Opinions sociales/L’Armée et l’Affaire
L’ARMÉE ET L’AFFAIRE
I
Donc, étant sur le Pont-Neuf, nous entendîmes un roulement de tambour. C’était le ban d’un sergent recruteur, qui, le poing à la hanche, se carrait sur le terre-plein, en avant d’une douzaine de soldats portant des pains et des saucisses enfilés à la baïonnette de leurs fusils. Un cercle de gueux et de marmots le regardaient bouche bée.
— Ce sergent recruteur, me dit mon bon maître, que vous entendez d’ici promettre à ces gueux un sou par jour avec le pain et la viande, m’inspire, mon fils, de profondes réflexions sur la guerre et l’armée. J’ai fait tous les métiers, hors celui de soldat qui m’a toujours inspiré du dégoût et de l’effroi, par les caractères de servitude, de fausse gloire et de cruauté qui y sont attachés, et qui se trouvent les plus contraires à mon naturel pacifique, à mon amour sauvage de la liberté et à mon esprit qui, jugeant sainement de la gloire, estime au juste prix celle de la mousqueterie. Je ne parle point de mon penchant invincible à la méditation qui eût été trop excessivement contrarié par l’exercice du sabre et du fusil. Ne voulant point être César, vous concevrez que je ne veuille point être non plus La Tulipe ou Brin-d’Amour. Et je ne vous cache pas, mon fils, que le service militaire me paraît la plus effroyable peste des nations policées…
Pourtant je crois que si le prince ordonne jamais à tous les citoyens de se faire soldats, il sera obéi, je ne dis pas avec docilité, mais avec allégresse. J’ai observé que le métier le plus naturel à l’homme est le métier de soldat ; c’est celui auquel il est porté le plus facilement par ses instincts et par ses goûts, qui ne sont pas tous bons. Et, hors quelques rares exceptions, dont je suis, l’homme peut être défini un animal à mousquet. Donnez-lui un bel uniforme avec l’espérance d’aller se battre ; il sera content. Aussi faisons-nous de l’état militaire l’état le plus noble, ce qui est vrai dans un sens, car cet état est le plus ancien, et les premiers humains firent la guerre. L’état militaire a cela aussi d’approprié à la nature humaine, qu’on n’y pense jamais, et il est clair que nous ne sommes pas faits pour penser. La pensée est une maladie particulière à quelques individus et qui ne se propagerait pas sans amener promptement la fin de l’espèce. Les soldats vivent en troupe, et l’homme est un animal sociable. Ils portent des habits bleus et blancs, bleus et rouges, gris et bleus, des rubans, des plumets et des cocardes, qui leur donnent sur les filles l’avantage du coq sur la poule. Ils vont en guerre et à la maraude, et l’homme est naturellement voleur, libidineux, destructeur et sensible à la gloire. C’est l’amour de la gloire qui décide surtout nos Français à prendre les armes. Et il est certain que, dans l’opinion, la gloire militaire est la seule éclatante. Il suffit, pour s’en assurer, de lui lire les histoires. La Tulipe semblera excusable de n’être pas plus philosophe que Tite-Live.
Mon bon maître poursuivit en ces termes :
— Il faut considérer, mon fils, que les hommes, liés les uns aux autres, dans la suite des temps, par une chaîne dont ils ne voient que peu d’anneaux, attachent l’idée de noblesse à des coutumes dont l’origine fut humble et barbare. Leur ignorance sert leur vanité. Ils fondent leur gloire sur des misères antiques, et la noblesse des armes sort tout entière de cette sauvagerie des premiers âges dont la Bible et les poètes ont conservé le souvenir. Et qu’est-ce en réalité que cette gentilhommerie militaire, roidie avec tant d’orgueil au-dessus de nous, sinon les restes dégénérés de ces malheureux chasseurs des bois que le poète Lucrèce a peints de telle manière qu’on doute si ce sont des hommes ou des bêtes ? Il est admirable, Tournebroche, mon fils, que la guerre et la chasse, dont la seule pensée nous devrait accabler de honte et de remords en nous rappelant les misérables nécessités de notre nature et notre méchanceté invétérée, puissent au contraire servir de matière à la superbe des hommes, que les peuples chrétiens continuent d’honorer le métier de boucher et de bourreau quand il est ancien dans les familles, et qu’enfin on mesure chez les peuples polis l’illustration des citoyens sur les quantités de meurtres et de carnages qu’ils portent pour ainsi dire dans leurs veines.
— Monsieur l’abbé, demandai-je à mon bon maître, ne croyez-vous pas que le métier des armes est tenu pour noble à cause des dangers qu’on y court et du courage qu’il y faut déployer ?
— Mon fils, répondit mon bon maître, si vraiment l’état des hommes est noble en proportion du danger qu’on y court, je ne craindrais pas d’affirmer que les paysans et les manouvriers sont les plus nobles hommes d’état, car ils risquent tous les jours de mourir de fatigue et de faim. Les périls auxquels les soldats et les capitaines s’exposent sont moindres en nombre comme en durée ; ils ne sont que de peu d’heures pour toute une vie et consistent à affronter les balles et les boulets qui tuent moins sûrement que la misère. Il faut que les hommes soient légers et vains, mon fils, pour donner aux actions d’un soldat plus de gloire qu’aux travaux d’un laboureur et pour mettre les ruines de la guerre à plus haut prix que les arts de la paix…
… Mon fils, ajouta mon bon maître, je vous ferai paraître tout ensemble, dans l’état de ces pauvres soldats qui vont servir le roi, la honte de l’homme et sa gloire. En effet la guerre nous ramène et nous tire à notre brutalité naturelle ; elle est l’effet d’une férocité que nous avons en commun avec les animaux, je ne dis pas seulement les lions et les coqs qui y portent une admirable fierté, mais encore les oiselets, tels que les geais et les mésanges dont les mœurs sont très querelleuses, et même les insectes, guêpes et fourmis, qui se battent avec un acharnement dont les Romains eux-mêmes n’ont pas laissé d’exemple. Les causes principales de la guerre sont les mêmes chez l’homme et chez l’animal, qui luttent l’un et l’autre pour prendre ou conserver la proie, ou pour défendre le nid et la tanière, ou pour jouir d’une compagne. Il n’y a en cela aucune différence, et l’enlèvement des Sabines rappelle parfaitement ces combats de cerfs, qui, la nuit, ensanglantent nos forêts. Nous avons réussi seulement à colorer ces raisons basses et naturelles par les idées d’honneur que nous y répandons sans beaucoup d’exactitude. Si nous croyons aujourd’hui nous battre pour des motifs très nobles, cette noblesse est tout entière logée dans le vague de nos sentiments. Moins le but de la guerre est simple, clair, précis, plus la guerre elle-même est odieuse et détestable. Et s’il est vrai, mon fils, qu’on en soit venu à s’entretuer pour l’honneur, cela est un dérèglement excessif. Nous avons renchéri sur la cruauté des bêtes féroces, qui ne se font point de mal sans raisons sensibles. Et il est vrai de dire que l’homme est plus méchant et plus dénaturé dans ses guerres que les taureaux et que les fourmis dans les leurs. Ce n’est pas tout, et je déteste moins les armées pour la mort qu’elles sèment que pour l’ignorance et la stupidité qui leur font cortège. Il n’est pire ennemi des arts qu’un chef de mercenaires ou de partisans, et d’ordinaire les capitaines ne sont pas mieux formés aux bonnes lettres que leurs soldats. L’habitude d’imposer sa volonté par la force rend un homme de guerre très inhabile à l’éloquence, qui a sa source dans le besoin de persuader. Aussi le militaire affecte-t-il le mépris de la parole et des belles connaissances…
