Opinion de Monsieur Necker, relativement au décret de l’Assemblée nationale, concernant les titres, les noms et les armoiries

OPINION DE M. NECKER,
Relativement au Décret de l’Aſſemblée Nationale, concernant les titres, les noms & les armoiries.


ON répand que j’ai opiné dans le Conſeil contre l’acceptation du Décret de l’Aſſemblée. Nationale, relatif aux titres, aux noms & aux armoiries. Je dois faire connoître la ſimple vérité. J’ai été d’avis & avec beaucoup d’inſiſtance, je l’avoue, que le Roi avant d’accepter le Décret envoyât des obſervations à l’Aſſemblée Nationale ; & comme je ne craindrai jamais la publicité de mes actions & de mes penſées, je profite de la permiſſion du Roi, en faiſant imprimer ces Obſervations telles que j’en avois donné le projet ; & je m’y détermine d’autant plus volontiers, que l’Aſſemblée Nationale vient de charger ſon Comité de Conſtitution de lui propoſer quelques explications ſur ce même Décret.

J’ai été d’avis encore que les Obſervations fuſſent accompagnées d’une Lettre du Roi, qui auroit exprimé la diſpoſition de Sa Majeſté à s’en rapporter aux lumières de l’Aſſemblée Nationale ; & comme cette Lettre faiſoit partie de mon opinion, on en trouvera le projet à la ſuite des Obſervations. Je puis m’être trompé, & je dois le croire, puiſque, mon avis n’a point été adopté ; mais j’aime beaucoup mieux mettre à portée de juger clairement de mon erreur, ſi j’en ai commis une, que de laiſſer ſubſiſter un ſujet vague de reproche, lequel, à la faveur de la malignité, s’étendroit chaque jour par de fauſſes interprétations. Je ſuis ſûr de la pureté de mes intentions, je le ſuis également de mon attachement à la Conſtitution & aux vrais intérêts du Peuple, & ces ſentimens qui font ma confiance, m’inviteront toujours à la plus parfaite franchiſe.

Signé NECKER.

PROJET D’OBSERVATIONS.


LORSQUE le bien général l’exige, on eſt ſouvent obligé d’impoſer des ſacrifices à une claſſe particulière de citoyens ; cependant, même à ce prix on ne doit le faire qu’avec ménagement & circonſpection, tant il eſt dangereux d’enfreindre en aucun point les droits que donne la poſſeſſion, & de porter quelque atteinte aux règles ordinaires de la juſtice.

Si telle eſt la rigueur des principes qui régiſſent l’ordre social, on ne doit pas, à plus forte raison, ordonner des privations dont il ne réſulte aucun avantage réel pour perſonne.

Lorſqu’une des portions de la ſociété a perdu les priviléges dont elle jouiſſoit dans la répartition des Impôts, lorſque l’étendue de ſes revenus a réglé la meſure de ſa contribution aux charges publiques, ces nouvelles diſpoſitions, en portant préjudice à quelques-uns, ont favoriſé le grand nombre.

Lorſqu’on a ordonné l’abolition de la partie des Droits féodaux, qui conſiſtoit dans une ſorte de ſervage, & qui aſſujettiſſoit à des obligations pénibles ou humiliantes la claſſe la plus nombreuſe des citoyens, l’avantage du peuple eſt encore devenu le réſultat des privations particulières.

Lorſque la carrière des charges & des emplois a été ouverte à tous les François, la Nation a gagné ſans doute à la deſtruction des barrières qui bornoient ſes eſpérances & ſon ambition, & qui circonſcrivoient dans un ordre particulier de la société des prérogatives utiles & les occupations les plus enviées.

Enfin lorsqu’en écartant toutes les diſtinctions, les habitans du Royaume ont été appelés à concourir enſemble à la formation des Aſſemblées Nationales & Légiſlatives, une participation égale au plus précieux des droits politiques, a pris la place des anciennes diſparités, & les regrets des uns ont été balancés par la ſatisfaction univerſelle des citoyens de l’Empire.

C’eſt donc avec juſte raiſon que ces diverſes inſtitutions, ont été conſidérées comme des loix populaires & patriotiques.

