Opuscules humoristiques (Wailly)/Lettre d’avis à un jeune poète

Traduction par Léon de Wailly.
Opuscules humoristiquesPoulet-Malassis et De Broise (p. 93-124).


LETTRE D’AVIS
À UN JEUNE POÈTE

ET PROPOSITION POUR L’ENCOURAGEMENT DE LA POÉSIE EN IRLANDE

Sic honor et nomen divinis vatibus atque.
Carminibus venit.

Hor. de Art. poet. 400.


1er Décembre 1720.


Monsieur,


De même que j’ai toujours professé de l’amitié pour vous, et qu’en conséquence je me suis plus informé de votre conduite et de vos études qu’il n’est agréable d’ordinaire aux jeunes gens, je dois avouer aussi que je ne suis pas médiocrement charmé d’apprendre, par votre dernière lettre, que vous avez tourné toutes vos idées vers la poésie anglaise, ayant dessein d’en faire votre profession et votre carrière. Deux raisons me poussent à vous encourager à cette étude : l’une, l’exiguïté de vos ressources présentes ; l’autre, la grande utilité de la poésie pour le genre humain et la société, et dans toutes les occupations de la vie. À ces points de vue, je ne puis que louer votre sage résolution de renoncer de si bonne heure aux autres stériles et sévères études, et de vous consacrer à celle qui, si vous avez du bonheur, avancera votre fortune, et fera de vous l’ornement de votre famille et de votre pays. Ce doit être pour vous une justification et un encouragement de considérer que l’histoire ancienne ou moderne ne peut vous fournir l’exemple d’une seule personne, ayant marqué dans aucune position, qui n’ait été, jusqu’à un certain point, versée dans la poésie, ou du moins bien disposée envers ceux qui la professent ; et je ne désespérerais pas de prouver, si j’étais légalement appelé à le faire, qu’il est impossible d’être bon soldat, théologien ou homme de loi, ou même éminent crieur public ou chanteur des rues, sans quelque goût pour la poésie, et un certain talent de versification ; mais j’en dirai d’autant moins là-dessus, que le célèbre sir P. Sidney a épuisé le sujet avant moi, dans sa défense de la poésie, dont je me bornerai à dire, pour toute remarque, qu’il raisonne comme s’il croyait réellement ce qu’il dit.

Pour ma part, n’ayant jamais fait un seul vers depuis les bancs de l’école, où je souffris trop de mes bévues en poésie pour en avoir eu le goût depuis, je ne suis point en état, par ma propre expérience, de vous donner les instructions que vous désirez, et je ne proclamerai pas (car j’aime à cacher mes passions) combien je regrette d’avoir négligé la poésie à cette époque de ma vie où j’avais le plus de chances de faire des progrès dans cette brillante partie de l’éducation : d’ailleurs mon âge et mes infirmités m’excuseraient suffisamment à vos yeux de ne pouvoir être votre maître d’écriture, avec une main tremblante et des lunettes sur le nez. Cependant, afin de ne pas vous faire entièrement défaut dans une affaire de cette importance pour votre réputation et votre bonheur, je vais vous offrir ici quelques pensées détachées sur ce sujet, telles que je les ai recueillies en lisant et en observant.

Il est certain petit instrument, le premier de ceux en usage parmi les écoliers, et le moindre, à en considérer les matériaux, que ce soit un chalumeau de paille (l’ancienne flûte arcadienne), ou juste trois pouces de mince fil de métal, ou une plume ébarbée, ou une grosse épingle. De plus, ce tout petit instrument, pour ce qui est de sa posture, repose ordinairement sa tête sur le pouce de la main droite, soutient l’index sur sa poitrine, et est lui-même supporté par le second doigt. C’est ce qu’on appelle une touche ; je veux bien être ici, pour vous, ce petit guide élémentaire, et vous indiquer quelques particularités qui peuvent vous être utiles dans votre abécédaire de poésie.

En premier lieu, je ne suis pas convaincu qu’il soit du tout nécessaire, pour un poète moderne, de croire en Dieu, ou d’avoir aucun sentiment sérieux de religion, et sur cet article vous me permettrez de suspecter votre capacité ; parce que la religion étant ce que votre mère vous a enseigné, il ne vous sera guère possible de surmonter tout d’un coup ces préjugés d’enfance, au point de croire qu’il vaille mieux être un bel esprit qu’un bon chrétien, quoique en cela la pratique générale soit contre vous ; de façon que si, après examen, vous trouvez en vous de telles faiblesses, dues à la nature de votre éducation, mon avis est que vous laissiez là aussitôt votre plume, comme n’ayant plus rien à faire avec elle en fait de poésie ; à moins de vous résigner à passer pour un insipide, ou de consentir à être hué par vos confrères, ou de pouvoir déguiser votre religion, comme les hommes bien élevés déguisent leur savoir, par complaisance pour la compagnie.

Car la poésie, telle qu’elle est traitée depuis quelques années par ceux qui en font métier (et je ne parle que de ceux-ci, n’appelant pas poète celui qui écrit pour son plaisir, pas plus que je n’appelle un violon celui qui s’amuse à jouer de cet instrument), notre poésie, dis-je, s’est, dans ces derniers temps, tout à fait dégagée des étroites idées de vertu et de piété, parce qu’il a été reconnu par nos professeurs, que la plus petite dose de religion, comme une seule goutte de bière dans du claret, troublerait et décomposerait le plus brillant génie poétique.

