Opuscules humoristiques (Wailly)/Traité sur les bonnes manières

Traduction par Léon de Wailly.
Opuscules humoristiquesPoulet-Malassis et De Broise (p. 141-152).


TRAITÉ
SUR LES BONNES MANIÈRES ET SUR LA BONNE ÉDUCATION


Les bonnes manières sont l’art de mettre à leur aise ceux avec qui vous vous trouvez.

Quiconque met le moins de personnes mal à l’aise est le mieux élevé de la compagnie.

Comme les meilleures lois sont fondées sur la raison, ainsi le sont les meilleures manières. Et de même que des jurisconsultes ont introduit des choses déraisonnables dans le droit commun, ainsi également plusieurs instituteurs ont introduit des choses absurdes dans la civilité commune.

Un point principal de cet art est d’accommoder notre conduite aux trois différentes classes d’hommes : nos supérieurs, nos égaux et ceux au dessous de nous.

Par exemple, presser l’une des deux premières de manger ou de boire, c’est une infraction aux bonnes manières ; mais un marchand ou un fermier doit être traité ainsi, ou autrement il sera difficile de leur persuader qu’ils sont les bienvenus.

L’orgueil, le mauvais caractère et le manque de sens, sont les trois grandes sources des mauvaises manières ; sans quelqu’un de ces défauts, aucun homme ne se comportera mal faute d’expérience, ou de ce qui, dans la langue des sots, s’appelle connaître le monde.

Je défie qui que ce soit de citer un incident où la raison ne nous indiquera pas ce qu’il faut dire ou faire en compagnie, si nous ne sommes pas égarés par l’orgueil ou par un mauvais caractère.

C’est pourquoi je soutiens que le bon sens est le principal fondement des bonnes manières ; mais comme le bon sens est un don que peu d’hommes ont reçu, toutes les nations civilisées du monde se sont accordées à établir certaines règles de conduite, le mieux accommodées à leurs coutumes ou idées générales, comme une sorte de bon sens artificiel pour suppléer au manque de raison. Sans quoi la sotte partie des gens comme il faut serait perpétuellement aux prises, comme ils y manquent rarement quand il leur arrive d’être ivres ou engagés dans des querelles de jeu ou de femmes. Dieu soit loué, il n’arrive guère de duel dans l’année qui ne puisse être imputé à un de ces trois motifs. Aussi, je serais excessivement fâché que la législature prît aucune nouvelle mesure contre le duel, attendu que l’homme sensé a de faciles et nombreux moyens d’éviter une querelle avec honneur ou de s’y engager sans crime, et je ne puis découvrir aucun mal politique à permettre à des fanfarons, à des escrocs et à des libertins de débarrasser le monde d’eux, les uns par les autres, à l’aide d’une méthode à eux, là où la loi n’a pas su trouver un expédient.

Comme les formes ordinaires de la civilité avaient pour but de régler la conduite de ceux qui ont une faible intelligence, de même elles ont été corrompues par les personnes pour l’usage desquelles elles avaient été inventées. Car ces gens sont tombés dans une inutile et interminable façon de multiplier les cérémonies, qui sont devenues extrêmement à charge à ceux qui les pratiquent et insupportables à tout autre ; au point que les gens sensés sont souvent plus mal à l’aise de l’excès de civilité de ces raffinés qu’ils ne pourraient l’être s’ils causaient avec des paysans ou des ouvriers.

L’impertinence de cette conduite cérémonieuse ne s’aperçoit mieux nulle part qu’à ces tables que président les dames qui s’estiment à cause de leurs bonnes manières, et où un homme peut être sûr de passer une heure sans faire quoi que ce soit dont il ait envie, à moins qu’il ne soit assez hardi pour rompre en visière à tout le décorum de la maison. Elle décident ce qu’il aime le mieux, et combien il mangera ; et si le maître du logis se trouve être dans les mêmes dispositions, il se met, de la même manière tyrannique, à réglementer l’article de la boisson : en même temps vous êtes dans la nécessité de répondre à mille excuses sur la façon dont on vous traite. Et quoique cette mode soit en partie passée chez plusieurs gens du meilleur monde, cependant il en reste encore trop, surtout en province, où un fort honnête homme m’a assuré qu’ayant été retenu quatre jours contre son gré, chez un ami, avec toutes les circonstances de cacher ses bottes, de fermer à clef l’écurie, et autres inventions semblables, il ne se rappelle pas, du moment où il est entré dans cette maison jusqu’au moment où il en est sorti, une seule chose sur laquelle son inclination n’ait pas été pleinement contrariée, comme si toute la maison se fût liguée pour le mettre au supplice.

