Onze mois de captivité en Allemagne - Souvenirs d’un ambulancier/01

Onze mois de captivité en Allemagne - Souvenirs d’un ambulancier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 857-883).
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ONZE MOIS DE CAPTIVITÉ
EN ALLEMAGNE

SOUVENIRS D’UN AMBULANCIER

Les Souvenirs qui suivent n’ont pas d’autre prétention que celle d’une exacte sincérité. Ils ont été rédigés d’après les notes et les impressions toutes fraîches, d’un soldat-infirmier récemment rapatrié d’Allemagne.

Mobilisé dès les premiers jours, désigné sur sa demande pour servir au front, celui-ci rejoignit à Saint-Dié la formation sanitaire à laquelle il était affecté. Il participa de la sorte à l’offensive des troupes françaises en Alsace et franchit la frontière avec la…’armée, dans sa marche sur Schirmeck.

L’ambulance à laquelle il appartenait fut installée dans un sanatorium, sur les hauteurs boisées qui dominent la petite ville de Saales. Nous y arrivons en sa compagnie et lui laissons la parole pour conter ses angoisses, sa capture, son internement en Saxe et les souffrances cruelles qu’il endura chez l’ennemi.

A. T


I
LE SANATORIUM TANNENBERG

12 août 1914. — A demi hôtel, à demi maison de santé, c’est un luxueux caravansérail à l’usage des millionnaires germains neurasthéniques. Sa fragile clientèle a fui. Il va, cette fois, abriter d’autres commensaux que ses hôtes ordinaires et voir soigner des maux plus redoutables que les bobos des belles madames. Les Allemands l’ont évacué, abandonnant leurs blessés à la garde de trois infirmiers, à présent nos prisonniers avec leur matériel.

Nous avons reçu, chemin faisant, nos différentes affectations et je ne me sens pas sans inquiétude sur mes qualités professionnelles n’ayant jusqu’à présent soigné aucun blessé de ma vie, ni même pénétré dans un hôpital. Heureusement, j’ai les nerfs solides, car je prévois qu’ils seront soumis à une rude épreuve.

Dès l’entrée, le perron franchi, une senteur tiède, piquante, alliacée : l’iodoforme, envahit les narines. Nous gravissons un escalier, enfilons un corridor, l’odeur écœurante s’exaspère ; des plaintes, des gémissemens s’exhalent.

— Vous arrivez à pic, déclare l’infirmier qui nous guide, les blessés rappliquent tout le temps. Il y a du turbin, pour sûr.

La chaleur est accablante, et cet homme a retiré sa capote ; j’aperçois avec dégoût de larges taches de sang qui maculent sa chemise, des éclaboussures sur ses bras, aux manches retroussées.

Nous prenons aussitôt notre service ; l’aile gauche, où l’on nous a envoyés, est comble. Le riant sanatorium est devenu l’hôtellerie de la douleur. Ses chambres coquettes, peintes en couleurs claires, abritent la souffrance et l’agonie : le contraste en est plus pénible de leur décor gai avec les cris d’angoisse et les relens d’abattoir.

Fâcheuse corvée pour mes débuts : un petit caporal chafouin, l’air déplaisant, lance d’une voix grincheuse :

— Deux hommes au 37, avec un brancard, pour enlever le gros Allemand, au trot ; vous entendez, vous autres ?

Je suis de ceux qu’il interpelle ; notre brancard aux mains, nous nous hâtons vers l’endroit indiqué. La porte ouverte, une puanteur ignoble nous rejette, suffoqués, en arrière. Le « gros Allemand » git sur son lit, hideux, la mâchoire pendante, les membres tordus. Le pauvre diable est mort depuis quarante-huit heures au moins. Son cadavre est en pleine décomposition, et les mouches bourdonnent affreusement autour de sa bouche ouverte.

— Le client vous répugne, gouaille une voix dans notre dos, vous bilez pas, je vais vous aider.

Le survenant nous bouscule, empoigne le corps à pleins bras, le jette sur la civière, que nous enlevons. Péniblement, mon camarade et moi, descendons l’escalier avec notre lugubre fardeau. Je marche devant ; la chose que nous portons glisse sur la toile, ses pieds viennent me coller aux reins. Je suis en bras de chemise, et je sens sur ma chair une froideur horrible qui la hérisse de frissons.

Dans le parc, sous les sapins, s’allonge une grande tranchée remplie de chaux, à demi comblée déjà ; nous y chavirons notre charge, que nous recouvrons en hâte avec quelques pelletées de terre.

13-19 août. — Ces premiers jours, dans leur obsédante uniformité, me laissent une impression de fatigue persistante, d’énervement continuel et confus. Qui m’eût dit, il y a tout juste un an, tandis que je bostonnais suavement à Cabourg, que je viendrais faire en Alsace métier de fossoyeur ?… Car, en vérité, c’est bien cette macabre profession que j’exerce. Alas ! poor Yorick… Ah ! oui, hélas ! le chemin de la tranchée, dans la clairière, nous est trop vite devenu familier. La fosse profonde est pleine à présent, et, chaque matin, nous en creusons d’autres pour d’autres malheureux. J’en ai tant et tant pioché de ces trous dans la terre fraîche que j’en connais par cœur les dimensions : deux mètres de long, soixante centimètres de profondeur. Il y en a aujourd’hui cinquante-huit, dont les tertres bossellent le jardin joli. Combien, demain, seront-ils ?

On doit rudement se battre, là-bas, dans la plaine, derrière les hautes cimes qui bouchent l’horizon. Tous les jours, à toute heure, Allemands ou Français, Français surtout, les blessés nous arrivent par vingtaines. De souples autos, plus souvent de durs chariots de paysans, les amènent ensanglantés et gémissans, la tête ou la poitrine trouée, les membres rompus par la mitraille. Sous eux, la paille est rouge dans les voitures, et, sur le sable des allées, des mouchetures de pourpre marquent leur passage. Certains sont inertes et prostrés, la face cireuse ; d’autres, au contraire, brûlent de fièvre et hurlent leur douleur.

Nous les déshabillons aussi doucement que nous pouvons, retirons les capotes, les tuniques, les pantalons trempés de sang et de sueur, puis les majors les examinent. Ceux qui ont quelques chances d’être sauvés, qu’on pourra plus ou moins vite évacuer sur Saint-Dié, sont alors montés dans les chambres. Les autres, mon Dieu, les autres, — c’est une atroce, mais impérieuse nécessité, car la place nous manque, — les autres sont entassés au rez-de-chaussée, dans le hall, et on les laisse agoniser sur leurs brancards. Combien en ai-je vu succomber ainsi, de ces infortunés, tenaillés par la souffrance et nous implorant avec désespoir, ou bien, au contraire, exsangues, le corps vidé d’hémorragies, glissant à la mort dans l’apaisement heureux d’une longue syncope !

Et les journées se suivent, tragiques et monotones. Au réveil, ce sont les corvées de propreté, la toilette des couloirs et des salles, lavés à grands seaux d’eau, nettoyés d’immondes détritus. Les médecins viennent passer leur visite, faire enlever les morts de la nuit. Ils sont nombreux, les morts ! — Nous parlons par équipes, chargés de nos civières, qu’on n’a plus le temps de lessiver, nauséabondes, poissées de sang et de pus. Trop souvent, un abominable spectacle nous attend. Dans le paroxysme du mal, les agonisans se sont jetés hors de leur lit ; ils sont morts, convulsés sur le plancher, sur des chaises, où nous trouvons leurs cadavres raidis, en des poses à la fois terrifiantes et grotesques. Les premiers temps, je fermais les yeux pour ne pas voir ; puis l’accoutumance est venue, les nerfs s’émoussent à la longue ; d’ailleurs, nous sommes abrutis de fatigue, besognant durement dix-neuf heures par jour, dormant quand nous pouvons, au petit bonheur, parmi les soupirs et les raies.

