Oppression et Liberté/05/04

Gallimard (p. 113-142).


TABLEAU THÉORIQUE D’UNE SOCIÉTÉ LIBRE.


Et pourtant rien au monde ne peut empêcher l’homme de se sentir né pour la liberté. Jamais, quoi qu’il advienne, il ne peut accepter la servitude ; car il pense. Il n’a jamais cessé de rêver une liberté sans limites, soit comme un bonheur passé dont un châtiment l’aurait privé, soit comme un bonheur à venir qui lui serait dû par une sorte de pacte avec une providence mystérieuse. Le communisme imaginé par Marx est la forme la plus récente de ce rêve. Ce rêve est toujours demeuré vain, comme tous les rêves, ou, s’il a pu consoler, ce n’est que comme un opium ; il est temps de renoncer à rêver la liberté, et de se décider à la concevoir.

C’est la liberté parfaite qu’il faut s’efforcer de se représenter clairement, non pas dans l’espoir d’y atteindre, mais dans l’espoir d’atteindre une liberté moins imparfaite que n’est notre condition actuelle ; car le meilleur n’est concevable que par le parfait. On ne peut se diriger que vers un idéal. L’idéal est tout aussi irréalisable que le rêve, mais, à la différence du rêve, il a rapport à la réalité ; il permet, à titre de limite, de ranger des situations ou réelles ou réalisables dans l’ordre de la moindre à la plus haute valeur. La liberté parfaite ne peut pas être conçue comme consistant simplement dans la disparition de cette nécessité dont nous subissons perpétuellement la pression ; tant que l’homme vivra, c’est-à-dire tant qu’il constituera un infime fragment de cet univers impitoyable, la pression de la nécessité ne se relâchera jamais un seul instant. Un état de choses où l’homme aurait autant de jouissances et aussi peu de fatigues qu’il lui plairait ne peut pas trouver place, sinon par fiction, dans le monde où nous vivons. La nature est, il est vrai, plus clémente ou plus sévère aux besoins humains, selon les climats et peut-être selon les époques ; mais attendre l’invention miraculeuse qui la rendrait clémente partout et une fois pour toutes, c’est à peu près aussi raisonnable que les espérances attachées autrefois à la date de l’an mille. Au reste, si l’on examine cette fiction de près, il n’apparaît même pas qu’elle vaille un regret. Il suffit de tenir compte de la faiblesse humaine pour comprendre qu’une vie d’où la notion même du travail aurait à peu près disparu serait livrée aux passions et peut-être à la folie ; il n’y a pas de maîtrise de soi sans discipline, et il n’y a pas d’autre source de discipline pour l’homme que l’effort demandé par les obstacles extérieurs. Un peuple d’oisifs pourrait bien s’amuser à se donner des obstacles, s’exercer aux sciences, aux arts, aux jeux ; mais les efforts qui procèdent de la seule fantaisie ne constituent pas pour l’homme un moyen de dominer ses propres fantaisies. Ce sont les obstacles auxquels on se heurte et qu’il faut surmonter qui fournissent l’occasion de se vaincre soi-même. Même les activités en apparence les plus libres, science, art, sport, n’ont de valeur qu’autant qu’elles imitent l’exactitude, la rigueur, le scrupule propres aux travaux, et même les exagèrent. Sans le modèle que leur fournissent sans le savoir le laboureur, le forgeron, le marin qui travaillent comme il faut, pour employer cette expression d’une ambiguïté admirable, elles sombreraient dans le pur arbitraire. La seule liberté qu’on puisse attribuer à l’âge d’or, c’est celle dont jouiraient les petits enfants si les parents ne leur imposaient pas des règles ; elle n’est en réalité qu’une soumission inconditionnée au caprice. Le corps humain ne peut en aucun cas cesser de dépendre du puissant univers dans lequel il est pris ; quand même l’homme cesserait d’être soumis aux choses et aux autres hommes par les besoins et les dangers, il ne leur serait que plus complètement livré par les émotions qui le saisiraient continuellement aux entrailles et dont aucune activité régulière ne le défendrait plus. Si l’on devait entendre par liberté la simple absence de toute nécessité, ce mot serait vide de toute signification concrète ; mais il ne représenterait pas alors pour nous ce dont la privation ôte à la vie sa valeur.

On peut entendre par liberté autre chose que la possibilité d’obtenir sans effort ce qui plaît. Il existe une conception bien différente de la liberté, une conception héroïque qui est celle de la sagesse commune. La liberté véritable ne se définit pas par un rapport entre le désir et la satisfaction, mais par un rapport entre la pensée et l’action ; serait tout à fait libre l’homme dont toutes les actions procéderaient d’un jugement préalable concernant la fin qu’il se propose et l’enchaînement des moyens propres à amener cette fin. Peu importe que les actions en elles-mêmes soient aisées ou douloureuses, et peu importe même qu’elles soient couronnées de succès ; la douleur et l’échec peuvent rendre l’homme malheureux, mais ne peuvent pas l’humilier aussi longtemps que c’est lui-même qui dispose de sa propre faculté d’agir. Et disposer de ses propres actions ne signifie nullement agir arbitrairement ; les actions arbitraires ne procèdent d’aucun jugement, et ne peuvent à proprement parler être appelées libres. Tout jugement porte sur une situation objective, et par suite sur un tissu de nécessités. L’homme vivant ne peut en aucun cas cesser d’être enserré de toutes parts par une nécessité absolument inflexible ; mais comme il pense, il a le choix entre céder aveuglément à l’aiguillon par lequel elle le pousse de l’extérieur, ou bien se conformer à la représentation intérieure qu’il s’en forge ; et c’est en quoi consiste l’opposition entre servitude et liberté. Les deux termes de cette opposition ne sont au reste que des limites idéales entre lesquelles se meut la vie humaine sans pouvoir jamais en atteindre aucune, sous peine de n’être plus la vie. Un homme serait complètement esclave si tous ses gestes procédaient d’une autre source que sa pensée, à savoir ou bien les réactions irraisonnées du corps, ou bien la pensée d’autrui ; l’homme primitif affamé dont tous les bonds sont provoqués par les spasmes qui tordent ses entrailles, l’esclave romain perpétuellement tendu vers les ordres d’un surveillant armé d’un fouet, l’ouvrier moderne qui travaille à la chaîne, approchent de cette condition misérable. Quant à la liberté complète, on peut en trouver un modèle abstrait dans un problème d’arithmétique ou de géométrie bien résolu ; car dans un problème tous les éléments de la solution sont donnés, et l’homme ne peut attendre de secours que de son propre jugement, seul capable d’établir entre ces éléments le rapport qui constitue par lui-même la solution cherchée. Les efforts et les victoires de la mathématique ne dépassent pas le cadre de la feuille de papier, royaume des signes et des dessins ; une vie entièrement libre serait celle où toutes les difficultés réelles se présenteraient comme des sortes de problèmes, où toutes les victoires seraient comme des solutions mises en action. Tous les éléments du succès seraient alors donnés, c’est-à-dire connus et maniables comme sont les signes du mathématicien ; pour obtenir le résultat voulu, il suffirait de mettre ces éléments en rapport grâce à la direction méthodique qu’imprimerait la pensée non plus à de simples traits de plume, mais à des mouvements effectifs et qui laisseraient leur marque dans le monde. Pour mieux dire, l’accomplissement de n’importe quel ouvrage consisterait en une combinaison d’efforts aussi consciente et aussi méthodique que peut l’être la combinaison de chiffres par laquelle s’opère la solution d’un problème lorsqu’elle procède de la réflexion. L’homme aurait alors constamment son propre sort en mains ; il forgerait à chaque moment les conditions de sa propre existence par un acte de la pensée. Le simple désir, il est vrai, ne le mènerait à rien ; il ne recevrait rien gratuitement ; et même les possibilités d’effort efficace seraient pour lui étroitement limitées. Mais le fait même de ne pouvoir rien obtenir sans avoir mis en action, pour le conquérir, toutes les puissances de la pensée et du corps permettrait à l’homme de s’arracher sans retour à l’emprise aveugle des passions. Une vue claire du possible et de l’impossible, du facile et du difficile, des peines qui séparent le projet de l’accomplissement efface seule les désirs insatiables et les craintes vaines ; de là et non d’ailleurs procèdent la tempérance et le courage, vertus sans lesquelles la vie n’est qu’un honteux délire. Au reste toute espèce de vertu a sa source dans la rencontre qui heurte la pensée humaine à une matière sans indulgence et sans perfidie. On ne peut rien concevoir de plus grand pour l’homme qu’un sort qui le mette directement aux prises avec la nécessité nue, sans qu’il ait rien à attendre que de soi, et tel que sa vie soit une perpétuelle création de lui-même par lui-même. L’homme est un être borné à qui il n’est pas donné d’être, comme le Dieu des théologiens, l’auteur direct de sa propre existence ; mais l’homme posséderait l’équivalent humain de cette puissance divine si les conditions matérielles qui lui permettent d’exister étaient exclusivement l’œuvre de sa pensée dirigeant l’effort de ses muscles. Telle serait la liberté véritable.