Mais, indépendamment de tout cela, on n’en finirait pas à énumérer tous les absurdes et ridicules accidents que j’ai observés parmi ces infortunés prosélytes de la cérémonie. J’ai vu une duchesse bel et bien renversée par la précipitation d’un fat officieux qui accourait pour lui éviter la peine d’ouvrir une porte. Je me souviens qu’un jour de naissance à la cour, une grande dame fut jetée dans la désolation par une saucière qu’un page laissa tomber tout droit sur sa coiffure et son brocard, tandis qu’elle faisait subitement faire un tour à son coude pour remplir quelque exigence de cérémonie envers la personne qui était assise à côté d’elle. M. Buys, l’envoyé de Hollande, dont la politique et les manières étaient de même force, amena son fils, âgé d’environ treize ans, à un grand dîner de la cour. L’enfant et son père, à chaque chose qu’on mettait sur leurs assiettes, commençaient par l’offrir à la ronde à chacun des convives ; en sorte que nous ne pûmes avoir une minute de repos durant tout le repas. À la fin, leurs deux assiettes vinrent à se rencontrer, et avec tant de violence qu’étant de porcelaine elles se brisèrent en vingt morceaux, et tachèrent la moitié de la compagnie de sucreries et de crème.

Il y a une pédanterie dans les manières, comme dans tous les arts et sciences, et parfois dans les métiers. La pédanterie est proprement une trop haute estime de toute espèce de savoir dont nous avons la prétention, et si cette espèce de savoir est futile en soi, la pédanterie en est plus grande. C’est pourquoi je tiens les joueurs de violon, maîtres de danse, hérauts, maîtres de cérémonie, etc., pour de plus grands pédants que Lipse ou l’aîné des Scaliger. Ce genre de pédants, la cour, lorsque je la connaissais, en fut toujours abondamment pourvue ; j’entends depuis le gentleman huissier (au moins) inclusivement, jusqu’au gentleman portier, lesquels sont, généralement parlant, la race d’hommes la plus insignifiante que cette île puisse offrir, et la plus dépourvue de bonnes manières, ce qui est pourtant le seul métier qu’ils professent ; car étant complètement illettrés, et se fréquentant principalement les uns les autres, ils réduisent tout le système du savoir-vivre aux formes en usage dans leurs divers offices ; et comme ils sont au-dessous de l’attention des ministres, ils vivent et meurent à la cour sous toutes les révolutions, avec une grande obséquiosité pour ceux qui jouissent du moindre crédit ou faveur, et avec grossièreté et insolence pour tous les autres. D’où j’ai conclu depuis longtemps que les bonnes manières ne sont pas une plante indigène à la cour ; car si cela était, les gens dont l’intelligence est au niveau de ces sortes de talents, et dont ce fut si longtemps l’unique apprentissage, seraient parvenus à les acquérir. Et, pour ce qui est des grands officiers, attachés à la personne ou aux conseils du prince, ou préposés à la surveillance de sa maison, ce sont des oiseaux de passage, qui n’ont pas plus de titres aux bonnes manières que leurs voisins, et qui probablement n’auront pas recours à messieurs les huissiers pour se faire instruire. De sorte que je vois peu de chose à apprendre à la cour en ce genre, excepté sur l’important chapitre de la toilette, dans lequel l’autorité des filles d’honneur, il faut vraiment le reconnaître, égale presque celle d’une actrice en faveur.