19 août. — Cette nuit, nous avons eu une sérieuse alerte. Je dormais et suis réveillé par des bruits de voix, des piétinemens, des appels. Un grave incident vient de se produire. Le ciel est sombre, chargé de nuages ; soudain, dans l’obscurité, les veilleurs ont aperçu de longues flammes bleuâtres courir le long du paratonnerre, entendu crépiter des étincelles. Surpris d’abord, ils ont jeté l’alarme, et les recherches ont immédiatement commencé. On escalade le toit, on visite le grenier et les combles. Toute une installation clandestine de télégraphe Marconi se révèle bientôt : l’antenne, invisible d’en bas, est adroitement fixée sur le paratonnerre ; des fils, dissimulés le long d’une gouttière, et qui s’enfoncent dans le sol, la relient souterrainement au poste-récepteur, qu’il s’agit à présent de découvrir. Nous avertissons aussitôt l’état-major à Saales ; on nous répond qu’on va faire fouiller les fermes d’alentour.

Le surlendemain, nous apprenions qu’on avait mis la main sur l’espion, un jardinier, Allemand immigré, sur-le-champ passé par les armes.


DERRIÈRE LA BATAILLE

20-22 août. — Depuis quarante-huit heures, la bataille semble se rapprocher. La canonnade s’entend plus distinctement. Les blessés que nous interrogeons, les derniers arrivés, racontent qu’au-delà de Schirmeck, notre offensive s’est heurtée à des forces considérables, sur des positions retranchées. Il doit, en effet, se passer des choses graves : nous voyons sans cesse défiler des renforts sur la route de Saint-Blaise ; le médecin-chef et ses aides ont la mine soucieuse et téléphonent plusieurs fois par jour. Une corvée, envoyée à Saales pour y chercher des médicamens, rentre avec de mauvaises nouvelles : nous avons subi un gros échec à Steinbach, et les troupes battent en retraite.

Je profite d’un instant de répit pour échanger mes impressions avec le sergent B… Le caporal M…, celui du « gros Allemand, » vient nous rejoindre. Il professe des opinions avancées, et c’est un beau parleur de réunion publique. Il paraît furieux, sa colère éclate en véhémentes paroles. Nous sommes mal commandés, les généraux sont des incapables. Ah ! si l’on avait écouté ceux du parti, organisé les milices, soumis au vote populaire la désignation des officiers, surtout, ah ! surtout, si l’on avait su renoncer à temps à des ambitions périmées, si l’on s’était entendu avec la Social-Demokratie, nous aurions vu bientôt la République proclamée à Berlin ; la guerre fût devenue impossible dans la sainte fraternité des peuples !

Ces rengaines de meeting nous laissant glacés, l’orateur, dépité, s’en va porter ailleurs sa rhétorique et sa propagande.

Le soir, défense formelle d’allumer la moindre lumière, qui, pouvant être aperçue par l’ennemi, nous signalerait à son tir. Et la nuit s’écoule, sinistre, dans la vaste bâtisse enténébrée.

23 août. — Aujourd’hui, la bataille ne s’est pas seulement rapprochée, elle se livre à nos pieds, sous nos yeux. L’horizon tout entier est en feu ; Saint-Blaise, Bellefosse, Colrey, Ranrupt, tous ces rians villages, étalés dans la plaine, flambent, incendiés. Des tourbillons de fumée notre obscurcissent le ciel ; les meules, dans les champs, s’allument d’un seul coup, projetant des milliers d’étincelles, comme un bouquet de feu d’artifice. Des batteries françaises, établies sur une crête, à notre droite, tirent sans arrêt ; du lointain, les Allemands ripostent. Nous voyons les obus éclater autour du chemin de fer de Schirmeck. A la jumelle, nous apercevons nettement le combat, les phases diverses de l’attaque et de la défense. On s’égorge autour des fermes, derrière les haies, dans les vignes et les houblonnières. Une haute cheminée d’usine s’abat, fauchée par un projectile. Le tonnerre ininterrompu de l’artillerie, la pétarade des fusils et des mitrailleuses nous crèvent les oreilles. Le spectacle est poignant, mais, à ma grande surprise, il n’est pas grandiose. Du belvédère où nous sommes, les hommes et les choses apparaissent par trop diminués, amenuisés, ramenés à une échelle infime. On dirait les pygmées de Lilliput se disputant des joujoux d’enfans.

A la fin de la journée, la marée germanique s’enfle de plus en plus et progresse visiblement. Débordés par le nombre, écrasés sous les gros canons, nos pauvres soldats reculent.

Au sanatorium, c’est le désarroi, les blessés affluent en si grand nombre qu’on ne sait positivement plus où les installer. Faute de mieux il faut se contenter de les déposer à l’ombre, dans le jardin. Ils crient, se lamentent, implorent à boire ; quelques-uns nous injurient, montrant le poing. C’est atroce de les entendre, d’être là, impuissans à les soulager.

Heureusement, des voitures surviennent en grand nombre, la plupart envoyées de Saint-Dié. Comme l’ambulance sera très probablement évacuée demain, nous les chargeons le plus possible et bientôt leur dolente caravane s’éloigne, dévalant la côte vers Saales.

24 août. — Seconde nuit d’angoisses, dans une obscurité de four, au milieu du fracas de la canonnade. Dès l’aube, je me précipite sur la terrasse. La vague ennemie bat maintenant de toutes parts le promontoire en éperon où nous sommes juchés. On se bat désespérément dans les sapinières. J’entends leur charge battue par les tambours plats, aigrement sonnée par les fifres ; des commandemens rauques, des hurrahs arrivent jusqu’à moi.

Je rentre pour trouver le désordre et la confusion. Malgré le drapeau de Genève qui flotte sur le sanatorium, trois obus sont venus défoncer le toit, par bonheur sans faire de victimes. Mais dans les chambres, les blessés s’épouvantent, les plus valides tentent de fuir. Il faut lutter avec ces malheureux pour les en empêcher, pendant que les autres, dans leurs lits, poussent des hurlemens.

La matinée, puis l’après-midi s’écoulent ainsi dans une alarme grandissante : Une contre-attaque française a réussi momentanément à refouler l’ennemi, mais de toute certitude, si l’on ne se hâte pas de plier bagage, l’ambulance va être prise.

Le caporal M…, est congestionné de rage et sa colère se traduit en paroles fâcheuses :

— C’est criminel de nous laisser ici, f… le camp, n…de D… !

Il se fait durement rabrouer par un major. A neuf heures enfin, arrive l’ordre de nous replier. Immédiatement, c’est un branle-bas affolé, on court, on se bouscule, on s’invective. Un vent de panique souffle comme à bord d’un navire en perdition. Nos blessés, désespérés de se voir abandonnés, veulent se jeter par les fenêtres ; les autres, les Allemands, ricanent avec insolence, entonnent la Deutschland uber ailes.

Et voici que, brusquement, lancé à voix haute, j’entends l’appel de mon nom. Atterré, j’apprends qu’avec sept autres infirmiers et un médecin, nous sommes désignés pour rester à la garde des blessés. C’est la capture certaine, l’internement en Allemagne, peut-être pis encore. Je me sens envahi d’une affreuse détresse, les larmes me montent aux yeux ; malgré moi, je pleure comme un enfant.

Nous assistons, la mort dans l’âme, au départ de nos camarades ; ils viennent nous serrer la main, nous adresser quelques paroles de commisération. Malgré leurs efforts, la joie de s’en aller, d’échapper à l’avenir cruel qui nous attend, brille dans tous les regards. Une dernière étreinte rapide et bientôt le bruit de leurs pas décroît dans la nuit.

Je n’ai pas le courage de remonter dans les services, et je me dirige vers la cuisine où je vois filtrer de la lumière. Le portier badois, des blanchisseuses alsaciennes que nous avons trouvés à notre arrivée et qui sont restés avec nous, tiennent un grand conciliabule. Epaves lointaines du lycée, quelques mots d’allemand me reviennent sur la langue et je lie avec eux une conversation forcément décousue.

