Gallimard (p. 221-254).


Y A-T-IL
UNE DOCTRINE MARXISTE ?



Beaucoup de gens se déclarent ou adversaires, ou partisans, ou partisans mitigés de la doctrine marxiste. On ne pense guère à se demander : Marx avait-il une doctrine ? On n’imagine pas qu’une chose qui a excité tant de controverses puisse ne pas exister. Pourtant le cas est fréquent. La question vaut la peine d’être posée et examinée. Après un examen attentif, il y a peut-être lieu de répondre négativement.

On est généralement d’accord pour dire que Marx est matérialiste. Il ne l’a pas toujours été. Dans sa jeunesse, il était parti pour élaborer une philosophie du travail dans un esprit très proche au fond de celui de Proudhon. Une philosophie du travail n’est pas matérialiste. Elle dispose tous les problèmes relatifs à l’homme autour d’un acte qui, constituant une prise directe et réelle sur la matière, enferme la relation de l’homme avec le terme antagoniste. Le terme antagoniste, c’est la matière. L’homme n’y est pas ramené, il y est opposé.

Dans cette voie, le jeune Marx n’a même pas commencé l’ébauche d’une ébauche. Il n’a guère fourni que quelques indications. Proudhon, de son côté, a seulement jeté quelques éclairs parmi beaucoup de fumée. Une telle philosophie reste à faire. Elle est peut-être indispensable. Elle est peut-être plus particulièrement un besoin de cette époque-ci. Plusieurs signes montrent qu’au siècle dernier il s’en préparait un embryon. Mais il n’en est rien sorti. Peut-être est-ce une création réservée à notre siècle.

Marx a été arrêté jeune encore par un accident très fréquent au xixe siècle ; il s’est pris au sérieux. Il a été saisi d’une sorte d’illusion messianique qui lui a fait croire qu’un rôle décisif lui était réservé pour le salut du genre humain. Dès lors il ne pouvait pas conserver la capacité de penser au sens complet du mot. La philosophie du travail qui germait en lui, il l’a abandonnée, quoiqu’il ait continué, mais de plus en plus rarement avec le temps, à mettre çà et là dans ses écrits des formules qui s’en inspiraient. Étant hors d’état d’élaborer une doctrine, il a pris les deux croyances les plus courantes à son époque, l’une et l’autre pauvres, sommaires, médiocres, et de plus impossibles à penser ensemble. L’une est le scientisme, l’autre le socialisme utopique.

Pour les adopter ensemble, il leur a donné une unité fictive au moyen de formules qui, si on leur demande leur signification, n’en révèlent en fin de compte aucune, sinon un état sentimental. Mais quand un auteur choisit les mots habilement, le lecteur a rarement l’impolitesse de poser une telle question. Moins une formule a de signification, plus épais est le voile qui couvre les contradictions illégitimes d’une pensée.

Ce n’est pas, bien entendu, que Marx ait jamais eu l’intention de tromper le public. Le public qu’il avait besoin de tromper pour pouvoir vivre, c’était lui-même. C’est pourquoi il a entouré le fond de sa conception de nuages métaphysiques qui, lorsqu’on les regarde fixement pendant un certain temps, deviennent transparents, mais se révèlent vides.

Mais ces deux systèmes qu’il a pris tout faits, il ne leur a pas seulement fabriqué une liaison fictive, il les a aussi repensés. Son esprit, d’une portée inférieure à ce qu’exige la mise au jour d’une doctrine, était capable d’idées de génie. Il y a dans son œuvre des fragments compacts, inaltérables de vérité, qui ont naturellement leur place dans toute doctrine vraie. C’est ainsi qu’ils ne sont pas seulement compatibles avec le christianisme, mais infiniment précieux pour lui. Ils doivent être repris à Marx. C’est d’autant plus facile que ce qu’on nomme aujourd’hui le marxisme, c’est-à-dire le courant de pensée qui se réclame de Marx, n’en fait aucun usage. La vérité est trop dangereuse à toucher. C’est un explosif.

Le scientisme du xixe siècle était la croyance que la science de l’époque, au moyen d’un simple développement dans des directions déjà définies par les résultats obtenus, fournirait une réponse certaine à tous les problèmes susceptibles de se poser aux hommes, sans exception. Ce qui s’est passé en fait, c’est qu’après avoir pris un peu d’expansion la science elle-même a craqué. Celle qui est en faveur aujourd’hui, bien qu’elle dérive de celle-là, est une autre science. Celle du xixe siècle a été déposée respectueusement au musée avec l’étiquette : science classique.

Elle était bien construite, simple et homogène. La mécanique y était reine. La physique en était le centre. Comme c’était la branche qui avait obtenu de loin les résultats les plus brillants, elle influençait naturellement beaucoup toutes les autres études. L’idée d’étudier l’homme comme le physicien étudie la matière inerte devait dès lors s’imposer, et était effectivement très répandue. Mais on ne pensait guère à l’homme que comme individu. La matière était dès lors la chair ; ou bien on s’efforçait de définir un équivalent psychologique de l’atome. Ceux qui réagissaient contre cette obsession de l’individu étaient aussi en réaction contre le scientisme.

Marx le premier, et sauf erreur le seul — car on n’a pas continué ses recherches — a eu la double pensée de prendre la société comme fait humain fondamental et d’y étudier, comme le physicien dans la matière, les rapports de force.

C’est là une idée de génie, au sens complet du mot. Ce n’est pas une doctrine. C’est un instrument d’étude, de recherche, d’exploration et peut-être de construction pour toute doctrine qui ne risque pas de tomber en poussière au contact d’une vérité.

Marx, ayant eu cette idée, s’est empressé de la rendre stérile, autant qu’il dépendait de lui, en plaquant dessus le misérable scientisme de son époque. Ou plutôt Engels, qui lui était très inférieur et le savait, a fait pour lui cette opération ; mais Marx l’a couverte de son autorité. Il en est résulté un système d’après lequel les rapports de force qui définissent la structure sociale déterminent entièrement et le destin et les pensées des hommes. Un tel système est impitoyable. La force y est tout ; il ne laisse aucune espérance pour la justice. Il ne laisse même pas l’espérance de la concevoir dans sa vérité, puisque les pensées ne font que refléter les rapports de force.

Mais Marx était un cœur généreux. Le spectacle de l’injustice le faisait réellement, on peut dire charnellement souffrir. Cette souffrance était assez intense pour l’empêcher de vivre s’il n’avait eu l’espoir d’un règne prochain et terrestre de la justice intégrale. Pour lui comme pour beaucoup, le besoin était la première des évidences.

La plupart des êtres humains ne mettent pas en doute la vérité d’une pensée sans laquelle littéralement ils ne pourraient pas vivre, Arnolphe ne mettait pas en doute la fidélité d’Agnès. Le choix suprême pour toute âme est peut-être ce choix entre la vérité et la vie. Qui veut préserver sa vie la perdra. Cette sentence serait légère si elle touchait seulement ceux qui en aucune circonstance n’acceptent de mourir. Ils sont en somme assez rares. Elle devient terrible quand elle est appliquée à ceux qui refusent de perdre, fussent-elles fausses, les pensées sans lesquelles ils se sentent hors d’état de vivre.

