ce qui m’était le plus cher. La royauté a été profanée, et les princes sont foulés aux pieds. Laissez-moi, je pleurerai amèrement ; n’entreprenez pas de me consoler. L’épée a frappé au dehors, mais je sens en moi-même une mort semblable.

Mais, après que nous avons écouté ses plaintes, saintes Filles, ses chères amies (car elle voulait bien vous nommer ainsi), vous qui l’avez vue si souvent gémir devant les autels de son unique protecteur, et dans le sein desquelles elle a versé les secrètes consolations qu’elle en recevait, mettez fin à ce discours, en nous racontant les sentiments chrétiens dont vous avez été les témoins fidèles. Combien de fois a-t-elle en ce lieu remercié Dieu humblement de deux grandes grâces : l’une, de l’avoir fait chrétienne ; l’autre, Messieurs, qu’attendez-vous ? Peut-être d’avoir rétabli les affaires du roi son fils ? Non. C’est de l’avoir fait reine malheureuse. Ah ! je commence à regretter les bornes étroites du lieu où je parle ! Il faut éclater, percer cette enceinte, et faire retenir bien loin une parole qui ne peut être assez entendue. Que ses douleurs l’ont rendue savante dans la science de l’Evangile, et qu’elle a bien connu la religion et la vertu de la croix, quand elle a uni le christianisme avec les malheurs ! Les grandes prospérités nous aveuglent, nous transportent, nous égarent, nous font oublier Dieu, nous-mêmes, et les sentiments de la foi. De là naissent des monstres de crimes, des raffinements de plaisir, des délicatesses d’orgueil, qui ne donnent que trop de fondements à ces terribles malédictions que Jésus-Christ a prononcées dans son Evangile : Malheur à vous qui riez ! malheur à vous qui êtes pleins et contents du monde ! Au contraire, comme le christianisme a pris sa naissance de la croix, ce sont aussi les malheurs qui le fortifient. Là on expie ses péchés ; là on épure ses intentions ; là on transporte ses désirs de la terre au ciel ; là on perd tout le goût du monde et on cesse de s’appuyer sur soi-même et sur sa prudence. Il ne faut pas se flatter ; les plus expérimentés dans les affaires font des fautes capitales. Mais que nous nous pardonnons aisément nos fautes, quand la fortune nous les pardonne ! et que nous nous croyons bientôt les plus éclairés et les plus habiles, quand nous sommes les plus élevés et les plus heureux ! Les mauvais succès sont les seuls maîtres qui peuvent nous reprendre utilement, et nous arracher cet aveu d’avoir failli, qui coûte tant à notre orgueil. Alors, quand les malheurs nous ouvrent les yeux, nous repassons avec amertume sur tous nos faux pas ; nous nous trouvons également accablés de ce que nous avons fait et de ce que nous avons manqué de faire, et nous ne savons plus par où excuser cette prudence présomptueuse qui se croyait infaillible. Nous voyons que Dieu seul est sage ; et en déplorant vainement les fautes qui ont ruiné nos affaires, une meilleure réflexion nous apprend à déplorer celles qui ont perdu notre éternité, avec cette singulière consolation, qu’on les répare quand on les pleure.

Dieu a tenu douze ans sans relâche, sans aucune consolation de la part des hommes, notre malheureuse reine (donnons-lui hautement ce titre, dont elle a fait un sujet d’actions de grâces), lui faisant étudier sous sa main ces dures, mais solides leçons. Enfin, fléchi par ses vœux et par son humble patience, il a rétabli la maison royale. Charles II est reconnu, et l’injure des rois a été vengée. Ceux que les armes n’avaient pu vaincre, ni les conseils ramener, sont revenus tout à coup d’eux-mêmes : déçus par leur liberté, ils en ont à la fin détesté l’excès, honteux d’avoir eu tant de pouvoir, et leurs propres succès leur faisant horreur. Nous savons que ce prince magnanime eût pu hâter ses affaires, en se servant de la main de ceux qui s’offraient à détruire la tyrannie par un seul coup. Sa grande âme a dédaigné ces moyens trop bas. Il a cru qu’en quelque état que fussent les rois, il était de leur majesté de n’agir que par les lois ou par les armes. Ces lois, qu’il a protégées, l’ont rétabli presque toutes seules : il règne paisible et glorieux sur le trône de ses ancêtres, et fait régner avec lui la justice, la sagesse et la clémence.