Voyant mon abattement, ils essaient de me rassurer : Sanität, sanität, nicht kaput, répètent-ils. Suivant eux, je ne risque rien, mais leur ton manque déplorablement d’assurance. Le portier me fait signe d’attendre, il sort et revient au bout d’un instant avec une bouteille du vin du Rhin. Où diable l’a-t-il trouvée, l’animal ? Il remplit un verre qu’il me tend. Coup sur coup, à longs traits, je bois à pleine gorge et vide à peu près la bouteille.

Réconforté par cette absorption, je vais rejoindre mes compagnons d’infortune et tenter de prendre au milieu d’eux, — car nous éprouvons tous l’impérieux besoin de nous rapprocher, de nous réunir, — quelques heures de trouble sommeil.


PRISONNIER

25 août. — Le jour s’est levé ; toujours rien de nouveau, la canonnade s’éloigne et s’assourdit. A perte de vue, par tous les cols, sur toutes les routes, se déverse en flots pressés la fourmilière allemande. Ses colonnes grouillantes couvrent la campagne où achèvent de s’éteindre les derniers incendies. Nous passons la visite des blessés ; la plupart réclament des soins urgens, quelques-uns même une amputation immédiate. L’unique médecin qui nous reste n’ose point procéder aux opérations nécessaires, et nous sommes bien impuissans à lui prêter conseil. Les heures passent, la faim se fait sentir ; notre dernier repas est loin, car, bien entendu, l’intendance française a cessé de nous ravitailler. En nous quittant, nos camarades ont emporté les dernières provisions. Si j’avais seulement une autre bouteille de vin du Rhin ! Mais le complaisant portier a disparu et la cave est soigneusement verrouillée.

L’attente devient insupportable. Les nerfs crispés, nous allons, venons, tournaillons, sans pouvoir tenir en place. L’ennemi est à présent tout proche. A trois cents mètres, nous distinguons ses patrouilles, fouillant les bois. Un hauptmann atteint à l’épaule, hier encore notre prisonnier, plein de morgue aujourd’hui et parlant en maître, donne l’ordre de déployer bien en vue tous les drapeaux à croix-rouge que nous possédons. Je sors pour obéir. A peine ai-je franchi la porte, me dirigeant vers les communs où le matériel est remisé, qu’une centaine d’hommes aux casques à pointe envahit la terrasse. Ils poussent des cris en m’apercevant, les plus rapprochés me couchent en joue. Voyant que je ne bouge pas, cinq ou six se précipitent et m’entourent : Franzose, Franzose, profèrent-ils menaçans. Je montre mon brassard, répète à plusieurs reprises : Sanitât, Sanität

Un gradé m’apostrophe : « Hôpital ?… Où le chef ? »

J’indique de la main le bâtiment derrière moi. Le reste de la troupe s’est avancé ; un officier se détache à la rencontre de notre médecin qui accourt.

Un bref colloque entre eux, et le lieutenant, suivi de ses hommes, pénètre dans le sanatorium.

Immédiatement, commence une sévère perquisition. Toutes les pièces jusqu’aux moindres recoins sont visitées de fond en comble. On fouille les blessés français. Il leur est expressément interdit de conserver une arme quelconque, même une simple cartouche. Nous sommes rendus personnellement responsables, sous peine de mort, de la plus légère infraction à cette draconienne consigne. Encadrés de soldats, nous exécutons cette besogne de policiers, secouant et retournant les poches, palpant jusqu’aux chemises et aux tricots. Sans vergogne, nos gardiens s’attribuent l’argent, les portefeuilles, les montres, les couteaux que nous trouvons.

L’opération achevée et le butin partagé, ces messieurs procèdent à leur toilette. Ce n’est certes pas du luxe, car ils sont d’une saleté repoussante, sordides, boueux, le visage encrassé de poussière. J’échange quelques mots avec l’un d’eux : à l’en croire, ils ont remporté une victoire colossale ; dans quinze jours, ils seront à Paris.

Soudain, j’aperçois le poste demeuré près de la grille se ranger en hâte. Dix grandes* voitures gris verdâtre débouchent au tournant de la route. Des officiers à cheval les précèdent, au milieu d’une troupe nombreuse. Tous portent l’uniforme feldgraü, les officiers, la casquette plate, les hommes, le casque recouvert du manchon.

Ce sont les ambulances : un aumônier, deux sœurs de charité les accompagnent ; les médecins suivent en automobile.

Leur arrivée donne le signal d’une intense agitation. On vide le contenu des fourgons, on déballe les caisses de médicamens, les appareils de chirurgie. Je me vois obligé à regret de constater la perfection de l’outillage allemand. Tout est organisé, prévu dans le moindre détail. Si, dans leur préparation de la campagne, le reste est à l’avenant, les Alliés n’auront pas la besogne facile.

Los huit majors se mettent incontinent à l’ouvrage, après, nous avoir fait, sous leur surveillance, renouveler tous les pansemens. Auparavant, l’on nous a tous, à nouveau, minutieusement interrogés, demandé nos noms et nos professions. Je dois reconnaître qu’ils se montrent corrects, qu’ils soignent avec une égale sollicitude nos blessés et les leurs qu’on apporte toujours plus nombreux.

Devant cette attitude, nos alarmes se dissipent peu à peu et cette première nuit de captivité nous trouve plus tranquilles, mieux rassurés sur notre sort.

26 août. — Toute ma vie, cette journée me laissera un souvenir ineffaçable. Elle a bien manqué d’être ma dernière : sans mélodrame, je puis affirmer moi aussi : « J’ai vu la mort de près, et je l’ai vue horrible. »

Elle avait bien débuté cependant. Grâce aux quelques bribes d’allemand que j’estropie, j’avais été affecté aux chambres d’officiers. On n’en comptait guère qu’une demi-douzaine, assez légèrement touchés, et ma tâche ne s’annonçait ni trop déplaisante, ni bien compliquée. Je venais de prendre mon service, lorsque éclate tout à coup un violent brouhaha. Des injures, des menaces sont vociférées à notre adresse. Le poste de garde est appelé, les soldats nous rassemblent brutalement, nous frappant à coups de pied, à coups de crosse.

Voici ce qui s’était passé : allant vider un seau à pansemens, un infirmier français en avait lancé à la volée le contenu dans la cour. Le malheur voulut qu’il contint six cartouches, qu’un blessé, la veille, dans la crainte qu’on les trouvât sur lui, y avait stupidement jetées pour s’en débarrasser. En heurtant le pavé, l’une des cartouches avait explosé.

L’incident en lui-même, nous paraissait d’abord de minime importance et ne justifiant pas de tels excès de colère ; mais à la mine furibonde de ceux qui nous malmènent, à leur exaspération, à leurs violences, nous rappelant-les ordres de la veille, nous concevons trop vite avec terreur les tragiques conséquences qu’il peut entraîner pour nous. Voudrions-nous, au surplus, conserver une illusion que les mots Todt, Kriegsrath, mort, conseil de guerre, viendraient nous rappeler douloureusement à la réalité.

Après un semblant d’interrogatoire où nos protestations ne sont pas écoutées, on nous chambre dans la loge du portier. Nous devons être pileux à regarder, si lamentables qu’en nous apercevant, l’une des petites sœurs allemandes occupée à tourner une tisane sur un réchaud, se met à pleurer doucement. Elle parle un peu le français et je lui demande si nous allons être fusillés ; pour toute réponse, elle pleure plus fort. J’ai compris et la supplie alors, comme faveur dernière, de me procurer du papier pour écrire à mes parens. Elle y consent, sort une minute, revient avec une feuille et une enveloppe qu’elle me promet de faire parvenir à leur adresse. En hâte, au crayon, m’appuyant sur le mur, je trace alors aux miens quelques lignes d’adieu suprême. Autour de moi, mes pauvres camarades sanglotent la tête dans les mains.