La conception courante de la justice au temps de Marx était celle du socialisme qu’il a lui-même nommé utopique. Elle était très pauvre en effort de pensée, mais comme sentiment elle était généreuse et humaine, voulant la liberté, la dignité, le bien-être, le bonheur et tous les biens possibles pour tous. Marx l’a adoptée. Il a seulement tenté de la rendre plus précise, et y a ajouté ainsi des idées intéressantes, mais rien qui soit vraiment de premier ordre.

Ce qu’il a changé, c’est le caractère de l’espérance. Une probabilité fondée sur le progrès humain ne pouvait lui suffire. À son angoisse il fallait une certitude. On ne fonde pas une certitude sur l’homme. Si le xviiie siècle a eu par moments cette illusion — et il ne l’a eue que par moments — les convulsions de la Révolution et de la guerre avaient été assez atroces pour y remédier.

Dans les siècles antérieurs, les gens qui avaient besoin d’une certitude l’appuyaient sur Dieu. La philosophie du xviiie siècle et les merveilles de la technique avaient semblé porter l’homme tellement haut que l’habitude s’en était perdue. Mais ensuite, l’insuffisance radicale de tout ce qui est humain étant redevenue sensible, on eut besoin de chercher un support. Dieu était démodé. On prit la matière. L’homme ne peut pas supporter plus d’un moment d’être seul à vouloir le bien. Il lui faut un allié tout-puissant. Si l’on ne croit pas à la toute-puissance lointaine, silencieuse, secrète d’un esprit, il ne reste que la toute-puissance évidente de la matière.

C’est là l’absurdité inévitable de tout matérialisme. Si le matérialiste pouvait écarter tout souci du bien, il serait parfaitement cohérent. Mais il ne peut pas. L’être même de l’homme n’est pas autre chose qu’un effort perpétuel vers un bien ignoré. Et le matérialiste est un homme. C’est pourquoi il ne peut pas s’empêcher de finir par regarder la matière comme une machine à fabriquer du bien.

La contradiction essentielle dans la vie humaine, c’est que l’homme ayant pour être même l’effort vers le bien est en même temps soumis dans son être tout entier, dans sa pensée comme dans sa chair, à une force aveugle, à une nécessité absolument indifférente au bien. C’est ainsi ; et c’est pourquoi aucune pensée humaine ne peut échapper à la contradiction. Loin que la contradiction soit toujours un critérium d’erreur, elle est quelquefois un signe de vérité. Platon le savait. Mais on peut distinguer les cas. Il y a un usage légitime et un usage illégitime de la contradiction.

L’usage illégitime consiste à accoupler des pensées incompatibles comme si elles étaient compatibles. L’usage légitime consiste, d’abord, quand deux pensées incompatibles se présentent à l’esprit, à épuiser toutes les ressources de l’intelligence pour essayer d’éliminer au moins l’une des deux. Si c’est impossible, si elles s’imposent l’une et l’autre, il faut alors reconnaître la contradiction comme un fait. Puis il faut s’en servir comme d’un outil à deux branches, comme d’une pince, pour entrer par elle en contact direct avec le domaine transcendant de la vérité inaccessible aux facultés humaines. Le contact est direct, quoiqu’il se fasse par un intermédiaire, de même que le sens du toucher est directement affecté par les rugosités d’une table sur laquelle on promène, non pas la main, mais un crayon. Ce contact est réel, quoique étant au nombre des choses qui par nature sont impossibles, car il s’agit d’un contact entre l’esprit et ce qui n’est pas pensable. Il est surnaturel, mais réel.

Cet usage légitime de la contradiction comme passage au transcendant a un équivalent, pour ainsi dire une image, très fréquent dans la mathématique. Il joue un rôle essentiel dans le dogme chrétien, comme on peut s’en rendre compte au sujet de la Trinité, de l’Incarnation ou de tout autre exemple. Il en est de même dans d’autres traditions. Il y a là peut-être un critérium pour discerner les traditions religieuses et philosophiques authentiques.

C’est surtout la contradiction essentielle, la contradiction entre le bien et la nécessité, ou celle équivalente entre la justice et la force, dont l’usage constitue un critérium. Le bien et la nécessité, comme l’a dit Platon, sont séparés par une distance infinie. Ils n’ont rien en commun. Ils sont totalement autres. Quoique nous soyons contraints de leur assigner une unité, cette unité est un mystère ; elle demeure pour nous un secret. La contemplation de cette unité inconnue est la vie religieuse authentique.

Fabriquer un équivalent fictif, erroné, de cette unité, qui serait saisissable pour les facultés humaines, c’est le fond des formes inférieures de la vie religieuse. À toute forme authentique de la vie religieuse correspond une forme inférieure, qui s’appuie en apparence sur la même doctrine, mais ne la comprend pas. Mais la réciproque n’est pas vraie. Il y a des manières de penser qui ne sont compatibles qu’avec une vie religieuse de qualité inférieure.

À cet égard le matérialisme tout entier, en tant qu’il attribue à la matière la fabrication automatique du bien, est à classer parmi les formes inférieures de la vie religieuse. Cela se vérifie même pour les économistes bourgeois du xixe siècle, les apôtres du libéralisme, qui ont un accent véritablement religieux quand ils parlent de la production. Cela se vérifie bien plus encore pour le marxisme. Le marxisme est tout à fait une religion, au sens le plus impur de ce mot. Il a notamment en commun avec toutes les formes inférieures de la vie religieuse le fait d’avoir été continuellement utilisé, selon la parole si juste de Marx, comme un opium du peuple.

Au reste une spiritualité comme celle de Platon n’est séparée du matérialisme que par une nuance, un infiniment petit. Il dit, non pas que le bien est un produit automatique de la nécessité, mais que l’Esprit domine la nécessité par la persuasion ; il lui persuade de faire tourner vers le bien la plupart des choses qui se produisent ; et la nécessité est vaincue par cette sage persuasion. De même Eschyle disait : « Dieu ne s’arme d’aucune violence. Tout ce qui est divin est sans effort. Demeurant en haut, sa sagesse parvient de là néanmoins à opérer, de son siège pur. » La même pensée se trouve en Chine, en Inde, dans le christianisme. Elle est exprimée par la première ligne du Pater, qu’il vaudrait mieux traduire : « Notre Père, celui des cieux » ; et plus encore par la merveilleuse parole : « Votre Père qui est dans le secret. »

La part du surnaturel ici-bas, c’est le secret, le silence, l’infiniment petit. Mais l’opération de cet infiniment petit est décisive. Proserpine croyait ne s’en gager à rien quand, moitié contrainte, moitié séduite, elle a consenti à manger un seul grain de grenade ; mais dès cet instant, pour toujours, l’autre monde a été son royaume et sa patrie. Une perle dans un champ n’est guère visible. Le grain de sénevé est la plus petite des graines…

L’opération décisive de l’infiniment petit est un paradoxe ; l’intelligence humaine a du mal à la reconnaître ; mais la nature, qui est un miroir des vérités divines, en présente partout des images. Ainsi les catalyseurs, les bactéries, les ferments. Par rapport à un corps solide, un point est un infiniment petit. Pour tant, dans chaque corps, il est un point qui l’emporte sur la masse entière, de sorte que si ce point est soutenu, le corps ne tombe pas. La clef de voûte porte d’en haut tout un édifice. Archimède disait : « Donne-moi un point d’appui et je soulèverai le monde. » La présence muette du surnaturel ici-bas est ce point d’appui. C’est pourquoi, dans les premiers siècles, on comparait la Croix à une balance.

