Opinion sur le jugement de Louis XVI

Œuvres de CondorcetDidotTome 12 (p. 269-303).


OPINION
sur le
JUGEMENT DE LOUIS XVI.


Séparateur



Dans une cause où une nation entière offensée est à la fois accusatrice et juge, c’est à l’opinion du genre humain, c’est à celle de la postérité qu’elle doit compte de sa conduite. Elle doit pouvoir dire : Tous les principes généraux de jurisprudence, reconnus par les hommes éclairés de tous les pays, ont été respectés. Elle doit pouvoir défier la partialité la plus aveugle, de citer aucune maxime d’équité qu’elle n’ait observée ; et quand elle juge un roi, il faut que les rois eux-mêmes, dans le secret de leur conscience, soient forcés d’approuver sa justice.

Il importe au bonheur de l’espèce humaine, que la conduite de la France à l’égard de l’homme qu’elle a trop longtemps appelé son roi, achève de guérir les autres peuples de ce qui peut leur rester de superstition pour la royauté : il faut craindre surtout de l’augmenter chez ceux sur qui cette superstition règne encore. Tous les peuples ne reconnaissent pas les vérités éternelles, bases inébranlables de la république française ; et tandis que nos philosophes et nos soldats les répandent chez les nations étrangères ; tandis que la tyrannie tremble également devant nos armées et devant nos maximes, il serait imprudent d’étonner, d’effrayer peut-être, par la hardiesse de nos démarches, ceux à qui nous pouvons en faire respecter la sévère mais impartiale équité. C’est donc aux lois de cette justice universelle, commune à toutes les constitutions, inaltérable au milieu du choc des opinions et des révolutions des empires, qu’il faut ici soumettre nos décisions.

Le ci-devant roi peut-il être jugé ?

On ne peut punir légitimement une action, si une loi antérieure ne l’a mise expressément au nombre des crimes, et elle ne peut être punie que d’une peine qui ait été aussi décernée par une loi antérieure. Cet axiome est dicté par l’humanité et par la justice.

Si cependant la loi n’a pas distingué, dans la liste des crimes, ceux que des circonstances aggravantes rendent plus atroces, on ne doit pas en conclure qu’elle ait voulu les soustraire à la peine, mais seulement que ces circonstances aggravantes n’ont point paru nécessiter l’établissement d’une peine particulière. Les lois de Solon n’en renfermaient aucune contre le parricide. En conclura-t-on que le monstre, coupable de ce crime, devait rester impuni ? Non ; mais qu’il devait être puni comme pour un meurtre.

Si donc les lois françaises ne prononcent rien en particulier sur un roi conspirateur, quoiqu’il soit beaucoup plus coupable qu’un citoyen, il ne s’ensuit point qu’il doive être épargné, mais seulement que les rédacteurs des lois n’ont pas voulu le distinguer des autres conspirateurs. Il doit donc être jugé par la loi commune, si une loi particulière ne l’a pas formellement excepté.

Cette exception a-t-elle été prononcée par la loi constitutionnelle ? Citoyens, si cette impunité avait été décrétée ; si l’Assemblée constituante avait commis ce crime envers le genre humain ; si la nation avait eu la faiblesse d’accepter, par son silence, par l’élection de ses représentants, par les serments qu’elle a exigés d’eux, cette loi déshonorante, comme ami de la justice, comme ami de la liberté, je dirais : Le roi ne peut être jugé et puni.

Mais cette scandaleuse impunité n’a point été prononcée.

Deux seuls articles pourraient le faire croire : dans l’un, la personne du roi est déclarée inviolable et sacrée ; dans l’autre, on prononce que, pour les crimes commis après son abdication légale, il sera jugé comme les autres citoyens.

Il est donc nécessaire de discuter le sens de ces deux articles ; et quelque minutieuse que cette discussion doive paraître, j’espère qu’on me pardonnera de m’y livrer, si l’on songe qu’il n’y a point de liberté dans un pays où la loi positive ne serait pas la seule règle des jugements. Le pacte social ne consiste-t-il pas essentiellement dans le consentement de soumettre à des règles antécédentes et communes, ces relations morales avec les autres hommes, dont le droit naturel a posé la base et déterminé les principes légitimes ?

La loi positive ne doit être autre chose, dans une bonne législation, qu’une conséquence ou une application de ce droit, adoptée, consentie, ou du moins déjà connue par le peuple soumis à cette loi. Ainsi, la question ne serait pas de savoir si on doit prononcer d’après le droit naturel, ou d’après une loi arbitraire, mais de savoir si des actions doivent être jugées suivant ce qui était considéré comme juste quand elles ont été commises, et non suivant ce qui a été regardé comme juste dans un temps postérieur.

La personne du roi est déclarée sacrée : ou ce mot n’a aucun sens, ou il a celui qu’on lui attribue dans les principes religieux des différentes sectes. Dans les violences injustes, c’est un crime contre la religion, ajouté à un crime contre la société ; dans les condamnations légales, la dégradation précède le jugement, afin d’inspirer par là plus de respect pour un caractère en quelque sorte surnaturel. Par cette expression, le roi constitutionnel était assimilé à un évêque, à un prêtre, dont les personnes étaient aussi sacrées, sans que pour cela ils fussent soustraits à la puissance des lois.

Les auteurs de la constitution qui, en instituant la royauté, créaient un pouvoir hors de la nature, ont cru nécessaire d’ajouter à la sûreté des rois par des terreurs superstitieuses : mais il résulte seulement de cette expression que, si la royauté n’avait pas été abolie, la déchéance aurait dû être prononcée par un jugement séparé.

Le mot inviolable n’est point défini par la constitution lorsqu’elle traite du roi ; mais elle l’a défini ailleurs, en parlant des représentants du peuple.

Leur inviolabilité renferme deux conditions bien distinctes, toutes deux applicables au roi : l’une de ne pouvoir être poursuivis pour ce qu’ils ont dit ou fait en qualité de représentants ; et dès qu’on établissait un roi, il était nécessaire qu’il participât à ce caractère d’inviolabilité.

Cette prérogative, étendue à tous les actes du pouvoir exécutif, faits par le roi, avait des dangers que celle des représentants du peuple ne présentait pas.

Aussi le roi était-il obligé de faire revêtir ces actes de la signature d’un ministre, responsable de leur légitimité : la nation n’était pas sans garantie ; et si elle n’avait pas toute celle que les principes d’une justice rigoureuse ordonnaient de lui donner, on lui accordait du moins tout ce qui était compatible avec la bizarre institution de la royauté.