Je n’ai pas terminé que la porte s’ouvre. On nous pousse dehors. Un peloton de douze hommes en armes est là, commandé par un feldwebel. Non loin, des officiers causent entre eux ; ils sont très graves et très élégans dans le long manteau bleu-ciel qui les enveloppe. L’un d’eux lance un ordre. J’entends : « Ces trois-là. » On me fait sortir des rangs avec deux autres. Pas de doute, ils ont choisi des otages et nous devons servir d’exemple. Ainsi donc, j’aurai été malchanceux jusqu’au bout, désigné pour rester avant hier, aujourd’hui…

On nous crie : Hinauf, Hinauf ! on nous fait signe d’aller endosser nos capotes. Pourquoi ? Trouvent-ils donc incorrect de nous assassiner en veste ?

Nous montons ; un horrible désespoir m’envahit. Jamais la vie ne m’a paru plus belle, plus précieuse, par ce radieux soleil, dans la splendeur du jour. Je la chéris d’une tendresse passionnée, frénétique, inassouvie. Ainsi qu’on le raconte de ceux qui se noient, les souvenirs se lèvent en moi comme des spectres. Dans un éclair, je revois mon enfance, le foyer familial, la calme cité picarde où j’ai vécu mes premiers ans. Les souffrances mêmes que j’ai traversées, les déceptions que j’ai subies, combien je les aime et les regrette à présent. L’épouvante de la mort me saisit ; tout mon être jeune, robuste, vivace se révolte à la pensée de s’anéantir. Une honteuse envie me prend de me jeter aux pieds des bourreaux, de les supplier, d’implorer ma grâce. Un sursaut d’orgueil m’arrête et me redresse. Non, ne leur donnons pas cette joie. Sachons mourir en Français. Allons !

En bas, le peloton attend toujours. Il nous encadre, nous franchissons la grille. C’est donc qu’on va nous fusiller dehors pour ne pas troubler le repos de ceux qui souffrent ici.

Mais que veut dire cela ? Sur le chemin attendent de grands autobus déjà remplis de blessés. On nous commande d’y monter. Le feldwebel et ses hommes s’installent à leur tour ; la file des voitures s’ébranle ; nous partons. Ahuris, hébétés, la cervelle en déroute, mais éperdus de bonheur, nous comprenons que nous sommes sauvés. Le cauchemar s’est évanoui ; qu’importe où l’on nous emmène, nous allons vivre, nous vivons !


LA VOIR DOULOUREUSE

Nous roulons, nous traversons des villages abandonnés et dévastés. Le tumulte d’émotions par lequel je viens de passer me laisse encore tout effaré. Peu à peu cependant, je parviens à me ressaisir ; j’interroge timidement la sentinelle qui nous surveille. C’est un Alsacien qui ne se montre pas trop bourru. A ses réponses, la lumière se fait dans mon esprit. Ces officiers que j’avais crus enyoyés pour ordonner notre exécution étaient les médecins attachés au convoi. Il leur manquait du personnel et ils nous ont réclamés pour compléter leurs effectifs. C’est une chance inespérée, mais que va-t-il advenir de nos malheureux camarades ?

Schirmeck. Les voitures s’arrêtent devant la gare, et l’on nous fait descendre. Sur une voie de garage, s’allonge un train de marchandises. Une paille parcimonieuse couvre le plancher des wagons. Nous y transportons les blessés. Les panneaux mobiles sont rabattus, des sentinelles empêchent de s’en approcher et toute la journée nous roulons pesamment dans le noir, à lente allure, mourant de faim et de soif, rudement secoués de cahots qui sans cesse arrachent des plaintes à nos tristes compagnons. Le soir tombe quand nous arrivons à Strasbourg. Long arrêt ; l’accès des quais est interdit au public dont nous voyons les têtes curieuses se presser derrière les portes. Une ambulance recueille ceux des blessés qui ne pourraient sans risque mortel supporter un nouveau voyage. Puis, mal lestés d’une maigre tranche de pain, nous repartons dans la nuit.

De nouveau se traîne la monotonie fatigante d’un long trajet. Nous passons des villes inconnues sans en rien entrevoir dans l’isolement sévère de nos cellules closes. Impossible de se renseigner, les sentinelles renouvelées sont brutales et repoussent durement les questions. Enfin le train s’arrête et les wagons sont ouverts. Nous sommes dans une gare que je crois reconnaître. Je ne me trompe pas, en effet : un nom sur la muraille, Heidelberg, fixe bientôt mes doutes.

J’y suis venu autrefois dans la cité de pierres rouges, la vieille capitale universitaire des bords du Neckar. Touriste intéressé, j’ai parcouru sa curieuse Hauptstrasse, gravi le chemin des Philosophes, admiré le panorama de la Molkencür. Prisonnier de guerre, je n’irai plus aujourd’hui déguster le vin blanc à la Hirschgasse, la joyeuse guinguette où tant de générations d’étudians ont gravé leurs noms dans les tables de chêne. Mais du moins, si je dois être interné ici, la captivité me sera-t-elle moins rude et moins lointaine, en ce décor que je connais et j’apprécie.

Je me suis trop hâté de me réjouir. Ce n’est point vers un hôpital, mais à la prison qu’on nous conduit, sous bonne escorte, mes camarades et moi. Un geôlier pavoisé, telle une bannière d’orphéon, de médailles titinnabulantes, vient prendre livraison de nos personnes. Et me voici, dans un cachot peu récréatif, uniquement meublé d’un escabeau, d’une cruche et d’une couchette en planches. Je suis écrasé de fatigue, je m’étends sur ce lit raboteux et, la tête sur mon sac, m’endors profondément. Un bruit de clefs, fourgonnant dans une énorme serrure, pour le moins contemporaine de l’électeur Othon, me réveille en sursaut. Le cerbère constellé apparaît sur le seuil, dépose un bol de soupe sur l’escabeau et me fait signe de prendre la cruche en appuyant son geste d’un aus énergique.

J’empoigne le récipient de grès, le suis à travers un dédale de couloirs. Il me laisse dans une cour, près d’une fontaine où j’ai la surprise de rencontrer trois compagnons inattendus. Ce sont des Japonais, venus étudier la morale kantienne à Heidelberg ; la déclaration de guerre du Mikado à l’Allemagne les y a fâcheusement surpris. L’un d’eux m’explique leur mésaventure dans un anglais chantant. Il se montre fort courroucé, lui, fils de samouraï, d’être traité en criminel de droit commun. Son admiration pour la Kultur s’en trouve bien amoindrie. Le retour du geôlier met fin à notre entretien et ce dragon rébarbatif me réencage en ma prison.

L’après-midi se passe des plus maussades, comme on peut croire. En me hissant sur l’escabelle, j’aperçois par une lucarne les ruines du château et n’y puise qu’une médiocre consolation. A cinq heures, retour de l’ « orphéon, » nouvelle sortie et promenade de trois quarts d’heure dans un préau couvert. Je retrouve mes trois Japonais et nous déambulons en silence, à cinquante mètres les uns des autres. Au dehors, des hurrahs, des acclamations retentissent. « Belfort est pris, » me dit aimablement le porte-clefs. Ces joyeux ébats terminés, derechef la solitude de mon cachot. Je me demande avec inquiétude pour combien de temps je vais être ainsi claquemuré, quand ma porte s’ouvre de nouveau. Aüs, aüs, la formule ne change guère, et mon bagage n’est pas long à prendre. Je revois mes camarades sans pouvoir leur adresser la parole et, toujours escortés d’un piquet de soldats, nous refaisons vers la gare le trajet de la veille, sous les huées d’un ramas de gamins.