En eſt-il de même du Décret relatif aux titres, aux noms & aux armoiries : il faut pour en juger, examiner ſi le peuple, cette nombreuſe partie de la Nation, a quelque intérêt aux diſpoſitions de la nouvelle Loi. On ne l’aperçoit point, car ce n’eſt pas lui qui peut être jaloux des gradations honorifiques, établies au milieu des ſections de la ſociété avec leſquelles il n’a point de relations habituelles. Tous ceux en ſi grand nombre qui dévouent de quelque manière leur travail ou leur induſtrie au ſervice des propriétaires, n’ont aucun intérêt à recevoir un ſalaire d’un ſimple particulier plutôt que d’un homme décoré d’un titre ou de quelque autre diſtinction. Probablement même ſi l’on conſultoit leur ſentiment intérieur & leurs opinions irréfléchies, l’on trouveroit que dans d’état où les a placés la fortune & ne pouvant changer la nature de leurs fonctions ſociales, loin d’être bleſſés par l’éclat des perſonnes auxquelles ils conſacrent leurs travaux, ils ſe plaiſent ſouvent à en recevoir le reflet.

C’eft uniquement dans les relations particulières & ſociales de la vie, que les plus petites diſtinctions affectent la vanité de ceux qui en ſont les ſimples ſpectateurs ; mais le peuple ne partage point ce ſentiment, car il ne ſort point de ſon cercle ; il ne déſire jamais, & il nuiroit à ſon bonheur, s’il avoit cette prétention.

Quelle eſt donc la portion de la ſociété appelée à jouir de la ſuppreſſion de toutes les dénominations honorifiques ? c’eſt uniquement celle qui par ſa fortune ou pas ſon éducation, ſe trouve à peu de diſtance des hommes en poſſeſſion des autres genres de diſtinction. Elle ſera peut-être un moment ſatisfaite, ſi les petites ſommités qui bleſſent encore ſa vue, ſont abſolument détruites ; mais pour un ſi léger ſoulagement, tout en opinion ; pour un bienfait ſi circonſcrit, pour un bienfait indifférent aux ſages, eſt-il juſte de priver une claſſe nombreuſe de Citoyens, des diſtinctions honorifiques qui forment une partie de leur héritage, & dont la perte doit leur être plus pénible que celle des avantages pécuniaires dont ils avoient la poſſeſſion ? Ne ſuffit-il pas d’avoir exigé d’eux tous les ſacrifices profitables au peuple ? eſt-il généreux, eſt-il équitable d’en demander encore d’autres ; & les difficultés du temps préſent, dont l’enſemble eſt bien grand, ne doivent-elles pas engager à diminuer, autant qu’il eſt raisonnablement poſſible, les ſujets de griefs ou les causes d’irritation ?

On peut cependant ſans inconvénient, & même avec les plus juſtes motifs, interdire la mention d’aucun titre dans toutes les Aſſemblées Nationales ou municipales ; l’égalité y eſt néceſſaire, même dans les apparences ; tant il importe que l’aſcendant dans ces Aſſemblées, ne ſoit jamais réſervé qu’à la ſimple raiſon & à la confiance qu’inſpirent le patriotiſme & les vertus.

Il ſeroit bien encore d’interdire toute qualification honorifique ſur le regiſtre des Citoyens actifs, afin de rappeler aux François, dès le commencement de leur carrière, que, devenus égaux devant la Loi, ils ſeront tous également ſoutenus dans les efforts qu’ils feront pour ſervir la patrie, & que c’eſt du titre de Citoyen dont ils doivent ſur-tout ſe rendre dignes ; mais pourſuivre enſuite les diſtinctions juſque dans les actes particuliers & juſque dans l’intérieur de la vie civile, c’eſt au premier coup-d’œil une rigueur inutile. On ne pourroit veiller à l’exécution d’une pareille Loi dans le commerce de la ſociété, ſans une inquiſition abſolument contraire aux principes de la liberté. On obligeroit plus facilement à s’y conformer dans la teneur des actes particuliers, puiſque les Officiers publics, chargés de la rédaction de ces actes, pourroient être rendus garans de l’exécution de la Loi ; mais auroit-on le droit d’empêcher qu’une partie contractante, après avoir déclaré ſon nom patronimique, n’ajoutât qu’il eſt fils ou deſcendant de tel Noble de race, ou de tel qui, à telle époque, étoit légalement qualifié ? cependant par cette ſimple filiation, les diſtinctions qu’on veut éteindre, ſeroient conſtamment entretenues. Qu’on s’en fie d’ailleurs à l’induſtrieuſe vanité, du ſoin de ſe replier de toutes les manières néceſſaires pour entretenir les ſouvenirs qui la flattent. Les Grands, dans un Royaume voiſin de la France, ſe tutoyent entre eux, & ils n’ont jamais avec d’autres la même familiarité : comment donc apporter un obſtacle à toutes les diſtinctions, lorſque les formes deſtinées à exprimer les égards & le reſpect peuvent elles-mêmes ſervir à manifeſter un ſentiment de ſupériorité, & qu’ainſi tant de moyens divers ſuffiſent en des mains habiles pour conſerver les gradations établies par une longue habitude.