Ainsi, tout ce qu’a fait le roi comme dépositaire d’un pouvoir national ne peut lui être imputé ; mais il est accusé, par la notoriété publique, de crimes étrangers à ses fonctions royales. Ce n’est point comme roi, qu’il payait des libelles pour détruire le crédit national, qu’il soudoyait les ennemis de la France, qu’il formait, de concert avec ses frères, une ligue avec les ennemis de la patrie ; ce n’est pas comme roi, qu’au mépris des lois, approuvées par lui-même, il armait contre les citoyens des satellites étrangers.

Une autre condition de l’inviolabilité des représentants élus du peuple, est de ne pouvoir être poursuivis qu’en vertu d’un décret du corps législatif. Aussi, lorsque, dans l’Assemblée constituante, on discuta la question de l’inviolabilité du roi, on allégua pour motif, et avec raison, que, par la nature même et l’importance de ses fonctions, il ne pouvait être soumis à répondre devant un tribunal, d’après la réquisition des mêmes fonctionnaires dont il était chargé de surveiller la conduite. On prouva que l’homme qui avait l’autorité de suspendre la formation des lois, que le chef du pouvoir exécutif, celui de l’armée, de la flotte, ne devait point être exposé à se voir arrêté dans ces grandes fonctions par la volonté d’un tribunal particulier. On se servit en sa faveur, et avec le même succès, des raisonnements employés pour soustraire les représentants du peuple à l’ordre commun des poursuites judiciaires.

Il est vrai que, pour ceux-ci, on indiqua la marche que devait tenir la justice, et qu’on n’osa l’indiquer pour le roi ; mais jamais cette lâche maxime, qu’un roi incendiaire, assassin, parricide, serait impuni, n’a souillé les lois de la France, déjà plus qu’à demi libre. Croit-on que si ce principe servile y eût été textuellement inséré, la nation eût voulu adopter, ou du moins essayer l’acte constitutionnel, et le regarder comme une loi obligatoire ? Aurions-nous osé le montrer aux étrangers comme une constitution moins défigurée par de grossières violations du droit naturel, que celles de la plupart des autres peuples ?

Dira-t-on que l’inviolabilité d’un roi doit être entière, parce qu’il n’existe point, pour lui, de juges impartiaux ? On voudrait donc que la grandeur du crime devînt un titre d’impunité, que les attentats contre la sûreté de tout un peuple fussent placés hors de l’atteinte des lois ? Ainsi, tout chef de conspirateurs qui aurait mis la patrie et la liberté en péril pourrait dire à une nation : Vous ne pouvez me juger, car je vous ai tous offensés, car il n’y a aucun de vous à qui je n’aie fait craindre pour ses droits, pour ses propriétés, pour sa vie. Et comme alors aussi le droit individuel de pourvoir à sa sûreté reprend toute son indépendance, dès que la loi cesse de la protéger, ce raffinement de justice deviendrait le signal du désordre et des vengeances arbitraires.

Citerait-on pour preuve de cette impunité absolue l’article d’après lequel le roi, dans le cas d’abdication légale, doit être jugé, pour les crimes subséquents, comme les autres citoyens ? Mais, pour les délits subséquents au temps de leur mission, les députés, inviolables, des législatures, sont aussi jugés comme les autres citoyens.

L’inviolabilité du roi et des députés, exprimée par le même mot, doit s’entendre de la même manière, avec cette seule différence, que l’acte constitutionnel a prescrit, pour les uns, la manière de les juger, tandis qu’à l’égard du roi il garde le silence ; et ce silence suffisait bien, sans doute, pour exciter l’indignation des hommes qui avaient dans l’âme le sentiment de la liberté et de l’égalité.

Ainsi, l’impunité du roi n’est pas décrétée par la constitution ; mais elle n’a pas établi le mode de le juger. Elle a prononcé que, s’il cessait d’être roi, il serait, pour les crimes subséquents, poursuivi et jugé comme les autres citoyens ; mais elle n’a rien déterminé sur la manière de le juger et de le poursuivre pour les crimes antérieurs.

Ici, je pourrais terminer l’examen des articles de la constitution. En effet, si l’on doit s’en tenir strictement à la lettre de la loi pour prononcer qu’il faut poursuivre ou punir un individu ; s’il ne peut être poursuivi ou jugé quand le texte de la loi ne s’exprime pas formellement contre lui, n’est-il pas également équitable, quand il s’agit, au contraire, d’exceptions, et surtout d’exceptions opposées à la justice commune, et fondées sur des considérations politiques, de ne pas étendre ces priviléges au delà du texte précis de la loi ? Si les exceptions qui, embrassant l’universalité des individus, ne tombent sur quelques-uns en particulier que par l’effet d’un hasard égal pour tous, doivent être entendues dans le sens le plus favorable, en est-il de même de celles qui seraient établies en faveur d’une classe peu nombreuse ? et la loi impérieuse de l’égalité ne prescrit-elle point alors de restreindre ces mêmes exceptions à ce qui est textuellement prononcé ? Je vais cependant répondre à une conséquence indirecte de l’acte constitutionnel qui a frappé quelques esprits.

La constitution prononce une abdication présumée pour quelques délits commis par un roi ; elle le confond, pour les crimes subséquents, avec les citoyens : donc elle a eu également intention, pour les autres délits, de ne le soumettre qu’à la déchéance, qui, dès lors, devient la seule peine par laquelle il puisse être puni.

Il suffit d’examiner les actions soumises à la déchéance, pour sentir toute la faiblesse de ce raisonnement.

En effet, elles sont toutes de la classe des actions nécessairement publiques, pour lesquelles une instruction judiciaire serait inutile, si la sûreté générale permettait la plus légère exception au principe de soumettre aux mêmes règles le jugement de toutes les accusations. D’ailleurs, parmi ces mêmes actions, les unes pouvaient être considérées comme ne devenant de véritables délits que par la conduite postérieure du roi, et les autres ne pouvaient être poursuivies que d’une manière illusoire.

Ainsi, par exemple, si, révoquant son serment ; si, s’obstinant à rester hors du territoire national, il devenait coupable par la seule prétention de conserver son droit à la royauté, on pouvait supposer qu’il cesserait de l’être en se soumettant à l’abdication légale, prononcée par la constitution ; on pouvait presque considérer sous le même point de vue la négligence à opposer un acte formel aux entreprises faites en son nom.