La religion suppose le ciel et l’enfer, la parole de Dieu, et les sacrements, et vingt autres circonstances qui, prises au sérieux, sont de merveilleuses entraves au bel esprit et à la gaieté, et telles qu’un vrai poète ne les saurait admettre, sous réserve de sa licence poétique ; mais encore est-il nécessaire pour lui que les autres croient sérieusement à ces choses, afin que son esprit puisse s’exercer à leurs dépens pour ce fait ; car bien qu’un bel esprit n’ait pas besoin d’avoir de la religion, la religion est nécessaire à un bel esprit, comme sert un instrument à la main qui en joue ; et à ce sujet, les modernes allèguent l’exemple de leur grande idole Lucrèce, qui n’eût pas été un poète aussi éminent de moitié qu’il l’était réellement, s’il n’avait eu le pied sur la religion, religio pedibus subjecta, et, grâce à cette élévation, n’avait eu l’avantage sur tous les poètes de son temps et des âges suivants, qui n’étaient pas montés sur le même piédestal.

D’ailleurs, il est encore à observer que Pétrone, un autre de leurs favoris, parlant des qualités d’un bon poète, insiste particulièrement sur le liber spiritus ; expression sur laquelle j’ai été assez ignorant jusqu’ici pour supposer qu’il entendait une bonne invention, ou une grande portée d’esprit, ou une vive imagination ; mais l’opinion et la pratique des modernes m’ont enseigné une meilleure interprétation, et la prenant à la lettre pour un esprit libre, c’est-à-dire un esprit ou intelligence libre ou dégagé de tous préjugés au sujet de Dieu, de la religion et d’un autre monde, cela m’explique parfaitement pourquoi les poètes de notre époque sont et se croient obligés d’être libres penseurs.

Mais quoique je ne puisse m’appuyer, pour recommander la religion, sur la pratique de quelques-uns de nos plus éminents poètes anglais, je n’en suis pas moins en droit de vous conseiller, d’après leur exemple, d’être versé dans les Écritures et de les posséder tout à fait, s’il est possible : en cela je ne pense à rien moins qu’à vous imposer un devoir de piété. Loin de moi l’idée de vous engager à y croire ou de faire grand cas de leur autorité : là-dessus, vous pouvez faire ce que vous jugerez convenable ; mais je vous engage à les lire comme une chose nécessaire pour meubler la tête d’un bel esprit et d’un poète, ce qui est un tout autre point de vue que celui d’un chrétien ; car j’ai fait la remarque que les beaux esprits par excellence ont été les meilleurs textuaires : nos poètes modernes sont tous, jusqu’au dernier, presque aussi versés dans les Écritures que quelques-uns de nos théologiens, et souvent abondent plus en citations. Ils les ont lues en historiens, en critiques, en musiciens, en comiques, en poètes, et de toute autre manière, excepté en hommes religieux, et ont trouvé leur compte à le faire ; car les Écritures sont indubitablement une source d’esprit et une matière à esprit. Vous pouvez donc, conformément à la pratique moderne, en faire à leurs dépens ou en tirer d’elles ; et, à vrai dire, sans elles je ne sais pas où nos faiseurs de pièces de théâtre prendraient leurs images, allusions, comparaisons, exemples ou même leur langage. Fermez les livres saints et je gage que notre esprit descendrait comme un réveille-matin ou dégringolerait comme ont fait les fonds, et que ce serait la ruine de la moitié des poètes de ces royaumes. Et si tel était le cas, combien les écrivains de cette catégorie (tous, je pense, excepté l’immortel Addison, qui a fait un meilleur usage de sa Bible, et quelques autres), qui ont si largement fait ce commerce, se réjouiraient de s’en être retirés à temps et d’avoir laissé la présente génération de poètes en être la dupe.

Mais ici je dois vous prémunir, et vous prier de prendre garde que dans ce conseil de lire les Écritures, je n’ai pas tenu compte le moins du monde de votre aptitude sous ce rapport à entrer dans les ordres poétiques ; ce que je mentionne parce que je trouve une idée de cette espèce mise en avant par un de nos poètes anglais, et soutenue, je suppose, par le reste. Il dit à Spenser, dans une prétendue vision :

« M’imposant les mains, ordonnez-moi et me rendez propre à la grande cure et au ministère de l’esprit. »

Passage qui dans mon opinion est une allusion notable aux Écritures ; et qui, en ne faisant qu’une part raisonnable à la petite circonstance de l’impiété qui touche de près au blasphème, est d’une beauté inimitable ; outre certaines découvertes utiles qui s’y trouvent, à savoir qu’il y a des évêques en poésie, que ces évêques doivent ordonner les jeunes poètes, et cela en leur imposant les mains ; et que la poésie est une cure d’âmes, et que par conséquent ceux qui ont de telles cures devraient être poètes et trop souvent le sont ; et en effet, comme jadis poète et prêtre étaient une seule et même fonction, l’alliance de ces ministères se maintient heureusement jusqu’à ce jour dans les mêmes personnes ; et c’est là, je suppose, la seule raison plausible de cette appellation qu’ils affectionnent si fort, je veux parler du titre modeste de poètes divins. Quoi qu’il en soit, n’ayant jamais été présent à la cérémonie de l’ordination des prêtres de la poésie, j’avoue n’avoir aucune notion du fait, et j’en parlerai d’autant moins ici.

Les Écritures donc étant généralement la source et le sujet du bel esprit moderne, je n’ai pu moins faire que de leur donner la préférence dans vos lectures. Après vous en être parfaitement imbu, je vous conseillerais de tourner vos pensées vers la littérature profane, ce que je dis pourtant plutôt par condescendance pour les opinions reçues que par conviction personnelle.

Car, vraiment, rien ne m’a plus surpris que de voir les préjugés des hommes au sujet de cette érudition profane, lesquels croient généralement qu’il est nécessaire d’être lettré pour être un bon poète, ce qui est la chose la plus fausse du monde en réalité, et la plus contraire à l’usage et à l’expérience. Je n’entrerai pas non plus en discussion si quelqu’un entreprend de me montrer un poète de profession, en chair et en os, qui soit le moins du monde ce qui peut s’appeler justement lettré, ou qui soit plus mauvais poète pour cela, s’il n’en est meilleur, pour être si peu encombré d’érudition pédantesque. Il est vrai que le contraire était l’opinion de nos aïeux, que nous autres de ce siècle avons assez de foi pour accepter sans examen, telle qu’ils nous la donnent, mais sans avoir assez de sens pour reconnaître la grossièreté de leur erreur. Ainsi Horace nous dit :


Scribendi recte sapere est et principium et fons ;
Rem tibi Socraticæ poterunt ostendere chartæ.