Mon bon maître, à ces mots, s’était arrêté pour souffler ; je lui demandai s’il ne pensait pas qu’il faut beaucoup d’esprit pour gagner des batailles. Il me répondit en ces termes :
— Tournebroche, mon fils, à considérer la difficulté qu’il y a à rassembler et à conduire des armées, les connaissances qu’il faut dans l’attaque ou la défense d’une place et l’habileté qu’exige un bon ordre de bataille, on reconnaîtra aisément qu’un génie presque surhumain tel que celui d’un César est seul capable d’une telle entreprise, et l’on s’étonnera qu’il se soit trouvé des esprits propres à renfermer presque toutes les parties d’un véritable homme de guerre. Un grand capitaine connaît non seulement la figure des pays, mais encore les mœurs, les industries des peuples. Il retient dans sa pensée une infinité de petites circonstances dont il forme ensuite des vues simples et vastes. Les plans qu’il a lentement médités et tracés à l’avance, il peut les changer au milieu de l’action par inspiration soudaine, et il est à la fois très prudent et très audacieux ; sa pensée tantôt chemine avec la sourde lenteur de la taupe, tantôt s’élance du vol de l’aigle. Rien n’est plus vrai. Mais considérez, mon fils, que quand deux armées sont en présence, il faut que l’une d’elles soit vaincue, d’où il suit que l’autre sera nécessairement victorieuse, sans que le chef qui la commande ait toutes les parties d’un grand capitaine et sans même qu’il en ait aucune. Il est, je le veux, des chefs habiles ; il en est aussi d’heureux, dont la gloire n’est pas moindre. Comment, dans ces rencontres étonnantes, démêler ce qui est l’effet de l’art et ce qui vient de la fortune ? Mais vous m’écartez de mon sujet. Tournebroche, mon fils, je voulais montrer que la guerre est aujourd’hui la honte de l’homme et qu’elle en fut autrefois l’honneur. Établie sur les empires par nécessité, elle fut la grande éducatrice du genre humain. C’est par elle que les hommes se sont formés à toutes les vertus qui élèvent et soutiennent les cités. C’est par elle qu’ils ont appris la patience, la fermeté, le mépris du danger, la gloire du sacrifice. Le jour où des pâtres ont roulé des quartiers de roc pour en former une enceinte derrière laquelle ils défendirent leurs femmes et leurs bœufs, la première société humaine fut fondée et le progrès des arts assuré. Ce grand bien dont nous jouissons, la patrie, la ville, la chose auguste que les Romains adoraient par-dessus les dieux, l’Urbs est fille de la guerre.
La première cité fut une enceinte fortifiée, et c’est dans ce berceau rude et sanglant que furent nourries les lois augustes et les belles industries, les sciences et la sagesse. Et c’est pourquoi le vrai Dieu voulut être nommé le Dieu des armées.
Ce que je vous en dis, Tournebroche, mon fils, n’est pas pour que vous signiez votre engagement à ce sergent recruteur et soyez pris de l’envie de devenir un héros à raison de soixante coups de verge sur le dos par jour, en moyenne.
Aussi bien la guerre n’est-elle plus, dans nos sociétés, qu’un mal héréditaire, un retour lascif à la vie sauvage, une puérilité criminelle. Les princes de ce temps porteront à jamais l’illustre honte d’avoir fait de la guerre le jeu et l’amusement des cours. Il m’est douloureux de penser que nous ne verrons pas la fin de ces carnages concertés.
Quant à l’avenir, à l’insondable avenir, souffrez, mon fils, que je le rêve plus conforme à l’esprit de douceur et d’équité qui est en moi. L’avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. C’est là, comme en Utopie, que le sage se plaît à bâtir. Je veux croire que les peuples se feront un jour de paisibles vertus. C’est dans la grandeur croissante des armements que je me flatte de découvrir un lointain présage de paix universelle. Les armées augmentent en force et en nombre. Les peuples entiers y seront un jour engouffrés. Alors le nombre périra par son trop de nourriture. Il crèvera d’obésité.
II
… Ainsi M. Bergeret composait sa tristesse et ses ennuis en songeant que sa vie était étroite, recluse et sans joie, que sa femme avait l’âme vulgaire et n’était plus belle, que ses filles ne l’aimaient pas, et que les combats d’Énée et de Turnus étaient insipides. Il fut distrait de ces pensées par la venue de M. Roux, son élève, qui, faisant son année de service militaire, se présenta au maître en pantalon rouge et capote bleue.
— Hé ! dit M. Bergeret, voici qu’ils ont travesti mon meilleur latiniste en héros !
Et comme M. Roux se défendait d’être un héros :
— Je m’entends, dit le maître de conférences. J’appelle proprement héros un porteur de briquet. Si vous aviez un bonnet à poil, je vous nommerais grand héros. C’est bien le moins qu’on flatte un peu les gens qu’on envoie se faire tuer. On ne saurait les charger à meilleur marché de la commission. Mais puissiez-vous, mon ami, n’être jamais immortalisé par un acte héroïque, et ne devoir qu’à vos connaissances en métrique latine les louanges des hommes ! C’est l’amour de mon pays qui seul m’inspire ce vœu sincère. Je me suis persuadé, par l’étude de l’histoire, qu’il n’y avait guère d’héroïsme que chez les vaincus et dans les déroutes…
… — C’est bien possible, dit M. Roux. Mais il y a autre chose. C’est la joie innée de tirer des coups de fusil. Vous savez, mon cher maître, que je ne suis pas un animal destructeur. Je n’ai pas de goût pour le militarisme. J’ai même des idées humanitaires très avancées, et je crois que la fraternité des peuples sera l’œuvre du socialisme triomphant. Enfin, j’ai l’amour de l’humanité. Mais dès qu’on me fiche un fusil dans la main, j’ai envie de tirer sur tout le monde. C’est dans le sang.
M. Roux était un beau garçon robuste qui s’était vite débrouillé au régiment. Les exercices violents convenaient à son tempérament sanguin. Et comme il était, de plus, excessivement rusé, il avait non pas pris le métier en goût, mais rendu supportable la vie de caserne et conservé sa santé et sa belle humeur.
— Vous n’ignorez pas, cher maître, ajouta-t-il, la force de la suggestion. Il suffit de donner à un homme une baïonnette au bout d’un fusil, pour qu’il l’enfonce dans le ventre du premier venu et devienne, comme vous dites, un héros…
… — Vous êtes un peu bruni, monsieur Roux, dit Mme Bergeret, et, il me semble, un peu maigri. Mais cela ne vous va pas mal.
— Les premiers mois sont fatigants, répondit M. Roux. Évidemment, l’exercice à six heures du matin, dans la cour du quartier, par huit degrés de froid, est pénible, et l’on ne surmonte pas tout de suite les dégoûts de la chambrée. Mais la fatigue est un grand remède et l’abêtissement une précieuse ressource. On vit dans une stupeur qui fait l’effet d’une couche d’ouate. Comme on ne dort, la nuit, que d’un sommeil à tout moment interrompu, on n’est pas bien éveillé le jour. Et cet état d’automatisme léthargique où l’on demeure est favorable à la discipline, conforme à l’esprit militaire, utile au bon ordre physique et moral des troupes.