Il est inutile de vous dire combien la reine fut consolée par ce merveilleux événement ; mais elle avait appris par ses malheurs à ne changer pas dans un si grand changement de son état. Le monde une fois banni n’eut plus de retour dans son cœur. Elle vit avec étonnement que Dieu, qui avait rendu inutiles tant d’entreprises et tant d’efforts, parce qu’il attendait l’heure qu’il avait marquée, quand elle fut arrivée, alla prendre comme par la main le roi son fils, pour le conduire à son trône. Elle se soumit plus que jamais à cette main souveraine, qui tient du plus haut des cieux les rênes de tous les empires ; et, dédaignant les trônes qui peuvent être usurpés, elle attacha son affection au royaume où l’on ne craint point d’avoir des égaux, et où l’on voit sans jalousie ses concurrents. Touchée de ces sentiments, elle aima cette humble maison plus que ses palais. Elle ne se servit plus de son pouvoir que pour protéger la foi catholique, pour multiplier ses aumônes, et pour soulager plus abondamment les familles réfugiées de ses trois royaumes et tous ceux qui avaient été ruinés pour la cause de la religion ou pour le service du roi. Rappelez en votre mémoire avec quelle circonspection elle ménageait le prochain, et combien elle avait d’aversion pour les discours empoisonnés de la médisance. Elle savait de quel poids est non seulement la moindre parole, mais le silence même des princes, et combien la médisance se donne d’empire, quand elle a osé seulement paraître en leur auguste présence. Ceux qui la voyaient attentive à peser toutes ses paroles jugeaient bien qu’elle était sans cesse sous la vue de Dieu et que, fidèle imitatrice de l’institut de Sainte-Marie, jamais elle ne perdait la sainte présence de la majesté divine. Aussi rappelait-elle souvent ce précieux souvenir par l’oraison, et par la lecture du livre de l’Imitation de Jésus, où elle apprenait à se conformer au véritable modèle des chrétiens. Elle veillait sans relâche sur sa conscience. Après tant de maux et tant de traverses, elle ne connut plus d’autres ennemis que ses péchés. Aucun ne lui sembla léger : elle en faisait un rigoureux examen ; et soigneuse de les expier par la pénitence et par les aumônes, elle était si bien préparée que la mort n’a pu la surprendre, encore qu’elle soit venue sous l’apparence du sommeil. Elle est morte, cette grande reine ; et par sa mort elle a laissé un regret éternel, non seulement à Monsieur et à Madame, qui, fidèles à tous leurs devoirs, ont eu pour elle des respects si soumis, si sincères, si persévérants, mais encore à tous ceux qui ont eu l’honneur de la servir ou de la connaître. Ne plaignons plus ses disgrâces, qui font maintenant sa félicité. Si elle avait été plus fortunée, son histoire serait plus pompeuse, mais ses œuvres seraient moins pleines, et avec des titres superbes elle aurait peut-être paru vide devant Dieu. Maintenant qu’elle a préféré la croix au trône, et qu’elle a mis ses malheurs au nombre des plus grandes grâces, elle recevra les consolations qui sont promises à ceux qui pleurent. Puisse donc ce Dieu de miséricorde accepter ses afflictions en sacrifice agréable ! Puisse-t-il la placer au sein d’Abraham et, content de ses maux, épargner désormais à sa famille et au monde de si terribles leçons !

  1. Ad hoc enim poteſtas dominorum meorum pietati cælitus dua eſt ſuper omnes homines, ut qui bona appetunt, adjuventur ; ut cælorum via largiùs pateat, ut terreſtre regnum cæleſti regno famuletur.
    Greg. lib. 2. Ep. 62. Maur. Aug.
  2. Quod in aure auditis, prædicare ſuper tecta.
    Matth. x. 27.
  3. Quibus dignus non etat mundus.
    Heb. xj. 32.
  4. Apoc. ix. 4
  5. Introibo in potentias Domini.
    Pſal. lxx.