La véritable manière de faire tomber le prix de tous les hochets de la vanité, ce n’eſt pas de les proſcrire avec inquiétude ; on y réuſſit mieux en les conſidérant avec calme & avec indifférence ; on y réuſſit mieux en portant ſimplement toute ſon eſtime vers les talens, les vertus, & les ſervices de tout genre rendus à la choſe publique.

Ce n’eſt jamais par une Loi que l’on peut détruire les antiques opinions dans un Royaume auſſi vaſte que la France ; ces opinions ſont l’ouvrage du temps, & le temps ſeul peut les détruire : tous les grands changemens ont beſoin d’être préparés : un noble ſentiment, une ardeur généreuſe inſpirent le déſir de ramener les hommes à toute la ſimplicité des premiers principes ; mais de nouvelles mœurs, de nouvelles vertus ſeroient peut-être néceſſaires pour réuſſir ſelon ſes vœux dans une pareille entrepriſe.

On doit préſenter un autre genre de conſidération ; il importe au peuple qui vit de la diſtribution des richeſſes & du travail ordonné par les propriétaires, que l’on n’impoſe pas à une claſſe nombreuſe de Citoyens, des privations inutiles ; car ces privations pourroient les engager à chercher dans d’autres pays la jouiſſance des avantages qu’ils tiennent de leur naiſſance, comme on voit les hommes d’une grande fortune s’éloigner des contrées où les Loix ſomptuaires les empêchent de faire uſage de toute l’étendue de leurs revenus.

On eſt en doute ſur l’interprétation qu’on doit donner à l’article du Décret de l’Aſſemblée Nationale, qui ſupprime la Nobleſſe héréditaire. L’Aſſemblée a-t-elle ſuppoſé qu’il pourroit y avoir à l’avenir de nouveaux titres de Nobleſſe, leſquels ne ſeroient point tranſmiſſibles ? Une pareille idée fort ſimple & praticable, n’exigeroit en ce moment aucun éclairciſſement ; mais ſi l’article eſt applicable aux perſonnes qui ſont actuellement en poſſeſſion de la Nobleſſe, on ne comprend pas comment aucun Décret, aucune Loi pourroit empêcher que cette prérogative ne fût héréditaire ; car la Nobleſſe eſt, par ſon eſſence, tranſmiſſible de père en fils, à moins qu’une dégradation flétriſſante n’arrête cette ſucceſſion dans ſon cours.

Les prérogatives attachées à la Nobleſſe, peuvent bien être rendues nulles dans un pays, par la volonté du Légiſlateur ; mais ſes Décrets ne ſauroient anéantir les valeurs d’opinion, comme ils ne peuvent pas non plus étendre leur influence au-delà des frontières de l’Empire : ainſi les titres qui conſtituent la Nobleſſe, ces titres encore en honneur chez les autres Nations, ſeront toujours un bien dont l’hérédité paroîtra précieuſe ; & cette hérédité conſidérée d’une manière générale, aucune autorité ne peut la détruire, & le conſentement, la volonté même des pères, ne pourroient ôter à leurs enfans un droit qui eſt à eux dès le moment de leur naiſſance.

L’obligation preſcrite à tous les Citoyens de reprendre leur nom primitif, paroît encore un ſacrifice inutile, impoſé à une claſſe nombreuſe de la ſociété. C’eſt un ſacrifice, parce que pluſieurs de ces noms primitifs ſont entièrement oubliés, & qu’il importe à pluſieurs familles de paroître dans le monde avec le nom auquel s’eſt attaché le ſouvenir des ſervices de leurs ancêtres ; & il ſeroit rigoureux, ſans aucune utilité pour perſonne, de les obliger à renoncer à un genre de ſatisfaction dont la valeur doit être entretenue pour l’avantage même de la ſociété. On trouveroit juſte & louable le déſir qu’auroit une famille eſtimable de changer de nom, ſi l’un de ſes membres l’avoit ſouillé par un attentat contre la patrie. Le même principe doit expliquer l’intérêt que peuvent avoir beaucoup de maiſons à conſerver les dénominations ſous leſquelles on les a vues paroître avec honneur dans les Annales de l’Hiſtoire. De tels ſentimens ſont naturels, & ils entrent avantageuſement dans le mécaniſme moral de tous les ſyſtèmes politiques.