III
… — Sans manquer au loyalisme qui m’attache à la maison de Savoie, dit le commandeur Aspertini, je reconnais que le service militaire et l’impôt importunent assez le peuple de Naples pour lui faire regretter parfois le bon temps du roi Bomba et la douceur de vivre sans gloire sous un gouvernement léger. Il n’aime ni payer ni servir. Un législateur doit mieux comprendre les nécessités de la vie nationale. Mais vous savez que, pour ma part, j’ai toujours combattu la politique des mégalomanes et que je déplore ces grands armements qui arrêtent tout progrès intellectuel, moral et matériel dans l’Europe continentale. C’est une grande folie, et ruineuse, qui finira dans le ridicule.
— Je n’en prévois pas la fin, répondit M. Bergeret. Personne ne la désire, hors quelques sages sans force et sans voix. Les chefs d’État ne peuvent souhaiter le désarmement qui rendrait leur fonction difficile et mal sûre, et leur ferait perdre un admirable instrument de règne. Car les nations armées se laissent conduire avec docilité. La discipline militaire les forme à l’obéissance et l’on ne craint chez elle ni insurrections, ni troubles, ni tumultes d’aucune sorte. Quand le service est obligatoire pour tous, quand tous les citoyens sont soldats ou le furent, toutes les forces sociales se trouvent disposées de manière à protéger le pouvoir, ou même son absence, comme on l’a vu en France.
M. Bergeret en était à ce point de ses considérations politiques lorsque éclata, du côté de la cuisine prochaine, un bruit de graisses répandues sur un brasier ; le maître de conférences en induisit que la jeune Euphémie avait, selon la coutume des jours de gala, renversé sa casserole dans le fourneau après l’y avoir imprudemment dressée sur une pyramide de charbons. Il reconnut qu’un tel fait se produisait avec la rigueur inexorable des lois qui gouvernent le monde. Une exécrable odeur de graillon pénétra dans le cabinet de travail, et M. Bergeret poursuivit en ces mots le cours de ses idées :
— Si l’Europe n’était pas en caserne, on y verrait, comme autrefois, des insurrections éclater, soit en France, soit en Allemagne ou en Italie. Mais les forces obscures qui, par moments, soulèvent les pavés des capitales, trouvent aujourd’hui un emploi régulier dans des corvées de quartier, le pansement des chevaux et le sentiment patriotique.
Le grade de caporal donne une issue convenablement ménagée à l’énergie des jeunes héros qui, libres, eussent fait des barricades pour se dégourdir les bras. En blouse, ces héros aspireraient à la liberté. Portant l’uniforme, ils aspirent à la tyrannie et font régner l’ordre. La paix intérieure est facile à maintenir dans les nations armées, et vous remarquerez que si, dans le cours de ces vingt-cinq dernières années, Paris, une fois, s’est quelque peu agité, c’est que le mouvement avait été communiqué par un ministre de la guerre. Un général avait pu faire ce qu’un tribun n’aurait pas fait. Et quand ce général fut détaché de l’armée, il le fut en même temps de la nation et perdit sa force. Que l’État soit monarchie, empire ou république, ses chefs ont donc intérêt à maintenir le service obligatoire pour tous, afin de conduire une armée au lieu de gouverner une nation.
Le désarmement, qu’ils ne souhaitent pas, n’est pas désiré non plus par les peuples. Les peuples supportent très volontiers le service militaire qui, sans être délicieux, correspond à l’instinct violent et ingénu de la plupart des hommes, s’impose à eux comme l’expression la plus simple, la plus rude et la plus forte du devoir, les domine par la grandeur et l’éclat de l’appareil, par l’abondance du métal qui y est employé, les exalte enfin par les seules images de puissance, de grandeur et de gloire qu’ils soient capables de se représenter. Ils s’y ruent en chantant ; sinon, ils y sont mis de force. Aussi ne vois-je pas la fin de cet état honorable qui appauvrit et abêtit l’Europe.
— Il y a deux portes pour en sortir, répondit le commandeur Aspertini : la guerre et la banqueroute.
— La guerre ! réplique M. Bergeret. Il est visible que les grands armements la retardent en la rendant trop effrayante et d’un succès incertain pour l’un et l’autre adversaire. Quant à la banqueroute, je la prédisais l’autre jour, sur un banc du mail, à M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire. Mais il ne faut pas m’en croire. Vous avez trop étudié l’histoire du Bas-Empire, cher monsieur Aspertini, pour savoir ce qu’il y a, dans les finances des peuples, de ressources mystérieuses, dont la connaissance échappe aux économistes. Une nation ruinée peut vivre cinq cents ans d’exactions et de rapines, et comment supputer ce que la misère d’un grand peuple fournit de canons, de fusils, de mauvais pain, de mauvais souliers, de paille et d’avoine à ses défenseurs ?
IV
M. Panneton de la Barge avait des yeux à fleur de tête et une âme à fleur de peau. Et comme sa peau était luisante, on lui voyait une âme grasse. Il faisait paraître en toute sa personne de l’orgueil avec de la rondeur et une fierté qui semblait ne pas craindre d’être importune. M. Bergeret soupçonna que cet homme venait lui demander un service.
Ils s’étaient connus en province. Le professeur voyait souvent dans ses promenades, au bord de la lente rivière, sur un vert coteau, les toits d’ardoise fine du château qu’habitait M. de la Barge avec sa famille. Il voyait moins souvent M. de la Barge, qui fréquentait la noblesse de la contrée, sans être lui-même assez noble pour se permettre de recevoir les petites gens. Il ne connaissait M. Bergeret, en province, qu’aux jours critiques où l’un de ses fils avait un examen à passer. Cette fois, à Paris, il voulait être aimable et il y faisait effort :
— Cher Monsieur Bergeret, je tiens tout d’abord à vous féliciter…
— N’en faites rien, je vous prie, répondit M. Bergeret avec un petit geste de refus, que M. de la Barge eut grand tort de croire inspiré par la modestie.
— Je vous demande pardon, Monsieur Bergeret ; une chaire à la Sorbonne, c’est une position très enviée… et qui convient à votre mérite.
— Comment va votre fils Adhémar ? — demanda M. Bergeret, qui se rappelait ce nom comme celui d’un candidat au baccalauréat qui avait intéressé à sa faiblesse toutes les puissances de la société civile, ecclésiastique et militaire.
— Adhémar ? Il va bien. Il va très bien. Il fait un peu la fête. Qu’est-ce que vous voulez ? Il n’a rien à faire. Dans un certain sens, il vaudrait mieux qu’il eût une occupation. Mais il est bien jeune. Il a le temps. Il tient de moi : il deviendra sérieux quand il aura trouvé sa voie.
— Est-ce qu’il n’a pas un peu manifesté à Auteuil ? demanda M. Bergeret avec douceur.
— Pour l’armée, pour l’armée, répondit M. Panneton de la Barge. Et je vous avoue que je n’ai pas eu le courage de l’en blâmer. Que voulez-vous ? Je tiens à l’armée par mon beau-père le général, par mes beaux-frères, par mon cousin le commandant…
Il était bien modeste de ne pas nommer son père Panneton, l’aîné des frères Panneton, qui tenait aussi à l’armée par les fournitures, et qui, pour avoir livré aux mobiles de l’armée de l’Est, qui marchaient dans la neige, des souliers à semelle de carton, avait été condamné en 1872, en police correctionnelle, à une peine légère avec des considérants accablants, et était mort, dix ans après, dans son château de la Barge, riche et honoré.