Si une île tout à fait séparée n’avait jamais été peuplée que d’aveugles, la lumière serait pour eux ce qu’est pour nous le surnaturel. On est tenté de croire d’abord que pour eux elle ne serait rien, qu’en faisant à leur usage une physique d’où toute théorie de la lumière soit absente on leur donnerait une explication complète de leur monde. Car la lumière ne heurte pas, ne pousse pas, ne pèse pas, n’est pas mangée. Pour eux, elle est absente. Mais on ne peut pas la laisser hors du compte. Par elle seule les arbres et les plantes montent vers le ciel malgré la pesanteur. Par elle seule mûrissent les graines, les fruits et tout ce qu’on mange.

En assignant au bien et à la nécessité une unité transcendante, on donne au problème humain essentiel une solution incompréhensible, surtout lorsqu’on y ajoute, comme il est indispensable, la croyance plus incompréhensible encore qu’il se communique quelque chose de cette unité transcendante à ceux qui, sans la comprendre, sans pouvoir faire à son égard aucun usage ni de leur intelligence ni de leur volonté, la contemplent avec amour et désir.

Ce qui échappe aux facultés humaines ne peut être, par définition, ni vérifié ni réfuté. Mais il en procède des conséquences qui sont situées au niveau d’au-dessous, dans le domaine accessible à nos facultés ; ces conséquences peuvent être soumises à une vérification. En fait cette épreuve réussit. Une seconde vérification indirecte est constituée par le consentement universel. En apparence l’extrême variété des religions et des philosophies indiquerait que cette preuve n’existe pas ; cette considération a même conduit beaucoup d’esprits au scepticisme. Mais un examen plus attentif montre que, excepté dans les pays qui ont subordonné leur vie spirituelle à l’impérialisme, toute religion porte en son centre secret une doctrine mystique ; et quoique les doctrines mystiques diffèrent entre elles, elles sont non pas simplement semblables, mais absolument identiques en un certain nombre de points essentiels. Une troisième vérification indirecte, c’est l’expérience intérieure. C’est une preuve indirecte, même pour ceux qui font l’expérience, en ce sens que c’est une expérience qui échappe à leurs facultés ; ils n’en saisissent que l’apparence extérieure et le savent. Pourtant ils en savent aussi la signification. Il y a, tout au long des siècles passés, un très petit nombre d’êtres humains, évidemment incapables, non seulement de mensonge, mais aussi d’autosuggestion, dont le témoignage en cette matière est décisif.

Ces trois preuves sont peut-être les seules possibles ; mais elles suffisent. On peut y ajouter l’équivalent d’une preuve par l’absurde en examinant les autres solutions, celles qui fabriquent pour le bien et la nécessité une unité fictive au niveau des facultés humaines. Elles ont des conséquences absurdes, et dont l’absurdité est vérifiable à la fois par le raisonnement et par l’expérience.

Parmi toutes ces solutions insuffisantes, les meilleures de loin, les plus utilisables, les seules peut-être qui contiennent des fragments de vérité pure, sont les solutions matérialistes. Le matérialisme rend compte de tout, à l’exception du surnaturel. Ce n’est pas une petite lacune, car dans le surnaturel tout est contenu et infiniment dépassé. Mais si l’on ne tient pas compte du surnaturel, on a raison d’être matérialiste. Cet univers, avec le surnaturel en moins, n’est que matière. En le décrivant seulement comme matière, on saisit une parcelle de vérité. En le décrivant comme une combinaison de matière et de forces spécifiquement morales qui appartiendraient à ce monde, qui seraient au niveau de la nature, on fausse tout. C’est pourquoi, pour un chrétien, les écrits de Marx sont bien plus précieux que ceux, par exemple, de Voltaire et des Encyclopédistes, qui trouvaient moyen d’être athées sans être matérialistes. Ils étaient athées, non pas simplement en ce sens qu’ils excluaient plus ou moins nettement la notion d’un Dieu personnel, ce qui est le cas pour certaines sectes bouddhistes qui malgré cela se sont élevées jusqu’à la vie mystique, mais en ce sens qu’ils excluaient tout ce qui n’est pas de ce monde. Ils croyaient, les naïfs, que la justice est de ce monde. C’est là l’illusion extrêmement dangereuse enfermée dans ce qu’on nomme les principes de 1789, la foi laïque, et ainsi de suite.

Parmi toutes les formes de matérialisme, l’œuvre de Marx contient une indication extrêmement précieuse, quoiqu’il n’en ait guère fait un usage réel, et ses adhérents encore bien moins. C’est la notion de matière non physique. Marx, regardant avec raison la société comme étant en ce monde le fait humain primordial, n’a fait attention qu’à la matière sociale ; mais on peut considérer de même, en second lieu, la matière psychologique ; il y a plusieurs courants en ce sens dans la psychologie moderne, quoique, sauf erreur, la notion n’en ait pas été formulée. Un certain nombre de préjugés courants empêche qu’elle le soit.

L’idée est celle-ci ; elle est indispensable à toute doctrine solide ; elle est centrale. Il y a sous tous les phénomènes d’ordre moral, soit collectifs, soit individuels, quelque chose d’analogue à la matière proprement dite. Quelque chose d’analogue ; non pas la matière elle-même. C’est pourquoi les systèmes que Marx classait dans ce qu’il nommait le matérialisme mécanique, avec une nuance de mépris justifié, systèmes qui cherchent à expliquer toute la pensée humaine par un mécanisme physiologique, ne sont que niaiserie. Les pensées sont soumises à un mécanisme qui leur est propre. Mais c’est un mécanisme. Quand nous pensons la matière, nous pensons un système mécanique de forces soumises à une aveugle et rigoureuse nécessité. Il en est de même pour cette matière non tangible qui est la substance de nos pensées. Seulement il est très difficile d’y saisir la notion de force et de concevoir les lois de cette nécessité.

Mais même avant d’y être parvenu, il est déjà extrêmement utile de savoir que cette nécessité spécifique existe. Cela permet d’éviter deux erreurs dans lesquelles on tombe sans cesse, car dès qu’on sort de l’une on tombe dans l’autre. L’une est de croire que les phénomènes moraux sont calqués sur les phénomènes matériels ; par exemple, que le bien-être moral résulte automatiquement et exclusivement du bien-être physique. L’autre est de croire que les phénomènes moraux sont arbitraires et qu’ils peuvent être provoqués par l’auto-suggestion ou la suggestion extérieure, ou encore par un acte de volonté.

Ils ne sont pas soumis à la nécessité physique, mais ils sont soumis à la nécessité. Ils subissent la répercussion des phénomènes physiques, mais une répercussion spécifique, conforme aux lois propres de la nécessité à laquelle ils sont soumis. Tout ce qui est réel est soumis à la nécessité. Il n’y a rien de plus réel que l’imagination ; ce qui est imaginé n’est pas réel, mais l’état où se trouve l’imagination est un fait. Un certain état de l’imagination étant donné, il ne peut être modifié que si les causes susceptibles de produire un tel effet sont mises en jeu. Ces causes n’ont aucun rapport direct avec les choses imaginées ; mais d’un autre côté elles ne sont pas n’importe quoi. La relation de cause à effet est aussi rigoureusement déterminée dans ce domaine que dans celui de la pesanteur. Elle est seulement plus difficile à connaître.