Cette liberté n’est qu’un idéal, et ne peut pas plus se trouver dans une situation réelle que la droite parfaite ne peut être tracée par le crayon. Mais cet idéal sera utile à concevoir si nous pouvons apercevoir en même temps ce qui nous sépare de lui, et quelles circonstances peuvent nous en éloigner ou nous en approcher. L’obstacle qui apparaît le premier est constitué par la complexité et l’étendue de ce monde auquel nous avons affaire, complexité et étendue qui dépassent infiniment la portée de notre esprit. Les difficultés de la vie réelle ne constituent pas des problèmes à notre mesure ; elles sont comme des problèmes dont les données seraient en quantité innombrable, car la matière est doublement indéfinie, eu égard et à l’extension et à la divisibilité. Aussi est-il impossible à un esprit humain de tenir compte de tous les facteurs dont dépend le succès de l’action en apparence la plus simple ; n’importe quelle situation laisse place à des hasards sans nombre, et les choses échappent à notre pensée comme des fluides qu’on voudrait prendre entre les doigts. Dès lors il semblerait que la pensée ne puisse s’exercer que sur de vaines combinaisons de signes, et que l’action doive se réduire au tâtonnement le plus aveugle. Mais en fait il n’en est pas ainsi. Certes nous ne pouvons jamais agir à coup sûr ; mais cela n’importe pas tant qu’on pourrait le croire. Nous pouvons aisément supporter que les conséquences de nos actions dépendent de hasards incontrôlables ; ce qu’il nous faut à tout prix soustraire au hasard, ce sont nos actions elles-mêmes, et cela de manière à les soumettre à la direction de la pensée. Il suffit pour cela que l’homme puisse concevoir une chaîne d’intermédiaires unissant les mouvements dont il est capable aux résultats qu’il veut obtenir ; et il le peut souvent, grâce à la stabilité relative qui persiste, à travers les aveugles remous de l’univers, à l’échelle de l’organisme humain, et qui seule permet à cet organisme de subsister. Certes cette chaîne d’intermédiaires ne constitue jamais qu’un schéma abstrait ; quand on passe à l’exécution, des accidents peuvent à chaque instant intervenir pour déjouer les plans les mieux établis ; mais si l’intelligence a su élaborer clairement le plan abstrait de l’action à exécuter, cela veut dire qu’elle est arrivée non certes à éliminer le hasard, mais à lui faire une part circonscrite et limitée, et, pour ainsi dire, à le filtrer, en classant par rapport à ce plan la masse indéfinie des accidents possibles en quelques séries bien déterminées. Ainsi l’esprit est impuissant à se reconnaître dans les remous innombrables que forment en pleine mer le vent et l’eau ; mais si on place au milieu de ces remous un bateau dont voiles et gouvernail soient disposés de telle ou telle manière, on peut faire la liste des actions qu’ils peuvent lui faire subir. Tous les outils sont ainsi, d’une manière plus ou moins parfaite, comme des instruments à définir les hasards. L’homme pourrait de la sorte éliminer le hasard sinon autour de lui, du moins en lui-même ; cependant cela même est un idéal inaccessible. Le monde est trop fertile en situations dont la complexité nous dépasse pour que l’instinct, la routine, le tâtonnement, l’improvisation puissent jamais cesser de jouer un rôle dans nos travaux ; l’homme ne peut que restreindre de plus en plus ce rôle grâce aux progrès de la science et de la technique. Ce qui importe, c’est que ce rôle soit subordonné et n’empêche pas la méthode de constituer l’âme même du travail. Il faut aussi qu’il apparaisse comme provisoire, et que routine et tâtonnement soient toujours considérés non pas comme des principes d’action, mais comme des pis-aller destinés à combler les lacunes de la pensée méthodique ; c’est à quoi les hypothèses scientifiques nous aident puissamment, en nous faisant concevoir les phénomènes à moitié connus comme régis par des lois analogues à celles qui déterminent les phénomènes les plus clairement compris. Et même là où nous ne savons rien, nous pouvons encore supposer que de semblables lois s’appliquent ; cela suffit pour éliminer, à défaut de l’ignorance, le sentiment du mystère, et nous faire comprendre que nous vivons dans un monde où l’homme ne doit attendre de miracles que de soi.