— J’ai été élevé dans le culte de l’armée, poursuivit M. Panneton de la Barge. Tout enfant, j’avais la religion de l’uniforme. C’était une tradition de famille. Je ne m’en cache pas, je suis un homme de l’ancien régime. C’est plus fort que moi, c’est dans le sang. Je suis monarchiste et autoritaire de tempérament. Je suis royaliste. Or, l’armée, c’est tout ce qui nous reste de la monarchie. C’est tout ce qui subsiste d’un passé glorieux. Elle nous console du présent et nous fait espérer en l’avenir.
M. Bergeret aurait pu faire quelques observations d’ordre historique ; mais il ne les fit pas, et M. Panneton de la Barge conclut :
— Voilà pourquoi je tiens pour criminels ceux qui attaquent l’armée, pour insensés ceux qui oseraient y toucher.
— Napoléon, répondit le professeur, pour louer une pièce de Luce de Lancival, disait que c’était une tragédie de quartier général. Je puis me permettre de dire que vous avez une philosophie d’état-major. Mais puisque nous vivons sous le régime de la liberté, il serait peut-être bon d’en prendre les mœurs. Quand on vit avec des hommes qui ont l’usage de la parole, il faut s’habituer à tout entendre. N’espérez pas qu’en France aucun sujet désormais soit soustrait à la discussion. Considérez aussi que l’armée n’est pas immuable ; il n’y a rien d’immuable au monde. Les institutions ne subsistent qu’en se modifiant sans cesse. L’armée a subi de telles transformations dans le cours de son existence, qu’il est probable qu’elle changera encore beaucoup à l’avenir, et il est croyable que, dans vingt ans, elle sera tout autre chose que ce qu’elle est aujourd’hui.
— J’aime mieux vous le dire tout de suite, répliqua M. Panneton de la Barge. Quand il s’agit de l’armée, je ne veux rien entendre. Je le répète, il n’y faut pas toucher. C’est la hache. Ne touchez pas à la hache. À la dernière session du Conseil général que j’ai l’honneur de présider, la minorité radicale-socialiste émit un vœu en faveur du service de deux ans. Je me suis élevé contre ce vœu antipatriotique. Je n’ai pas eu de peine à démontrer que le service de deux ans, ce serait la fin de l’armée. On ne fait pas un fantassin en deux ans. Encore moins un cavalier. Ceux qui réclament le service de deux ans, vous les appelez des réformateurs, peut-être ; moi, je les appelle des démolisseurs. Et il en est de toutes les réformes qu’on propose comme de celle-là. Ce sont des machines dressées contre l’armée. Si les socialistes avouaient qu’ils veulent la remplacer par une vaste garde nationale, ce serait plus franc.
— Les socialistes, répondit M. Bergeret, contraires à toute entreprise de conquête territoriale, proposent d’organiser les milices uniquement en vue de la défense du sol. Ils ne le cachent pas ; ils le publient. Et ces idées valent bien peut-être qu’on les examine. N’ayez pas peur qu’elles soient trop vite réalisées. Tous les progrès sont incertains et lents, et suivis le plus souvent de mouvements rétrogrades. La marche vers un meilleur ordre de choses est indécise et confuse. Les forces innombrables et profondes qui rattachent l’homme au passé lui en font chérir les erreurs, les superstitions, les préjugés et les barbaries, comme des gages précieux de sa sécurité. Toute nouveauté bienfaisante l’effraye. Il est imitateur par prudence, et il n’ose pas sortir de l’abri chancelant qui a protégé ses pères et qui va s’écrouler sur lui.
» N’est-ce pas votre sentiment, monsieur Panneton ? ajouta M. Bergeret, avec un charmant sourire.
M. Panneton de la Barge répondit qu’il défendait l’armée. Il la représenta méconnue, persécutée, menacée. Et il poursuivit d’une voix qui s’enflait :
— Cette campagne en faveur du traître, cette campagne si obstinée et si ardente, quelles que soient les intentions de ceux qui la mènent, l’effet en est certain, visible, indéniable. L’armée en est affaiblie, ses chefs en sont atteints.
— Je vais maintenant vous dire des choses extrêmement simples, répondit M. Bergeret. Si l’armée est atteinte dans la personne de quelques-uns de ses chefs, ce n’est point la faute de ceux qui ont demandé la justice, c’est la faute de ceux qui l’ont si longtemps refusée ; ce n’est pas la faute de ceux qui ont exigé la lumière, c’est la faute de ceux qui l’ont dérobée obstinément avec une imbécillité démesurée et une scélératesse atroce. Et enfin, puisqu’il y a eu des crimes, le mal n’est point qu’ils soient connus, le mal est qu’ils aient été commis. Ils se cachaient dans leur énormité et leur difformité même. Ce n’était pas des figures reconnaissables. Ils ont passé sur les foules comme des nuées obscures. Pensiez-vous donc qu’ils ne crèveraient pas ? Pensiez-vous que le soleil ne luirait plus sur la terre classique de la justice, dans le pays qui fut le professeur de droit de l’Europe et du monde ?
— Ne parlons pas de l’Affaire, répondit M. de La Barge. Je ne la connais pas. Je ne veux pas la connaître. Je n’ai pas lu une ligne de l’enquête. Le commandant de la Barge, mon cousin, m’a affirmé que Dreyfus était coupable. Cette affirmation m’a suffi… Je venais, cher monsieur Bergeret, vous demander un conseil. Il s’agit de mon fils Adhémar, dont la situation me préoccupe. Un an de service militaire, c’est déjà bien long pour un fils de famille. Trois ans, ce serait un véritable désastre. Il est essentiel de trouver un moyen d’exemption. J’avais pensé à la licence ès lettres… je crains que ce ne soit trop difficile. Adhémar est intelligent. Mais il n’a pas de goût pour la littérature.
— Eh bien ! dit M. Bergeret, essayez de l’École des hautes études commerciales, ou de l’Institut commercial, ou de l’École de commerce. Je ne sais si l’École d’horlogerie de Cluses fournit encore un motif d’exemption. Il n’était pas difficile, m’a-t-on dit, d’obtenir le brevet.
— Adhémar ne peut pourtant faire des montres, dit M. de La Barge avec quelque pudeur.
— Essayez de l’École des langues orientales, dit obligeamment M. Bergeret. C’était excellent à l’origine.
— C’est bien gâté depuis, soupira M. de La Barge.
— Il y a encore du bon. Voyez un peu dans le tamoul.
— Le tamoul, vous croyez ?
— Ou le malgache.
— Le malgache, peut-être.
— Il y a aussi une certaine langue polynésienne qui n’était plus parlée, au commencement de ce siècle, que par une vieille femme jaune. Cette femme mourut laissant un perroquet. Un savant allemand recueillit quelques mots de cette langue sur le bec du perroquet. Il en fit un lexique. Peut-être ce lexique est-il enseigné à l’École des langues orientales. Je conseille vivement à M. votre fils de s’en informer.
Sur cet avis, M. Panneton de La Barge salua et se retira pensif.
V
Comme on parlait de l’Affaire chez Paillot, dans le coin des bouquins, M. Bergeret, qui avait l’esprit spéculatif, exprima des idées qui ne correspondaient point au sentiment public.
— Le huis clos, dit-il, est une pratique détestable.
Et comme M. de Terremondre lui objectait la raison d’État, il répliqua :
— Nous n’avons point d’État. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d’État, c’est la raison des bureaux. On nous dit qu’elle est auguste. En fait, elle permet à l’administration de cacher ses fautes et de les aggraver.
M. Mazure dit avec solennité :
— Je suis républicain, jacobin, terroriste… et patriote. J’admets qu’on guillotine les généraux, mais je ne permets pas qu’on discute les décisions de la justice militaire.