Les erreurs sur ce point sont innombrables et sont causes de souffrances innombrables dans la vie quotidienne. Par exemple, si un enfant dit qu’il se sent malade, ne va pas à l’école, et trouve soudain des forces pour jouer avec de petits camarades, la famille indignée pense qu’il a menti. On lui dit : « Puisque tu avais la force de jouer, tu avais aussi celle de travailler. » Or l’enfant peut très bien avoir été sincère. Il a été retenu par un sentiment d’épuisement réel que la vue des petits camarades et l’attrait du jeu ont réellement fait disparaître, au lieu que l’étude ne contenait pas un stimulant suffisant pour produire cet effet. De même, il est naïf de notre part de nous étonner quand nous prenons fermement une résolution et ne la tenons pas. Quelque chose nous stimulait à prendre la résolution, mais ce quelque chose n’était pas assez fort pour nous pousser à l’exécution ; bien plus, l’acte même de prendre une résolution a pu épuiser le stimulant et empêcher ainsi même un commencement d’exécution. C’est ce qui se produit souvent quand il s’agit d’actions extrêmement difficiles. Le cas bien connu de saint Pierre en est sans doute un exemple.

Cette espèce d’ignorance intervient constamment, pour les vicier, dans les rapports entre les gouvernements et les peuples, entre les classes dominantes et les masses. Par exemple, les patrons ne conçoivent que deux manières de rendre leurs ouvriers heureux ; ou bien élever leur salaire, ou bien leur dire qu’ils sont heureux et chasser les méchants communistes qui leur assurent le contraire. Ils ne peuvent pas comprendre que d’une part le bonheur d’un ouvrier consiste avant tout dans une certaine disposition d’esprit à l’égard de son travail ; et que d’autre part cette disposition d’esprit n’apparaît que si sont réalisées certaines conditions objectives, impossibles à connaître sans une étude sérieuse. Cette double vérité, convenablement transposée, est la clef de tous les problèmes pratiques de la vie humaine.

Dans le jeu de cette nécessité qui régit les pensées et les actes des hommes, les rapports de la société et de l’individu sont très complexes. Mais la primauté du social saute aux yeux. Marx a eu raison de commencer par poser la réalité d’une matière sociale, d’une nécessité sociale, dont il faut au moins entrevoir les lois avant d’oser penser aux destinées du genre humain.

Cette idée était originale par rapport à son temps ; mais absolument parlant elle ne l’est pas. D’ailleurs il est probable qu’aucune vérité n’est vraiment originale. Élaborer une mécanique des rapports sociaux a été très probablement la véritable intention de Machiavel, qui était un grand esprit. Mais bien plus anciennement Platon a eu constamment présente à la pensée la réalité de la nécessité sociale.

Platon sentait surtout très vivement que la matière sociale est un obstacle infiniment plus difficile à franchir que la chair proprement dite entre l’âme et le bien. C’est aussi la pensée chrétienne. Saint Paul dit qu’il n’y a pas à lutter contre la chair, mais contre le diable ; et le diable est chez lui dans la matière sociale, puisqu’il a pu dire au Christ, en lui montrant les royaumes de ce monde : « Je te donnerai toute cette puissance et la gloire qui lui est attachée, car elles m’ont été abandonnées. » Aussi est-il nommé le Prince de ce monde. Puisqu’il est le père du mensonge, c’est donc que la matière sociale est le milieu de culture et de prolifération par excellence pour le mensonge et l’erreur. Telle est bien la pensée de Platon. Il comparait la société à un gigantesque animal que les hommes sont contraints de servir et dont ils étudient les réflexes pour en tirer leurs convictions concernant le bien et le mal. Le christianisme a gardé cette image. La bête de l’Apocalypse est sœur de celle de Platon.

La pensée centrale, essentielle de Platon, qui est elle aussi une pensée chrétienne, c’est que tous les hommes sont absolument incapables d’avoir sur le bien et le mal d’autres opinions que celles dictées par les réflexes de l’animal, excepté les âmes prédestinées qu’une grâce surnaturelle tire vers Dieu.

Il n’a pas beaucoup développé cette pensée, quoiqu’elle soit présente derrière tout ce qu’il écrit, sans doute parce qu’il savait que l’animal est méchant et se venge. C’est un thème de réflexion presque inexploré. Il s’en faut de beaucoup qu’il y ait là une vérité évidente ; c’est une vérité très profondément cachée. Elle est cachée notamment par les conflits d’opinion. Si deux hommes sont en désaccord violent sur le bien et le mal, on peut difficilement croire que tous deux sont aveuglément soumis à l’opinion de la société qui les entoure. En particulier, celui qui réfléchit sur ces quelques lignes de Platon est très vivement tenté d’expliquer par l’influence de l’animal les opinions des gens avec qui il discute, tout en expliquant les siennes propres par une vue exacte de la justice et du bien. Or on n’a compris la vérité formulée par Platon que lorsqu’on l’a reconnue vraie pour soi-même.

En réalité, à une époque donnée, dans un ensemble social donné, les divergences d’opinion sont beaucoup moindres qu’il ne paraît. Il y a beaucoup moins de divergences que de conflits. Les luttes les plus violentes opposent souvent des gens qui pensent exactement ou presque exactement la même chose. Notre époque est très féconde en paradoxes de ce genre. Le fonds commun aux différents courants d’opinion à une époque donnée est l’opinion du gros animal à cette époque. Par exemple, depuis dix ans, chaque tendance politique, y compris les plus petits groupuscules, accusait toutes les autres, sans exception, de fascisme, et subissait en retour la même accusation ; excepté, bien entendu, ceux qui regardaient cette épithète comme un éloge. Probablement l’épithète était toujours partiellement justifiée. Le gros animal européen du xxe siècle a un goût prononcé pour le fascisme. Un autre exemple amusant est le problème des populations de couleur. Chaque pays est très sentimental au sujet du malheur de celles qui dépendent d’autres pays, mais s’indigne si l’on met en doute le bonheur parfait dont jouissent les siennes. Il y a beaucoup de cas analogues, où la divergence apparente des attitudes est en réalité une identité.

D’autre part, l’animal étant gigantesque et les hommes tout petits, chacun est différemment situé par rapport à lui. En suivant l’image de Platon, on peut imaginer que parmi les gens chargés de l’étriller, un s’occupe d’un genou, un autre d’un ongle, un autre du cou, un autre du dos. Il peut aimer qu’on le chatouille sous le menton et qu’on lui tapote le dos. Un de ses serviteurs soutiendra en conséquence que c’est le chatouillement qui est le plus grand des biens ; un autre, que c’est le tapotement. Autrement dit, la société est faite de groupes qui s’entrecroisent de toutes sortes de manières, et la morale sociale varie de groupe en groupe. On ne pourrait pas trouver deux individus dont les milieux sociaux soient vraiment identiques ; le milieu de chacun est fait d’un enchevêtrement de groupes qui nulle part ailleurs ne se retrouve tel quel. Ainsi l’originalité apparente des individus ne contredit pas la thèse d’une subordination totale de la pensée à l’opinion sociale.