Il est cependant une source de mystère que nous ne pouvons éliminer, et qui n’est autre que notre propre corps. L’extrême complexité des phénomènes vitaux peut peut-être être progressivement débrouillée, tout au moins dans une certaine mesure ; mais une ombre impénétrable enveloppera toujours le rapport immédiat qui lie nos pensées à nos mouvements. Dans ce domaine nous ne pouvons concevoir aucune nécessité, du fait même que nous ne pouvons pas déterminer des chaînons intermédiaires ; au reste la notion de nécessité, telle que la pensée humaine la forme, n’est proprement applicable qu’à la matière. On ne peut même trouver dans les phénomènes en question, à défaut d’une nécessité clairement concevable, une régularité même approximative. Parfois les réactions du corps vivant sont complètement étrangères à la pensée ; parfois, mais rarement, elles en exécutent simplement les ordres ; plus souvent elles accomplissent ce que l’âme a désiré sans que celle-ci y prenne aucune part ; souvent aussi elles accompagnent les vœux formés par l’âme sans y correspondre d’aucune manière ; d’autres fois encore elles précèdent les pensées. Aucun classement n’est possible. C’est pourquoi, lorsque les mouvements du corps vivant jouent le premier rôle dans la lutte contre la nature, la notion même de nécessité peut difficilement se former ; en cas de succès la nature semble obéir ou complaire immédiatement aux désirs, et, en cas d’échec, les repousser. C’est ce qui a lieu dans les actions accomplies ou sans instruments ou avec des instruments si bien adaptés aux membres vivants qu’ils ne font guère qu’en prolonger les mouvements naturels. On peut comprendre ainsi que les primitifs, malgré leur habileté extrême à accomplir tout ce dont ils ont besoin pour subsister, se représentent le rapport entre l’homme et le monde sous l’aspect non du travail, mais de la magie. Entre eux et le réseau de nécessités qui constitue la nature et définit les conditions réelles de l’existence s’interposent dès lors comme un écran toutes sortes de caprices mystérieux à la merci desquels ils croient se trouver ; et si peu oppressive que puisse être la société qu’ils forment, ils n’en sont pas moins esclaves par rapport à ces caprices imaginaires, souvent interprétés d’ailleurs par des prêtres et des sorciers en chair et en os. Ces croyances survivent sous forme de superstitions, et, contrairement à ce que nous aimons à penser, aucun homme n’en est complètement dégagé ; mais leur emprise perd sa force à mesure que, dans la lutte contre la nature, le corps vivant passe au second plan et les instruments inertes au premier. C’est le cas lorsque les instruments, cessant de se modeler sur la structure de l’organisme humain, le contraignent au contraire à adapter ses mouvements à leur forme. Dès lors il n’y a plus aucune correspondance entre les gestes à exécuter et les passions ; la pensée doit se soustraire au désir et à la crainte, et s’appliquer uniquement à établir un rapport exact entre les mouvements imprimés aux instruments et le but poursuivi. La docilité du corps en pareil cas est une espèce de miracle, mais un miracle dont la pensée n’a pas à tenir compte ; le corps, rendu comme fluide par l’habitude, selon la belle expression de Hegel, fait simplement passer dans les instruments les mouvements conçus par l’esprit. L’attention se porte exclusivement sur les combinaisons formées par les mouvements de la matière inerte, et la notion de nécessité apparaît dans sa pureté, sans aucun mélange de magie. Par exemple, sur terre et porté par les désirs et les craintes qui meuvent ses jambes pour lui, l’homme se trouve souvent avoir passé d’un lieu à un autre sans savoir comment ; sur mer au contraire, comme les désirs et les craintes n’ont pas prise sur le bateau, il faut perpétuellement ruser et combiner, disposer voiles et gouvernail, transformer la poussée du vent par un enchaînement d’artifices qui ne peut être l’œuvre que d’une pensée lucide. On ne peut pas réduire entièrement le corps humain à ce rôle d’intermédiaire docile entre la pensée et les instruments, mais on peut l’y réduire de plus en plus ; c’est à quoi contribue chaque progrès de la technique,