Enfin, pour le cas où il se trouverait à la tête d’une armée ennemie, la loi, en le confondant, pour les crimes postérieurs, avec les autres citoyens, ne pourrait être regardée, sans absurdité, comme une amnistie pour tout ce qui aurait précédé cet acte de rébellion ouverte, pour le crime d’avoir allumé la guerre civile. Quel motif a donc pu déterminer ce silence des législateurs ? Sans doute ils ont senti que le roi était alors dans l’état de guerre déclarée, et qu’il ne pouvait être poursuivi qu’après avoir été vaincu en persistant dans sa rébellion, qu’après avoir ajouté de nouveaux délits à ceux qui avaient appelé sa déchéance.

Il est impossible d’entendre autrement ces lois. En effet, comment les mêmes hommes auraient-ils puni, par la déchéance, une absence opiniâtre, et auraient-ils voulu que des complots de proscriptions et d’assassinats restassent impunis ? Comment auraient-ils puni plus sévèrement la rétractation d’un serment, que la violation de ce même serment, par des actes de trahison ou de tyrannie ? Comment la négligence de faire un acte formel de résistance leur aurait-elle paru plus criminelle que cet acte de pure ostentation, démenti par une connivence perfide avec les mêmes ennemis qu’on aurait eu l’air de vouloir combattre ?

N’est-il pas plus naturel de penser que les rédacteurs de la constitution se sont contentés de tracer une marche légale pour les cas où la notoriété évidente rendait inutile une instruction judiciaire, et qu’ils ont abandonné aux circonstances ceux qui exigeraient cette instruction ? Ils ont cru, sans doute, qu’il serait difficile de tracer d’avance une forme qui pût convenir aux événements imprévus, extraordinaires, dont le procès fait à un roi devait être nécessairement précédé. N’est-ce pas encore assez d’être obligé d’accuser d’une réticence timide la majorité de cette même assemblée, dont les lumières et le courage ont de si justes droits à la reconnaissance nationale ? Comment, sur de simples interprétations, pourrions-nous la juger coupable d’avoir contredit si ouvertement cette même déclaration des droits, qu’elle regardait comme le premier titre de sa gloire ?

Pourquoi, entre deux manières d’entendre ces articles, choisirions-nous celle qui suppose, dans un même ouvrage, fait par les mêmes hommes, publié par eux le même jour, une contradiction si révoltante ?

Enfin, si un homme ne peut réclamer les conditions favorables d’un acte qu’il n’a pas exécuté, ou qu’il a ouvertement violé ; si, par exemple, un débiteur contre qui son créancier aurait promis de n’exercer aucune poursuite, à la condition que ce débiteur lui abandonnerait une maison et les meubles qu’elle renfermait, peut être légitimement poursuivi, dans le cas où, postérieurement à cet acte, il aurait enlevé une portion de ces meubles, pourquoi les membres de l’Assemblée constituante n’auraient-ils pas cru que le roi, en violant les conditions de la constitution, perdait le droit d’opposer aux poursuites judiciaires l’inviolabilité qu’il tenait de la constitution seule, qu’il pouvait être jugé pour le crime de violation de l’acte constitutionnel, en vertu des principes du droit commun, et qu’une énonciation expresse n’était pas nécessaire ?

Comment, d’ailleurs, l’Assemblée constituante eût-elle pu placer dans la constitution le mode de juger le roi ? Le corps législatif ne pouvait avoir, suivant l’esprit de la constitution, le pouvoir de l’accuser. À qui pouvait-il appartenir ? à la nation seule, et dès lors à des représentants nommés par elle pour former une convention. Il aurait donc fallu que la constitution traçât, aux Assemblées nationales législatives, précisément cette même conduite que l’Assemblée de 1791 a suivie le 10 août ; et si on se rappelle avec quelle timide circonspection l’Assemblée constituante a parlé du droit imprescriptible qu’a le peuple de changer ses lois constitutionnelles, on s’étonnera moins de voir qu’elle n’ait pas osé lui faciliter les moyens de l’exercer, en plaçant dans l’acte constitutionnel le mode suivant lequel, dans le cas d’accusations graves portées contre le roi par les citoyens, les législatures pourraient appeler une Convention nationale.

On a dit : Louis XVI ne doit pas être jugé ; car, s’il n’avait pas compté sur une inviolabilité absolue, il aurait peut-être refusé la royauté. Quoi ! il aurait refusé la royauté, si on ne lui avait pas dit : Vous pouvez impunément commettre tous les crimes, même celui de trahir une seconde fois le peuple qui vous a donné le trône pour récompense d’une première trahison ? Mais Louis XVI, déjà déclaré inviolable, et dans les mêmes termes, avant cette première violation de son serment, se croyait-il à l’abri d’un jugement lorsqu’il a été ramené de Varennes ? Mais Louis XVI ne savait-il pas que ses lâches serviteurs, malgré toute leur bassesse et toute leur puissance, n’ont pu, je ne dis pas faire adopter, mais seulement faire proposer cet article si clair et si simple : Le roi, quelque crime qu’il commette, ne pourra jamais en être puni que par la déchéance ? Et comment aurait-il pu croire que tel était le sens des articles de la constitution, puisque ceux qui l’ont établie n’ont pas même souffert que ce sens leur fût directement présenté ? Comment aurait-il pu regarder comme l’assurance d’une impunité absolue, le succès des moyens prodigués pour obtenir seulement un honteux silence ?

Il est temps d’apprendre aux rois que ce silence des lois sur leurs attentats est le crime de leur puissance, et non le vœu de la raison ou de l’équité.

La question se réduit donc maintenant à examiner si la règle de justice, qui exige qu’une loi antérieure ait déterminé le délit et la peine, demande aussi l’antériorité dans la loi qui établit le mode de juger.

Or, je ne crois pas que cette condition soit exigée par la justice. En effet, un seul motif pourrait faire regarder cette antériorité comme nécessaire : c’est que l’on doit aux citoyens l’assurance qu’ils ne pourront être arbitrairement soumis à une procédure injuste, à une procédure qui, établie pour un seul accusé, peut être combinée d’après des passions ou des préventions personnelles. Mais il ne peut être question ici d’instituer arbitrairement un mode individuel de jugement : il s’agit seulement d’appliquer à un individu qui se trouve dans des circonstances extraordinaires, le mode de jugement établi pour tous les autres.