A la station, c’est encore une fois le spectacle, qui n’a plus, hélas ! rien de neuf pour moi, d’un troupeau de blessés et de prisonniers dont la foule encombre les trottoirs. Tous les uniformes, toutes les armes sont confondus : pour la plupart cependant, ce sont des fantassins, beaucoup aussi de coloniaux et d’alpins ; les cavaliers sont plus rares et je ne compte presque pas d’artilleurs. Ils arrivent de Mulhouse, de Longwy, de Morhange. Leurs récits sont contradictoires et confus. Il s’en dégage néanmoins l’impression attristante qu’en Lorraine, aussi bien qu’en Alsace, les affaires tournent mal pour nous. Mes collègues et moi leur prodiguons les soins indispensables, mais je n’ai pas le temps de converser longuement avec eux. On nous fait monter dans le train qui nous attend tout formé et que remorquent deux locomotives. Il est d’une longueur inusitée, soixante voitures pour le moins, où l’on nous empile comme du bétail, par fournées de quarante hommes.

Soixante-dix mortelles heures s’écoulent ensuite sans qu’il soit presque possible de prendre le moindre repos dans la chaleur suffocante et fiévreuse de cet entassement humain. De temps à autre, le train s’arrêtait ; on décrochait des wagons, nous rétablissions en hâte les pansemens dérangés par les cahots de la route ; puis le convoi-fantôme repartait, allégé de quelques souffrances, s’enfonçant loin, toujours plus loin vers le mystère de notre exil.

Le 31 août, enfin, à minuit, nous faisions halte à Bautzen, au tréfonds de la Saxe. Nous étions arrivés, et la petite ville allait me garder onze mois


LE DÉPÔT DE BAUTZEN

Septembre. — Bautzen ! ce nom évoque le souvenir de l’une des suprêmes victoires napoléoniennes, mais je n’ai jamais visité les plaines glorieuses où succomba Duroc, et, comme on le verra par la suite, c’est à peine si je pus entrevoir l’industrieuse cité qui allonge sur les bords de la Sprée ses draperies et ses tissages.

Pour l’instant, au surplus, ces réminiscences historiques me laissent indifférent ; elles s’effacent devant d’autres impressions plus immédiates et plus brutales.

Un public nombreux assiste au débarquement des prisonniers. A mesure que nous défilons devant lui, des cris, des insultes, des quolibets éclatent à notre adresse. Des forces de police encadrent notre lamentable cortège. En dépit de ce barrage protecteur, quelques énergumènes veulent foncer sur nous, nos gardes ne les repoussent qu’avec mollesse, et les poings dardés manquent de nous atteindre. Cette agréable promenade se prolonge une demi-heure, à travers les rues enténébrées, où l’obscurité favorise encore le désordre. Enfin, nous atteignons les casernes situées dans un faubourg, presque au milieu des champs. C’est un immense et monotone assemblage de bâtimens bas, couverts en tuiles, percés d’innombrables fenêtres et divisé en plusieurs cours, qui abrite en temps de paix le 28e régiment d’artillerie de campagne. A toutes les croisées, malgré l’heure tardive, se, pressent des groupes de soldats. L’effet de la rude discipline germanique apparaît aussitôt : ils ne soufflent pas mot à notre vue et ce silence nous semble doux après le tumulte hurlant que nous venons de traverser.

De vastes écuries, vides à présent, s’étendent par derrière. Au milieu, se dresse une sorte de haut pavillon. C’est le magasin d’habillement régimentaire, transformé par les Allemands en lazaret, qui doit nous servir à la fois d’hôpital, de prison et d’abri. Le local est spacieux ; malgré notre nombre, deux cent cinquante environ, nous y tiendrons à l’aise. Des paillasses nous attendent ; on nous répartit par chambrées de vingt-cinq et ceux qui peuvent manger reçoivent alors une gamelle de saucisse au riz où nous mordons à belles dents, encore que la charcuterie soit aigre et son accompagnement agglutiné en pâte visqueuse qui colle au palais.

Malgré ma fatigue, je ne puis m’endormir. Mon cerveau bat la campagne et mes pensées désordonnées n’ont rien de bien réjouissant. Je me demande avec angoisse ce qu’il advient de la France, quelles tristesses nous guettent, quelle vie misérable va m’être réservée, pour combien de temps je dois être ainsi l’hôte forcé de l’ennemi ?…

Le temps passe et l’insomnie me tient toujours éveillé. D’heure en heure, des patrouilles traversent bruyamment les dortoirs. Encore une nuit après tant d’autres où les pauvres blessés ne reposeront guère ! Enfin, le jour pointe et, pour la première fois de mon existence, j’entends résonner au dehors les notes perçantes du réveil allemand.

Durant que mes compagnons se vêtent en hâte, je m’approche d’une fenêtre. Devant moi, se déroule un banal et chétif panorama. Les écuries sont entourées de hautes palissades ; derrière les planches, je distingue des plaines faiblement ondulées que limitent au loin de médiocres collines. Par-delà les sapins qui les habillent de leur sombre verdure, s’étend la frontière de Bohême. Le pays m’apparaît mesquin, indigent et sans grâce ; tel est l’horizon chagrin qui sera le mien durant près d’une année et dont, moins heureux que je ne suis, mes camarades d’infortune ont encore aujourd’hui les regards affligés.

Cette première contemplation est brève. Le major allemand, chef du service de santé, suivi d’une dizaine d’infirmiers, pénètre dans la chambre et procède à l’examen des blessés, dont la plupart, abandonnés depuis trois jours, ont grand besoin d’être soignés. Nous sommes tous, — ceux qui le peuvent du moins, — respectueusement debout au pied de nos couchettes. Le médecin, qui parle assez facilement notre langue, avertit d’abord les ambulanciers français qu’ils auront à servir d’auxiliaires à leurs collègues saxons, de forts gaillards pansus, sanglés en des uniformes gros vert à bandes rouges, et nous promet sa bienveillance si nous remplissons correctement notre devoir. Il interroge ensuite les blessés, démaillote leurs bandes, perscrute les plaies ou les fractures, désigne les opérations à effectuer sans retard. De temps à autre, il se relève, indique un traitement, adresse ses remarques aux trois aides qui l’entourent avec déférence. Ceux-ci se cassent alors en un profond salut, sans jamais se permettre la plus légère observation. Évidemment, pour eux, le diagnostic de leur supérieur est infaillible, et le dieu de la discipline habite leur âme doctorale.

La visite se prolonge ainsi plusieurs heures avec le même décorum et la même soumission. Je l’ai décrite avec quelques détails, car elle se répétera toujours identique pendant plusieurs mois.

Au fur et à mesure de leur guérison, les blessés quittaient le lazaret pour descendre dans les écuries qu’ils trouvèrent bientôt remplies. Nous les y suivrons pour raconter le train-train habituel de leurs journées, leurs pauvres joies et leurs longues misères.

Quant à moi, le brassard que je porte au bras va me valoir des faveurs inespérées, dont les moins précieuses ne seront pas de coucher de temps à autre dans un lit et de pouvoir quelquefois quitter le morne camp-prison où nous sommes enfermés.

Pour éviter également d’ennuyeuses répétitions, j’indiquerai tout de suite quelle était notre nourriture, dont le menu Spartiate ne changea guère que pour diminuer encore au printemps,

Donc, à six heures du matin en hiver et à cinq heures en été, dès le réveil sonné, des corvées de prisonniers porteurs de vastes bassines en fer-blanc se rendaient aux cuisines sous la conduite de caporaux allemands. Ils en rapportaient un liquide jaunâtre, non sucré, fleurant l’orge et le gland grillé, pompeusement baptisé « café, » qu’on nous distribuait au moyen d’une louche dans une sorte de terrine vernissée, toute pareille à celles où les cuisinières mettent égoutter leurs lavettes. Nous, avalions de notre mieux ce fadasse breuvage, dont la chaleur nous ragaillardissait un peu durant la longue période des grands froids. Parfois, on nous ménageait une surprise. Au lieu de « café, » c’était du « thé, » c’est-à-dire une décoction de feuilles de saule, adoucie et colorée par de la mélasse. Quelles délices alors !…

Vers midi, avec le même cérémonial, on nous apportait le déjeuner. Il était toujours le bienvenu, car on pense bien que notre pitance du matin, l’infusion de problématiques verdures, n’était plus qu’un lointain souvenir pour nos estomacs vides. La chère, pourtant, était bien rebutante. Il fallait, pour l’ingurgiter, un palais comme un odorat exempts de dégoûts, notre appétit frénétique exaspéré par le jeûne. Le plus souvent, c’était une soupe d’eau grasse où le saindoux mal délayé luisait en yeux ronds : un brouet de pommes de terre germées, de betteraves ou de choux mal épluchés y nageait pauvrement. Par une délicate attention des cuisiniers, sans doute destinée à le rendre plus substantiel, nous avions fréquemment la joie d’y trouver macérées des chenilles. Pour varier cet appétissant régal, on nous servait aussi une bouillie de « farinette, » sorte de consistant cataplasme qui donnait au mélange l’agréable aspect d’un bain de pieds à la moutarde. Deux fois par semaine, nous recevions en outre une languette de viande large comme un écu de cinq francs. On la qualifiait, suivant les circonstances, bœuf, mouton ou porc, mais elle avait uniformément le même goût et la même odeur : celle du bouc, malheureusement.