La confuſion, inſéparable de ces changemens de nom relativement aux actes de partage & à toutes les tranſactions qui s’enchaînent les unes aux autres, préſente encore une conſidération digne de l’attention de l’Aſſemblée Nationale.

Les observations qu’on a préſentées en parlant des noms & des titres, s’appliquent de même à la proſcription des armoiries. On aperçoit ſeulement, que devenues preſque libres depuis long-temps, il y a d’autant moins de motifs pour en ordonner la ſuppreſſion. Rien n’eſt certainement plus indifférent au peuple que l’exiſtence de ces armoiries ; cependant leur ſuppreſſion peut facilement ſe lier dans ſon eſprit à d’autres idées, & devenir ainſi un motif ou un prétexte pour s’élever contre ceux qui ſe détacheroient lentement de ces diſtinctions inhérentes les unes aux vieilles pierres de leurs châteaux, & les autres aux antiques marbres qui couvrent la cendre de leurs ancêtres. Il eſt des temps où la ſageſſe, où la ſimple bonté peut-être, invitent à n’ordonner aucune diſpoſition, aucun mouvement qui ne ſoient eſſentiellement néceſſaires.

Les livrées ſont ſucceſſivement devenues auſſi libres que les armoiries ; leur proſcription néanmoins ſeroit entre tous les retranchemens de diſtinctions extérieures, le ſeul qui pourroit être agréable à une portion du peuple, en ſuppoſant encore que la claſſe de Citoyens vouée par choix à l’état de domeſticité, attache quelque intérêt à ce changement ; mais il occaſionnera le déſœuvrement d’un grand nombre d’Ouvriers adonnés à la fabrication des galons & des rubans qui compoſent ces livrées. Les principales manufactures en ce genre ſont à Paris, & les conſommations certaines qu’offroit la Capitale, avoient mis en état d’étendre ces établiſſemens au degré néceſſaire pour entretenir un aſſez grand commerce extérieur.

On croit devoir terminer les obſervations contenues dans ce Mémoire, par une réflexion générale ; c’eſt qu’en pourſuivant dans les plus petits détails, tous les ſignes de diſtinction, on court peut-être le riſque d’égarer le peuple ſur le véritable ſens de ce mot égalité, qui ne peut jamais ſignifier chez une Nation civiliſée & dans une ſociété déjà ſubſiſtante, égalité de rang ou de propriété. La diverſité des travaux & des fonctions, les différences de fortune & d’éducation, l’émulation, l’induſtrie, la gradation des talens & des connoiſſances, toutes ces diſparités productrices du mouvement ſocial, entraînent inévitablement des inégalités extérieures, & le ſeul but du Légiſlateur eft, en imitation de la Nature, de les réunir toutes vers un bonheur égal, quoique différent dans ſes formes & dans ſes développemens.

Tout s’unit, tout s’enchaîne dans la vaſte étendue des combinaiſons ſociales, & ſouvent les genres de ſupériorité qui paroiſſent un abus aux premiers regards de la philoſophie, ſont eſſentiellement utiles pour ſervir de protection aux différentes loix de ſubordination, à ces loix qu’il eſt ſi néceſſaire de défendre, & qu’on attaqueroit avec tant de moyens, ſi l’habitude & l’imagination ceſſoient jamais de leur ſervir d’appui.

Projet pour la Lettre du Roi.

Le Décret de l’Aſſemblée Nationale, concernant les titres, les noms & les armoiries, afflige, avec de juſtes motifs, une claſſe nombreuſe de la ſociété, ſans procurer aucun avantage au peuple ; & comme, malgré ſon importance, il a été adopté dans une ſeule ſéance, ces diverſes conſidérations m’ont déterminé à communiquer à l’Aſſemblée Nationale quelques obſervations à ce ſujet ; je lui demande de les examiner, & ſi elle perſiſte en tous les points dans ſon opinion, j’accepterai le Décret, & par déférence pour les lumières de l’Aſſemblée Nationale, & parce que j’attache un grand prix à maintenir entre elle & moi une parfaite harmonie.


À PARIS, DE L’IMPRIMERIE ROYALE. 1790.