D’ailleurs, invoquons encore ici la loi positive. Quel est le titre du délit ? Un attentat contre la sûreté générale de l’État. Qui doit être accusateur ? L’Assemblée des représentants du peuple. Qui doit juger ? La haute cour nationale. Dira-t-on que, cette cour ayant été abolie, tous les crimes de trahison, antérieurs à cette abolition, ne peuvent être poursuivis ? Que si la Convention nationale établissait un tribunal pour ces mêmes crimes, il ne pourrait juger que ceux qui seraient postérieurs à son institution ?

Voilà, cependant, ce qu’il faudrait soutenir, si l’on voulait prétendre ou que le roi ne peut être jugé, ou que la Convention nationale ne peut fixer le mode du jugement.

Dira-t-on que l’on ne doit point former un tribunal pour un individu déterminé ? Mais qu’en résulterait-il encore, sinon que le roi a droit de demander à être jugé par un tribunal ordinaire ? D’ailleurs, il suivrait de cette maxime, que toute difficulté de forme qui arrêterait un jugement, assurerait l’impunité des accusés dont la poursuite aurait fait naître cette difficulté. Aussi, ce qu’exige véritablement la justice, c’est qu’alors, dans toutes les formes de jugements, comme dans le choix des juges, comme dans les actes de la procédure, les principes généraux de jurisprudence, favorables aux accusés, soient conservés, soient même étendus.

Les crimes imputés à Louis XVI, hors de l’exercice de ses fonctions royales, peuvent donc être jugés et punis comme les crimes de la même espèce, commis par un autre individu.

J’ajouterai qu’en supposant même l’impunité de ces crimes légalement établie, Louis XVI pourrait encore être jugé.

Il ne faut pas, en effet, confondre le droit de poursuivre et de juger, avec le droit de punir. Non-seulement ils peuvent être distingués dans la théorie, mais ils le sont par le fait, dans les pays où l’on exige, pour exécuter les jugements, le consentement d’un pouvoir étranger au tribunal qui les a prononcés, et où cependant ce même pouvoir n’est point autorisé à suspendre l’instruction des procédures. Telle est, par exemple, la loi de l’Angleterre, où le roi peut suspendre ou remettre la peine, et ne peut arrêter les poursuites. On punit le crime, pour que la crainte du châtiment le prévienne : on le punit, pour que les coupables ne puissent plus nuire à la société par de nouveaux forfaits. Il faut poursuivre et constater le crime, pour avoir droit de le punir. Mais est-ce là le seul motif qui puisse déterminer la poursuite et le jugement d’un délit ? N’est-il pas encore utile à la société que les auteurs d’une action coupable, dussent-ils rester impunis, soient connus d’elle ; et si le doute peut tomber sur l’existence même du délit, n’est-il pas utile de savoir s’il est réel ou imaginaire ? La société n’a-t-elle pas le droit de connaître jusqu’à quel point elle a été offensée ; et combien ce droit n’acquiert-il pas de force, quand la sûreté d’un peuple entier a pu être menacée ?

La nation française a été trahie, et elle a droit de constater comment et par qui elle l’a été : cette connaissance ne peut-elle pas être nécessaire à la sûreté ; ne peut-elle pas influer sur les précautions qu’elle doit prendre pour sa défense ? Elle aurait donc le droit de poursuivre et de juger Louis XVI, quand bien même son inviolabilité absolue aurait été prononcée.

La royauté est abolie en France ; ce vœu de la Convention nationale est celui du peuple. Il n’a fait qu’user d’un droit inaliénable et imprescriptible. L’idée d’un contrat qui puisse lier une nation à un de ses fonctionnaires, et qu’elle n’ait pas le droit de briser, tant que ce fonctionnaire reste fidèle aux conditions du contrat, est une chimère que les ennemis de la liberté et de l’égalité des hommes osent seuls soutenir encore. Telle est l’opinion de tous les membres de cette Assemblée, et sans doute de tous les Français.

Mais elle n’est pas celle de tous les autres peuples ; et s’il en existait un où l’opinion contraire dominât, qui, pour juger légitime la déchéance de Louis XVI, eût besoin de le croire coupable, et que ce motif seul pût empêcher ceux qui le gouvernent de l’entraîner dans la cause de nos ennemis, combien alors ne deviendrait-il pas utile de constater les délits du ci-devant roi, quand bien même son inviolabilité empêcherait de le punir ? Enfin, s’il était possible que la conviction des crimes commis par Louis XVI eût influé sur le sentiment qui a fait recevoir avec transport, par les Français, le décret qui abolit la royauté, ne leur devez-vous pas de ne laisser s’élever aucun doute sur la réalité de ces mêmes crimes ? Vous serait-il permis, en ne faisant pas juger celui qui s’en est rendu coupable, de livrer les citoyens à cette incertitude qu’il est si facile de répandre, du moins pour un temps, sur les faits les plus indubitables ?

Ainsi, quand bien même on donnerait à l’inviolabilité constitutionnelle l’étendue la plus contraire à la raison et à la justice, il resterait encore vrai que la nation française peut avoir un intérêt réel de constater les crimes de celui qui a été roi, et par conséquent qu’elle a droit de le juger.

Enfin, supposons que la Convention nationale regarde cette inviolabilité constitutionnelle comme une impunité absolue, il reste à savoir si Louis XVI a droit à cette prérogative. En acceptant la royauté, sous sa forme nouvelle, il a dû se soumettre à la constitution ; il a dû la regarder comme une loi obligatoire pour lui-même. S’il n’a fait que recevoir cette royauté, comme les restes dégradés de celle qu’il croyait lui appartenir par le droit absurde de sa naissance ; si les nouvelles conditions apposées à l’exercice de cette fonction, n’ont été à ses yeux que des usurpations auxquelles il a fait semblant d’adhérer, en se réservant de reprendre ses anciennes prérogatives ; s’il existe des preuves de cette perfidie, n’est-il pas évident que, jamais, Louis XVI n’a été légitimement roi constitutionnel, et qu’il n’a droit à aucune des prérogatives d’inviolabilité attachées à ce titre par la seule constitution ?