Le dîner, plus déplorable encore, se composait, un jour sur deux, d’une moitié de saucisse froide, et l’autre d’un hareng saur étique, que, faille de fourchette et de couteau, nous étions réduits à déchiqueter avec nos dents ; le tout assaisonné d’un maigre croûton de pain noir, le fameux kriegsbrod, abominable autant qu’indigeste mixture de seigle et de fécule.

On conçoit que nous n’engraissions guère à ce régime cénobitique et, pour ma part, j’y laissai quatorze kilos. Aussi, les prisonniers valides ou convalescens s’anémiaient vite et se débilitaient. Nous en perdîmes beaucoup durant l’hiver, qui, ayant échappé à leurs blessures, périrent d’épuisement progressif et de cachexie lente. Ils sont véritablement morts de privations, et l’intendance allemande, tant vantée par nos ennemis, doit être tenue pour responsable de cette fin navrante.

Les plus malheureux furent surtout les Russes qui nous arrivèrent dans la suite. Un moujik mange certainement deux ou trois fois plus qu’un paysan français. Les pauvres diables se précipitaient sur les gamelles déjà vidées par nous, pour en racler goulûment le fond et les parois. Combien de fois ne les ai-je pas vus fouiller, comme des bêtes affamées, les tas d’épluchures, se disputer les reliefs des poissons que nous jetions.

L’une des raisons aussi qui contribuèrent à déprimer le moral des prisonniers, durant cette première période, fut l’oisiveté complète à laquelle ils étaient condamnés. Plus tard, comme on le verra, on leur imposa du travail et des plus pénibles, à la vérité ; mais, jusqu’au printemps, ils traînèrent, les bras ballans, dans l’enceinte palissadée. Nous autres, les infirmiers, nous étions du moins occupés, sinon distraits par notre besogne quotidienne, mais nos compagnons s’abrutissaient littéralement d’inaction et d’ennui. Les victoires perpétuelles, la prise des citadelles françaises qu’on prenait soin tous les jours de nous annoncer à grand tapage n’étaient pas faites non plus pour relever les esprits ébranlés.

Heureusement, l’âme gauloise, le tuf profond de la race sont pleins de ressources infinies. Nos geôliers abasourdis en acquirent bientôt la preuve convaincante. Vers la mi-septembre, après la venue des Russes, les écuries se trouvant combles, on affecta, comme un immense dortoir aux hommes sortis, du lazaret, le grand manège de la caserne. Ils trouvèrent dans le terreau des clous, de menues ferrailles, des fragmens de bois, de carton ou de linoléum. Aussitôt les voilà à l’œuvre. Au moyen de couteaux improvisés, fabriqués d’un reste de fer à cheval aiguisé sur une pierre, emmanchés au petit bonheur, ils confectionnent des boites, des jouets, des jeux de dames, de dominos, de cartes, fort joliment dessinés, ma foi, par les plus artistes de la bande. D’autres, menuisiers de leur état, assemblent les planches disjointes de vieilles caisses d’emballage, façonnent des tabourets et des tables. Quarante-huit heures plus tard, toute cette bimbeloterie terminée, écarté, piquet ou manille faisaient rage sous l’œil effaré des sentinelles de la landstürm, qui, ne comprenant rien à l’aventure, devaient prendre évidemment les Français pour des magiciens et des diables.

Tant d’adresse dépensée et d’ingénieuse industrie, bien loin de nous attirer aucun mécompte, nous valurent au contraire quelques faveurs légères. Le bruit se répandit, au dépôt et jusque dans la ville, du talent et de la dextérité des prisonniers. Des officiers, quelques herr professor, de notables habitans et leur famille vinrent nous visiter comme des bêtes curieuses. D’aucuns demandèrent et obtinrent d’emporter ces souvenirs de la guerre. En échange, ils offraient volontiers quelques victuailles, à défaut d’argent interdit : chocolat, conserves ou charcuterie, remerciement fort minime peut-être, mais combien tentateur et persuasif pour des estomacs à la diète !

A peu près vers la même époque, commencèrent à fonctionner les bains-douches. On nous y conduisait par groupes toutes les deux semaines. Au plus fort même d’un hiver glacial, c’était toujours une joie de s’y rendre, car nous manquions des soins de propreté les plus élémentaires, et ces aspersions bienfaisantes nous débarrasssaient en outre pour quelques jours de la vermine qui nous infestait. En même temps, on nous distribuait du linge, chemises et caleçons de troupe, usagés, mais propres, qui arrivèrent à point pour remplacer les nôtres qui nous tombaient en loques sur le corps. On nous prît aussi nos vêtemens et jusqu’à nos souliers pour les désinfecter. Pendant une huitaine, nous flottâmes en des effets de treillis trop larges. Dans ces guenilles, la barbe et les cheveux incultes, nous semblions de vrais singes habillés et ne pouvions nous-mêmes nous regarder sans rire. Pour terminer cet aperçu général, il me reste un mot à dire de la sévère discipline qui nous régissait et de ceux qui étaient chargés de l’appliquer à tous les degrés de la hiérarchie.

A tout seigneur, tout honneur. Le colonel commandant en chef le dépôt de Bautzen, herr Oberst von E…, était un méprisant junker prussien, athlétique et haut en couleur, qui détestait la France d’une haine forcenée. Son imagination tortionnaire se complaisait à des raffinemens de cruauté, que je dirai par le menu, dans leur turpitude abjecte, indigne d’un soldat et d’un gentilhomme.

Les sous-ordres, par bonheur, se montraient généralement moins féroces. L’un d’eux même, le capitaine baron von P…, chambellan de la cour de Saxe, était un fort galant homme, cultivé, affable, courtois et de parfaite éducation. Il parlait à merveille le français, le russe et l’anglais, avait habité Paris seize ans, vieux garçon riche, répandu dans la meilleure société et membre de plusieurs grands cercles. Dans le fond de son cœur, certainement, il déplorait la guerre et s’employa de son mieux à réprimer les fantaisies barbares de son colonel.

Un jour, comme je quittais l’infirmerie, mon service achevé, je reçus l’ordre de me rendre à la Kommandantür. J’obéis, non sans appréhension. A mon heureuse surprise, je trouvai le Hauptmann von P…, qui m’interrogea avec une extrême politesse.

— J’ai lu votre nom sur la liste des prisonniers. Etes-vous parent du peintre dont j’ai eu l’occasion d’apprécier le talent ?

Sur ma réponse affirmative. — C’est bien, dit-il, en me renvoyant ; je compte que vous vous conduirez correctement. De mon côté, je ferai ce qui dépendra de moi pour adoucir votre sort.

Telle fut ma première entrevue avec le freiherr von P… ; je devais en avoir d’autres par la suite, mais ceci, dirait Kipling, est une autre histoire.

La discipline était naturellement des plus rudes, en tous points comparable à celle qu’on applique aux sections de « Joyeux » dans le Sud-Algérien. Ses instrumens les plus immédiats pour nous étaient les unter-offizier, de sombres brutes paysannes affolées d’autoritarisme, auxquels les injures et la schlague apparaissaient la seule raison démonstrative. Ils en usaient copieusement et sans frein à l’occasion des corvées incessantes dont nous étions accablés.