Mais, par malheur, quand même on arriverait à soumettre strictement et jusque dans le détail tous les travaux sans exception à la pensée méthodique, un nouvel obstacle à la liberté surgirait aussitôt, à cause de la profonde différence de nature qui sépare la spéculation théorique et l’action. En réalité, il n’y a rien de commun entre la résolution d’un problème et l’exécution d’un travail même parfaitement méthodique, entre l’enchaînement des notions et l’enchaînement des mouvements. Celui qui s’attaque à une difficulté d’ordre théorique procède en allant du simple au complexe, du clair à l’obscur ; les mouvements du travailleur ne sont pas, eux, plus simples ou plus clairs les uns que les autres, mais simplement ceux qui précèdent sont la condition de ceux qui suivent. Par ailleurs la pensée rassemble le plus souvent ce que l’exécution doit séparer, ou sépare ce que l’exécution doit unir. C’est pourquoi, lorsqu’un travail quelconque présente à la pensée des difficultés non immédiatement surmontables, il est impossible d’unir l’examen de ces difficultés et l’exécution du travail ; l’esprit doit d’abord résoudre le problème théorique par ses procédés propres, et ensuite la solution peut être appliquée à l’action. On ne peut dire en pareil cas que l’action soit à proprement parler méthodique ; elle est conforme à la méthode, ce qui est bien différent. La différence est capitale ; car celui qui applique la méthode n’a pas besoin de la concevoir au moment où il l’applique. Bien plus, s’il s’agit de choses compliquées, il ne le peut, quand il l’aurait élaborée lui-même ; car l’attention, toujours contrainte de se porter sur le moment présent de l’exécution, ne peut guère embrasser en même temps l’enchaînement de rapports dont dépend l’ensemble de l’exécution. Dès lors ce qui est exécuté, ce n’est pas une pensée, c’est un schéma abstrait indiquant une suite de mouvements, et aussi peu pénétrable à l’esprit, au moment de l’exécution, qu’une recette due à la simple routine ou un rite magique. Par ailleurs une seule et même conception est applicable, avec ou sans modifications de détail, un nombre indéfini de fois ; car bien que la pensée embrasse d’un coup la série des applications possibles d’une méthode, l’homme n’est pas dispensé pour autant de les réaliser une par une toutes les fois que c’est nécessaire. Ainsi à un seul éclair de pensée correspond une quantité illimitée d’actions aveugles. Il va de soi que ceux qui reproduisent indéfiniment l’application de telle ou telle méthode de travail ne se sont souvent jamais donné la peine de la comprendre ; il arrive au reste fréquemment que chacun d’eux ne soit chargé que d’une partie de l’exécution, toujours la même, cependant que ses compagnons font le reste. Dès lors on se trouve en présence d’une situation paradoxale ; à savoir qu’il y a de la méthode dans les mouvements du travail, mais non pas dans la pensée du travailleur. On dirait que la méthode a transféré son siège de l’esprit dans la matière. C’est ce dont les machines automatiques offrent la plus frappante image. Du moment que la pensée qui a élaboré une méthode d’action n’a pas besoin d’intervenir dans l’exécution, on peut confier cette exécution à des morceaux de métal aussi bien et mieux qu’à des membres vivants ; et on se trouve ainsi devant le spectacle étrange de machines où la méthode s’est si parfaitement cristallisée en métal qu’il semble que ce soit elles qui pensent, et les hommes attachés à leur service qui soient réduits à l’état d’automates. Au reste cette opposition entre l’application et l’intelligence de la méthode se retrouve, absolument identique, dans le cadre même de la pure théorie. Pour prendre un exemple simple, il est tout à fait impossible, au moment où l’on fait une division difficile, d’avoir la théorie de la division présente à l’esprit ; et cela non seulement parce que cette théorie, qui repose sur le rapport de la division à la multiplication, est d’une certaine complexité, mais surtout parce qu’en exécutant chacune des opérations partielles au bout desquelles la division est accomplie, on oublie que les chiffres représentent tantôt des unités, tantôt des dizaines, tantôt des centaines. Les signes se combinent selon les lois des choses qu’ils signifient ; mais, faute de pouvoir conserver le rapport de signe à signifié perpétuellement présent à l’esprit, on les manie comme s’ils se combinaient d’après leurs propres lois ; et de ce fait les combinaisons deviennent inintelligibles, ce qui veut dire qu’elles s’accomplissent automatiquement. Le caractère machinal des opérations arithmétiques est illustré par l’existence de machines à compter ; mais un comptable aussi n’est pas autre chose qu’une machine à compter imparfaite et malheureuse. La mathématique ne progresse qu’en travaillant sur les signes, en élargissant leur signification, en créant des signes de signes ; ainsi les lettres courantes de l’algèbre représentent des quantités quelconques, ou même des opérations virtuelles, comme c’est le cas pour les valeurs négatives ; d’autres lettres représentent des fonctions algébriques, et ainsi de suite. Comme à chaque étage, si l’on peut ainsi parler, on en arrive inévitablement à perdre de vue le rapport de signe à signifié, les combinaisons de signes, bien que toujours rigoureusement méthodiques, deviennent bien vite impénétrables à la pensée. Il n’existe pas de machine algébrique satisfaisante, bien que plusieurs tentatives aient été faites dans ce sens ; mais les calculs algébriques n’en sont pas moins le plus souvent aussi automatiques que le travail du comptable. Ou pour mieux dire ils le sont plus, en ce sens qu’ils le sont, en quelque sorte, essentiellement. Après avoir fait une division, on peut toujours réfléchir sur elle, en rendant aux signes leur signification, jusqu’à ce qu’on ait compris le pourquoi de chaque partie de l’opération ; mais il n’en est pas de même en algèbre, où les signes, à force d’être maniés et combinés entre eux en tant que tels, finissent par faire preuve d’une efficacité dont leur signification ne rend pas compte. Tels sont, par exemple, les signes e et i ; en les maniant convenablement, on aplanit merveilleusement toutes sortes de difficultés, et notamment si on les combine d’une certaine manière avec, on arrive à l’affirmation que la quadrature du cercle est impossible ; cependant aucun esprit au monde ne conçoit quel rapport les quantités, si on peut les nommer ainsi, que désignent ces lettres peuvent avoir avec le problème de la quadrature du cercle. Le calcul met les signes en rapport sur le papier, sans que les objets signifiés soient en rapport dans l’esprit ; de sorte que la question même de la signification des signes finit par ne plus rien vouloir dire. On se trouve ainsi avoir résolu un problème par une sorte de magie, sans que l’esprit ait mis en rapport les données et la solution. Dès lors là aussi, comme dans le cas de la machine automatique, la méthode semble avoir pour domaine les choses au lieu de la pensée ; seulement, en l’occurrence, les choses ne sont pas des morceaux de métal, mais des traits sur du papier blanc. C’est ainsi qu’un savant a pu dire : « Mon crayon en sait plus que moi. » Il va de soi que les mathématiques supérieures ne sont pas un pur produit de l’automatisme, et que la pensée et même le génie ont eu part et ont part à leur élaboration ; il en résulte un extraordinaire mélange d’opérations aveugles avec des éclairs de pensée ; mais là où la pensée ne domine pas tout, elle joue nécessairement un rôle subordonné. Et plus le progrès de la science accumule les combinaisons toutes faites de signes, plus la pensée est écrasée, impuissante à faire l’inventaire des notions qu’elle manie. Bien entendu, le rapport des formules ainsi élaborées avec les applications pratiques dont elles sont susceptibles est, lui aussi, souvent tout à fait impénétrable à la pensée, et, de ce fait, apparaît comme aussi fortuit que l’efficacité d’une formule magique. Le travail se trouve en pareil cas automatique pour ainsi dire à la deuxième puissance ; ce n’est pas seulement l’exécution, c’est aussi l’élaboration de la méthode de travail qui s’accomplit sans être dirigée par la pensée. On pourrait concevoir, à titre de limite abstraite, une civilisation où toute activité humaine, dans le domaine du travail comme dans celui de la spéculation théorique, serait soumise jusque dans le détail à une rigueur toute mathématique, et cela sans qu’aucun être humain comprenne quoi que ce soit à ce qu’il ferait ; la notion de nécessité serait alors absente de tous les esprits, et cela d’une manière tout autrement radicale que chez les peuplades primitives dont nos sociologues affirment qu’elles ignorent la logique.

Par opposition, le seul mode de production pleinement libre serait celui où la pensée méthodique se trouverait à l’œuvre tout au cours du travail. Les difficultés à vaincre devraient être si variées que jamais il ne fût possible d’appliquer des règles toutes faites ; non certes que le rôle des connaissances acquises doive être nul ; mais il faut que le travailleur soit obligé de toujours garder présente à l’esprit la conception directrice du travail qu’il exécute, de manière à pouvoir l’appliquer intelligemment à des cas particuliers toujours nouveaux. Une telle présence d’esprit a naturellement pour condition que cette fluidité du corps que produisent l’habitude et l’habileté atteigne un degré fort élevé. Il faut aussi que toutes les notions utilisées au cours du travail soient assez lumineuses pour pouvoir être évoquées tout entières en un clin d’ail ; il dépend de la souplesse plus ou moins grande de l’intelligence, mais plus encore de la voie plus ou moins directe par laquelle une notion s’est formée dans l’esprit, que la mémoire puisse conserver la notion elle-même ou seulement la formule qui lui servait d’enveloppe. Par ailleurs il va de soi que le degré de complication des difficultés à résoudre ne doit jamais être trop élevé, sous peine d’établir une coupure entre la pensée et l’action. Bien entendu un tel idéal ne pourra jamais être pleinement réalisable ; on ne peut pas éviter, dans la vie pratique, d’accomplir des actions qu’il soit impossible de comprendre au moment où on les accomplit, soit qu’il faille se fier à des règles toutes faites ou bien à l’instinct, au tâtonnement, à la routine. Mais on peut du moins élargir peu à peu le domaine du travail lucide, et cela peut-être indéfiniment. Il suffirait à cette fin que l’homme visât non plus à étendre indéfiniment ses connaissances et son pouvoir, mais plutôt à établir, aussi bien dans l’étude que dans le travail, un certain équilibre entre l’esprit et l’objet auquel l’esprit s’applique.