Cette expression : le roi a accepté la constitution, était sans doute une absurdité politique ; la constitution n’était pas une convention entre lui et le peuple, dans ce sens que le roi eût pu ne pas s’y soumettre sans renoncer au trône, et que le peuple eût abdiqué le droit de la changer. Mais il n’en est pas moins vrai que, sous un autre rapport, tout citoyen qui accepte une fonction publique, contracte réellement avec la nation entière ; que l’un s’engage à un service, l’autre à procurer certains avantages, et que ce contrat est réciproquement obligatoire, tant que la loi qui établit cette fonction publique reste la même. La nation conserve le droit de changer la loi ; mais elle ne peut avoir celui de la violer.

Or, tout homme qui, avant de signer un contrat, aurait protesté d’avance contre les conditions qu’il jugeait lui être onéreuses, ne peut légitimement réclamer celles des conditions qui lui sont favorables.

Ainsi, quand même on pourrait dire que Louis XVI, après avoir manqué aux engagements contractés par lui, a conservé néanmoins son droit à l’impunité qui était un des avantages accordés pour prix de ces engagements, quand on prétendrait que l’acte constitutionnel le lui réservait, même après la violation de sa promesse, il est évident, du moins, que ce même acte ne lui réserve aucun de ces avantages, ni dans le cas d’une protestation faite d’avance, ni dans celui d’engagements antérieurs, contraires à ceux qu’il a contractés avec la nation, surtout s’il y a persisté après l’acceptation de la royauté.

Ainsi, Louis XVI peut être jugé, au moins sur ce fait, puisque le crime de cette protestation de ces engagements antérieurs, continués ensuite, est un de ceux dont il est accusé ; et qu’il est évident que pour ce délit, il ne peut prétendre à aucune espèce d’inviolabilité.

Il n’y a donc aucune hypothèse dans laquelle on puisse soutenir que le ci-devant roi n’est pas jugeable, excepté celle de son droit héréditaire à la couronne, hypothèse qu’aucun Français n’admettra sans crime, qu’aucun homme ne peut soutenir sans une vile et stupide démence.

Je proposerai donc de décréter que l’inviolabilité constitutionnelle, ne s’étendant point aux délits personnels de Louis XVI, il peut être jugé et puni.

Dans le cas où la proposition contraire serait adoptée, je me réserve de décréter, 1o que Louis XVI peut être jugé et puni pour le délit d’avoir protesté d’avance contre son acceptation de la couronne, et d’avoir formé antérieurement, et continué depuis, des engagements contraires à ceux que renfermait son acceptation ; 2o que pour les autres délits, il peut être jugé, quoique (par la décision que je suppose adoptée) il ne puisse plus être puni.

Comment Louis XVI doit-il être jugé ?

J’essayerai, d’abord, de prouver qu’il ne peut l’être par la Convention nationale ; et j’indiquerai, ensuite, quelle forme de jugement me paraît la plus propre à manifester la justice de la nation, en assurant l’impartialité du tribunal, en l’investissant de l’autorité d’opinion nécessaire pour prononcer la condamnation ou l’absolution, sans être exposé au reproche d’avoir cédé à la séduction ou à la crainte.

Des actions, qui portent directement atteinte aux droits, à la sûreté du peuple, semblent appeler un tribunal qui appartienne également à toutes les parties de la république. Les trahisons d’un officier public, dont les fonctions embrassaient l’État entier, semblent ne pouvoir être jugées par un tribunal restreint à une des portions du territoire. Ainsi, la Convention nationale, un tribunal choisi par elle, un tribunal élu par les départements, telles sont les seules combinaisons entre lesquelles on puisse balancer.

La Convention nationale peut-elle juger le ci-devant roi ? Non, sans doute. D’abord, il ne peut être jugé que d’après un mode qui n’est pas encore établi. La Convention serait donc à la fois législatrice, accusatrice et juge : et, par cette cumulation de pouvoirs ou de fonctions, les premiers principes de la jurisprudence seraient violés. Des juges qui eux-mêmes ont déclaré qu’ils voulaient l’être, des juges qui ne sont assujettis qu’aux règlements qu’ils se sont donnés, aux formes qu’ils ont voulu s’imposer, des juges qui peuvent, au milieu d’une instruction, changer ou modifier ces formes, présentent un de ces pouvoirs dont une société, qui veut rester libre, doit éviter de donner des exemples.

Le principe non moins sacré, qui prescrit de mettre à l’abri de toute espèce de soupçon l’impartialité des juges, ne serait pas moins violé. En effet, ceux d’entre nous qui siégeaient dans l’Assemblée constituante, lorsque Louis XVI, rassemblant une armée, menaçait à la fois et Paris et les représentants du peuple, peuvent-ils rester les juges du tyran qui a conjuré contre eux ? Ceux d’entre nous qui siégeaient ici le 10 août, qui, si l’armée eût été vaincue, étaient dévoués à la mort, peuvent-ils rester les juges de celui qui les a proscrits ? Louis est accusé d’une connivence coupable avec les ennemis étrangers : et parmi les crimes qui lui sont imputés, on compte cet accord perfide entre les projets des princes émigrés et ceux du château des Tuileries. Or, les hommes qui, d’après ces projets bien connus, étaient marqués pour victimes aux tribunaux du nouveau despotisme, les membres des deux Assemblées pourraient-ils rester les juges de celui qui les avait déjà désignés à ses bourreaux ? On dira que tous les citoyens, tous les amis de la liberté étaient également menacés, et qu’en adoptant ce raisonnement, il serait impossible de trouver des juges. Mais un brigand qui, jetant la terreur dans une contrée, en menace tous les habitants, est sans doute leur ennemi, et tous ont intérêt qu’il ne soit pas impuni. Cependant, on n’admettrait pas, au nombre de ses juges, ceux dont il aurait dévasté les propriétés, ceux qu’il aurait personnellement menacés ; et on ne proposerait pas d’en exclure le reste des citoyens. C’est que l’impartialité exigée des juges est une impartialité personnelle, et l’absence de tout intérêt, de toute passion privée. On ne craint point ces passions généreuses et universelles dont la masse entière d’un peuple peut être agitée, parce que, dans les hommes éclairés et de sang-froid, ces passions sont inséparables de l’amour de la justice, et se confondent avec lui.

Un autre principe doit nous éloigner encore des fonctions de juges.

On regarde comme légitimement récusable, celui qui a d’avance manifesté son opinion sur l’innocence ou sur le crime des accusés. On ne le considère point comme exempt de prévention, parce qu’il peut être arrêté par cette espèce de fausse honte qui nous attache à nos opinions.