Hor. de Art. poet. 309.


Mais voyez comme les têtes des hommes diffèrent ; quelques-uns, qui ne sont pas inférieurs en intelligence à ce poète (si vous les en voulez croire sur parole), ne voient aucune conséquence dans cette règle, et n’ont pas honte de se déclarer d’une opinion contraire. Beaucoup de gens ne passent-ils pas pour bien écrire, qui n’ont rien de ce principe ? Beaucoup de gens sont trop sensés pour être poètes, et d’autres trop poètes pour être sensés. Il ferait beau qu’un homme ne pût être poète à moins d’être philosophe, lorsqu’il est évident que quelques-uns des plus grands idiots de notre époque sont nos plus agréables virtuoses en ce genre ! et là-dessus j’en appelle au jugement et à l’observation du genre humain. La notable remarque de sir P. Sidney sur cette nation n’est pas mauvaise à mentionner ici. Il dit : « Chez notre voisine, l’Irlande, où le vrai savoir va quasi nu, les poètes cependant sont en grande vénération. » Ce qui montre que le savoir n’est nullement nécessaire soit pour faire un poète, soit pour le juger. Et de plus, voyez la destinée des choses, quoique le savoir ici aille plus nu que jamais, nos poètes n’y sont plus, comme autrefois, en grande admiration, mais bien la race la plus méprisable peut-être qui soit dans ce royaume, ce qui n’est pas moins étonnant que déplorable.

Quelques-uns des anciens philosophes étaient poètes, comme l’étaient Socrate et Platon, suivant l’auteur sus-mentionné, ce que, toutefois, j’ignorais jusqu’ici ; mais cela ne dit pas que tous les poètes soient, ou qu’aucun d’eux ait besoin d’être, philosophes, autrement que ne le sont ceux qui ont les coudes un peu percés. En ce sens, le grand Shakespeare aurait pu être un philosophe ; mais il n’était pas lettré, et pourtant c’était un excellent poète. Je ne crois pas non plus qu’un très-judicieux critique se soit autant trompé que d’autres le pensent, en avançant récemment cette opinion que « Shakespeare eût été moins poète, s’il eût été plus lettré ; » et sir W. Davenant est un autre exemple du même genre. Et il ne faut pas oublier que Platon était l’ennemi déclaré des poètes ; ce qui est, peut-être, la raison pour laquelle les poètes ont toujours été en hostilité avec sa profession, et ont rejeté toute érudition et toute philosophie. Selon ma façon de voir, la philosophie, ou toute autre partie de la science, n’est pas plus nécessaire à la poésie (qui, à en croire le même auteur, est « le résumé de toutes les connaissances »), que de connaître la théorie de la lumière et ses diverses proportions et modifications en couleurs particulières, ne l’est à un bon peintre.

Tandis donc que certain auteur, nommé Petronius Arbiter, tombant dans la même erreur, a déclaré avec assurance qu’un ingrédient d’un bon poète est « mens ingenti litterarum flumine inundata, » je déclare moi, au contraire, que son assertion (pour en parler dans les termes les plus doux), n’est qu’une odieuse et déloyale attaque contre Messieurs les poètes de ce temps ; car, avec sa permission, un déluge ou une inondation est bien loin d’être indispensable ; et, il est positivement à ma connaissance que quelques-uns de nos plus beaux, esprits dans le genre poétique, n’ont pas de savoir réel de quoi couvrir un sixpence au fond d’une cuvette ; et je n’en ai pas plus mauvaise opinion d’eux, car, s’il faut dire mon sentiment privé, je suis pour que chacun travaille sur ses propres matériaux, et ne produise que ce qu’il peut trouver en lui-même, ce qui est communément un meilleur fonds que ne le croit le propriétaire. Je pense que les fleurs de l’esprit devraient sortir, comme font celles des jardins, de leurs propres racines et tiges, sans assistance étrangère. Je voudrais que l’esprit d’un homme ressemblât plus à une source, qui s’alimente invisiblement, qu’à une rivière, qui se grossit de divers cours d’eau étrangers.

Ou, s’il est nécessaire, comme c’est le cas pour quelques esprits stériles, d’emprunter les pensées des autres pour pouvoir mettre en jeu les leurs, pareils à des pompes à sec qui ne veulent pas jouer qu’on n’ait jeté de l’eau dedans, dans cette nécessité, je vous recommanderais, comme lecture, en tant que poète et bel esprit, quelques-uns des auteurs modèles de l’antiquité ; parce que, étant semblable aux singes qui cherchent de la vermine dans la tête de leurs maîtres, vous trouverez qu’ainsi que dans le bon vieux fromage, c’est dans les bons vieux auteurs que les vers abondent, et non dans les nouveaux ; et pour cette raison vous devez avoir souvent dans les mains les classiques, surtout ceux qui sont le plus mangés des vers.

Mais avec cette précaution que vous n’en userez pas envers ces anciens comme de jeunes malheureux en usent envers leurs vieux pères, ne se faisant pas conscience de leur vider les poches et de les piller. Votre affaire n’est pas de les voler, mais de les mettre à profit, et de vous approprier leurs idées, ce qui est l’effet d’un grand jugement, et, quoique difficile, cependant fort possible, sans encourir la honteuse imputation de filouterie ; car je crois humblement, que bien que j’allume ma chandelle au feu de mon voisin, cela ne détériore pas sa propriété, et ne fait pas que la mèche, la cire, ou la flamme, ou toute la chandelle en soient moins à moi.