— Vous avez raison, dit M. de Terremondre, car si une justice est respectable, c’est bien celle-là. Et je puis vous assurer, connaissant l’armée, qu’il n’y a pas de juges aussi indulgents et aussi capables de pitié que les juges militaires.
— Je suis heureux de vous l’entendre dire, répliqua M. Bergeret. Mais l’armée étant une administration comme l’agriculture, les finances ou l’instruction publique, on ne conçoit pas qu’il existe une justice militaire quand il n’existe ni justice agricole, ni justice financière, ni justice universitaire. Toute justice particulière est en opposition avec les principes du droit moderne. Les prévôtés militaires paraîtront à nos descendants aussi gothiques et barbares que nous paraissent à nous les justices seigneuriales et les officialités.
— Vous plaisantez, dit M. de Terremondre.
— C’est ce qu’on a dit à tous ceux qui ont prévu l’avenir, répondit M. Bergeret.
— Mais si vous touchez aux conseils de guerre, s’écria M. de Terremondre, c’est la fin de l’armée, c’est la fin du pays !
M. Bergeret fit cette réponse :
— Quand les abbés et les seigneurs furent privés du droit de pendre des vilains, on crut aussi que c’était la fin de tout. Mais on vit bientôt naître un nouvel ordre, meilleur que l’ancien. Je vous parle de soumettre le soldat, en temps de paix, au droit commun. Croyez-vous que depuis Charles VII, ou seulement depuis Napoléon, l’armée française n’ait pas subi de plus grands changements que celui-là ?
— Moi, dit M. Mazure, je suis un vieux jacobin, je maintiens les conseils de guerre et je place les généraux sous l’autorité d’un comité de salut public. Il n’y a rien de tel pour les décider à remporter des victoires.
— C’est une autre question, dit M. de Terremondre. Je reviens à ce qui nous occupe, et je demande à M. Bergeret s’il croit, de bonne foi, que sept officiers ont pu se tromper.
— Quatorze ! s’écria M. Mazure.
— Quatorze, reprit M. de Terremondre.
— Je le crois, répondit M. Bergeret.
— Quatorze officiers français ! s’écria M. de Terremondre.
— Oh ! dit M. Bergeret, ils auraient été suisses, belges, espagnols, allemands ou néerlandais, qu’ils auraient pu se tromper tout autant.
— Ce n’est pas possible, s’écria M. de Terremondre.
Le libraire Paillot secoua la tête, pour exprimer qu’à son avis aussi, c’était impossible. Et le commis Léon regarda M. Bergeret avec une surprise indignée.
— Je ne sais si vous serez jamais éclairés, fit doucement M. Bergeret. Je ne le pense pas, quoique tout soit possible, même le triomphe de la vérité.
— Vous voulez parler de la revision, dit M. de Terremondre. Cela, jamais ! La revision, vous ne l’aurez pas. Ce serait la guerre. Trois ministres et vingt députés me l’ont dit.
— Le poète Bouchor, répondit M. Bergeret, nous enseigne qu’il vaut mieux endurer les maux de la guerre que d’accomplir une action injuste. Mais vous n’êtes point dans cette alternative, messieurs, et l’on vous effraye avec des mensonges.
Au moment où M. Bergeret prononçait ces paroles, un grand tumulte éclata sur la place. C’était une bande de petits garçons qui passaient en criant : « À bas Zola ! Mort aux Juifs ! » Ils allaient casser des carreaux chez le bottier Meyer qu’on croyait israélite, et les bourgeois de la ville les regardaient avec bienveillance.
VI
Nous sommes ici pour la défense de la justice, nous sommes ici pour réclamer la réparation éclatante des iniquités commises. Nous sommes ici pour nous opposer à ce qu’on en commette de nouvelles, plus monstrueuses que les premières.
Quelle force opposons-nous à nos adversaires ? Quels moyens employons-nous pour obtenir satisfaction ? La force de la pensée, la puissance de la raison.
La pensée, un souffle, mais un souffle qui renverse tout. La raison qui, combattue et méprisée, finit toujours par prévaloir, parce qu’on ne peut vivre sans elle.
Nous aurons raison, parce que nous avons raison.
Après qu’un conseil de guerre a condamné un innocent et qu’un deuxième conseil de guerre a acquitté un coupable, condamnant ainsi l’innocent pour la deuxième fois, il ne faut pas qu’un troisième conseil de guerre confirme deux sentences iniques par une troisième plus inique encore, et frappe un homme coupable d’aimer la vérité d’un amour héroïque, coupable de s’être donné tout entier à une juste cause.
Avoir tout sacrifié à la paix de la conscience éveillée, c’est là le crime du colonel Picquart. Il lui assure l’estime de la France et du monde. La lumière vient. Picquart triomphera dans la lumière.
Mais si nous sommes certains du succès définitif de l’œuvre que nous accomplissons ici, nous redoutons avec trop de raison les effets de cet esprit d’imprudence qui entraîne nos adversaires aux abîmes. Nous redoutons une dernière iniquité, ou une suprême erreur. Nous la redoutons, non pour le colonel Picquart qui grandit dans l’épreuve, mais pour ses juges, pour la patrie, pour l’humanité tout entière. Nous pouvons tout craindre : on nous en a donné le droit. Cette semaine encore, ne nous est-il pas venu, du côté des accusateurs de Picquart, un exemple frappant d’aberration ? N’avons-nous pas entendu un général Mercier traiter d’arguties byzantines les clameurs de la pensée française, indignée contre l’injustice et le mensonge ?
De toutes parts, à cet ancien ministre renié par ses collègues, on crie : « Vous êtes véhémentement soupçonné d’avoir livré l’innocent et de l’avoir fait condamner sans défense, par une fraude indigne, d’avoir enfin commis le crime de forfaiture. » Et cet homme, que trouve-t-il à répondre ? Que ce sont là des arguties byzantines ! Il ne se justifie point, il ne s’excuse point, il ne s’indigne point, il ne se tait point et, craignant également de nier et d’avouer, il essaye de nous faire peur et il nous menace de périls imaginaires qui, s’ils étaient réels, seraient son propre ouvrage et l’ouvrage de ses pareils.
À un tel trouble mental, dont nous pourrions citer bien d’autres exemples, opposons la raison, l’inébranlable raison. Disons aux ennemis de la vérité, qui sont aussi les ennemis de l’armée et de la patrie, disons-leur : Ne soutenez plus cet édifice croulant de mensonges, qui va tomber sur vous. Les poursuites dirigées contre Picquart sont tellement monstrueuses, que l’acquittement même ne serait pas une réparation suffisante. Cessez, sortez de l’absurde et du faux. Entendez, comprenez. Avertis par les premiers éclairs qui déchirent les nuées, reculez devant l’orage qui vient.
Et vous, citoyens réunis ici pour la défense du droit, ne faites entendre que le langage de la justice et de la raison. Mais faites-le entendre avec un bruit de tonnerre.
VII
Rotterdam. Dans une odeur de marée et d’épices, sous un ciel gris, où les nuages traînent lourdement comme de gros oreillers, les bateaux de forme ancienne dressent dans les canaux la futaie grêle et sèche des mâts et des espars. Les maisons étroites, aux pignons en escaliers ou en accolades, sont celles qu’on voit dans les tableaux des vieux maîtres. La ville a conservé sa figure du dix-septième siècle, sa physionomie du temps où le café et le tabac commençaient à venir en Europe. Bordée de quais où s’entassent les marchandises, entourée de chantiers et d’usines, elle garde, dans l’activité moderne, l’antique simplicité batave.