Je me rappelle un fait que m’a conté mylord Bolingbroke, qu’allant recevoir le prince Eugène de Savoie à son débarquement, afin de le conduire immédiatement à la reine, le prince exprima de vifs regrets d’être privé de voir Sa Majesté le soir même, attendu que M. Hoffman (qui était là) avait assuré à Son Altesse qu’il ne pouvait être admis en présence de la reine en perruque courte ; que ses bagages n’étaient point arrivés, et qu’il avait essayé en vain d’en emprunter une longue parmi tous ses valets et ses pages. Mylord tourna la chose en plaisanterie, et mena le prince à Sa Majesté ; ce dont il fut hautement censuré par toute la tribu de messieurs les huissiers, auprès desquels M. Hoffman, une vieille bête de résident de l’Empereur, avait recueilli ce point essentiel de cérémonial, qui était, je crois, la meilleure leçon qu’il eût apprise en vingt-cinq années de résidence[1].

Je fais une différence entre les bonnes manières et la bonne éducation, quoique, afin de varier mes expressions, je sois parfois forcé de les confondre. Par la première, j’entends simplement l’art de se rappeler et d’appliquer certaines formes convenues de conduite générale. Mais la bonne éducation a une bien plus grande étendue ; car, outre un degré peu commun de littérature suffisant pour mettre un gentleman en état de lire une pièce de théâtre ou un pamphlet politique, elle embrasse un grand cercle de connaissances, qui ne va pas moins qu’à danser, se battre, jouer, faire le tour de l’Italie, monter le sauteur et parler français ; sans compter plusieurs autres talents secondaires ou subalternes, qui s’acquièrent plus aisément. En sorte que la différence entre la bonne éducation et les bonnes manières consiste en ceci que la première ne peut être acquise par les meilleures intelligences sans étude ni travail ; tandis qu’un degré tolérable de raison nous enseigne tout ce qui constitue les bonnes manières, sans autre assistance.

Je ne vois rien de plus utile à ce sujet que d’indiquer certaines particularités qui intéressent l’essence même des bonnes manières, et dont la négligence ou l’infraction trouble fort le commerce du monde, en introduisant un malaise mutuel dans les relations de la plupart des compagnies.

Premièrement, une condition indispensable des bonnes manières, c’est d’être ponctuel en fait d’heures, chez nous, chez les autres, ou en lieux tiers, qu’il s’agisse de civilité, d’affaire ou de plaisir ; laquelle règle, quoique dictée par le simple bon sens, n’a pas été plus violée que par le plus grand ministre que j’aie jamais connu, ce qui doublait toute sa besogne, et l’arriérait continuellement. Je l’en raillais souvent, comme d’un manque de bonnes manières. J’ai connu plus d’un ambassadeur et d’un secrétaire d’État, qui, avec une dose très-modérée d’intelligence, s’acquittaient de leurs fonctions avec beaucoup de succès et d’applaudissements, par la seule force de l’exactitude et de la régularité. Si vous êtes ponctuel en rendant service, l’obligation en est double ; si c’est à vous qu’on rend service, la négligence serait folie manifeste, aussi bien qu’ingratitude ; s’il y a intérêt commun, forcer votre égal ou votre inférieur de vous attendre à son détriment, c’est orgueil et injustice.

L’ignorance des formes ne saurait proprement s’appeler mauvaises manières, parce que les formes sont sujettes à de fréquents changements, et en conséquence, n’étant pas fondées sur la raison, sont au-dessous de l’attention d’un homme sensé. D’ailleurs, elles varient dans chaque pays, et après un court espace de temps, très-souvent dans le même ; en sorte qu’un homme qui voyage doit forcément leur être d’abord étranger dans chaque cour par laquelle il passe, et peut, à son retour, être tout aussi étranger dans la sienne ; et après tout, elles sont plus aisées à se rappeler et à oublier que les visages ou les noms.

Vraiment, entre toutes les impertinences que des jeunes gens superficiels rapportent avec eux du dehors, cette bigoterie de formes est une des principales, et plus tyrannique que tout le reste. Il les regardent non pas seulement comme si c’étaient des choses susceptibles d’admettre le choix, mais comme des objets d’importance, et sont conséquemment fort zélés en toute occasion à introduire et à propager les nouvelles formes et modes qu’ils ont rapportées ; si bien que, généralement parlant, la personne la moins bien élevée de la compagnie est un jeune voyageur tout frais revenu de l’étranger.