Cette thèse est celle même de Marx. La seule différence entre lui et Platon à ce sujet, c’est qu’il ignore la possibilité d’exceptions opérées par l’intervention surnaturelle de la grâce. Cette lacune laisse tout à fait intacte la vérité d’une partie de ses recherches, mais est cause que le reste est seulement du verbiage.

Marx a cherché à concevoir le mécanisme de l’opinion sociale. Le phénomène de la morale professionnelle lui en a fourni la clef. Chaque groupe professionnel se fabrique une morale en vertu de laquelle l’exercice de la profession, dès lors qu’il est soustrait aux règles, est hors de toute atteinte du mal. C’est là un besoin presque vital, car la tension du travail, quel qu’il soit, est par elle-même si grande qu’elle serait intolérable s’il s’y mêlait le souci harcelant du bien et du mal. Pour s’en protéger, il faut une armure. La morale à l’usage de la profession joue ce rôle.

Par exemple, un médecin à qui l’on donne à soigner un condamné à mort ne se posera généralement pas la question extrêmement angoissante de savoir s’il est bon de le guérir. Il est admis qu’un médecin essaie de guérir. Même pour les esclaves de Rome, il y avait une morale à leur usage, selon laquelle un esclave ne peut jamais mal faire s’il obéit à son maître ou agit dans ses intérêts. Bien entendu, cette morale était propagée par les maîtres ; mais elle était dans une large mesure adoptée par les esclaves, et c’est pourquoi les révoltes d’esclaves ont été rares, eu égard à leur nombre et à leur horrible malheur. Au temps où la guerre était une profession, les hommes de guerre avaient une morale selon laquelle tout acte de guerre, conforme aux coutumes de la guerre, et utile à la victoire, est légitime et bon ; y compris, par exemple, les viols de femmes ou les meurtres d’enfants au cours des sacs de villes, car la licence accordée aux soldats en ces occasions était indispensable au moral de l’armée. Au commerce correspond une morale où le vol est le crime par excellence, et où tout échange avantageux d’un objet contre de l’argent est légitime et bon. Le caractère commun à toutes ces morales, et à toute espèce de morale sociale, a été exprimé par Platon en une formule définitive : « Ils nomment justes et belles les choses nécessaires, car ils ignorent combien est grande en réalité la distance qui sépare l’essence du nécessaire et celle du bien. »

La conception de Marx, c’est que l’atmosphère morale d’une société donnée, atmosphère qui pénètre partout et se combine avec la morale particulière de chaque milieu, est elle-même composée par un mélange des morales de groupe, avec un dosage qui reflète exactement la quantité de puissance exercée par chaque groupe. Ainsi selon qu’une société est dominée par les propriétaires de vastes entreprises agricoles, ou par des militaires, ou par des commerçants, ou par des industriels, ou par des banquiers, ou par des bureaucrates, elle sera imprégnée tout entière par la conception du monde liée à la morale professionnelle des propriétaires, ou des militaires, et ainsi de suite. Cette conception du monde s’exprimera partout, dans la politique, dans les lois, même dans les spéculations abstraites et en apparence désintéressées des intellectuels. Chacun y sera soumis, mais personne n’en aura conscience, car chacun croira qu’il s’agit, non d’une conception particulière, mais d’une manière de penser inhérente à la nature humaine.

Tout cela est en grande partie vrai et facile à vérifier. Pour ne citer qu’un exemple, il est singulier de voir quelle place tient le vol dans le code pénal français. Avec certaines circonstances aggravantes, il est plus sévèrement puni que le viol des enfants. Pourtant les hommes qui ont fait ce code n’avaient pas seulement de l’argent, mais aussi des enfants que sans doute ils aimaient ; s’ils avaient eu à choisir entre perdre une partie de leur fortune et voir souiller leurs enfants, rien n’autorise à supposer qu’ils auraient préféré l’argent. Mais en rédigeant le code ils n’étaient à leur propre insu que les organes des réflexes sociaux ; et dans une société fondée sur le commerce, le vol est l’acte antisocial par excellence. Au lieu que la traite des femmes, par exemple, est une espèce de commerce ; aussi s’est-on difficilement et mollement décidé à la punir.

Tant de faits cependant semblent contredire la théorie qu’elle serait réfutée aussitôt qu’examinée, s’il ne fallait la nuancer par la considération du temps. L’homme est conservateur, et le passé a tendance à demeurer par son propre poids. Par exemple, une grande partie du code vient d’un temps où le commerce était bien plus important qu’aujourd’hui ; ainsi, d’une manière générale, l’atmosphère morale d’une société contient des éléments qui proviennent de classes autrefois dominantes, depuis lors disparues ou plus ou moins déchues. Mais l’inverse aussi est vrai. Comme un chef de l’opposition, destiné à devenir premier ministre, a déjà une clientèle, de même une classe plus ou moins faible, mais destinée à bientôt dominer, a déjà autour d’elle une ébauche du courant d’idées qui dominera avec et par elle. C’est ainsi que Marx expliquait le socialisme de son époque, y compris le phénomène Marx. Il se regardait comme étant l’hirondelle dont la simple présence annonce par elle-même l’imminence du printemps, c’est-à-dire de la révolution. Il était pour lui-même un présage.

La seconde démarche de sa tentative d’explication a consisté à chercher le mécanisme de la puissance sociale. Cette partie de sa pensée est extrêmement faible. Il a cru pouvoir affirmer que les rapports de puissance dans une société donnée, si l’on fait abstraction des traces du passé, dépendent entièrement des conditions techniques de la production. Ces conditions étant données, une société a la structure qui rend possible le maximum de production. En essayant de produire toujours davantage, elle améliore les conditions de la production. Ainsi ces conditions changent. Un moment vient où se produit une rupture de continuité, comme lorsque de l’eau, étant graduellement échauffée, se met soudain à bouillir. Les conditions nouvelles rendent nécessaire une nouvelle structure. Il se produit un changement effectif de puissance, suivi, après un certain intervalle et avec des circonstances plus ou moins violentes, du changement politique, juridique, idéologique correspondant. Quand les circonstances sont violentes, on appelle cela une révolution.

Il y a là une pensée juste, mais, par une ironie singulière, en contradiction absolue avec la position politique de Marx. C’est qu’une révolution visible ne se produit jamais que comme sanction d’une révolution invisible déjà consommée. Quand une couche sociale s’empare bruyamment du pouvoir, c’est qu’elle le possédait déjà silencieusement, au moins dans une très grande mesure ; autrement elle n’aurait pas la force nécessaire pour s’en emparer. C’est là une évidence, dès lors qu’on regarde la société comme étant régie par des rapports de force. Cela est pleinement vérifié par la Révolution française, qui, comme Marx lui-même l’a montré, a officiellement livré à la bourgeoisie le pouvoir qu’elle possédait déjà en fait au moins depuis Louis XIV. Cela est vérifié aussi par les révolutions récentes qui, dans plusieurs pays, ont mis la totalité de la vie nationale sous le pouvoir de l’État. Auparavant déjà, l’État était beaucoup et presque tout.