La place du Grand-Marché, sous laquelle passe un canal, est ombragée de beaux ormes, dont le feuillage opaque se mêle, dans le ciel fin, aux gréements des bateaux.
Là, ce matin, devant la vieille statue d’Érasme, des marchandes, coiffées d’un chapeau noir sur un bonnet blanc, avec deux grosses boules d’or aux tempes, étalent des poissons sortis tout irisés et nacrés de la mer, royaume des couleurs lumineuses et des phosphorescences mystérieuses.
Là aussi, parmi les ferrailles, brillent ces grands pots de cuivre étincelants que Karel Dujardin met sur la tête de ses laitières, qui troussent leur jupe pour passer le gué. On trouve même sur ce marché des bouquins dont l’aspect vous eût réjoui, mon cher Bergeret. Et j’ai acquis pour vous, au prix de deux florins, un Grotius in-folio, recouvert d’une vénérable peau de truie. Tandis que, songeant à ces grands humanistes de la Renaissance, qui se rendaient, chaque année, à la foire aux livres, dans ces villes de Hollande et d’Allemagne, je faisais affaire avec le libraire ambulant, un colporteur, près de moi, offrait des chemises de toile, en chantant, sur un air de complainte, des vers hollandais à lourdes rimes. Tout à coup, il interrompit son chant mercantile pour interpeller vivement le professeur Caspar Esselens, mon hôte et mon ami, qui, de sa maisonnette entourée de fleurs, m’avait accompagné jusqu’au Grand-Marché. Je vis qu’il me montrait du doigt et j’entendis qu’il prononçait le nom de Dreyfus.
— Reconnaissant à votre parler que vous êtes Français, me dit le professeur Caspar Esselens, il voudrait savoir de vous si la grande iniquité ne sera point réparée. Mais je ne vous cache pas qu’il craint que vous ne soyez un ennemi de Dreyfus et un de ces Français qui ne veulent point être justes, et à qui il ne saurait donner la bienvenue.
J’examinai le colporteur. C’était un très vieux Hollandais, hâlé comme un matelot.
Il avait de gros yeux clairs ; de longues peaux inertes lui tombaient des joues ; une touffe blanche de poils de bouc pendait à son menton. Il ressemblait au président Krüger, tel qu’on le voit sur son portrait dans les journaux anglais. Un tricot de laine enveloppait son corps maigre et robuste.
— Ce pauvre homme, m’écriai-je, s’occupe aussi de l’Affaire.
— Il n’y a personne dans notre ville qui ne s’y intéresse, me répondit le professeur Caspar Esselens. C’est la conversation de nos déchargeurs du port comme de nos magistrats. N’avez-vous pas vu les portraits de Picquart et de Zola à la vitrine de tous les libraires ? les bulletins du procès de Rennes affichés à la fenêtre de toutes les boutiques de tabac ? et, dans nos beaux magasins de la Hoogstraat, des cartes postales, des boutons de manchettes, des pipes, des étuis, une multitude de menus objets décorés de figures en l’honneur des défenseurs de la justice ? Ne savez-vous point que nous avons envoyé une adresse à Labori ? Les sentiments ici ne sont point partagés en deux sens contraires. L’innocence de Dreyfus et le crime d’Esterhazy éclatent à tous les yeux. Et, parce que nous aimons la France, son égarement, qui nous causa une pénible surprise, nous plonge dans une profonde tristesse. Ne vous étonnez pas si un marchand qui vend des chemises aux paysans est ainsi soucieux des intérêts de la justice. En Hollande, les gens du peuple sont instruits et moraux. L’Évangile est rapproché d’eux et familier, dans leurs livres de piété comme dans ces tableaux de Rembrandt où les paraboles sont mises en action par des Hollandais, tels qu’on en voit sur le Dam, dans les boutiques et au moulin.
Cependant, le colporteur se mit à me parler avec véhémence ; et il me sembla que, de sa gorge rouillée par l’air humide de la digue, sortaient des paroles de blâme et d’adjuration.
— Dites-lui, monsieur Esselens, que je suis un ami de Picquart et de Zola.
Ayant reçu ce bon avis, le colporteur réfléchit avec la lenteur des vieux et des simples, qui mâchent lentement leur pensée comme leur nourriture. Puis il me tendit la main.
Je ne crois pas que ce vieillard ait été payé par l’or juif. Je ne crois pas que mon ami, le professeur Caspar Esselens, qui a acquis par déduction, comme il le dit, la certitude scientifique de l’innocence de Dreyfus, soit un ennemi de la France. Je ne crois pas que la Hollande soit vendue au Syndicat, ni l’Europe. Car c’est l’Europe, c’est le monde entier qu’il eût fallu acheter. Ou bien, c’est le monde entier qui se rencontrerait dans une haine inconcevable de la France. L’Angleterre, égoïste et affairée, l’Allemagne, qui ne songe qu’à vivre en paix avec nous pour chercher au loin des débouchés à sa production hâtive, énorme, déjà surabondante ; la faible Autriche, à l’exception des antisémites qui pullulent à Vienne (car la maladie de l’antisémitisme, qui ne prend pas sur les peuples robustes, s’attaque aux nations malades) ; la Belgique, le Danemark, la Suisse, races sensées, d’esprit libéral ; l’Italie, la Russie, l’Amérique : tous les habitants du monde enfin, malgré la diversité de leurs génies et de leurs mœurs, de leurs croyances et de leurs habitudes, jugent cette affaire de la même manière et proclament l’innocence du condamné de 1894. Et l’on veut que le sentiment unanime du monde entier dépende d’un syndicat juif qu’on n’a jamais pu découvrir, et que tous les peuples de la terre conspirent pour sauver un petit capitaine israélite français ! Qui sont donc ces juifs qui achètent l’univers, quand leurs plus riches coreligionnaires de France gardent leur or, ou bien le mettent dans les journaux des jésuites et de l’état-major ? Une si niaise imagination a dû naître dans la loge où le Uhlan dînait avec la fille Pays, et c’est là, sans doute, dans les balayures de la concierge, qu’un général l’a ramassée pour la porter à la barre d’un Conseil de guerre.
Puisqu’il y a une conjuration des peuples, comment ne pas voir que c’est la conjuration de la conscience humaine ? Comment ne pas voir que, si tout ce qui est doué d’intelligence et de sentiment sur la planète se tourne vers le capitaine Dreyfus, c’est que cet être imperceptible, ce rien humain, est devenu le symbole de l’humanité souffrante et que l’humanité entière se sent offensée en lui ? Et comment ne pas voir que cette unanimité résulte des conditions mêmes dans lesquelles s’exercent l’intelligence et la raison, qui en définitive gouvernent les hommes, et que c’est partout la même pensée, parce que la pensée, dans son ensemble, obéit partout aux mêmes lois ?
Si l’on pense dans la planète Mars, si l’on pense dans le monde énorme et lointain de Sirius et si l’on y reçoit des nouvelles de notre monde terraqué, on y croit à l’innocence de Dreyfus, comme on y croit que la somme des trois angles d’un triangle est égale à deux angles droits.
Ayant mené ces réflexions sur le pavé du Grand-Marché, parmi les blondes et rondes ménagères, je me trouvai au pied de la statue de bronze qui figure Érasme de Rotterdam, debout, en bonnet carré et en robe fourrée, tenant dans ses mains un gros livre ouvert.