Quelques autres idées sur les bonnes manières.


Ce qui passe pour les bonnes manières dans le monde, produit généralement des effets tout contraires.

Beaucoup de personnes que j’ai connues, et qui passaient pour bien élevées dans leur propre opinion et dans celle du monde, sont en compagnie les plus à charge à elles-mêmes et aux autres.

Il n’est pas de preuve plus grande de mauvaises manières que la flatterie. Si vous flattez tout le monde, vous ne plaisez à personne ; si vous n’en flattez qu’un ou deux, vous insultez le reste.

La flatterie est la pire et la plus fausse manière de montrer votre estime.

Dans toute réunion, je suis convaincu que le peu de gens raisonnables qui s’y trouvent sont tentés à toute minute de maudire ceux d’entre eux, homme ou femme, qui s’efforcent de se distinguer par leurs bonnes manières.

Un homme de sens aimera mieux jeûner jusqu’au soir que de dîner à certaines tables, où la maîtresse de maison est pétrie de bonnes manières, tourmentante, pressant de manger, persécutant de ses civilités. Cela se pratique moins en Angleterre qu’ici[2].

Les cours sont les pires des écoles pour enseigner les bonnes manières.

Une révérence, un maintien ou une toilette de cour ne font pas partie des bonnes manières ; et c’est pour cela que tout homme de jugement est capable d’être bien élevé en toute circonstance.

Parler de façon à pouvoir offenser aucune personne raisonnable de la compagnie, est la plus haute preuve de mauvaises manières. Les bonnes manières consistent beaucoup plus en actions qu’en paroles. La modestie et l’humilité en sont les principaux ingrédients.

J’ai vu la cour d’Angleterre sous quatre règnes, les deux derniers pour peu de temps, et ce que j’y ai observé de bonnes manières ou de politesse n’était pas un produit du sol, mais importé ; car un courtisan de profession, comme messieurs les huissiers, les femmes de chambre, les filles d’honneur…[3].


Des bonnes manières dans la conversation.


Des hommes d’esprit et de jugement, et bien élevés, se trompent parfois et offensent en concevant de ceux avec lesquels ils conversent une meilleurs opinion qu’ils ne devraient. Ainsi j’ai souvent vu la plus innocente raillerie, et même de ces railleries qui cachent un éloge, être prises pour une attaque et une méchanceté.

De la raillerie et de la manière dont les railleurs devraient être traités.

Des ergoteurs, contradicteurs perpétuels, longs discoureurs, distraits en compagnie, interrupteurs, inattentifs, rieurs bruyants.

De ces hommes et femmes qui ont toujours le sourire sur les lèvres, qui vous parlent avec un sourire, vous plaignent avec un sourire ; etc…

La discussion, telle qu’on la pratique communément, est la pire sorte de conversation ; comme c’est généralement dans les livres la pire sorte de lecture.

Une bonne conversation n’est pas à espérer dans beaucoup de compagnies, parce que peu de gens écoutent, et que l’interruption est continuelle. Mais les bonnes ou mauvaises manières se découvrent, si grande que soit la compagnie.

Viser perpétuellement à l’esprit est un très-mauvais genre de conversation. On le fait pour soutenir un rôle : on échoue généralement ; c’est une sorte d’insulte à la compagnie, et une gêne pour celui qui parle.

Parler de son métier, affaire ou faculté, est un grand manque de bonnes manières. Les ecclésiastiques, les médecins, les hommes de loi, les soldats, les poètes en particulier, sont fréquemment coupables de cette faiblesse. Un poète s’imagine que le royaume tout entier…

  1. Walter Scott fait, à ce propos, la remarque que le patron de Swift et le collègue de Bolingbroke, Harley, eût fait sagement, néanmoins, de se conformer à cette insignifiante étiquette, car la reine Anne devant qui, dans un moment de presse, il se présenta en perruque courte, dit avec aigreur qu’elle supposait que Sa Seigneurie, la prochaine fois, paraîtrait devant elle en bonnet de nuit.
  2. En Irlande.
  3. La phrase n’est pas achevée dans l’original. Ce ne sont là que des fragments et des notes prises en vue d’un traité resté à l’état de projet.