Mais il existe encore un autre facteur de servitude ; c’est pour chacun l’existence des autres hommes. Et même, à y bien regarder, c’est à proprement parler le seul facteur de servitude ; l’homme seul peut asservir l’homme. Les primitifs mêmes ne seraient pas esclaves de la nature s’ils n’y logeaient des êtres imaginaires analogues à l’homme, et dont les volontés sont d’ailleurs interprétées par des hommes. En ce cas comme dans tous les autres, c’est le monde extérieur qui est la source de la puissance ; mais si derrière les forces infinies de la nature il n’y avait pas, soit par fiction, soit en réalité, des volontés divines ou humaines, la nature pourrait briser l’homme et non pas l’humilier. La matière peut démentir les prévisions et ruiner les efforts, elle n’en demeure pas moins inerte, faite pour être conçue et maniée du dehors ; mais on ne peut jamais ni pénétrer ni manier du dehors la pensée humaine. Dans la mesure où le sort d’un homme dépend d’autres hommes, sa propre vie échappe non seulement à ses mains, mais aussi à son intelligence ; le jugement et la résolution n’ont plus rien à quoi s’appliquer ; au lieu de combiner et d’agir, il faut s’abaisser à supplier ou à menacer ; et l’âme tombe dans des gouffres sans fond de désir et de crainte, car il n’y a pas de limites aux satisfactions et aux souffrances qu’un homme peut recevoir des autres hommes. Cette dépendance avilissante n’est pas le fait des opprimés seuls, mais au même titre quoique de manières différentes, des opprimés et des puissants. Comme l’homme puissant ne vit que de ses esclaves, l’existence d’un monde inflexible lui échappe presque entièrement ; ses ordres lui paraissent contenir en eux-mêmes une efficacité mystérieuse ; il n’est jamais capable à proprement parler de vouloir, mais est en proie à des désirs auxquels jamais la vue claire de la nécessité ne vient apporter une limite. Comme il ne conçoit pas d’autre méthode d’action que de commander, quand il lui arrive, comme cela est inévitable, de commander en vain, il passe tout d’un coup du sentiment d’une puissance absolue au sentiment d’une impuissance radicale, ainsi qu’il arrive souvent dans les rêves ; et les craintes sont alors d’autant plus accablantes qu’il sent continuellement sur lui la menace de ses rivaux. Quant aux esclaves, ils sont, eux, continuellement aux prises avec la matière ; seulement leur sort dépend non de cette matière qu’ils brassent, mais de maîtres aux caprices desquels on ne peut assigner ni lois ni limites.

Mais ce serait encore peu de chose de dépendre d’êtres qui, bien qu’étrangers, sont du moins réels, et qu’on peut sinon pénétrer, du moins voir, entendre, deviner par analogie avec soi-même. En réalité, dans toutes les sociétés oppressives, un homme quelconque, à quelque rang qu’il se trouve, dépend non seulement de ceux qui sont placés au-dessus ou au-dessous de lui, mais avant tout du jeu même de la vie collective, jeu aveugle qui détermine seul les hiérarchies sociales ; et peu importe à cet égard que la puissance laisse apparaître son origine essentiellement collective ou bien semble loger dans certains individus déterminés comme la vertu dormitive dans l’opium. Or s’il y a au monde quelque chose d’absolument abstrait, d’absolument mystérieux, d’inaccessible aux sens et à la pensée, c’est la collectivité ; l’individu qui en est membre ne peut, semble-t-il, l’atteindre ni la saisir par aucune ruse, peser sur elle par aucun levier ; il se sent vis-à-vis d’elle de l’ordre de l’infiniment petit. Si les caprices d’un individu apparaissent à tous les autres comme arbitraires, les secousses de la vie collective semblent l’être à la deuxième puissance. Ainsi entre l’homme et cet univers qui lui est assigné par le sort comme l’unique matière de sa pensée et de son action, les rapports d’oppression et de servitude placent d’une manière permanente l’écran impénétrable de l’arbitraire humain. Quoi d’étonnant si au lieu d’idées on ne rencontre guère que des opinions, au lieu d’action une agitation aveugle ? On ne pourrait se représenter la possibilité d’un progrès quelconque au seul vrai sens de ce mot, c’est-à-dire un progrès dans l’ordre des valeurs humaines, que si l’on pouvait concevoir à titre de limite idéale une société qui armerait l’homme contre le monde sans l’en séparer.

Pas plus que l’homme n’est fait pour être le jouet d’une nature aveugle, il n’est fait pour être le jouet des collectivités aveugles qu’il forme avec ses semblables ; mais pour cesser d’être livré à la société aussi passivement qu’une goutte d’eau à la mer, il faudrait qu’il puisse et la connaître et agir sur elle. Dans tous les domaines, il est vrai, les forces collectives dépassent infiniment les forces individuelles ; ainsi l’on ne peut pas plus facilement concevoir un individu disposant même d’une portion de la vie collective qu’une ligne s’allongeant par l’addition d’un point. C’est là du moins l’apparence ; mais en réalité il y a une exception et une seule, à savoir le domaine de la pensée. En ce qui concerne la pensée, le rapport est retourné ; là l’individu dépasse la collectivité autant que quelque chose dépasse rien, car la pensée ne se forme que dans un esprit se trouvant seul en face de lui-même ; les collectivités ne pensent point. Il est vrai que la pensée ne constitue nullement une force par elle-même. Archimède a été tué, dit-on, par un soldat ivre ; et si on l’avait mis à tourner une meule sous le fouet d’un surveillant d’esclaves, il aurait tourné exactement de la même manière que l’homme le plus épais. Dans la mesure où la pensée plane au-dessus de la mêlée sociale, elle peut juger, mais non pas transformer. Toutes les forces sont matérielles ; l’expression de force spirituelle est essentiellement contradictoire ; la pensée ne peut être une force que dans la mesure où elle est matériellement indispensable. Pour exprimer la même idée sous un autre aspect, l’homme n’a rien d’essentiellement individuel, n’a rien qui lui soit absolument propre, si ce n’est la faculté de penser ; et cette société dont il dépend étroitement à chaque instant de son existence dépend en retour quelque peu de lui dès le moment où elle a besoin qu’il pense. Car tout le reste peut être imposé du dehors par la force, y compris les mouvements du corps, mais rien au monde ne peut contraindre un homme à exercer sa puissance de pensée, ni lui soustraire le contrôle de sa propre pensée. Si l’on a besoin qu’un esclave pense, il vaut mieux lâcher le fouet ; sinon l’on a bien peu de chances d’obtenir des résultats de bonne qualité. Ainsi, si l’on veut former, d’une manière purement théorique, la conception d’une société où la vie collective serait soumise aux hommes considérés en tant qu’individus au lieu de se les soumettre, il faut se représenter une forme de vie matérielle dans laquelle n’interviendraient que des efforts exclusivement dirigés par la pensée claire, ce qui impliquerait que chaque travailleur ait lui-même à contrôler, sans se référer à aucune règle extérieure, non seulement l’adaptation de ses efforts avec l’ouvrage à produire, mais encore leur coordination avec les efforts de tous les autres membres de la collectivité. La technique devrait être de nature à mettre perpétuellement à l’œuvre la réflexion méthodique ; l’analogie entre les techniques des différents travaux devrait être assez étroite et la culture technique assez étendue pour que chaque travailleur se fasse une idée nette de toutes les spécialités ; la coordination devrait s’établir d’une manière assez simple pour que chacun en ait perpétuellement une connaissance précise, en ce qui concerne la coopération des travailleurs aussi bien que les échanges des produits ; les collectivités ne seraient jamais assez étendues pour dépasser la portée d’un esprit humain ; la communauté des intérêts serait assez évidente pour effacer les rivalités ; et comme chaque individu serait en état de contrôler l’ensemble de la vie collective, celle-ci serait toujours conforme à la volonté générale. Les privilèges fondés sur l’échange des produits, les secrets de la production ou la coordination des travaux se trouveraient automatiquement abolis. La fonction de coordonner n’impliquerait plus aucune puissance, puisqu’un contrôle continuel exercé par chacun rendrait toute décision arbitraire impossible. D’une manière générale la dépendance des hommes les uns vis-à-vis des autres n’impliquerait plus que leur sort se trouve livré à l’arbitraire, et elle cesserait d’introduire dans la vie humaine quoi que ce soit de mystérieux, puisque chacun serait en état de contrôler l’activité de tous les autres en faisant appel à sa seule raison. Il n’y a qu’une seule et même raison pour tous les hommes ; ils ne deviennent étrangers et impénétrables les uns aux autres que lorsqu’ils s’en écartent ; ainsi une société où toute la vie matérielle aurait pour condition nécessaire et suffisante que chacun exerce sa raison pourrait être tout à fait transparente pour chaque esprit. Quant au stimulant nécessaire pour surmonter les fatigues, les douleurs et les dangers, chacun le trouverait dans le désir d’obtenir l’estime de ses compagnons, mais plus encore en lui-même ; pour les travaux qui sont des créations de l’esprit, la contrainte extérieure, devenue inutile et nuisible, est remplacée par une sorte de contrainte intérieure ; le spectacle de l’ouvrage inachevé attire l’homme libre aussi puissamment que le fouet pousse l’esclave. Une telle société serait seule une société d’hommes libres, égaux et frères. Les hommes seraient à vrai dire pris dans des liens collectifs, mais exclusivement en leur qualité d’hommes ; ils ne seraient jamais traités les uns par les autres comme des choses. Chacun verrait en chaque compagnon de travail un autre soi-même placé à un autre poste, et l’aimerait comme le veut la maxime évangélique. Ainsi l’on posséderait en plus de la liberté un bien plus précieux encore ; car si rien n’est plus odieux que l’humiliation et l’avilissement de l’homme par l’homme, rien n’est si beau ni si doux que l’amitié.