La conséquence évidente, semble-t-il, pour un partisan de la révolution ouvrière, c’est qu’avant de lancer les ouvriers dans l’aventure d’une révolution politique, il faut chercher s’il existe des méthodes susceptibles de les amener à s’emparer silencieusement, graduellement, presque invisiblement, d’une grande partie de la puissance sociale réelle ; et qu’il faut ou appliquer ces méthodes si elles existent, ou renoncer à la révolution ouvrière si elles n’existent pas. Mais si évidente que soit cette conséquence, Marx ne l’a pas vue, et cela parce qu’il ne pouvait pas la voir sans perdre ce qui était pour lui sa raison de vivre. Pour la même raison, ses disciples, soit réformistes, soit révolutionnaires, ne risquaient pas de la voir. C’est pourquoi on peut dire, sans crainte d’exagérer, que comme théorie de la révolution ouvrière le marxisme est un néant.

Le reste de sa théorie des transformations sociales s’appuie sur plusieurs niaiseries. La première consiste à adopter pour l’histoire humaine le principe d’explication de Lamarck, « la fonction crée l’organe » ; ce principe selon lequel la girafe aurait tellement essayé de manger des bananes que son cou se serait allongé. C’est le genre d’explication qui, sans contenir même un commencement d’indication pour la solution d’un problème, donne la fausse impression qu’il est résolu, et empêche ainsi de le poser. Le problème est de savoir comment les organes des animaux se trouvent être adaptés aux besoins ; en donnant comme réponse la supposition d’une tendance à l’adaptation inhérente à la vie animale, on tombe dans la faute que Molière a ridiculisée pour toujours à propos de la vertu dormitive de l’opium.

Darwin a nettoyé le problème par la notion simple et géniale de conditions d’existence. Il est étonnant qu’il y ait des animaux sur la terre. Mais dès lors qu’il y en a, il n’est pas étonnant qu’il y ait correspondance entre leurs organes et les nécessités de leur vie, car autrement ils ne vivraient pas. Il n’y a aucune chance qu’on découvre jamais dans un recoin du monde une espèce exclusivement mangeuse de bananes, mais qu’un défaut de conformation malencontreux empêcherait de manger des bananes.

Il y a là une de ces évidences trop évidentes et que personne ne voit, jusqu’à ce qu’une intuition géniale les rende manifestes. En fait, celle-là avait été reconnue par les Grecs, comme c’est le cas pour presque toutes nos idées ; mais elle avait été oubliée ensuite. Darwin était contemporain de Marx. Mais Marx, comme tous les scientistes, était très en retard en matière de science. Il a cru faire œuvre de savant en transportant purement et simplement les naïvetés de Lamarck dans le domaine social.

Il a même ajouté un degré d’arbitraire en plus en admettant que la fonction crée non seulement un organe capable de l’accomplir, mais encore, en gros, dans l’ensemble, l’organe capable de l’accomplir avec le plus haut degré d’efficacité. Sa sociologie est fondée sur des postulats qui, soumis à l’examen du raisonnement, se révèlent sans fondement, et qui, comparés aux faits, sont manifestement faux.

Il suppose d’abord que, les conditions techniques de la production étant données, la société a la structure capable de les utiliser au maximum. Pourquoi ? En vertu de quelle nécessité les choses se passeraient-elles de manière que la capacité de production soit utilisée au maximum ? En fait personne n’a aucune idée de ce que peut être un tel maximum. Il est seulement visible qu’il y a toujours eu beaucoup de gaspillage dans toutes les sociétés. Mais cette idée de Marx s’appuie sur des notions tellement vagues qu’on ne peut même pas montrer qu’elle soit fausse, faute de pouvoir la saisir.

En second lieu, la société s’efforcerait continuellement d’améliorer la production. C’est le postulat des économistes libéraux, transféré de l’individu à la société. On peut l’admettre avec réserves ; mais en fait il y a eu beaucoup de sociétés où pendant des siècles les gens ne songeaient qu’à vivre comme vivaient leurs pères.

En troisième lieu, cet effort réagirait sur les conditions mêmes de la production, et cela toujours de manière à les améliorer. Si on raisonne sur cette affirmation, on voit qu’elle est arbitraire ; si on la compare aux faits, on voit qu’elle est fausse. Il n’y a aucune raison pour qu’en essayant de faire rendre davantage aux conditions de la production on les développe toujours. On peut aussi bien les épuiser. Cela se produit très souvent. C’est le cas par exemple pour une mine et pour un champ. Le même phénomène se produit, de période en période, à une grande échelle, et provoque de grandes crises. C’est l’histoire de la poule aux œufs d’or. Ésope en savait beaucoup plus long là-dessus que Marx.

En quatrième lieu, quand cette amélioration a dépassé un certain degré, la structure sociale, qui auparavant était la plus efficace possible du point de vue de la production, ne l’est plus ; et de ce seul fait, d’après Marx, il résulte nécessairement que la société abandonne cette structure et en adopte une autre qui soit la plus efficace possible.

Cela, c’est le comble de l’arbitraire. Cela ne résiste pas à une minute d’examen attentif. Certainement, de tous les hommes qui ont participé aux changements politiques, sociaux, économiques des siècles passés, aucun ne s’est jamais dit : « Je vais provoquer un changement de structure sociale afin que la capacité de production actuelle soit utilisée au maximum. » On ne voit pas non plus le moindre signe d’un mécanisme automatique qui résulterait des lois de la nécessité sociale et déclencherait une transformation lorsque la capacité de production ne serait pas pleinement utilisée. Ni Marx ni les marxistes n’ont jamais fourni la moindre indication en ce sens.

Faut-il donc supposer qu’il y a derrière l’histoire humaine un esprit tout-puissant, une sagesse qui veille au cours des événements et le dirige ? Marx alors admettrait sans le dire la vérité que connaissait Platon. Il n’y a pas d’autre manière de rendre compte de sa conception. Mais elle reste quand même bizarre. Pourquoi cet esprit caché veillerait-il aux intérêts de la production ? L’esprit est ce qui tend au bien. La production n’est pas le bien. Les industriels du xixe siècle ont été seuls à faire la confusion. L’esprit caché qui dirige les destinées du genre humain n’est pourtant pas celui d’un industriel du xixe siècle.

L’explication, c’est que le xixe siècle a été obsédé par la production, et surtout par le progrès de la production, et que Marx a été servilement soumis à l’influence de son époque. Cette influence lui a fait oublier que la production n’est pas le bien. Il a oublié aussi qu’elle n’est pas la seule nécessité, ce qui est cause d’une autre niaiserie ; la croyance que la production est l’unique facteur des rapports de force. Marx oublie purement et simplement la guerre. Il en a été de même de la plupart de ses contemporains. Les gens du xixe siècle, tout en se gorgeant de chansons de Béranger et d’images d’Épinal à la louange de Napoléon, avaient presque oublié l’existence de la guerre. Marx a pensé à indiquer une fois brièvement que les modalités de la guerre dépendent des conditions de la production ; mais il n’a pas vu la relation réciproque par laquelle les conditions de la production sont soumises aux modalités de la guerre. L’homme peut être menacé de mort, ou par la nature, ou par son semblable, et la force en fin de compte se ramène à la menace de mort. En considérant les rapports de force, il faut toujours concevoir la force sous son double aspect, le besoin et les armes.