Il se peut que vous regardiez comme une tâche fort rude d’arriver à une connaissance suffisante de tous les anciens qui excellent en leur genre ; et en effet il en serait réellement ainsi sans la courte et facile méthode, récemment découverte, des extraits, abrégés, sommaires, etc., qui sont d’admirables expédients pour être très-instruit avec peu ou point de lecture, et ont la même utilité que les miroirs ardents, pour concentrer les rayons d’esprit et de savoir épars dans les auteurs, et les darder, dans toute leur chaleur et leur vitesse, sur l’imagination du lecteur. Et à ceci se rapporte de très-près cette autre invention moderne de consulter les index, ce qui est lire les livres à la façon des Hébreux, en commençant par la fin. Et c’est raccourcir le chemin qui mène à la connaissance des auteurs ; car il faut traiter les auteurs comme les homards, chercher le meilleur dans la queue, et remettre le corps au plat. Les plus adroits voleurs (et qu’est-ce que les lecteurs, qui ne lisent que pour emprunter, c’est-à-dire pour voler ?), ont l’habitude de couper votre porte-manteau derrière vous, sans s’amuser à fouiller dans vos poches. Enfin, c’est ce qu’on vous enseigne dans les éléments même de la philosophie ; car une des plus belles règles de la logique est, finis est primus in intentione.

Le monde savant est donc grandement redevable à la peine prise dernièrement par un judicieux éditeur des classiques, qui a travaillé dans cette nouvelle voie avec un bonheur extrême. Grâce à sa combinaison, chaque auteur sue sous son propre poids, étant surchargé de son propre index, et, comme un colporteur du nord, il apporte tout son avoir et tout son mobilier sur son dos, avec une tout aussi grande variété de colifichets. Que tous les jeunes étudiants lui adressent leurs compliments pour tout le temps et la peine qu’il leur épargne à la poursuite des connaissances utiles ; car quiconque raccourcit une route est un bienfaiteur du public et de chaque personne particulière qui a occasion de voyager par là.

Mais poursuivons. Je n’ai rien regretté plus dans mon temps, que de voir tomber en désuétude les ingénieux petits jeux qui étaient de mode dans mon enfance, et auxquels étaient certainement due la grande facilité de composition qui distinguait cette époque de la nôtre ; et si quelque chose a refroidi pour la versification de nos jours, nous n’avons pas besoin d’en aller chercher plus loin la cause. Si donc on pouvait ressusciter ces jeux, je suis d’avis que le parti le plus sage serait de s’y appliquer et de ne jamais manquer de prendre part quand on pourrait à ces utiles distractions. Par exemple, les bouts-rimés sont d’une utilité extraordinaire pour bien rimer, et la rime est ce que j’ai toujours considéré comme l’essence même d’un bon poète ; et je ne suis pas seul de cet avis, car le susdit sir P. Sidney a déclaré « que la vie principale de la versification moderne consiste dans cette similitude de sons qu’on appelle rime, » ce qui est une autorité au-dessus de toute critique. C’est pourquoi vous devez toujours vous assurer de la bonté d’un poëme comme de celle d’un pot de terre, et s’il sonne bien sous le doigt, soyez sûr qu’il est sans défaut. Le vers sans la rime est un corps sans âme (car « la vie principale consiste dans la rime, ») ou une cloche sans battant ; ce qui, strictement, n’est pas une cloche, n’étant d’aucun usage ni agrément. Et le même à jamais honoré chevalier, doué d’une oreille si musicale, avait cette vénération pour la sonorité et le carillon du vers, qu’il parle d’un poète comme d’un homme qui a « le titre révéré de rimeur. » Notre célèbre Milton a fait à ces nations-ci un grand tort en particulier, ayant gâté autant de révérés rimeurs, par son exemple, qu’il a fait de véritables poètes.

C’est pourquoi je suis ravi d’apprendre que, dans cette ville, un jeune homme de beaucoup de mérite a conçu l’utile projet (pour lequel on ne saurait trop le louer) d’orner de rimes le Paradis perdu de Milton, ce qui rendra ce poëme, dont c’est le seul défaut, plus héroïque et plus sonore qu’il n’a été jusqu’ici. Je souhaite le succès de son entreprise ; et comme il n’est pas d’œuvre à laquelle un jeune homme puisse mieux s’employer, ou se faire voir sous un jour plus avantageux pour sa réputation, je suis fâché qu’elle ne vous soit point échue en partage.

Dans la même vue, je vous recommanderais le spirituel jeu des peintures et des devises, qui meubleront votre imagination d’un grand assortiment d’images et de légendes assorties. Nous autres de ces royaumes, nous avons trouvé notre compte à ces distractions, si peu que nous le pensions ou le reconnaissions ; car c’est à cela que nous devons le remarquable bonheur qui nous distingue dans les devises de bagues et de tabatières, les facéties des enseignes, avec leurs élégantes inscriptions, etc., espèces de productions dans lesquelles aucune nation au monde, pas même les Hollandais, n’oserait rivaliser avec nous.

Pour la même raison, il vous convient fort de donner quelque attention au jeu des rapports, qui est d’une très-grande utilité pratique pour stimuler les lentes capacités, et activer encore les plus vives ; mais son but principal est de fournir à l’esprit une foule de comparaisons pour toute espèce de sujets. Je vous enseignerai à établir des rapports entre des choses qui n’ont pas la moindre conformité dans la nature : ce qui est à proprement parler une création, et l’affaire même du poète, comme son nom l’implique ; et permettez-moi de vous dire qu’un bon poète ne peut pas plus se passer d’un assortiment de comparaisons, qu’un cordonnier de ses formes. Il doit les avoir échelonnées, rangées et accrochées dans sa boutique, prêtes pour toutes les pratiques, et adaptées aux pieds de toutes les sortes de vers ; et ici je pourrais plus amplement (et je brûle de le faire), insister sur la merveilleuse harmonie et ressemblance qui existe entre un poète et un cordonnier, dans beaucoup de circonstances qui leur sont communes à tous deux : la façon dont leur front est ceint ; la matière sur laquelle ils travaillent, et leur habitude de tailler et rogner, etc., n’était que je ne veux point me jeter dans des digressions, ni avoir l’air de badiner dans un sujet si sérieux.