Le professeur Caspar Esselens, qui commente avec beaucoup de savoir et de goût les tragédies d’Euripide, ne craint point, en bon Hollandais, les grosses plaisanteries nationales. Il m’en fit une qui a pour elle l’autorité d’une longue tradition bourgeoise.
— Regardez bien la statue, me dit-il, et prenez patience. La main tournera le feuillet, quand l’heure sonnera.
Ce bon Érasme, établi maintenant dans sa ville, pour ne la plus jamais quitter, après avoir, en son temps, visité beaucoup de villes, beaucoup lu et beaucoup écrit, enseigné les lettres antiques, et châtié les mœurs en souriant, se montre si simple et si familier encore sur son socle glorieux, il a un tel air de bonhomie dans sa finesse, que, volontiers, j’aurais osé prendre quelques libertés avec lui. L’envie me venait de lui adresser la parole et de l’engager dans un de ces colloques qu’il menait, en son vivant, avec tant d’élégance et de raison. Pour un peu, je lui aurais dit avec un grand salut :
— Docteur, tu connaissais les moines et ne les aimais pas. Tu les savais ignares, libidineux, paresseux et gourmands. Les nôtres sont d’une nouvelle espèce. Je crois qu’ils te déplairaient davantage si tu les voyais travailler, avec des militaires, à l’abêtissement d’une grande nation qui, dans le siècle dernier, fut instruite dans la sagesse et dans la tolérance par des hommes excellents dont le plus illustre avait tes traits et ton sourire et autant d’esprit que toi. Ce peuple français, chez qui tu vins étudier en ta jeunesse, a été grandement berné, tympanisé et dindonné de nos jours par un quarteron de bureaucrates chamarrés. Ah ! docteur, la dame au bonnet vert à qui tu dictas d’ironiques discours, qu’on lit encore, agite précisément à cette heure, sur mes compatriotes assourdis, plus de sonnettes que n’en contenait la marotte que tu mis en sa main, plus de grelots que n’en eut jamais la mule espagnole qui te porta ton diplôme de conseiller de l’empereur Charles-Quint. On a persuadé aux coquebins, fort nombreux en tous pays et même en France, qu’il était honorable et profitable de maintenir un innocent au bagne afin de ne pas déplaire à un général qui l’a fait condamner frauduleusement, et qu’on admire pour avoir fait périr six mille soldats français dans une expédition contre des sauvages nus et sans armes. Croyais-tu, docteur, que la folie pût aller jusque-là ?
Voilà ce que j’aurais peut-être osé dire respectueusement à Érasme de Rotterdam, quand les onze heures sonnèrent au cadran de Groote Kerk. Alors le professeur Caspar Esselens me dit avec un rire candide :
— Onze heures ! Il n’a pas tourné le feuillet. C’est qu’il n’a pas entendu. Il est sourd.
Et je songeai :
« Tant mieux pour lui ! Heureux les sourds ! Ils n’entendent pas ces militaires mentir sous serment, pour l’honneur de l’armée. Ils n’entendent pas l’apologie forcenée des imposteurs et des faussaires. Ils n’entendent pas ces cris de mort aux juifs et de haine aux étrangers poussés dans les rues d’une ville qui convie les peuples aux fêtes d’une Exposition universelle. »
Le professeur Caspar Esselens me prit par le bras et me dit doucement :
— Croyez-moi, cher ami, les Français ont tort d’accueillir avec défiance et mépris toute pensée et toute opinion venue du dehors. Ils méconnaissent les conditions nécessaires de l’existence sur la planète. L’échange des idées est aussi indispensable aux peuples que l’échange des substances. Autrefois, la France comprenait cette vérité ; d’où vient qu’elle ne la comprend plus ?
Il tira de sa poche un cigare enveloppé d’or comme une momie royale de Thèbes et qu’il n’avait pas payé plus de dix cents ; il l’alluma et reprit du ton le plus cordial :
— Il était bien naturel que cette affaire nous intéressât comme si elle était nôtre. Ce qui vient de vous ne nous est jamais indifférent. Un de vos compatriotes l’a dit : « Les choses de France deviennent vite choses humaines. »
Et il poursuivit d’un accent plus grave :
— Surtout, ne croyez pas que le bon renom de la France, compromis par quelques malfaiteurs, soit pour cela perdu. Le peuple français est innocent de ces fautes et de ces crimes. Un peuple est toujours irresponsable parce qu’il est toujours inconscient, ou du moins qu’il ne parvient à la conscience que pour un petit nombre d’idées très grandes et très simples. En ce cas d’ailleurs il est certain que votre peuple a été trompé par ses journaux. Mais s’il est vrai que son ignorance a causé sa défaillance, s’il est vrai qu’il a essuyé une grande défaite morale, il est vrai pareillement qu’une petite poignée d’hommes courageux a sauvé l’honneur du pays. Vous savez en quelle estime nous tenons Zola et Picquart. La gloire d’Athènes est grande. Combien peu d’hommes font la gloire d’Athènes ! De tout temps, en tout lieu, les hommes qui honorèrent leur patrie en honorant l’humanité furent peu nombreux et le plus souvent méconnus, insultés, persécutés, condamnés à la prison, à l’exil, au supplice. Votre Renan, si je ne me trompe, a dit de bonnes choses dans ce sens.
Le professeur Caspar Esselens se tut, et comme il me sembla un peu plus inquiet que de raison sur l’issue de cette affaire si petite en fait et si grande en esprit, je pris soin de le rassurer :
— Ne perdez pas confiance, monsieur Esselens ; ne désespérez ni de la justice ni de la France. Tout cela, je vous le dis, finira, comme il convient, par la réhabilitation de l’innocent et le châtiment des coupables. J’en ai l’assurance. Et dites bien à vos élèves et à tous vos amis que la France, loin d’être abaissée, se trouve aujourd’hui précisément au plus haut point du monde, puisqu’on y combat pour une idée.
Je vous prie, mon cher Bergeret, etc.
VIII
M. Bergeret se promenait dans le jardin du Luxembourg, au déclin du jour. Les feuilles desséchées des platanes, qui tombaient en tournoyant à ses pieds, lui donnaient une douce idée de la mort ; il songeait que, pour la nature comme pour l’homme, vivre c’est périr sans cesse, et que les Grecs ingénieux avaient raison de donner à l’amour et à la mort le même visage et le même sourire. Sous la statue de la Marguerite des princesses il rencontra M. Mazure, archiviste départemental, qui était venu passer quelques jours à Paris, dans la science, l’amitié et les divertissements.
— Je viens de voir mon collègue Lehaleur, dit Mazure. La fièvre qu’il a prise à Rennes ne le quitte pas. Il en est consumé. Cette déplorable affaire n’a fait que trop de victimes. Heureusement qu’elle est terminée.
— Elle n’est pas terminée, répondit M. Bergeret. Les conséquences de toute action sont infinies. Celle-là aura des suites qu’il n’est possible à personne d’arrêter. Il en est des forces morales comme des forces physiques : elles se transforment et ne se perdent pas. On n’arrête pas un mouvement d’idées sans échauffer les esprits, et la chaleur, à son tour, produit du mouvement. On n’anéantit point une force.
— Il faut pourtant que l’apaisement se fasse. Le pays tout entier le veut. Il veut oublier.
— On ne s’endort pas sur un oreiller de fraudes et de violences. Il n’est point d’amnistie qui puisse réconcilier l’erreur et la vérité, le crime et l’innocence. Ne voyez-vous pas qu’il y a des justes qui ne veulent point être pardonnés ? Aujourd’hui même, Picquart et Zola refusent une injurieuse clémence et demandent justice.