Ce tableau, considéré en lui-même, est si possible plus éloigné encore des conditions réelles de la vie humaine que la fiction de l’âge d’or. Mais à la différence de cette fiction il peut servir, en tant qu’idéal, de point de repère pour l’analyse et l’appréciation des formes sociales réelles. Le tableau d’une vie sociale absolument oppressive et soumettant tous les individus au jeu d’un mécanisme aveugle était lui aussi purement théorique ; l’analyse qui situerait une société par rapport à ces deux tableaux serrerait déjà de plus près la réalité, tout en demeurant très abstraite. Il apparaît ainsi une nouvelle méthode d’analyse sociale qui n’est pas celle de Marx, bien qu’elle parte, comme le voulait Marx, des rapports de production ; mais au lieu que Marx, dont la conception reste d’ailleurs peu précise sur ce point, semble avoir voulu ranger les modes de production en fonction du rendement, on les analyserait en fonction des rapports entre la pensée et l’action. Il va de soi qu’un tel point de vue n’implique nullement que l’humanité ait évolué, au cours de l’histoire, des formes les moins conscientes aux formes les plus conscientes de la production ; la notion de progrès est indispensable à quiconque cherche à forger d’avance l’avenir, mais elle ne peut qu’égarer l’esprit quand on étudie le passé. Il faut alors y substituer la notion d’une échelle des valeurs conçue en dehors du temps ; mais il n’est pas non plus possible de disposer les diverses formes sociales en série sur une telle échelle. Ce que l’on peut faire, c’est rapporter à une semblable échelle tel ou tel aspect de la vie sociale prise à une époque déterminée. Il est assez clair que les travaux diffèrent réellement entre eux par quelque chose qui ne se rapporte ni au bien-être, ni au loisir, ni à la sécurité, et qui pourtant tient au cœur de tout homme ; un pêcheur qui lutte contre les flots et le vent sur son petit bateau, bien qu’il souffre du froid, de la fatigue, du manque de loisir et même de sommeil, du danger, d’un niveau de vie primitif, a un sort plus enviable que l’ouvrier qui travaille à la chaîne, pourtant mieux partagé sur presque tous ces points. C’est que son travail ressemble beaucoup plus au travail d’un homme libre, quoique la routine et l’improvisation aveugle y aient une part parfois assez large. L’artisan du moyen âge occupe lui aussi, de ce point de vue, une place assez honorable, bien que le « tour de main » qui joue un si grand rôle dans tous les travaux faits à la main soit dans une large mesure quelque chose d’aveugle ; quant à l’ouvrier pleinement qualifié formé par la technique des temps modernes, il est peut-être ce qui ressemble le plus au travailleur parfait. On trouve des différences analogues dans l’action collective ; une équipe de travailleurs à la chaîne surveillés par un contremaître est un triste spectacle, au lieu qu’il est beau de voir une poignée d’ouvriers du bâtiment, arrêtés par une difficulté, réfléchir chacun de son côté, indiquer divers moyens d’action, et appliquer unanimement la méthode conçue par l’un d’eux, lequel peut indifféremment avoir ou ne pas avoir une autorité officielle sur les autres. Dans de pareils moments l’image d’une collectivité libre apparaît presque pure. Quant au rapport entre la nature du travail et la condition du travailleur, il est évident, lui aussi, dès qu’on jette un coup d’œil sur l’histoire ou sur la société actuelle ; même les esclaves antiques étaient traités avec égards lorsqu’on les employait comme médecins ou comme pédagogues. Mais toutes ces remarques ne portent encore que sur des détails. Une méthode qui permettrait d’aboutir à des vues d’ensemble concernant les diverses organisations sociales en fonction des notions de servitude et de liberté serait plus précieuse.