Or, je dis que si vous vous appliquez à ces petits jeux (sans parler de plusieurs autres aussi ingénieux, tels que les propos interrompus, les questions et les réponses, et autres), vous ne vous figurez pas quel bénéfice (de nature) vous en retirerez, et comme ils vous ouvriront l’imagination. Consacrez-leur vos moments disponibles, ou plutôt disposez de tous vos moments en leur faveur, et alors vous agirez comme il convient à un homme sensé, et ferez de vos distractions même un moyen de perfectionnement ; ainsi que fait l’inimitable abeille qui s’acquitte à la fois de toute la besogne de la vie, et tout ensemble se nourrit, travaille et se divertit.

Votre propre prudence, je n’en doute pas, vous portera à prendre place chaque soir parmi les gens de mérite, dans le coin de certain café de cette ville, où vous vous façonnerez également bien sous le rapport de l’esprit, de la religion et de la politique, et aussi à fréquenter la comédie aussi souvent que vous pourrez le faire sans vendre vos livres. Car, dans notre chaste théâtre, Caton lui-même pourrait rester jusqu’à la chute du rideau ; d’ailleurs, vous pourrez entendre de temps en temps des conversations tolérables entre les acteurs ; ce sont des gens qui peuvent passer pour spirituels hors de la scène, au même titre qu’ils passent pour élégants dessus. Outre que j’ai connu un commissionnaire qui tenait d’aussi bonnes marchandises et les vendait aussi bon marché que le négociant lui-même qui l’employait.

Ajoutez à ceci l’utilité de garnir vos tablettes d’un choix de mélanges modernes, de la plus jolie édition ; et de lire toutes sortes de pièces de théâtre, particulièrement les nouvelles, et, par dessus tout, celles du terroir, imprimées par souscription ; et quant à cet article de fabrique irlandaise, je suis tout à fait de l’avis de la dernière proposition, et opine pour « rejeter et proscrire tout ce qui vient de l’Angleterre. » À quoi bon lui demander du charbon de terre ou de la poésie, quand nous avons chez nous une veine également bonne et plus à notre convenance ?

Enfin, un recueil de lieux-communs est chose dont un poète prévoyant ne saurait se passer, par cette raison proverbiale, que « les grands esprits ont la mémoire courte ; » tandis que d’un autre côté, les poètes, étant menteurs de profession, devraient avoir la mémoire bonne ; pour concilier ceci, un livre de cette espèce est comme une mémoire supplémentaire, ou un registre de ce qui arrive de remarquable dans les lectures ou les conversations de chaque jour. Vous y insérez non-seulement vos propres pensées originales (qui, il y a cent à parier contre un, sont peu nombreuses ou insignifiantes), mais celles d’autrui que vous croyez devoir vous approprier en les y insérant. Car, prenez ceci pour règle, lorsqu’un auteur est sur vos livres, vous avez le même droit sur son esprit qu’un négociant a sur votre argent quand vous êtes sur les siens.

À l’aide de ce petit nombre de prescriptions faciles (et celle d’un bon génie), il est possible que vous atteigniez en peu de temps les qualités d’un poète, et que vous remplissiez brillamment ce rôle. Quant à votre manière de composer, et au choix des sujets, je ne puis prendre sur moi d’être votre directeur ; mais je me hasarderai à vous donner de courts avis, sur lesquels vous pourrez vous étendre à loisir. Laissez-moi donc vous conjurer de ne mettre aucunement de côté cette idée particulière à nos modernes raffinés en poésie, à savoir qu’un poète ne doit jamais écrire ou discourir comme le commun des hommes, mais en cadence et en vers, comme un oracle ; ce que je mentionne d’autant plus que, d’après ce principe, j’ai vu des héros introduits dans la chaire, et tout un sermon composé et prononcé en vers blancs, au grand honneur du prédicateur, non moins qu’à la satisfaction réelle et à la grande édification de l’auditoire ; ce dont voici, je crois, le secret : quand la matière de ces discours n’est que de la pure argile, ou, comme nous avons coutume de dire, une pauvre drogue, le prédicateur qui ne peut se procurer rien de mieux, façonne sagement et polit, et sèche, et lave ce morceau de terre, et ensuite le cuit au feu poétique ; après quoi il sonne comme n’importe quel pot de terre, et est un bon plat à mettre devant des convives ordinaires, comme l’est toute congrégation qui vient aussi souvent au même endroit pour son plaisir.

C’était une bonne vieille coutume qu’avaient nos pères d’invoquer les muses au commencement de leurs poëmes ; je suppose, pour leur demander leur bénédiction : cette coutume, ces mécréants de modernes l’ont en grande partie mise de côté ; mais on ne doit pas les suivre dans cette impiété poétique ; car, bien que ces sortes d’invocations puissent écorcher les oreilles délicates (comme lorsqu’on accorde des instruments avant un concert), elles ne sont pas moins nécessaires. De plus, vous ne devez pas manquer de mettre au front de votre muse un bandeau grec ou latin ; je veux dire que vous devez décorer d’une vieille devise toutes vos compositions ; car, outre que cet artifice avertit le lecteur de l’érudition de l’écrivain, il est d’autre part utile et recommandable. Un brillant passage au frontispice d’un poëme est une bonne marque, comme une étoile au front d’un cheval, et le morceau ne peut qu’y gagner. L’os magna sonaturum, dont Horace, si j’ai bonne mémoire, fait une des qualités d’un bon poète, peut vous apprendre à ne point bâillonner votre muse, ou à ne point vous refuser des mots et des épithètes qui ne vous coûtent rien, contrairement à la pratique de quelques écrivains excentriques, qui emploient une expression naturelle et concise, et affectent un style semblable à un gâteau de Shrewsbury, cassant et doux au palais ; ils ne vous accorderaient pas un mot de plus qu’il n’en faut pour les rendre intelligibles, ce qui est aussi pauvre et aussi mesquin que de ne mettre sur table qu’autant de viande qu’on est sûr d’en manger. Les mots ne sont que les laquais du bon sens, et accourent à votre service sans gages ni contrainte : verba non invita sequentur.