— Il faut être raisonnable. Vous n’espérez pas ramener l’opinion égarée. Et il n’y a point de pouvoir en France que l’opinion n’entraîne pas. Pourquoi s’obstiner inutilement ?
— Il est vrai que si je m’arrêtais aux apparences, je pourrais désespérer de la justice. Il y a des criminels impunis ; la forfaiture et le faux témoignage sont publiquement approuvés comme des actes louables. Les esprits chérissent leur vieille erreur comme un bien précieux. Je n’espère pas que les adversaires de la vérité avouent qu’ils se sont trompés. Un tel effort n’est possible qu’aux plus grandes âmes. Mais les conséquences nécessaires de leurs erreurs et de leurs fautes se produisent malgré eux, et ils voient avec étonnement leur perte commencée.
— Ils restent le nombre.
— Aussi sont-ils vaincus par le dedans. Et c’est la défaite irréparable. Quand on est vaincu du dehors, on peut continuer la résistance et espérer une revanche. Mais la défaite intérieure est définitive. Qu’importe, dès lors, que les sanctions légales tardent ou manquent ! La seule justice naturelle et véritable est dans les conséquences mêmes de l’acte, non dans des formules extérieures, souvent étroites, parfois arbitraires. Et la faction des violents et des injustes souffre déjà cruellement de son injustice et de sa violence. Voyez et instruisez-vous. Ce parti énorme de l’iniquité, demeuré intact, respecté, redouté, tombe et s’écroule de lui-même, par l’effet d’un travail intime de dissolution, et périt par cela seul qu’il est mauvais. N’êtes-vous pas frappé de voir que ces tribunaux militaires, superbes, au milieu des louanges et des applaudissements, s’affaissent sous le poids des erreurs et des fautes dont on leur faisait des vertus ? Une loi, déposée aujourd’hui sur le bureau de la Chambre, les atteint dans leur triomphe. Cette loi sera discutée, combattue, amendée peut-être. Elle sera votée. Les juges militaires l’ont eux-mêmes préparée, imposée. Les légistes du gouvernement n’ont fait que la rédiger. Une juridiction qui n’avait ni la lumière ni l’indépendance, est en vain applaudie, adulée, caressée. Elle va disparaître. Le moindre effort l’emportera. Pourtant hier encore elle sacrifiait, dans l’ivresse publique, un innocent à sa puissance. Et voici qu’elle meurt d’être injuste. Ainsi, par ses fautes, elle a contribué au progrès des mœurs :
C’est un ordre des dieux qui jamais ne se rompt
De nous vendre bien cher les grands biens qu’ils nous font.
Quand un tel résultat est déjà obtenu, pourquoi se plaindre que de grands coupables échappent à la loi et gardent de méprisables honneurs ? Cela n’importe pas plus, dans notre état social, qu’il n’importait, dans la jeunesse de la terre, quand déjà les grands sauriens des océans primitifs disparaissaient devant des animaux d’une forme plus belle et d’un instinct plus heureux, qu’il restât encore, échoués sur le limon des plages, quelques monstrueux survivants d’une race condamnée.
Et voyez encore. Ces moines ennemis de la justice et de la liberté fondaient leur puissance sur une iniquité qui semblait assez vaste pour les porter. Avant même que l’iniquité soit détruite, ils s’écroulent. Leur ruine est prochaine. La loi, la faible loi, insultée et bafouée par eux, entre tout à coup dans leurs riches maisons, et la caisse où ils entassaient des centaines de mille francs en gros sous est à cette heure fermée de ce petit fil si mince, qu’on ne peut rompre. Ce n’est là, je le sais, qu’une descente de police. Mais que de menaces sont suspendues sur ces agitateurs ! N’ont-ils pas désormais tout à craindre d’un Parlement naguère leur complice, qui demain les frappera peut-être, et avec eux toutes ces congrégations qui s’enrichissaient dans l’ombre, achetaient secrètement des maisons et des terres ? Et ces moines prospères, ces riches marchands de miracles courent un grand péril, pour s’être associés à l’injustice triomphante.
Voyez enfin ! tout ce qui s’appuya sur ce qui n’était pas la vérité chancelle. Méline était fort. Qu’est-il à présent ? Et les royalistes qui se croyaient plus forts que lui en se faisant plus iniques, que sont-ils devenus ? Leur prince, ses faibles forces l’ont abandonné. Il ne rôde plus, avide et craintif, autour de la France convoitée. Il va se cacher derrière les Pyramides, tandis que ses amis sont en prison.
Peu de changement dans l’état des esprits. Pas de ces brusques revirements des foules, qui étonnent. Rien de sensible ni de frappant. Pourtant il n’est plus, le temps où un Président de la République abaissait au niveau de son âme la justice, l’honneur de la patrie, les alliances de la République, où la puissance des ministres résultait de leur entente avec les ennemis des institutions dont ils avaient la garde ; ce temps de brutalité et d’hypocrisie où le mépris de l’intelligence et la haine de la justice étaient à la fois une opinion populaire et une doctrine d’État, où les pouvoirs publics protégeaient les porteurs de matraque, où c’était un délit de crier « Vive la République ! » Ces temps sont déjà loin de nous, comme descendus dans un passé profond, plongés dans l’ombre des âges barbares.
— Ils peuvent revenir.
— Ils peuvent revenir. Et vraiment nous n’en sommes séparés encore par rien de solide, par rien même d’apparent ni de distinct. Ils se sont évanouis comme les nuages de l’erreur qui les avait formés. Le moindre souffle peut encore ramener ces ombres. Je le sais. Je crois pourtant que la République est sauvée, et avec elle la parcelle de justice et de vérité qu’elle peut réaliser. C’est peu de chose. Mais ce peu nous est précieux quand nous avons failli perdre, dans un abîme de violence et d’imbécillité, tout ce qui fait le génie et la beauté de la France, la tolérance, la justice, la liberté de pensée, tout ce qui donne un sens à notre histoire, un caractère à notre peuple, tout ce qui est cher aux Français qui aiment assez leur patrie pour la vouloir juste et généreuse. Ce qui frappe nos adversaires comme des coups imprévus, ce qu’ils attribuent à la malignité d’un petit nombre d’hommes au pouvoir, encore mal assis et mal obéis, n’est en réalité que la conséquence de leurs propres fautes, quand ils ont cru se fortifier dans l’injustice et l’erreur. Il est de toute nécessité qu’une société humaine soit en définitive juste et raisonnable. La démocratie, sans en avoir conscience, les abandonne, et c’est pourquoi ils tombent par terre. Leur chute est molle, sur un terrain amolli. Mais il n’est pas certain qu’ils puissent se relever. Ce que n’ont pu faire les ennemis de la République et de la liberté quand ils avaient pour eux le Président de la République, les ministres, tous les pouvoirs publics, la presse, la foule terrifiée et abusée, et ces chevaux dont la bride était aux mains des séditieux, le pourront-ils quand les républicains, encore timides, mais inquiets et pleins de méfiance, commencent à se défendre ? Et qui donnera l’assaut ? La troupe mince et brillante des riches et des oisifs, renforcée des camelots à quarante sous. Rien de plus. Le bourgeois regarde avec bienveillance. Mais il ne combat pas, et il ne sert la réaction qu’en applaudissant aux couplets nationalistes des cafés-concerts. Cependant la masse grave et sombre, énorme, des travailleurs, qu’on n’amuse plus avec de la politique et des émeutes, le peuple qui, un jour, peut tout exiger puisqu’il produit tout, s’organise, apprend à penser et s’apprête à vouloir.