Et cette fausse honte est bien naturelle ; car, enfin, l’intérêt, la légèreté, la faiblesse, les passions sont plus souvent la cause des changements d’opinion qu’une méditation plus longue, que des études plus approfondies, et rarement la censure publique pardonne ces changements. Quelle justice y aurait-il à donner pour juges, à un accusé, des hommes qui, forcés, pour le déclarer innocent, de renoncer à une opinion officiellement manifestée, seraient sûrs d’être accusés de perfidie ou de corruption, et ne pourraient s’en laver qu’en s’avouant eux-mêmes coupables d’une inexcusable légèreté ?

Or, non-seulement l’Assemblée législative, mais la Convention elle-même a hautement déclaré son opinion sur les crimes du ci-devant roi : l’Assemblée législative l’a prononcée dans plusieurs déclarations adoptées par elle et publiées en son nom. La Convention l’a prononcée dans une déclaration solennelle adressée à la nation helvétique.

Songeons enfin que nous sommes chargés de préparer la constitution qui doit être proposée au peuple ; de terminer un assez grand nombre de lois civiles, nécessaires pour établir une véritable égalité, pour compléter l’affranchissement de plusieurs classes nombreuses ; d’organiser l’instruction publique et les établissements de secours ; enfin de veiller sur la défense, comme sur la tranquillité de l’État, dans un instant où nous avons à la fois une ligue puissante à combattre, les restes épars d’une ou de plusieurs grandes conspirations à étouffer, et le système social à régler jusque dans ses premières bases.

Pouvons-nous, au milieu de tant d’occupations, consacrer une portion de notre temps à la suite d’une procédure dont il faudra nous soumettre à suivre rigoureusement toutes les formalités ? Comment pourrions-nous éviter à la fois le reproche, ou d’avoir prononcé avec trop de légèreté et de précipitation, ou d’avoir perdu, à juger un homme, un temps réclamé par la nation tout entière ?

Quand bien même, dans ce moment, le peuple nous verrait sans peine nous charger de cette fonction, ne devons-nous pas craindre que la négligence forcée de ses autres intérêts, que des incidents qui lui feront apercevoir les inconvénients de cette cumulation de pouvoirs, que des discours, des mots échappés, des mouvements d’approbation ou d’humeur, qui jetteront des nuages sur notre impartialité, ne changent bientôt cette première approbation en reproches ?

L’attitude d’un tribunal doit être plus sévère que celle d’une assemblée délibérante ; et en changeant d’un jour à l’autre de fonction, pourrions-nous nous répondre de changer aussi nos habitudes ?

Déjà, des frontières de la France, et bientôt des extrémités de l’Europe, la voix de la calomnie se fait entendre. Ce n’est point le peuple, dit-elle, qui veut que Louis soit jugé, c’est une poignée de factieux atrabilaires, qui ont égaré ou subjugué les esprits incertains et timides. En vain l’Assemblée législative, que de longs combats contre les complots de la cour avaient irritée, s’est renfermée dans les limites étroites que la constitution lui avait tracées ; en vain, dédaignant d’imiter l’ambition usurpatrice du long parlement d’Angleterre, elle s’est empressée de remettre au peuple des pouvoirs qui ne suffisaient plus pour le sauver ; en vain la Convention est-elle formée d’hommes revêtus de la confiance nationale, postérieurement aux événements qui ont précipité Louis XVI du trône constitutionnel : les ennemis de la république française n’en oseront pas moins présenter à tous les peuples, comme les ennemis d’un roi détrôné, ceux qui exercent les pouvoirs dont il a été dépouillé. Eh bien, imposons silence à ces cris de la tyrannie inquiète, de la servitude effrayée par la chute d’une de ses idoles ! Que la nation entière nomme les juges, et que son vœu ne puisse plus être méconnu.

La plupart des motifs qui doivent nous éloigner de remplir les fonctions de juges, nous interdisent également de les choisir.

C’est à la nation seule que ce choix peut être réservé. Elle seule peut être regardée comme absolument exempte de tout intérêt différent de l’intérêt commun, de toute prévention particulière.

Je proposerai donc que Louis XVI soit jugé par un tribunal dont les jurés, dont les juges soient nommés par les corps électoraux des départements. Ce tribunal, d’après les principes que j’ai exposés, doit se rapprocher, autant qu’il est possible, des tribunaux ordinaires, et n’en différer que par une grande solennité, exigée par la nature même de l’accusation, et par des dispositions plus favorables à l’accusé, parce que la justice veut, qu’en lui enlevant le droit d’être jugé par le tribunal commun, sa situation ne puisse en paraître aggravée.

Les corps électoraux de chaque département éliraient un commissaire et un certain nombre de jurés.

Cette distinction est nécessaire, parce que les commissaires destinés à remplir des fonctions qui supposent la connaissance des lois et l’habitude des formes, doivent être choisis parmi ceux en qui les électeurs croiront trouver ces conditions.

Les jurés choisiront parmi ces commissaires ceux qui seront chargés de poursuivre l’accusation, ceux qui feront les fonctions de juges, ceux qui devront défendre l’accusé dans le cas où il ne répondrait que par des protestations, dans celui où il ne trouverait pas de défenseurs volontaires, dans celui enfin où les partisans de la royauté jugeraient important, pour leur cause, de faire croire qu’il n’a pu en trouver.

Ces contradicteurs seraient utiles pour empêcher de céder trop aisément, dans l’examen des faits, à cette conviction intérieure, produite par le système entier de la conduite de Louis XVI. Car cette conviction pourrait rendre trop facile sur les preuves des faits particuliers, et cependant il importe d’en convaincre les nations dont les chefs nous combattent ou conspirent contre nous. Les partisans secrets du trône n’attendent que le moment de pouvoir ensevelir, dans le jugement précipité d’un roi, les crimes de la royauté. L’individu n’est rien pour eux, et ils le sacrifieraient volontiers, s’ils pouvaient, en reprochant à la république une condamnation irrégulière, acquérir à la cause du trône quelques amis de plus.

La loi accorderait à l’accusé le droit de récuser un certain nombre de juges.

Les récusations des jurés seraient plus étendues qu’elles ne le sont d’après la loi commune ; et il faudrait qu’après ces récusations, il en restât assez pour former un jury qui, par le nombre seul de ses membres, eût une imposante autorité d’opinion, qui représentât dignement, aux yeux des peuples étrangers, la majesté d’une grande nation, qui éloignât toute idée de séduction, de pratique secrète, de crainte ou de prévention.