Celles-ci étaient multiples et variées : balayage des cours et des écuries, épluchage des légumes, nettoiement hebdomadaire des locaux d’habitation, transport de la paille, du charbon, du pain, etc. Elles s’effectuaient sous la surveillance des gradés français ou russes, subordonnés eux-mêmes aux sous-officiers allemands, qui, pour un oui, pour un non, le plus souvent sans motif, insultaient et brutalisaient leurs victimes, à coups de botte, de cravache, de plat de sabre, suivant toutes les beautés de la méthode teutonne.

Inutile de se plaindre ; on n’était pas écouté et toute réclamation, même juste, se voyait sévèrement châtiée.

Les punitions suivaient une échelle savamment graduée. La plus légère était la mise en cellule pour quarante-huit heures, au pain et à l’eau, dans une sorte de boite obscure, longue de deux mètres sur un mètre cinquante : un véritable cercueil. Lorsque la faute était jugée plus grave : cris séditieux, dispute ou tapage dans les écuries, l’ensevelissement se prolongeait quinze, vingt ou même trente jours dans les mêmes conditions et sous le même régime. Les malheureux qui en étaient l’objet sortaient, d’un pareil tombeau, anéantis au physique comme au moral.

Enfin, pour ce que nos vainqueurs du moment qualifiaient « crime » à leur encontre, les conseils de guerre sévissaient sans pitié. Un mouvement de révolte, une menace même verbale, un geste du poing, et c’était la mort, tout au moins la réclusion pour de longues années dans une forteresse. Le colonel, dans sa fureur haineuse, prenait plaisir à provoquer ces condamnations et, malgré les efforts concilians du capitaine von P…, nombreux furent les infortunés qui disparurent ainsi, sans doute pour jamais, dans les geôles et les ergastules impériales !


L’ARRIVEE DES RUSSES

Dans la nuit du 9 au 10 septembre, je fus réveillé dans mon lit, au lazaret, par un bruit de pas sourd et rythmé. Me penchant par la fenêtre grillagée, j’aperçus alors comme un long défilé de fantômes. Le ciel était exceptionnellement clair, la pleine lune s’irradiait au zénith, baignant de sa lueur diffuse tout le décor d’alentour. Le troupeau spectral s’avançait lentement, et sa marche avait quelque chose de funèbre, d’impressionnant au suprême degré.

C’était un second convoi de captifs, trois mille Russes environ, les vaincus de Tannenberg, le butin du récent maréchal Hindenburg.

On les établit dans les écuries les plus éloignées, les plus malsaines aussi, sur un centimètre de mauvaise paille qui ne parvenait pas à étancher l’humidité qui sourdait perpétuellement du sol.

Au matin, nous aperçûmes nos nouveaux compagnons. Enveloppés de longs manteaux fauves à ceinture de cuir, recouvrant une tunique verdâtre couleur d’eau trouble, coiffés de la casquette plate à petite visière, ils avaient, dans leurs uniformes salis, déchirés, l’apparence minable et loqueteuse. Ils appartenaient à l’armée Samsonov et avaient été pris en Prusse orientale, d’où ils arrivaient, à demi morts de faim, après un voyage de six jours.

Tous les types, toutes les races de l’immense et sainte Russie semblaient être réunis là en collection d’ethnologie unique, comme au musée Dachkof de Moscou.

Le paysan grand-russien, un colosse massif, aux puissantes épaules, y coudoyait le Polonais blond et mince, le Ruthène aux traits fins, plus frêle et plus bronzé. La face camuse de l’Esthonien et du Finnois, le visage mongol du Bachkir ou du Kirghiz, faisaient ressortir par contraste la beauté orientale du Tatar de Kazan, du Tcherkesse et du Circassien, les plus beaux spécimens d’humanité qui soient au monde.

Tous les idiomes, tous les dialectes parlés dans l’empire-géant, s’entremêlaient en un tohu-bohu de Babel. Calmes et solennels pour la plupart, de grande allure, l’air doux, un peu étrange, les survenans essayaient de nouer connaissance avec nous. Une curiosité réciproque incitait à ces relations, mais les premiers jours, le difficile était de se comprendre. Robinson ne fut pas d’abord plus embarrassé avec Vendredi. Nous commençâmes à nous exprimer par gestes, à la façon des sourds-muets, nous aidant, toujours comme Robinson, de dessins grossiers tracés avec le pied, sur le sable des cours. Bientôt, le bon vouloir aidant, une sorte de baragouin « sabir, » formé de mots empruntés à toutes les langues, nous permit de converser sans trop de peine ni d’erreur.

Les Polonais nous servirent à cette occasion de truchemens nécessaires. Quelques-uns murmuraient un vague français ; d’autres savaient l’anglais appris par eux en des usines d’Amérique. Beaucoup aussi parlaient l’allemand, à tout le moins le patois des frontières et pouvaient causer avec les sentinelles : avantage qui leur valut un sort moins rigoureux que celui de leurs camarades.

Ils constituaient d’ailleurs une exception, car, d’une manière générale, tous ces pauvres soldats russes furent affreusement traités, menés beaucoup plus durement encore que nous-mêmes. Les corvées les plus répugnantes et les plus ignobles, la prison, les injures, les coups, devinrent leur partage ordinaire, comme ils étaient déjà le plus indignement logés.

Ils acceptaient ce destin lamentable avec un stoïcisme résigné, une sorte d’indifférence fataliste et de soumission complète aux desseins de la Providence, à laquelle la ferveur de leurs sentimens religieux n’était pas étrangère. Je ne suis pas éloigné de penser qu’ils considéraient leur atroce captivité comme un châtiment expiatoire de leurs péchés antérieurs. Leur foi chrétienne en la divinité et le Tsar, son représentant sur la terre, était absolue, totale, sans réserve, comparable à celle des premiers croisés et se traduisait par d’émouvantes manifestations.

Tous les soirs, ils faisaient en commun la prière. L’un d’entre eux récitait les paroles liturgiques, appelant sur la Russie et la famille impériale les bénédictions du Très-Haut. Les autres, tournés vers l’Orient, vers leur pays lointain et regretté, entonnaient en chœur des cantiques sur une mélopée triste et lente. Ils possédaient un remarquable sens musical naturel : hautes ou basses, pas une voix ne détonnait ni ne manquait l’accord. Tout en chantant, ils se signaient sans cesse et, se courbant vers le sol, embrassaient pieusement la terre.

La scène, dans le cadre obscur et délabré des écuries à peine éclairées çà et là par quelques rares lampes électriques, le tableau de ces exilés, criant du fond de leur misère leurs espérances et leur foi, avait un caractère de grandeur émotionnante au possible. On se serait cru transporté aux Catacombes dans une assemblée de chrétiens primitifs. Rien n’y manquait, même pas la persécution. Nous y venions comme au spectacle, bien des yeux se mouillaient au souvenir de la Patrie absente, mais trop souvent le poing ou la cravache des sentinelles allemandes venait, par ordre, interrompre la cérémonie, disperser les fidèles et les curieux.


LES HEURES LENTES

Octobre. — Les jours, les semaines se traînent avec une uniforme et désespérante lenteur. Le temps se maintient toujours magnifique et la température demeure clémente. Les couchers de soleil, surtout, sont splendides. Au crépuscule, de longues écharpes de flammes empourprent l’horizon, embrasent les toits, les clochers de la ville, auxquels elles font une auréole de feu. Des fenêtres du lazaret, je m’arrête à les contempler de longues minutes. Ils me rappellent nos ciels de France, et je sens à les regarder s’humecter mes paupières. Il n’est point de pire souffrance, a dit le poète, que d’évoquer les souvenirs heureux durant les époques de malheur.