Il faudrait tout d’abord dresser quelque chose comme une carte de la vie sociale, carte dans laquelle seraient indiqués les points où il est indispensable que la pensée s’exerce, et par suite, si l’on peut ainsi parler, les zones d’influence de l’individu sur la société. On peut distinguer trois manières dont la pensée peut intervenir dans la vie sociale ; elle peut élaborer des spéculations purement théoriques, dont des techniciens appliqueront ensuite les résultats ; elle peut s’exercer dans l’exécution ; elle peut s’exercer dans le commandement et la direction. Dans tous les cas, il ne s’agit que d’un exercice partiel et pour ainsi dire mutilé de la pensée, puisque jamais l’esprit n’y embrasse pleinement son objet ; mais c’est assez pour que ceux qui sont obligés de penser lorsqu’ils s’acquittent de leur fonction sociale conservent mieux que les autres la forme humaine. Cela n’est pas vrai seulement des opprimés, mais de tous les degrés de l’échelle sociale. Dans une société fondée sur l’oppression, ce ne sont pas seulement les faibles, mais aussi les plus puissants qui sont asservis aux exigences aveugles de la vie collective, et il y a amoindrissement du cœur et de l’esprit chez les uns comme chez les autres, bien que de manière différente ; or si l’on oppose deux couches sociales oppressives telles que, par exemple, les citoyens d’Athènes et la bureaucratie soviétique, on trouve une distance au moins aussi grande qu’entre un de nos ouvriers qualifiés et un esclave grec. Quant aux conditions selon lesquelles la pensée a plus ou moins part à l’exercice du pouvoir, il serait facile de les établir d’après le degré de complication et d’étendue des affaires, le caractère général des difficultés à résoudre et la répartition des fonctions. Ainsi les membres d’une société oppressive ne se distinguent pas seulement d’après le lieu plus élevé ou plus bas où ils se trouvent accrochés au mécanisme social, mais aussi par le caractère plus conscient ou plus passif de leurs rapports avec lui, et cette seconde distinction, plus importante que la première, est sans lien direct avec elle. Quant à l’influence que les hommes chargés de fonctions sociales soumises à la direction de leur propre intelligence peuvent exercer sur la société dont ils font partie, elle dépend, bien entendu, de la nature et de l’importance de ces fonctions ; il serait fort intéressant de poursuivre l’analyse jusqu’au détail sur ce point, mais aussi fort difficile. Un autre facteur très important des relations entre l’oppression sociale et les individus est constitué par les facultés de contrôle plus ou moins étendues que peuvent exercer, sur les diverses fonctions qui consistent essentiellement à coordonner, les hommes qui n’en sont pas investis ; il est clair que plus ces fonctions échappent au contrôle, plus la vie collective est écrasante pour l’ensemble des individus. Il faut enfin tenir compte du caractère des liens qui maintiennent l’individu dans la dépendance matérielle de la société qui l’entoure ; ces liens sont tantôt plus lâches et tantôt plus étroits, et il peut s’y trouver des différences considérables, selon qu’un homme est plus ou moins contraint, à chaque moment de son existence, de se tourner vers autrui pour avoir les moyens de consommer, les moyens de produire, et se préserver des périls. Par exemple un ouvrier qui possède un jardin assez grand pour l’approvisionner en légumes est plus indépendant que ceux de ses camarades qui doivent demander toute leur nourriture aux marchands ; un artisan qui possède ses outils est plus indépendant qu’un ouvrier d’usine dont les mains deviennent inutiles lorsqu’il plaît au patron de lui retirer l’usage de sa machine. Quant à la défense contre les dangers, la situation de l’individu à cet égard dépend du mode de combat que pratique la société où il se trouve ; là où le combat est le monopole des membres d’une certaine couche sociale, la sécurité de tous les autres dépend de ces privilégiés ; là où la puissance des armements et le caractère collectif du combat donnent le monopole de la force militaire au pouvoir central, celui-ci dispose à son gré de la sécurité des citoyens. En résumé la société la moins mauvaise est celle où le commun des hommes se trouve le plus souvent dans l’obligation de penser en agissant, a les plus grandes possibilités de contrôle sur l’ensemble de la vie collective et possède le plus d’indépendance. Au reste les conditions nécessaires pour diminuer le poids oppressif du mécanisme social se contrarient les unes les autres dès que certaines limites sont dépassées ; ainsi il ne s’agit pas de s’avancer aussi loin que possible dans une direction déterminée, mais, ce qui est beaucoup plus difficile, de trouver un certain équilibre optimum.

La conception purement négative d’un affaiblissement de l’oppression sociale ne peut par elle-même donner un objectif aux gens de bonne volonté. Il est indispensable de se faire au moins une représentation vague de la civilisation à laquelle on souhaite que l’humanité parvienne ; et peu importe que cette représentation tienne plus de la simple rêverie que de la pensée véritable. Si les analyses précédentes sont correctes, la civilisation la plus pleinement humaine serait celle qui aurait le travail manuel pour centre, celle où le travail manuel constituerait la suprême valeur. Il ne s’agit de rien de pareil à la religion de la production qui régnait en Amérique pendant la période de prospérité, qui règne en Russie depuis le plan quinquennal ; car cette religion a pour objet véritable les produits du travail et non le travailleur, les choses et non l’homme. Ce n’est pas par son rapport avec ce qu’il produit que le travail manuel doit devenir la valeur la plus haute, mais par son rapport avec l’homme qui l’exécute ; il ne doit pas être l’objet d’honneurs ou de récompenses, mais constituer pour chaque être humain ce dont il a besoin le plus essentiellement pour que sa vie prenne par elle-même un sens et une valeur à ses propres yeux. Même de nos jours, les activités qu’on nomme désintéressées, sport ou même art ou même pensée, n’arrivent peut-être pas à donner l’équivalent de ce que l’on éprouve à se mettre directement aux prises avec le monde par un travail non machinal. Rimbaud se plaignait que « nous ne sommes pas au monde » et que « la vraie vie est absente » ; en ces moments de joie et de plénitude incomparables on sait par éclairs que la vraie vie est là, on éprouve par tout son être que le monde existe et que l’on est au monde. Même la fatigue physique n’arrive pas à diminuer la puissance de ce sentiment, mais plutôt, tant qu’elle n’est pas excessive, elle l’augmente. S’il en peut être ainsi à notre époque, quelle merveilleuse plénitude de vie ne pourrait-on pas attendre d’une civilisation où le travail serait assez transformé pour exercer pleinement toutes les facultés, pour constituer l’acte humain par excellence ? Il devrait alors se trouver au centre même de la culture. Naguère la culture était considérée par beaucoup comme une fin en soi, et de nos jours ceux qui y voient plus qu’une simple distraction y cherchent d’ordinaire un moyen de s’évader de la vie réelle. Sa valeur véritable consisterait au contraire à préparer à la vie réelle, à armer l’homme pour qu’il puisse entretenir, avec cet univers qui est son partage et avec ses frères dont la condition est identique à la sienne, des rapports dignes de la grandeur humaine. La science est aujourd’hui regardée par les uns comme un simple catalogue de recettes techniques, par les autres comme un ensemble de pures spéculations de l’esprit qui se suffisent à elles-mêmes ; les premiers font trop peu de cas de l’esprit et les seconds du monde. La pensée est bien la suprême dignité de l’homme ; mais elle s’exerce à vide, et par suite ne s’exerce qu’en apparence, lorsqu’elle ne saisit pas son objet, lequel ne peut être que l’univers. Or ce qui procure aux spéculations abstraites des savants ce rapport avec l’univers qui seul leur donne une valeur concrète, c’est le fait qu’elles sont directement ou indirectement applicables. De nos jours, il est vrai, leurs propres applications leur demeurent étrangères ; ceux qui élaborent ou étudient ces spéculations le font sans penser à leur valeur théorique. Du moins il en est le plus souvent ainsi. Le jour où il serait impossible de comprendre les notions scientifiques, même les plus abstraites, sans apercevoir clairement, du même coup, leur rapport avec des applications possibles, et également impossible d’appliquer même indirectement ces notions sans les connaître et les comprendre à fond, la science serait devenue concrète et le travail conscient ; et alors seulement l’une et l’autre auront leur pleine valeur. Jusque-là science et travail auront toujours quelque chose d’incomplet et d’inhumain. Ceux qui ont dit jusqu’ici que les applications sont le but de la science voulaient dire que la vérité ne vaut pas la peine d’être cherchée et que le succès seul importe ; mais on pourrait l’entendre autrement ; on peut concevoir une science qui se proposerait comme fin dernière de perfectionner la technique non pas en la rendant plus puissante, mais simplement plus consciente et plus méthodique. Au reste le rendement pourrait bien progresser en même temps que la lucidité ; « cherchez d’abord le royaume des cieux et tout le reste vous sera donné par surcroît ». Une telle science serait en somme une méthode pour maîtriser la nature, ou un catalogue des notions indispensables pour arriver à cette maîtrise, disposées selon un ordre qui les rende transparentes à l’esprit. C’est sans doute ainsi que Descartes a conçu la science. Quant à l’art d’une semblable civilisation, il cristalliserait dans des œuvres l’expression de cet heureux équilibre entre l’esprit et le corps, entre l’homme et l’univers, qui ne peut exister en acte que dans les formes les plus nobles du travail physique ; au reste, même dans le passé, les œuvres d’art les plus pures ont toujours exprimé le sentiment, ou, pour parler d’une manière peut-être plus exacte, le pressentiment d’un tel équilibre. Le sport aurait pour fin essentielle de donner au corps humain cette souplesse et, comme dit Hegel, cette fluidité qui le rend pénétrable à la pensée et permet à celle-ci d’entrer directement en contact avec les choses. Les rapports sociaux seraient directement modelés sur l’organisation du travail ; les hommes se grouperaient en petites collectivités travailleuses, où la coopération serait la loi suprême, et où chacun pourrait clairement comprendre et contrôler le rapport des règles auxquelles sa vie serait soumise avec l’intérêt général. Au reste chaque moment de l’existence apporterait à chacun l’occasion de comprendre et d’éprouver combien tous les hommes sont profondément un, puisqu’ils ont tous à mettre aux prises une même raison avec des obstacles analogues ; et tous les rapports humains, depuis les plus superficiels jusqu’aux plus tendres, auraient quelque chose de cette fraternité virile qui unit les compagnons de travail.