La loi exige, pour prononcer une condamnation, la pluralité de dix jurés contre deux ; c’est-à-dire, celle de huit voix ; et sous un autre point de vue, celle des quatre sixièmes du nombre total.

Quoique, d’après la théorie abstraite, une pluralité de huit voix, quel que soit le nombre des jurés, donne au jugement une égale probabilité, cependant diverses considérations l’affaiblissent à mesure que ce nombre s’accroît.

Il faut donc exiger une pluralité plus grande. D’un autre côté, celle des quatre sixièmes devient beaucoup trop forte, à mesure que le nombre des jurés augmente. Si le même jugement sur la vérité d’un fait peut être influencé par des différences d’opinions étrangères au fait en lui-même, exiger, pour un nombre très-grand de jurés, une pluralité proportionnelle, aussi forte que celle de la loi commune, ce ne serait pas assurer la vérité d’un jugement, mais le dénaturer au point de ne plus en faire qu’un combat entre les deux opinions qui partageraient les esprits.

C’est donc entre ces deux extrêmes qu’il faut choisir, et on ne doit le faire qu’après avoir fixé le nombre des jurés.

On a proposé de rendre public, dans ce jugement, ce qui ne l’est pas dans les jugements ordinaires ; mais ce changement est contraire à la nature même des décisions par jurés. Chargés de prononcer d’après leur seule conscience, elle doit conserver l’indépendance la plus absolue ; non-seulement la puissance nationale, mais l’opinion du peuple ne doit pouvoir exercer sur elle aucune autorité ; elle doit rester libre comme la pensée même.

Pourriez-vous, sans blesser ce principe, soumettre à l’opinion publique une décision dans laquelle on se rendrait coupable, si, en la prononçant, on se permettait de songer à la force, à l’existence même de cette opinion, fût-elle le jugement universel du genre humain ?

Ce changement suffirait pour détruire, aux yeux de l’Europe, toutes les précautions prises pour mettre hors de toute atteinte l’impartialité nationale.

Et d’ailleurs, il donnerait un exemple dangereux : aucun intérêt, aucune considération ne peuvent nous permettre d’affaiblir un principe, garant sacré de la liberté, de la sûreté individuelle des citoyens.

S’il est violé à l’égard d’un homme qui a été roi, qui vous répondra que l’on ne proposera pas de le violer également à l’égard d’un chef de parti qui aura su se rendre dangereux, à l’égard d’un citoyen dont la cause, agrandie par ses talents ou sa renommée, partagerait l’opinion de la France entière ? Qui vous répondra que bientôt on n’applique cette même distinction à un homme qui, sans être ni dangereux, ni obscur, n’en aura eu que la vaine prétention ; à un homme à qui ses ennemis auront supposé ces avantages funestes pour le prendre avec plus de certitude ?

C’est donc à un jury spécial que le jugement du roi doit être confié. Il doit être choisi par tous les départements, non parce que l’accusé a été roi, mais parce que le crime intéresse directement toute la nation. Il doit être nommé par les corps électoraux, parce qu’il s’agit d’élire pour une fonction particulière, et non de désigner successivement des citoyens pour une fonction commune, comme dans la nomination des jurés ordinaires.

Je passe maintenant à une troisième question.

Où le roi doit-il être jugé ?

Cette question me paraît avoir une importance d’opinion, plutôt qu’une importance réelle. Les dangers pour cette tranquillité, qui doit accompagner tous les actes de ce jugement solennel, sont partout les mêmes, s’ils existent.

Partout vous trouverez à combattre, ou les mouvements d’une grande masse de citoyens, ou ceux d’une force armée oisive et nombreuse.

Partout on aura les mêmes intrigues à déjouer, partout elles sauront trouver des moyens d’agir différents, suivant les circonstances, mais également dangereux.

Quant à l’importance d’opinion, elle s’affaiblit encore par cette seule considération que les objections se porteront toutes contre le parti que vous aurez adopté, quel qu’il puisse être, qu’il y aura toujours des intentions à supposer, et des projets à dénoncer.

Je me bornerai donc à deux observations : l’une, que si le jugement se fait, suivant l’ordre naturel, dans le lieu où le délit a été commis, où l’accusé avait son domicile, vous devez donner au tribunal les moyens de s’entourer d’une force indépendante qui assure la liberté de ses délibérations.

Si, au contraire, vous jugez qu’il doit pouvoir se faire ailleurs, alors vous devez laisser aux jurés le droit de choisir le lieu de leurs séances ; et afin de leur assurer une indépendance entière, fixer une ville, autre que Paris, pour leur premier rassemblement, avec la condition que cette ville sera seule exceptée dans leur choix. Aucune autre ville que Paris n’étant indiquée par des considérations antérieures, cette exclusion ne peut être regardée comme une véritable limitation à la liberté de choisir ; et par ce moyen, la portion du peuple au milieu de laquelle se ferait le choix serait entièrement désintéressée dans la décision.

Louis XVI doit-il être jugé ? Le jugement qui serait prononcé contre lui doit-il être exécuté, quel qu’il puisse être ? Ces deux questions sont essentiellement distinctes, et il est nécessaire qu’elles soient séparément discutées.

Louis doit être jugé, parce que les précautions que la nation aurait droit de prendre à son égard, pour la sûreté générale, ne sont pas les mêmes s’il est déclaré innocent par le tribunal, ou si, étant déclaré coupable, la peine seule lui est remise.

Louis XVI doit être jugé, parce que la révolution qui nous a conduits à l’établissement de la république, a eu pour motif principal les trahisons de celui à qui la constitution avait confié tous nos moyens de défense.

Or, il importe de prouver à l’Europe, par une discussion juridique et contradictoire, que ces motifs n’étaient pas chimériques, qu’ils n’étaient pas un prétexte habilement saisi par un petit nombre d’hommes qui avaient envie de changer la forme de la constitution.

Le droit national resterait le même sans doute. L’abolition de la royauté serait également légitime ; mais il importe à la cause de la liberté, que ses défenseurs ne puissent être accusés d’avoir égaré le peuple pour l’amener à se ressaisir de ses droits légitimes ; il importe à la nation de savoir si c’est en l’éclairant ou en la trompant, qu’on l’a conduite au moment où la convocation d’une Convention est devenue nécessaire.

Les accusateurs de Louis XVI ont droit d’exiger qu’un jugement solennel prononce entre eux et lui, et que la justice nationale décide s’ils ont été des accusateurs téméraires, des calomniateurs ou de dignes citoyens ; s’ils ont rêvé, imaginé ou découvert une grande conspiration.

