Opinions sociales/Allocution prononcée à la fête inaugurale de l’Émancipation

Opinions socialesSociété nouvelle de librairie et d’édition1 (p. 65-72).


ALLOCUTIONS


ALLOCUTION

PRONONCÉE À LA FÊTE INAUGURALE
DE L’ÉMANCIPATION
UNIVERSITÉ POPULAIRE DU XVe ARRONDISSEMENT
LE 21 NOVEMBRE 1899


Citoyennes et citoyens,

L’association que nous inaugurons aujourd’hui est formée pour l’étude. Ce sont des hommes qui se réunissent pour penser en commun. Vous voulez acquérir des connaissances qui donneront à vos idées de l’exactitude et de l’étendue et qui vous enrichiront ainsi d’une richesse intérieure et véritable. Vous voulez apprendre pour comprendre et retenir, au rebours de ces fils de riches qui n’étudient que pour passer des examens et qui, l’épreuve finie, ont hâte de débarrasser leurs cerveaux de leur science, comme d’un meuble encombrant. Votre désir est plus noble et plus désintéressé. Et comme vous vous proposez de travailler à votre propre développement, vous rechercherez ce qui est vraiment utile et ce qui est vraiment beau.

Les connaissances utiles à la vie ne sont pas seulement celles des métiers et des arts. S’il est nécessaire que chacun sache son métier, il est utile à chacun d’interroger la nature qui nous a formés et la société dans laquelle nous vivons. Quel que soit notre état parmi nos semblables, nous sommes avant tout des hommes et nous avons grand intérêt à connaître les conditions nécessaires de la vie humaine. Nous dépendons de la terre et de la société, et c’est en recherchant les causes de cette dépendance que nous pourrons imaginer les moyens de la rendre plus facile et plus douce. C’est parce que les découvertes des grandes lois physiques qui régissent les mondes ont été lentes, tardives, longtemps renfermées dans un petit nombre d’intelligences, qu’une morale barbare, fondée sur une fausse interprétation des phénomènes de la nature, a pu s’imposer à la masse des hommes et les soumettre à des pratiques imbéciles et cruelles.

Croyez-vous, par exemple, citoyens, que, si les savants avaient connu plus tôt la vraie situation du globe terrestre tournant en compagnie de quelques autres globes, ses frères, autour d’un soleil qui nage lui-même dans l’espace infini, peuplé d’une multitude d’autres soleils, pères ardents et lumineux d’une multitude de mondes, — pensez-vous que, si dans les siècles anciens un grand nombre d’hommes avaient eu cette juste idée de l’univers et y avaient suffisamment attaché leur pensée, c’eût été possible de les effrayer en leur faisant croire qu’il y a sous terre un enfer et des diables ? C’est la science qui nous affranchit de ces vaines terreurs, que certes vous avez rejetées loin de vous. Et ne voyez-vous pas que de l’étude de la nature vous tirerez une foule de conséquences morales qui rendront votre pensée plus assurée et plus tranquille ?

La connaissance de l’être humain n’est pas moins profitable. En suivant les transformations de l’homme depuis l’époque où il vivait nu, armé de flèches de pierre, dans des cavernes, jusqu’à l’âge actuel des machines, au règne de la vapeur et de l’électricité, vous embrasserez les grandes phases de l’évolution de notre race.

La connaissance des progrès accomplis vous permettra de pressentir, de solliciter les progrès futurs. Peut-être voudrez-vous vous tenir de préférence dans des temps voisins du nôtre et rechercher dans un passé récent l’origine de l’état actuel de la société. Là encore, là surtout l’étude vous sera d’un grand profit. En recherchant comment s’est formée et accrue la force capitaliste, vous jugerez mieux des moyens qu’il faut employer pour la maîtriser, à l’exemple des grands inventeurs qui n’ont asservi la nature qu’après l’avoir patiemment observée.