Cet oubli de la part de Marx a eu pour conséquence, dans les milieux marxistes, un désarroi ridicule devant la guerre et les problèmes relatifs à la guerre et à la paix. Il n’y a rigoureusement rien, dans ce qu’on nomme la doctrine marxiste, qui indique l’attitude que doit prendre un marxiste à l’égard de ces problèmes. Pour une époque comme la nôtre, c’est une lacune assez sérieuse.

La seule forme de guerre dont Marx tienne compte, c’est la guerre sociale, ouverte ou sourde, sous le nom de lutte des classes. Il en fait même l’unique principe d’explication historique. Comme d’autre part le développement de la production est aussi l’unique principe de développement historique, il faut supposer que ces deux phénomènes n’en font qu’un. Mais Marx ne dit pas comment ils se ramènent l’un à l’autre. Certainement les opprimés qui se révoltent ou les inférieurs qui veulent devenir supérieurs ne pensent jamais à augmenter la capacité de production de la société. La seule liaison qu’on puisse concevoir, c’est que la protestation permanente des hommes contre la hiérarchie sociale maintient la société dans l’état de fluidité nécessaire pour que les forces de production puissent la modeler à leur gré.

En ce cas la lutte des classes n’est pas un principe agissant, mais seulement une condition négative. Le principe agissant reste cet esprit mystérieux qui veille à maintenir la production au niveau maximum, et que les marxistes nomment parfois, au pluriel, les forces productives. Ils prennent cette mythologie très au sérieux. Trotsky a écrit que la guerre de 1914 était en réalité une révolte des forces productives contre les limitations du système capitaliste. On peut rêver longtemps devant une pareille formule et s’en demander la signification, jusqu’à ce qu’on soit forcé de s’avouer qu’elle ne veut rien dire.

Au reste Marx a eu raison de regarder l’amour de la liberté et l’amour de la domination comme les deux ressorts qui agitent perpétuellement la vie sociale. Seulement il a oublié de montrer qu’il y a là un principe d’explication matérialiste. Ce n’est pas évident. L’amour de la liberté et l’amour de la domination sont deux faits humains qu’on peut interpréter de plusieurs manières différentes.

De plus ces deux faits ont une portée bien plus étendue que le rapport d’opprimé à oppresseur qui a seul retenu l’attention de Marx. On ne peut pas faire usage de la notion d’oppression sans avoir fait un sérieux effort pour la définir, car elle n’est pas claire. Marx ne s’en est pas donné la peine. Les mêmes hommes sont opprimés à certains égards, oppresseurs à d’autres ; ou encore peuvent désirer le devenir, et ce désir peut l’emporter sur celui de la liberté ; et les oppresseurs, de leur côté, pensent bien moins souvent à maintenir leurs inférieurs dans l’obéissance qu’à l’emporter sur leurs semblables. Il y a ainsi non pas l’analogue d’une bataille où s’opposent deux camps, mais comme un enchevêtrement extraordinairement complexe de guérillas. Cet enchevêtrement est régi pourtant par des lois. Mais elles sont à découvrir.

La seule contribution réelle de Marx à la science sociale, c’est d’avoir posé qu’il en faut une. C’est beaucoup ; c’est immense ; mais nous en sommes toujours au même point. Il en faut toujours une. Marx ne s’est pas même préparé à commencer à la constituer. Ses disciples encore moins. Dans le terme de socialisme scientifique par lequel le marxisme s’est désigné lui-même, l’épithète scientifique ne correspond pas à autre chose qu’à une fiction. On serait tenté de dire plus crûment un mensonge ; mais Marx et la plupart de ses disciples n’ont pas voulu mentir. Si ces hommes n’avaient pas été d’abord leurs propres dupes, on devrait qualifier d’escroquerie l’opération par laquelle ils ont fait tourner à leur bénéfice exclusif le respect des hommes d’aujourd’hui pour la science.

Marx était incapable d’un véritable effort de pensée scientifique, parce que cela ne l’intéressait pas. Ce matérialiste ne s’intéressait qu’à la justice. Il en était obsédé. Sa vue si claire de la nécessité sociale était de nature à le désespérer, puisque c’est une nécessité assez puissante pour empêcher les hommes, non seulement d’obtenir, mais même de penser la justice. Il ne voulait pas du désespoir. Il sentait irrésistiblement en lui-même que le désir de justice de l’homme est trop profond pour admettre un refus. Il s’est réfugié dans un rêve où la matière sociale elle-même se charge des deux fonctions qu’elle interdit à l’homme, à savoir non seulement d’accomplir, mais de penser la justice.

Il a mis à ce rêve l’étiquette de matérialisme dialectique. C’était assez pour le couvrir d’un voile. Ces deux mots sont d’un vide presque impénétrable. Un jeu très amusant, mais un peu cruel, consiste à demander à un marxiste leur signification.

On leur trouve quand même une espèce de signification en cherchant beaucoup. Platon nommait dialectique le mouvement de l’âme qui, à chaque étape, pour monter au domaine supérieur, s’appuie sur les contradictions irréductibles du domaine dans lequel elle se trouve. Au terme de cette ascension, elle est au contact du bien absolu.

L’image de la contradiction dans la matière, c’est le heurt des forces de direction différente. Marx a purement et simplement attribué à la matière sociale ce mouvement vers le bien à travers les contradictions, que Platon a décrit comme étant celui de la créature pensante tirée en haut par l’opération surnaturelle de la grâce.

Il est facile de voir comment il y a été conduit. Tout d’abord, il a adopté sans réserves les deux croyances fausses auxquelles tenaient si fort les bourgeois de son temps. L’une est la confusion entre la production et le bien, et par suite entre le progrès de la production et le progrès vers le bien ; l’autre est la généralisation arbitraire par laquelle on fait du progrès de la production, si sensible au xixe siècle, la loi permanente de l’histoire humaine.

Seulement, contrairement aux bourgeois, Marx n’était pas heureux. La pensée de la misère le bouleversait, comme quiconque n’est pas insensible. Il lui fallait, comme compensation, quelque chose de catastrophique, une revanche éclatante, un châtiment. Il ne pouvait pas se représenter le progrès comme un mouvement continu. Il le voyait comme une série de secousses violentes, explosives. Il est bien inutile de se demander qui, des bourgeois ou de lui, avait raison. Cette notion même de progrès en faveur au xixe siècle n’a pas de sens.

Les Grecs employaient le mot dialectique quand ils pensaient à la vertu de la contradiction comme support de l’âme tirée en haut par la grâce. Comme Marx de son côté combinait l’image matérielle de la contradiction et l’image matérielle du salut de l’âme, à savoir les heurts entre forces et le progrès de la production, il a eu raison peut-être d’employer ce mot de dialectique. Mais d’un autre côté ce mot, accouplé à celui de matérialisme, révèle aussitôt l’absurdité. Si Marx ne l’a pas senti, c’est qu’il n’a pas emprunté le mot aux Grecs, mais à Hegel, qui déjà l’employait sans signification précise. Quant au public, il ne risquait pas d’être choqué ; la pensée grecque n’est plus assez vivante pour cela. Les mots étaient très bien choisis au contraire pour amener les gens à se dire : « Cela doit signifier quelque chose. » Quand des lecteurs ou des auditeurs ont été mis dans cet état, ils sont très accessibles à la suggestion.