En outre, quand vous vous mettez à composer, il peut vous être nécessaire, pour être plus à votre aise et mieux distiller votre esprit, de mettre vos plus mauvais habits ; et plus mauvais ils sont, mieux cela vaut, car dans un auteur, comme dans un alambic, tout passe mieux à travers une guenille ; d’ailleurs, j’ai vu un jardinier couper l’écorce d’un arbre (et c’est son surtout) pour qu’il se portât mieux ; et c’est une raison naturelle de la pauvreté ordinaire des poètes, et du besoin qu’ils ont, entre tous les mortels, d’être mal vêtus. J’ai toujours un respect religieux pour tous ceux dont je vois la toilette en mauvais état, les supposant ou poètes ou philosophes, attendu que les plus riches minéraux se trouvent toujours aux endroits où la terre est le plus déchirée et le plus flétrie.

Quant aux sujets que vous devez choisir, j’ai seulement à vous donner cet avis, que comme une belle manière de louer est certainement le point le plus difficile, soit qu’on écrive, soit qu’on parle, je ne conseillerais aucunement à un jeune homme de débuter dans le panégyrique, outre le danger qu’il offre ; car un éloge particulier engendre plus de mauvais vouloir qu’aucune invective générale, ce dont je n’ai besoin de vous donner aucune raison ; c’est pourquoi je vous conseille de vous servir plutôt de la pointe de votre plume que des barbes : que votre premier essai soit un coup d’éclat dans le genre du libelle, du pamphlet ou de la satire. Jetez-moi bas une vingtaine de réputations, et la vôtre grandira infailliblement ; et pourvu que ce soit avec esprit, il n’importe que ce soit avec peu de justice, car la fiction est votre commerce.

Tout grand génie semble à cheval sur le genre humain, comme Pyrrhus sur son éléphant ; et le moyen d’avoir un ascendant absolu sur votre bidet rétif et de conserver votre assiette, est, la première fois que vous le montez, d’user largement sur lui du fouet et de l’éperon, après quoi, vous pouvez voyager fort lestement le reste du jour. Lancez une ruade au monde, et le monde et vous vous vivrez ensemble en assez bonne intelligence. Vous ne pouvez pas ignorer que ceux de votre profession ont été appelés genus irritabile vatum, et vous jugerez nécessaire de vous monter au ton de cette irascible société, en exerçant votre talent satirique à la première occasion, et de renoncer à votre bon naturel, rien que pour prouver que vous êtes un vrai poète ; ce que vous reconnaîtrez être une importante considération. En un mot, un jeune voleur est ordinairement admis sur un meurtre ; un jeune chien de chasse est saigné la première fois qu’il entre en plaine ; un jeune bravache commence par tuer son homme ; et un jeune poète doit montrer son esprit, comme l’autre son courage, en coupant, taillant, terrassant et massacrant la pauvre humanité.

Enfin, il sera sage à vous de chercher de bonne heure un bon emploi pour votre muse, en rapport avec son savoir-faire et ses talents, comme fille de laiterie, ou cuisinière, ou femme de ménage ; je veux dire louer votre plume à un parti qui vous donnera salaire et protection ; et lorsque vous aurez affaire à la presse (comme il vous tardera d’en être là), prenez soin de vous assurer d’un ami importun, qui vous arrache vos productions avec une agréable violence ; lesquelles, conformément au rôle convenu entre vous, vous devrez livrer digito male pertinaci : cela est décent ; car il ne convient pas plus à un auteur, comme modestie, de prendre part à la publication de ses ouvrages, qu’à une femme en travail d’enfant de s’accoucher elle-même.

Je serais très-fâché de donner le moindre ombrage ou la moindre offense en disant ce que je viens de dire, comme je pourrais le faire si on me soupçonnait d’insinuer que ces circonstances accessoires du talent d’écrire ont été inconnues des poètes de ce royaume, ou n’en ont pas été observées. Je rendrai à mes compatriotes la justice de dire qu’ils ont écrit selon les règles ci-dessus avec une grande exactitude, et qu’ils ne sont guère restés en arrière de ceux de cette profession en Angleterre, comme perfection de basse littérature. Le sublime, en effet, n’est pas si commun chez nous ; mais on supplée complètement à ce déficit par l’admirable et le surprenant qui abonde dans toutes nos compositions. Notre excellent ami (le chevalier sus-nommé), parlant de la force de la poésie, dit : « rimer à mort, ce qui (ajoute-t-il) se fait, dit-on, en Irlande ; » et vraiment, cela soit dit à notre honneur, cette faculté nous reste en grande partie jusqu’à ce jour.

Je voudrais maintenant présenter quelques pauvres idées à moi pour l’encouragement de la poésie dans ce royaume, si je pouvais espérer qu’elles fussent agréables. Le cœur m’a souvent saigné de la fâcheuse condition de cette noble profession ici ; et ça été l’objet constant de mes études de chercher les moyens d’améliorer son sort. Et certainement, à considérer quels merveilleux beaux-esprits, dans le genre poétique, surgissent presque chaque jour et nous étonnent dans cette ville ; quels génies prodigieux nous avons ici (dont je pourrais citer des quantités innombrables) ; et avec cela de quel grand avantage il peut être pour notre commerce d’encourager ici cette science, car il est clair que notre fabrication de toiles doit une bonne partie de sa prospérité à l’énorme gaspillage de papier que font les poètes de notre époque ; sans parler de toute l’utilité dont ils sont aux boutiquiers, particulièrement aux épiciers, apothicaires et pâtissiers ; et je pourrais ajouter que, sans nos écrivains, la nation serait en peu de temps complètement destituée de torche-culs, et devrait de toute nécessité les faire venir d’Angleterre et de Hollande, où ils les ont en grande abondance, grâce au travail infatigable de leurs propres beaux-esprits ; tout cela considéré, dis-je, mon humble opinion est qu’il serait digne de la sollicitude de nos chefs de choyer les gentilshommes de la plume, et de leur donner ici tous les encouragements convenables. Et puisque je suis sur ce sujet, je dirai ma pensée très-librement, et si j’ajoute impertinemment, ce ne sera point aller au delà de mes droits de Breton.