Sans doute c’est là une pure utopie. Mais décrire même sommairement un état de choses qui serait meilleur que ce qui est, c’est toujours bâtir une utopie ; pourtant rien n’est plus nécessaire à la vie que des descriptions semblables, pourvu qu’elles soient toujours dictées par la raison. Toute la pensée moderne depuis la Renaissance est d’ailleurs imprégnée d’aspirations plus ou moins vagues vers cette civilisation utopique ; on a même pu croire quelque temps que c’était cette civilisation qui se formait, et qu’on entrait dans l’époque où la géométrie grecque descendrait sur la terre. Descartes l’a certainement cru, ainsi que quelques-uns de ses contemporains. Au reste la notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans doute l’unique conquête spirituelle qu’ait fait la pensée humaine depuis le miracle grec ; c’était peut-être là la seule lacune à l’idéal de vie humaine que la Grèce a élaboré et qu’elle a laissé après elle comme un héritage impérissable. Bacon est le premier qui ait fait apparaître cette notion. À l’antique et désespérante malédiction de la Genèse, qui faisait apparaître le monde comme un bagne et le travail comme la marque de l’esclavage et de l’abjection des hommes, il a substitué dans un éclair de génie la véritable charte des rapports de l’homme avec le monde : « L’homme commande à la nature en lui obéissant. » Cette formule si simple devrait constituer à elle seule la Bible de notre époque. Elle suffit pour définir le travail véritable, celui qui fait les hommes libres, et cela dans la mesure même où il est un acte de soumission consciente à la nécessité. Après Descartes, les savants ont progressivement glissé à considérer la science pure comme un but en soi ; mais l’idéal d’une vie consacrée à une forme libre de labeur physique a commencé en revanche à apparaître aux écrivains ; et même il domine l’œuvre maîtresse du poète généralement considéré comme le plus aristocratique de tous, à savoir Gœthe. Faust, symbole de l’âme humaine dans sa poursuite inlassable du bien, abandonne avec dégoût la recherche abstraite de la vérité, devenue à ses yeux un jeu vide et stérile ; l’amour ne le conduit qu’à détruire l’être aimé ; la puissance politique et militaire se révèle comme un pur jeu d’apparences ; la rencontre de la beauté le comble, mais seulement l’espace d’un éclair ; la situation de chef d’entreprise lui donne un pouvoir qu’il croit substantiel, mais qui le livre néanmoins à la tyrannie des passions. Il aspire enfin à être dépouillé de sa puissance magique, qu’on peut considérer comme le symbole de toute espèce de puissance ; il s’écrie : « Si je me tenais devant toi, Nature, seulement en ma qualité d’homme, cela vaudrait alors la peine d’être une créature humaine » ; et il finit par atteindre, au moment de mourir, le pressentiment du bonheur le plus plein, en se représentant une vie qui s’écoulerait librement parmi un peuple libre et qu’occuperait tout entière un labeur physique pénible et dangereux, mais accompli au milieu d’une fraternelle coopération. Il serait facile de citer encore d’autres noms illustres, parmi lesquels Rousseau, Shelley et surtout Tolstoï, qui a développé ce thème tout au long de son œuvre avec un accent incomparable. Quant au mouvement ouvrier, toutes les fois qu’il a su échapper à la démagogie, c’est sur la dignité du travail qu’il a fondé les revendications des travailleurs. Proudhon osait écrire : « Le génie du plus simple artisan l’emporte autant sur les matériaux qu’il exploite que l’esprit d’un Newton sur les sphères inertes dont il calcule les distances, les masses et les révolutions » ; Marx, dont l’œuvre enferme bien des contradictions, donnait comme caractéristique essentielle de l’homme, par opposition avec les animaux, le fait qu’il produit les conditions de sa propre existence et ainsi se produit indirectement lui-même. Les syndicalistes révolutionnaires, qui mettent au centre de la question sociale la dignité du producteur considéré comme tel, se rattachent au même courant. Dans l’ensemble, nous pouvons avoir la fierté d’appartenir à une civilisation qui a apporté avec elle le pressentiment d’un idéal nouveau.