Enfin, si vous pesez toutes les opinions qui partagent la France, ses relations au dehors, sa situation intérieure, tout ne dit-il point que l’examen juridique de ces faits est nécessaire, non au salut de la liberté, mais à son prompt et paisible affermissement ?

Ces preuves de trahison si multipliées ne sont-elles pas déjà combattues ? N’oppose-t-on pas déjà l’oubli de quelques formalités à l’authenticité, à l’autorité des pièces sur lesquelles ces preuves sont établies ? Une instruction solennelle, contradictoire, faite devant des juges étrangers aux discussions élevées entre Louis XVI et les défenseurs des droits du peuple, peut seule détruire ces objections aujourd’hui méprisées, mais qui, soutenues par l’or des rois, pourraient, en accréditant des calomnies contre la révolution française, retarder chez d’autres peuples les progrès de la liberté.

En un mot, vous vous devez à vous-mêmes, vous devez au genre humain le premier exemple du jugement impartial d’un roi.

Le jugement, quel qu’il soit, doit-il être exécuté sans consulter la volonté nationale, soit immédiatement, soit par l’organe des représentants du peuple ?

Il ne s’agit point ici, sans doute, de discuter si la société a le droit d’établir la peine de mort, si cette peine peut être assez nécessaire pour jamais pouvoir être juste ; mais cette question générale est d’une telle nature, que c’est presque un devoir d’énoncer son opinion du moment où elle a pu être agitée.

Je crois la peine de mort injuste toutes les fois qu’elle est appliquée à un coupable qui peut être gardé sans danger pour la société ; et cette vérité est susceptible d’une démonstration rigoureuse. Je crois qu’à l’exception de ce cas unique, qui ne doit point se présenter dans une constitution vraiment libre, une fois bien établie, la suppression absolue de la peine de mort est un des moyens les plus efficaces de perfectionner l’espèce humaine, en détruisant ce penchant à la férocité qui l’a trop longtemps déshonorée. Je crois que l’exemple de meurtres ordonnés au nom de la loi, est d’autant plus dangereux pour les mœurs publiques, que la constitution d’un pays laisse aux hommes une plus grande portion de leur indépendance naturelle. Des peines qui permettent la correction et le repentir, sont les seules qui puissent convenir à l’espèce humaine régénérée.

Mais je reviens à l’objet de cette discussion. L’existence de Louis XVI est-elle favorable ou contraire aux partisans sincères ou simulés, étrangers ou français, de la royauté constitutionnelle ou de la royauté héréditaire ? Est-il avantageux ou non pour leurs projets, que le trône qu’ils veulent relever puisse être occupé par un enfant, ou doive l’être nécessairement par un homme avili pour sa conduite, odieux pour ses crimes ? Est-il de l’intérêt de la république française de diminuer l’intervalle qui sépare du trône les individus résidant dans les pays étrangers, où ils seront longtemps les instruments actifs et dociles de tous nos ennemis ?

En un mot, comme l’existence de ces prétendants héréditaires est un mal nécessaire, les changements dans l’ordre de ces prétentions, dans les intérêts, dans les espérances, dans les moyens des individus appelés à cette absurde substitution, peuvent-ils avoir sur la conservation de notre liberté une influence réelle ?

Notre sévérité effrayera-t-elle, irritera-t-elle les rois ennemis et les dévots à la royauté ? L’opinion encore chancelante de plusieurs peuples sera-t-elle aliénée ou encouragée ?

Ces questions, auxquelles il est difficile de répondre avant d’avoir pu observer l’effet que nos premières résolutions produiront sur la France et sur l’Europe, semblent exiger que la Convention nationale se réserve le droit de modifier le jugement du tribunal, ou de le remettre au peuple, en lui indiquant les moyens de l’exercer.

Si le jugement était favorable, ne resterait-il aucun droit à la nation sur l’homme qui a été roi ? Supposons qu’en exerçant son autorité usurpée, un roi héréditaire et absolu n’ait commis aucune injustice, aucune violence ; supposons qu’aveuglé par son éducation, il ait cru de bonne foi son autorité légitime ; admettons ces deux hypothèses qu’aucun roi n’a peut-être réalisées. Ne peut-on pas dire alors : l’erreur involontaire absout de la peine ? mais le droit de se précautionner contre les effets de cette erreur n’en subsiste pas moins. On ne punit point un homme en démence, mais on prend les moyens nécessaires pour l’empêcher de nuire : et si la liberté de Louis XVI, innocent, était dangereuse pour la sûreté de la nation, sans doute elle aurait encore le droit de l’en priver.

Mais comment pourrions-nous, sans injustice, réserver le droit de prendre des précautions de sûreté, dans le cas de l’absolution, sans réserver en même temps, dans le cas de condamnation, celui de modifier la peine ?

Ainsi, en donnant aux considérations politiques tout le poids qu’on peut leur supposer, on voit qu’elles sont étrangères à la question du jugement, mais qu’elles peuvent seulement influer sur la commutation de la peine prononcée, sur les précautions que l’intérêt national pourrait exiger. Juger un roi accusé est un devoir ; lui pardonner, peut être un acte de prudence ; en conserver la possibilité, est un acte de sagesse dans ceux à qui les destinées politiques de la nation ont été confiées.

Je proposerai donc d’ajourner jusqu’après la décision des autres questions, et immédiatement avant l’ouverture du tribunal, la question de savoir si et par qui le jugement pourra être modifié.

Telles ont été mes réflexions sur un objet qu’il était dans l’ordre des choses humaines que la philosophie pût traiter une fois d’après les principes de la justice, et avec le sentiment d’une froide impartialité.

Depuis longtemps les rois ne sont que des hommes aux yeux de la raison ; et le temps approche où ils ne seront aussi que des hommes aux yeux de la politique.

Mais le moment où les préjugés qui environnaient les trônes achèvent de disparaître, et où cependant l’influence des rois sur les destinées des peuples subsiste encore, doit être aussi le seul où il soit enfin possible, et où il soit encore utile de développer les droits qu’ont les peuples sur ces êtres entourés par l’erreur et la bassesse des fantômes de toutes les superstitions.

C’est quand il n’y aura plus en Europe qu’un seul roi à juger, que son procès, devenu une cause ordinaire, ne méritera plus de fixer les regards des nations.


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