Sérieusement donc, je déplore, depuis maintes années, que nous n’ayons pas une Grub Street dans notre grande et civilisée capitale, à moins qu’on ne puisse donner ce nom à la ville tout entière. Et ceci, je l’ai considéré comme un défaut impardonnable dans notre constitution, depuis que j’ai eu des opinions que je pouvais appeler miennes. Chacun sait que Grub Street est un marché pour les petits artistes du bel esprit, et aussi nécessaire, au point de vue de la purgation habituelle du cerveau humain, que le nez l’est sur le visage de l’homme ; et pour la même raison, nous avons ici une cour, un collége, un théâtre et de belles dames, et de beaux messieurs, et de bon claret, et abondance de plumes, d’encre et de papier, exempts de taxes, et tout ce qui peut en outre stimuler l’esprit ; et pourtant ceux dont c’est le devoir n’ont pas jugé convenable de désigner un lieu où on pût l’évacuer, ce qui est bien dur, comme on en peut juger par comparaison.

Et vraiment cette lacune a eu des inconvénients inexprimables ; car, sans parler du préjudice causé à la république des lettres, je suis d’avis que notre santé en souffre : je crois que notre air corrompu et tous nos épais brouillards sont dus en grande partie à l’exposition de notre esprit à tous les coins de rue, et qu’en s’y prenant bien, nos vapeurs poétiques pourraient être emportées dans un égout commun et tomber dans un quartier de la ville sans en infecter la totalité, comme il arrive à présent, au grand désagrément de notre noblesse, de notre gentry et autres, qui ont le nez délicat. Quand les écrivains de toute taille, comme ceux qui ont droit de cité, sont libres de jeter leurs ordures et productions excrémentielles dans chaque rue qu’il leur plaît, quelle en peut être la conséquence, si ce n’est que la ville soit empoisonnée, et devienne leur véritable latrine, comme, au rapport de grands voyageurs, Édimbourg l’est la nuit ; chose très-digne de considération dans ces temps de peste.

Je ne suis pas de la société pour la réforme des mœurs ; mais, sans ce titre entaché de suffisance, je serais bien aise de voir quelque amélioration dans l’objet qui nous occupe : c’est pourquoi je réclame la faveur du lord maire, de la cour des aldermen et du conseil municipal, ainsi que du cercle entier des arts dans cette ville, et je recommande cette affaire à l’attention de toute leur politique, et je me persuade qu’ils ne me refuseront pas leurs plus grands efforts, lorsqu’ils peuvent remplir à la fois deux objets aussi avantageux que de purifier la ville et d’y encourager la poésie. Et je n’en excepte pas les poètes satiriques et les libellistes, à cause de leur office ; car bien que, il est vrai, leur besogne soit de farfouiller dans les ruisseaux et de ramasser l’ordure des rues et des familles (et sous ce rapport ils peuvent être, que je sache, aussi nécessaires pour la ville que les boueurs ou les ramoneurs), cependant j’ai observé qu’ils ont eux-mêmes aussi des vêtements très-sales, et, comme les gens malpropres, laissent plus d’ordures et de saletés qu’ils n’en balayent.

En un mot, ce que je voudrais (car j’aime à être clair dans des matières importantes pour mon pays), c’est que quelque rue borgne ou impasse de cette ville pût être disposée, aux frais du public, pour servir de logement aux muses (comme Rome et Amsterdam en consacrent à des divinités d’un autre genre), et qu’elle fût entièrement réservée à nos beaux esprits, et garnie complètement de tout le nécessaire, tel qu’auteurs, réviseurs, presses, imprimeurs, colporteurs, boutiques et magasins, abondance de greniers et tous autres instruments et accessoires de l’esprit. L’avantage de ceci serait évidemment que nous aurions alors un dépôt assuré pour nos meilleures productions, qui maintenant passent de main en main en simples feuilles ou manuscrites, et peuvent tout à fait se perdre (ce qui serait dommage), ou, tout au moins, sont sujettes, dans ce déshabillé, comme de jolies femmes, à de graves insultes.

Un autre point qui m’a coûté des réflexions mélancoliques, c’est le présent état du théâtre, dont l’encouragement a une influence immédiate sur la poésie de ce royaume, comme un bon marché améliore la culture du pays d’alentour et enrichit le laboureur : et nous autres de cette ville nous ne paraissons pas assez savoir ou considérer l’immense avantage d’un théâtre pour notre cité et notre nation. Cette unique salle est la source de tout notre amour, de notre esprit, de notre costume et de notre galanterie ; c’est l’école de la sagesse, car nous y apprenons de quoi il retourne ; ce qui toutefois, je dois le dire, n’est pas toujours très-bon à savoir. Là nos jeunes gens perdent leurs erreurs enfantines, et en arrivent à s’apercevoir que leurs mères les ont trompés au sujet de la feuille de chou ; là aussi ils se débarrassent des préjugés naturels, particulièrement de ceux de la religion et de la modestie, qui sont de grandes entraves pour des gens libres. Le même endroit est un remède contre le spleen et la rougeur, et autres maladies occasionnées par la stagnation du sang. C’est aussi une école de jurements usuels : mon jeune homme, qui d’abord ne jurait que du bout des lèvres, y apprend à faire ronfler son jurement avec grâce, à jurer comme il lit le français, ore rotundo. L’impiété, auparavant, était pour lui un habit des dimanches ; mais, en fréquentant le théâtre, jurer, sacrer et mentir devient son costume de tous les jours, habit, veste et culotte. Or, dis-je, les jurements, produit de cette contrée aussi abondant que notre blé, cultivés ainsi par le théâtre, pourraient, avec de l’adresse, être d’un merveilleux avantage pour la nation, comme l’a amplement prouvé l’auteur du projet d’établir une banque de jurements. Enfin, la scène en grande partie défraye la chaire ; car je ne vois pas ce que nos théologiens auraient à y dire contre la corruption du siècle, sans le théâtre, qui en est le séminaire. D’où il ressort clairement que le public gagne à avoir un théâtre, et conséquemment devrait le soutenir ; et si j’étais digne de dire mon mot, ou d’en remontrer à mes supérieurs, j’expliquerais de quelle manière.