Les jours décroissent et la nuit tombe vite à présent, nous apportant une aggravation d’ennui. Que faire et trébucher dans le noir, au milieu de ces cours sinistres ? Nous préférons nous coucher comme les poules, et notre maigre dîner avalé, blottis dans la paille, nous attendons longtemps le sommeil, échangeant à voix basse nos tristes pensées, nos espoirs toujours déçus.

A la longue, nos énergies un instant réveillées par le nouveau, l’imprévu de cette vie, le besoin de lutter contre ses difficultés, de s’adapter à ses conditions précaires, s’amollissent. Le spleen et l’abattement nous gagnent. L’absence de nouvelles principalement nous torture, murés dans cette Trappe où tout nous est hostile. J’ai mes deux frères, beaucoup de chers amis au front ; mon père est âgé, malade. Que deviennent-ils, sont-ils encore vivans ? Combien d’autres, dans le même cas, trahissent d’analogues inquiétudes, et notre angoisse se fait toujours plus douloureuse et plus découragée, pendant qu’au dehors, continuellement, nous entendons tirer le canon pour célébrer les victoires allemandes.

Depuis quelque temps toutefois, les salves triomphales se font plus rares, bientôt même elles cessent complètement. Les officiers ne viennent plus le matin nous annoncer avec arrogance de nouveaux exploits de leurs invincibles armées. Pareil silence nous surprend. Que se passe-t-il donc ? Notre isolement du monde extérieur, notre ignorance, sont toujours aussi complets ; cependant, une lueur d’espérance vient filtrer dans notre âme. Nous discutons entre nous, les imaginations travaillent, s’enfièvrent ; nous échafaudons les hypothèses les plus aventureuses.

J’ai toujours entendu dire que dans une foule surexcitée les courans de nouvelles bonnes ou mauvaises se formaient spontanément, et je vérifie sur place la réalité de cette assertion. Le bruit se répand parmi nous d’une grande victoire française, de l’entrée de nos troupes à Strasbourg. C’est une joie folle dans tout le camp, que partagent fraternellement nos amis les Russes. Les plus illusionnés se voient déjà rentrés chez eux pour la Noël et parlent de réveillons pantagruéliques.

La vérité, quand nous l’apprenons, est moins prestigieuse. Un sous-officier trouva par hasard dans la cour un lambeau déchiré de journal suisse roulé en tampon et se hâta de l’apporter. Il contenait un récit ancien déjà, et malheureusement incomplet, de la bataille de la Marne, de la défaite subie par les hordes germaniques. On se le passe incontinent de main en main, et les commentaires de s’amplifier à l’entour.

Ce n’était pas la victoire écrasante, décisive dont nous rêvions, seulement un retour de fortune, un début plein de promesses. Telle quelle cependant, cette révélation nous électrisa, nous rendit le courage et la foi.

Du coup, nous en oublions nos souffrances, notre dénuement, toutes nos mortelles anxiétés. Pour réagir contre l’affaissement, des jeux tumultueux s’organisent : barres, saute-mouton, cheval fondu. Nous sommes redevenus des enfans et je me crois retourné au collège.

Les Français, affirme la chanson, « seront toujours Français. » Elle n’a pas tort, et notre amour national du théâtre trouva même l’occasion de se manifester avec un éclat bien inattendu.

Le capitaine von P… avait pris la semaine ; nous obtînmes sans difficulté l’autorisation d’édifier une petite scène dans le manège. La troupe d’amateurs fut bientôt recrutée, et son directeur-régisseur-metteur en scène aussi, un professionnel celui-là, comique dans un café-concert de Touraine. Des tailleurs subtils trouvèrent même le moyen de nous bâtir des costumes, en drapant pittoresquement nos haillons d’uniformes.

Tous les après-midi, durant quelques jours, nous donnons ainsi des représentations : charades, pantomimes, saynètes de circonstance. Un caporal, acrobate forain, exécute des tours de souplesse, des troupiers limousins débitent en patois des airs de leur village, deux autres d’Auvergne dansent une bourrée fougueuse. Sentimentale ou grivoise, la romance de café-concert surtout fait florès, les rengaines les plus désuètes provoquent tour à tour l’attendrissement, l’hilarité générales. Le comique tourangeau se multipliait avec un zèle inlassable. C’était un pauvre « cabot » de province, au métier rudimentaire, à la diction défectueuse, mais jamais Talma, jouant aux Tuileries devant son parterre de rois, ne déchaîna pareil enthousiasme, ne recueillit autant d’acclamations.

Les Russes trépignaient de bonheur, les sentinelles saxonnes s’esclaffaient bruyamment, les officiers eux-mêmes et les médecins ne dédaignaient pas de venir parfois nous applaudir.

Hélas ! l’écho de nos succès arriva jusqu’aux oreilles du colonel. La malebête, exaspérée à l’idée que les prisonniers pouvaient se distraire, fut prise d’un accès de fureur et nous interdit de continuer. Les Folies Bautzen ne connurent donc qu’une brève existence, et nous retombâmes dans nos pensées lugubres, l’attrait vite épuisé de nos jeux ordinaires.

Pour comble d’infortune, le froid survint brusquement, comme il arrive dans ces climats. Le gel remplaça sans transition la chaleur, et la neige se mit à tomber avec abondance : Les dormeurs se serraient dans les écuries les uns contre les autres et, malgré ce contact, grelottaient sous leur mince couverture.

L’état sanitaire se ressentit bientôt d’aussi brutales intempéries : angines, bronchites et pneumonies commencèrent d’affluer au lazaret. J’étais par suite fort affairé dans mon service et, grâce au capitaine von P…, pouvais fréquemment, — avec quel voluptueux plaisir ! — coucher dans un bon lit. A l’infirmerie, j’avais fait, en le soignant, la connaissance d’un « bronchiteux, » sous-officier d’artillerie russe, aimable et joyeux garçon, fils d’un opulent marchand de Moscou. Nous nous étions promis de nous revoir et, quelques jours après la sortie de mon malade, je reçus de sa part, en bonne et due forme, une invitation à « venir prendre le thé. » C’était la première depuis mon départ de Versailles, et j’en conçus, on le croira sans peine, un légitime ébahissement.

A l’heure dite, je rejoignis mon nouvel ami dans le baraquement lointain où il était relégué. Le feïerverker T… me présenta ses compagnons, et la conversation s’engagea, comme elle eût pu le faire dans un salon de Petrograd ou de Paris. Pour obtenir de l’eau bouillante, ces messieurs employaient un ingénieux procédé. En présence des froids persistans et sur l’avis formel du docteur B…, on chauffait depuis l’avant-veille les locaux réservés aux prisonniers. De rares briquettes de charbon flambaient dans un poêle rouillé. Un bidon d’ordonnance plongé dans le brasier fournissait au bout d’un moment le liquide en ébullition.

Quelques instans plus tard, nous dégustons un excellent thé, authentique celui-là, tout en fumant de blondes cigarettes à bouts de carton. Je savoure intensément ces minutes délectables, sans chercher à m’expliquer comment ce thé exquis et ces cigarettes rares ont pu être dissimulés… Mes hôtes sourient de mon ahurissement, mais comme ils ne semblent pas désireux de me fournir des explications, je m’abstiens de les interroger. Tout à coup, un bruit de pas résonne pesamment dans le couloir. Les sentinelles procèdent à leur ronde accoutumée. En un clin d’œil, nos cigarettes sont éteintes. Je sens passer dans mon cœur une émotion de « monte-en-1’air » surpris par la police. Mais non, les soldats jettent sur nous un regard négligent et s’éloignent.

Nitchevo, conclut T…, lançant une bouffée, nous verrons bien. « Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie, » a dit, je crois, votre Racine.

Le thé s’acheva sans alerte nouvelle, mais il faut croire que l’odeur du tabac avait éveillé la méfiance des patrouilleurs, car, le surlendemain, les prisonniers russes furent de nouveau visités soigneusement. Ils durent se déshabillera peu près nus, retirer jusqu’à leurs bottes…


A. AUGUSTIN-THIERRY.