Vous étudierez les faits de bonne foi, sans parti pris ni système préconçu. Les vrais savants — et j’en vois ici — vous diront que la science veut garder son indépendance et sa liberté, et qu’elle ne se soumet à aucune puissance étrangère. Est-ce à dire que vous poursuivrez vos recherches sans direction ni but déterminé ? Non. Vous entreprenez une œuvre idéale mais définie, immense mais précise. Vous vous proposez de travailler mutuellement à développer votre être intellectuel et moral, à vous rendre plus sûrs de vous-mêmes, et plus conscients de vos forces, par une connaissance plus exacte des nécessités de la vie sur la planète, et des conditions particulières où chacun se trouve dans la société actuelle. Votre association est constituée pour vous solliciter les uns les autres à penser et à réfléchir à la place des privilégiés, qui ne s’en donnent plus la peine, et pour vous assurer ainsi une part dans l’élaboration d’un ordre de choses nouveau et meilleur, puisque, malgré les coups de force, c’est la pensée qui conduit le monde, comme la boussole dans la tempête montre encore la route aux navires.

Votre association recherchera ce qu’il y a de plus utile à connaître dans la science. Elle vous découvrira ce qu’il y a de plus agréable à considérer dans l’art. Ne vous refusez pas à mêler dans vos études l’agréable à l’utile. D’ailleurs, comment les séparer, si l’on a un peu de philosophie ? Comment marquer le point où finit l’utile et où commence l’agréable ? Une chanson, est-ce que cela ne sert à rien ? La Marseillaise et la Carmagnole ont renversé les armées des rois et des empereurs. Est-ce qu’un sourire est inutile ? Est-ce donc si peu de plaire et de charmer ?

Vous entendez parfois des moralistes vous dire qu’il ne faut rien accorder à l’agrément dans la vie. Ne les écoutez pas. Une longue tradition religieuse, qui pèse encore sur nous, nous enseigne que la privation, la souffrance et la douleur sont des biens désirables et qu’il y a des mérites spéciaux attachés à la privation volontaire. Quelle imposture ! C’est en disant aux peuples qu’il faut souffrir en ce monde pour être heureux dans l’autre qu’on a obtenu d’eux une pitoyable résignation à toutes les oppressions et à toutes les iniquités. N’écoutons pas les prêtres qui enseignent que la souffrance est excellente. C’est la joie qui est bonne !

Nos instincts, nos organes, notre nature physique et morale, tout notre être nous conseille de chercher le bonheur sur la terre. Il est difficile de le rencontrer. Ne le fuyons point. Ne craignons pas la joie ; et lorsqu’une forme heureuse ou une pensée riante nous offre du plaisir, ne la refusons pas. Votre association est de cet avis. Elle est prête à vous offrir, avec des pensées utiles, des pensées agréables, qui sont utiles aussi. Elle vous fera connaître les grands poètes : Racine, Corneille, Molière, Victor Hugo, Shakespeare. Ainsi nourris, vos esprits croîtront en force et en beauté.

Et il est temps, citoyens, qu’on sente votre force, et que votre volonté, plus claire et plus belle, s’impose pour établir un peu de raison et d’équité dans un monde qui n’obéit plus qu’aux suggestions de l’égoïsme et de la peur. Nous avons vu ces derniers temps la société bourgeoise et ses chefs incapables de nous assurer la justice, je ne dis pas la justice idéale et future, mais seulement la vieille justice boiteuse, survivante des âges rudes. Celle-là, qui les protégeait, les insensés, dans leur folie, ils viennent de lui porter un coup mortel. Nous les avons vus triompher dans le mensonge, aspirer à la plus brutale des tyrannies, souffler dans les rues la guerre civile et la haine du genre humain.

À vous, citoyens, à vous, travailleurs, de hausser vos esprits et vos cœurs, et de vous rendre capables, par l’étude et la réflexion, de préparer l’avènement de la justice sociale et de la paix universelle.