Autrefois, dans les universités populaires, des ouvriers disaient parfois, avec une sorte d’avidité timide, à des intellectuels qui se disaient marxistes : « Nous voudrions bien savoir ce que c’est que le matérialisme dialectique. » Il est peu probable qu’ils aient jamais obtenu satisfaction.

Quant au mécanisme de la production automatique du bien absolu par les conflits sociaux, la conception que Marx en avait n’est pas difficile à saisir ; tout cela est très sommaire.

La source du mensonge social résidant dans les groupes en lutte pour la domination ou l’émancipation, la disparition de ces groupes abolirait le mensonge, et l’homme serait dans la justice et la vérité. Et par quel mécanisme ces groupes peuvent-ils disparaître ? C’est très simple. Toutes les fois qu’une transformation sociale se produit, le groupe dominant tombe, et un groupe relativement inférieur prend sa place. On n’a qu’à généraliser ; toute la science et même toute la pensée du xixe siècle avait cette coutume vicieuse de l’extrapolation sans contrôle ; excepté dans la mathématique, la notion de limite était presque ignorée. Si chaque fois un groupe placé plus bas s’élève à la domination, un jour ce sera le plus bas de tous ; dès lors il n’y aura plus d’inférieurs, plus d’oppression, plus de structure sociale par groupes ennemis, plus de mensonge. Les hommes posséderont la justice, et parce qu’ils la posséderont, ils la connaîtront telle qu’elle est.

C’est ainsi qu’il faut comprendre les passages où Marx semble exclure complètement les notions mêmes de justice, de vérité ou de bien. Tant que la justice est absente, l’homme ne peut pas la penser, et à plus forte raison il ne peut pas se la procurer ; elle ne peut lui venir que du dehors. La société étant viciée, empoisonnée, et le poison social s’infiltrant dans toutes les pensées de tous les hommes, tout ce que les hommes imaginent sous le nom de justice est du mensonge. Quiconque parle de justice, de vérité, ou de n’importe quelle espèce de valeur morale, ment ou se laisse duper par des menteurs. Comment donc servir la justice, si on ne la connaît pas ? L’unique moyen, d’après Marx, est de hâter l’opération de ce mécanisme, inscrit dans la structure même de la matière sociale, qui apportera automatiquement la justice aux hommes.

Il est difficile de se rendre compte vraiment si Marx pensait que le rôle du prolétariat dans ce mécanisme, en le mettant plus près de la société future, lui communiquait, à lui et aux écrivains ou militants qui se rangeaient avec lui, comme une première lueur de la vérité ; ou s’il regardait le prolétariat seulement comme un instrument aveugle de cette entité qu’il nommait l’histoire. Sans doute sa pensée a-t-elle oscillé sur ce point. Mais certainement il regardait le prolétariat, y compris ses alliés et chefs venus du dehors, avant tout comme un instrument.

Il regardait comme juste et bon, non pas ce qui apparaît tel à un des esprits faussés par le mensonge social, mais exclusivement ce qui pouvait hâter l’apparition d’une société sans mensonge ; en revanche, dans ce domaine, tout ce qui est efficace, sans aucune exception, est parfaitement juste et bon, non pas en soi, mais relativement au but final.

Ainsi Marx, finalement, retombait dans cette morale de groupe qui lui répugnait au point de lui faire haïr la société. Comme autrefois les féodaux, comme de son temps les gens d’affaires, il s’était fabriqué une morale qui mettait au-dessus du bien et du mal l’activité du groupe social dont il faisait partie, celui des révolutionnaires professionnels.

Il en est toujours ainsi. L’espèce de défaillance que l’on redoute et que l’on hait le plus, dont on a le plus horreur, est toujours celle où l’on tombe, quand on ne cherche pas la source du bien où elle est. C’est le piège perpétuellement tendu à tout homme, et contre lequel il n’est qu’une seule protection.

Ce mécanisme producteur de paradis que Marx imaginait est quelque chose d’évidemment puéril. La force est une relation ; ceux qui sont forts le sont par rapport à de plus faibles. Ceux qui sont faibles n’ont pas la possibilité de s’emparer du pouvoir social ; ceux qui s’emparent du pouvoir social par la force constituent toujours, même avant cette opération, un groupe auquel des masses humaines sont soumises. Le matérialisme révolutionnaire de Marx consiste à poser, d’une part que tout est réglé exclusivement par la force, d’autre part qu’un jour viendra soudain où la force sera du côté des faibles. Non pas que certains qui étaient faibles deviendront forts, changement qui s’est toujours produit ; mais que la masse entière des faibles, demeurant la masse des faibles, aura la force de son côté.

Si l’absurdité ne saute pas aux yeux, c’est qu’on pense que le nombre est une force. Mais le nombre est une force aux mains de celui qui en dispose, non pas aux mains de ceux qui le constituent. Comme l’énergie enfermée dans le charbon est une force seulement après avoir passé par une machine à vapeur, de même l’énergie enfermée dans une masse humaine est une force seulement pour un groupe extérieur à la masse, beaucoup plus petit qu’elle, et ayant établi avec elle des relations qui, au prix d’une étude très attentive, pourraient peut-être être définies. Il en résulte que la force de la masse est utilisée pour des intérêts qui lui sont extérieurs, exactement comme la force d’un bœuf pour l’intérêt du laboureur, d’un cheval pour l’intérêt du cavalier. Quelqu’un peut pousser le cavalier à terre et se mettre en selle à sa place, puis être renversé à son tour ; cela peut se répéter cent et mille fois ; le cheval devra quand même courir sous l’éperon. Et s’il renverse lui-même le cavalier, un autre en prendra bientôt la place.

Marx savait très bien tout cela ; il l’a exposé brillamment à propos de l’État bourgeois ; mais il voulait l’oublier quand il s’agissait de la révolution. Il savait que la masse est faible et ne constitue une force qu’aux mains d’autrui ; car s’il en était autrement il n’y aurait jamais eu d’oppression. Il se laissait persuader uniquement par la généralisation, le passage à la limite de ce changement perpétuel qui met périodiquement ceux qui étaient moins forts à la place de ceux qui étaient plus forts. Le passage à la limite, quand il est appliqué à une relation dont il supprime un des termes, est par trop absurde. Mais ce raisonnement misérable suffisait à Marx, parce que tout suffit pour persuader celui qui sent que, s’il n’était pas persuadé, il ne pourrait pas vivre.

L’idée que la faiblesse comme telle, demeurant faible, peut constituer une force, n’est pas une idée nouvelle. C’est l’idée chrétienne elle-même, et la Croix en est l’illustration. Mais il s’agit d’une force d’une tout autre espèce que celle qui est maniée par les forts ; c’est une force qui n’est pas de ce monde, qui est surnaturelle. Elle opère à la manière du surnaturel, décisivement, mais secrètement, silencieusement, sous l’apparence de l’infiniment petit ; et si elle pénètre les masses par rayonnement, elle n’habite pas en elles, mais dans certaines âmes. Marx a admis cette contradiction d’une faiblesse forte, sans admettre le surnaturel qui seul rend la contradiction légitime.

De même, Marx a senti une vérité, une vérité essentielle, quand il a compris que l’homme ne conçoit la justice que s’il l’a…


(Ici s’arrête le manuscrit, écrit à Londres en 1943 et inachevé…)