J’ai ouï dire qu’un certain gentleman a grandement dessein de servir le public sous le rapport des distractions, s’il est dûment encouragé, c’est-à-dire, s’il peut obtenir une subvention, ou salaire annuel et honnête contribution ; et bien digne il est des faveurs de la nation, car, pour lui rendre justice, il est d’une habileté peu commune en fait de divertissements, ayant tourné toutes ses études de ce côté, et fait bien des lieues sur mer et sur terre, pour acquérir ce profond savoir. Dans cette seule vue, il a visité toutes les cours et grandes villes de l’Europe, et s’est donné plus de peine que je ne le dirai, pour prendre un dessin exact du théâtre de la Haye, comme modèle d’un nouveau ici. Mais que peut faire à lui seul un particulier dans une entreprise si publique ? Il n’est pas douteux que par ses soins et son industrie, de grandes améliorations peuvent être réalisées, non seulement dans notre théâtre (ce qui est son terrain immédiat), mais en ce qui concerne nos maisons de jeux, commissionnaires d’hôtels, loteries, boulingrins, jeux de quilles, combats d’ours et de coqs, prix, marionnettes, spectacles ambulants, et tout ce qui a rapport aux élégants divertissements de cette ville. C’est vraiment un génie original, et je félicite notre capitale de son séjour ici où je souhaite qu’il vive et prospère longtemps, pour notre bien à tous.

Un mot encore : s’il est fait quelque démarche de l’autre côté de l’eau, à l’effet d’obtenir une charte pour établir ici une banque, je me permets de présenter une requête tendant à ce que la poésie ait sa part de ce privilége, étant une valeur aussi réelle et reposant sur quelque chose de tout aussi solide que nos fonds ; mais j’ai peur que nos voisins, qui envient notre esprit autant que notre richesse ou notre commerce, ne veuillent encourager ni l’un ni l’autre. Je crois aussi qu’il serait convenable de créer une corporation de poètes dans cette ville. J’ai été, dans mon temps, assez désœuvré pour calculer le nombre de beaux esprits qui s’y trouvent, et je vois que nous avons trois cents poètes en activité, et plus, dans l’intérieur et aux alentours de la ville, calculant six vingts du cent, et tenant compte des demies, comme on fait pour les bouteilles ; comprenant aussi les diverses dénominations d’imitateurs, traducteurs et auteurs de lettres familières, etc. Un de ceux-ci a dernièrement régalé la ville d’un morceau original, d’un morceau que, j’ose le dire, feu le Spectateur anglais, à son déclin, aurait appelé « un excellent spécimen du vrai sublime, » ou « un noble poëme ; » ou « une belle pièce de vers, sur un sujet parfaitement neuf, » l’auteur lui-même ; et lui aurait donné place parmi ses dernières élucubrations.

Mais, comme je disais, tant de poètes, j’en suis convaincu, suffisent pour défrayer une corporation, sous le rapport du nombre. Puis, pour les divers degrés de membres subalternes nécessaires à un tel corps, on ne manquerait de rien ; car, bien que nous n’ayons pas un seul poète de premier ordre, nous regorgeons de marguilliers et de bedeaux ; ayant une multitude de poètereaux, poètes de pacotille, singe-poètes, philo-poètes et autres beaux esprits de bas étage, mais très-entichés de la chose, qui sont, de beaucoup, plus nombreux que tout le reste. Et je n’aurai jamais de repos que ce mien projet (dont je me sais sincèrement bon gré) ne soit mis en pratique. Je brûle de voir le jour où nos poètes formeront un corps régulier et distinct, et se rendront auprès du lord maire aux jours officiels, comme les autres bons bourgeois, en robes à parements verts, au lieu de laurier, et quand moi-même, qui fais la proposition, je jouirai des franchises de leur compagnie.

Pour conclure : pourquoi notre gouvernement n’aurait-il pas un poète-lauréat, comme en a l’Angleterre ? pourquoi notre université n’aurait-elle pas un professeur de poésie, comme en a l’Angleterre ? pourquoi notre lord maire n’aurait-il pas un barde de la cité, comme en a l’Angleterre ? et pour raffiner sur l’Angleterre, pourquoi chaque corporation, paroisse et quartier de cette ville, n’aurait-il pas un poète à gages, comme ils n’en ont pas en Angleterre ? Enfin, pourquoi tout homme en état de le faire, ne serait-il pas obligé d’ajouter un domestique de plus à son nombre habituel, et indépendamment d’un fou et d’un chapelain (qui souvent ne font qu’un), n’entretiendrait-il pas un poète dans sa famille ? car, peut-être un rimeur est aussi nécessaire parmi les serviteurs d’une maison qu’un charretier avec ses clochettes à la tête d’un attelage. Mais cela je le livre à la sagesse de mes supérieurs.

Tandis que je dirige votre plume, je ne devrais point oublier de gouverner la mienne, qui a déjà dépassé les bornes d’une lettre. Je dois donc prendre congé de vous brusquement, et vous prier, sans plus de cérémonie, de croire que je suis

Monsieur,
Votre très-humble serviteur,
J. S.